Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/12

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CHAPITRE XII.


Mme la duchesse de Berry obtient une compagnie de gardes. — Le chevalier de Roye en est capitaine et Rion lieutenant. — Ce que devient le chevalier de Roye. — Harling est aussi capitaine des gardes de Madame, mais sans compagnie. — Mme la duchesse d’Orléans prend quatre dames auprès d’elle, tôt après imitée en cela par Mme la Duchesse et par d’autres princesses du sang. — Mort du comte de Poitiers, dernier mâle de cette grande et illustre maison. — Mort d’Humbert. — Chirac en sa place premier médecin de M. le duc d’Orléans. — Vergagne bien singulièrement grand d’Espagne. — Mort de la princesse de Cellamare. — Le fils de Matignon finit son mariage, et est duc et pair de Valentinois. — Douze millions du clergé au roi. — Vingt mille livres de rente sur les juifs de Metz au duc de Brancas. — Pontchartrain reçoit ordre de donner la démission de sa charge de secrétaire d’État, qui est en même temps donnée à Maurepas, son fils. — Caractère du comte et de la comtesse de Roucy. — Éclat entre le comte et la comtesse de Roucy et moi, qui nous brouille pour toujours. — Le maréchal d’Harcourt obtient pour son fils la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps.


On vit à la cour des nouveautés singulières, qui en produisirent bientôt après de plus étranges. Rien n’égaloit l’orgueil de Mme la duchesse de Berry, comme on l’a dit et montré ailleurs, et son empire sur l’esprit de M. le duc d’Orléans étoit toujours le même, quoique peu mérité. Elle se mit en tête de vouloir avoir un capitaine des gardes. Jamais fille de France n’en avoit eu. C’étoit un honneur inconnu même aux reines mères et régentes, jusqu’à la dernière, mère de Louis XIV, qui en eut un. Madame n’y avoit jamais songé, et M. le duc d’Orléans résista d’abord à cette fantaisie, mais il y céda bientôt, et voulut en même temps que Madame en eût un, puisqu’elle étoit de même rang que Mme la duchesse de Berry, et il se chargea de le payer, parce que Madame, dont la maison étoit grosse, et les revenus ne l’étoient pas, n’en voulut pas faire la dépense. Elle choisit Harling, gentilhomme allemand, qui avoit été nourri son page, dont elle affectionnoit la personne et la famille, qui étoit lieutenant général, et qui s’étoit distingué à la guerre. Il étoit fort honnête homme d’ailleurs, doux et simple, avec de l’esprit, et le même qui fit avec Peri cette belle et singulière retraite d’Haguenau, après l’avoir bien défendu, comme je l’ai raconté en son temps.

Mme la duchesse de Berry choisit le chevalier de Roye, qui l’avoit été de M. le duc de Berry. Il étoit le dernier des frères du comte de Roucy, et n’avoit rien ; il épousa bientôt après la fille de Prondre, un des plus riches financiers de Paris, dont il eut beaucoup. Il prit le nom de marquis de La Rochefoucauld, mourut lieutenant général à cinquante et un ans, en 1724, et ne laissa qu’une fille unique qui a épousé M. de Middelbourg, frère du maréchal d’Isenghien.

Madame n’eut point de compagnie de gardes, et continua de se servir de ceux de M. le duc d’Orléans. Mme la duchesse de Berry, qui n’avoit que peu de gardes et point de compagnie, en voulut une, dont elle donna la lieutenance à Rion, et l’enseigne au chevalier de Courtaumer. J’entre dans ce bas détail, parce qu’il sera fort mention de Rion dans la suite, et que c’est ici la première fois qu’on ait ouï parler de lui.

On a vu en son lieu que Madame aimoit fort deux dames que Monsieur haïssait fort, ce qui a été expliqué en son temps, et qu’à la mort de Monsieur, le roi lui permit de les prendre auprès d’elle pour l’accompagner, même à Marly. C’étoit la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron, laquelle étoit morte il y avoit longtemps, et qui ne fut point remplacée. C’étoit le premier exemple de fille de France qui eût eu des dames attachées à elle, autres que sa dame d’honneur et sa dame d’atours. Les courses et les parties continuelles de Mme la duchesse de Berry, ou seule, ou avec Mme la duchesse de Bourgogne au commencement de son mariage, obligèrent Mme de Saint-Simon à demander du soulagement pour la suivre. Le roi lui permit de lui proposer quatre dames, comme on a vu en son lieu ; ce fut le second exemple. En France, ils sont contagieux et s’étendent facilement par la vanité. Mme la duchesse d’Orléans, petite-fille de France, mais femme du régent, en profita pour s’assimiler, au moins en cette partie, aux filles de France, et M. le duc d’Orléans n’étoit pas homme à l’en refuser, sans pourtant se soucier de cette nouvelle distinction.

Elle prit donc quatre dames, qui furent la comtesse de Tonnerre, petite-fille de la maréchale de Rochefort, sa dame d’honneur, et fille de Mme de Blansac, qu’elle avoit tant et si longtemps aimée, et avec qui elle étoit brouillée depuis plusieurs années, et la demeura toujours. Quoique Mme de Tonnerre fût mariée dans une maison riche, elle avoit besoin de se tirer d’avec un mari imbécile, et qui pouvoit pourtant avoir ses fantaisies et ses volontés. Mme de Conflans fut la seconde : elle étoit veuve d’un premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans, et fille de Mme de Jussac, qui avoit élevé Mme la duchesse d’Orléans, et qu’elle avoit toujours fort aimée. Elle choisit encore Mme d’Épinay, fille de M. et de Mme d’O, et c’étoit tout dire pour Mme la duchesse d’Orléans. Ces deux-là trouvèrent une subsistance et une occupation dans ces places.

On a vu en son lieu que nous avions marié, il y avoit un an, Mlle de Malause au comte de Poitiers, dernier mâle de cette grande et illustre maison. Il venoit de mourir en quatre jours de la petite vérole, laissant sa femme grosse d’une fille, qui fut un grand parti en tout sens, et qui a épousé le duc de Randan, fils aîné du duc de Lorges. Ce fut un grand dommage de ce comte de Poitiers qui promettoit beaucoup et n’avoit rien à reprendre. Sa veuve demeuroit fort jeune, sans belle-mère et fort menacée par une de ses belles-sœurs, qui se proposoit de lui redemander tout le bien du comte de Poitiers, si elle accouchoit d’une fille. Ces circonstances nous engagèrent à la mettre chez Mme la duchesse d’Orléans, et je n’eus que la peine de le lui demander ; elle fut bien aise de me faire plaisir de bonne grâce, et plus encore de meubler sa maison d’une femme de cette qualité.

M. le duc d’Orléans perdit en ce même temps Humbert, un des plus grands chimistes de l’Europe, et un des plus honnêtes hommes qu’il y eût, et qui étoit le plus simple et le plus solidement pieux. C’étoit avec lui que ce prince avoit dressé sa fatale chimie, où il s’étoit amusé si longtemps et si innocemment, et dont on essaya de faire contre lui un si infernal usage. C’est ce même Humbert que M. le duc d’Orléans voulut envoyer à la Bastille par le traîtreux conseil d’Effiat, à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, comme on l’a vu en son temps, et à qui il avoit donné le titre de son premier médecin. Il choisit pour lui succéder en cette qualité Chirac, qui passoit pour le plus grand médecin qu’il y eût, et qui l’avoit suivi en Italie et en Espagne. C’étoit d’ailleurs l’intérêt même en tout genre, avec tout l’esprit et le savoir possibles. J’entre dans ce détail, parce qu’il en sera mention ailleurs, et qu’il devint enfin premier médecin du roi, après la mort de M. le duc d’Orléans.

Mme la Duchesse, qui n’avoit jamais pu s’accoutumer à voir sa sœur cadette si élevée au-dessus d’elle, ne put souffrir longtemps de lui voir des dames sans en avoir aussi. Elle trouva de la marchandise fort mêlée en tout génie, et des femmes qui, pour leur pain et leur amusement, ne demandèrent pas mieux. La facilité de M. le duc d’Orléans le souffrit, ainsi de toutes choses. D’autres princesses du sang en eurent aussi après comme il leur plut.

Le régent favorisa aussi une autre nouveauté bien singulière. M. de Nevers n’avoit été duc qu’à brevet, c’est-à-dire point vérifié. On a vu ailleurs que son fils unique étoit malvoulu du feu roi par sa conduite, et par avoir également méprisé la guerre et la cour. On a vu aussi en son temps que, hors de toute espérance d’obtenir la continuation, c’est-à-dire un renouvellement du brevet de duc, il avoit épousé la fille aînée de Spinola, qui avoit acheté la grandesse de Charles II, qu’il servoit de général en Flandre, et qui étoit veuf sans garçons et hors d’état ou de volonté de se remarier.

Spinola ne mouroit point, et son gendre, qui, par son mariage, avoit pris le nom de prince de Vergagne, s’ennuyoit fort d’attendre la grandesse si longtemps, et la duchesse Sforce pour le moins autant, qui étoit sœur de sa mère, qui lui en avoit toujours servi, et qui l’aimoit avec la même tendresse. Dès sa jeunesse, il étoit bien avec M. le duc d’Orléans, et la débauche avoit entretenu leur commerce et la bienveillance du prince. On a vu à quel point d’amitié et de confiance unique Mme Sforce étoit avec Mme la duchesse d’Orléans, et qu’elle étoit aussi fort considérée de M. le duc d’Orléans. Elle imagina d’avancer cette grandesse, de faire représenter au roi d’Espagne que Spinola avoit cédé sa grandesse à sa fille en la mariant ; qu’il désiroit que le roi d’Espagne l’agréât, moyennant que lui-même, qui étoit vieux et retiré, ne fût plus grand. Mme Sforce fit parler et peut-être donner quelque argent à Spinola. Il s’accorda tout, et Mme Sforce en parla à M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans. Le régent ne voulut point en écrire au roi d’Espagne ; mais il témoigna à Cellamare qu’il prenoit beaucoup de part en M. de Vergagne, et seroit fort touché des grâces que le roi d’Espagne lui voudroit faire. Ils négocièrent en même temps en Espagne, et ils obtinrent la grandesse aux conditions proposées.

Cellamare venoit de perdre sa femme, qui étoit Borghèse et demeuroit à Rome. Elle avoit épousé en premières noces le duc de La Mirandole, dont elle avoit eu le duc de La Mirandole qui avoit pensé épouser la princesse de Parme, depuis reine d’Espagne, et le cardinal Pico. Ce duc de Mirandole, fils de Mme de Cellamare, s’établit depuis en Espagne, où il fut grand, et il est aujourd’hui grand maître de la maison du roi d’Espagne.

Matignon acheva dans ce même temps l’affaire du mariage et du duché de son fils accordé par le feu roi, avec M. de Monaco. Le jeune homme alla à Monaco, où le mariage fut célébré, et revint avec le nom et le rang de duc de Valentinois, qui fut enregistré au parlement.

L’assemblée du clergé, depuis si longtemps occupée de l’affaire de la constitution, harangua le roi à Vincennes par l’évêque d’Auxerre, pour se séparer, et donna douze millions.

Le régent fit un don au duc de Brancas de vingt mille livres de rente sur les juifs de Metz qui crièrent miséricorde, et qui ne purent l’obtenir. Brancas, pauvre de lui-même et panier percé d’ailleurs, étoit un famélique qu’on ne pouvoit rassasier. J’en ai parlé ailleurs lorsque, pour son pain, sa femme succéda à la duchesse de Ventadour chez Madame. Il y aura lieu dans la suite de s’étendre plus commodément sur ce duc de Brancas. Il seroit bien étonné aujourd’hui, s’il vivoit, des établissements de sa famille.

Pontchartrain, à l’abri de la considération de son père et de la protection d’Effiat et de Besons, vivoit en assurance cramponné aux stériles restes de sa place, alors totalement oisive, et il y survivoit infatigable aux affronts, soutenu par l’espérance d’en raccrocher un jour les fonctions ; tandis qu’il en conservoit le titre. Il ne manquoit pas un conseil de régence, où il étoit réduit à demeurer muet, où il n’étoit regardé ni accosté de personne, où il n’avoit de fonction que celle qu’il avoit prise d’y moucher les bougies, ce qui s’étoit également tourné en coutume de sa part, et en dérision sans contrainte de celle de tous ceux qui y assistoient. Chacun y admiroit un si bas et triste personnage, et l’insensibilité qui le faisoit ainsi se survivre à soi-même dans un état si profondément humilié et si prodigieusement distant de l’audace et de l’insolence de sa splendeur et de son autorité passée. Chacun le souhaitoit chassé, et ne se faisoit faute de le chasser à sa manière par l’extrême mépris qu’on lui marquoit, comme pour se dédommager de la considération et de la dépendance passée. M. le duc d’Orléans admiroit comme les autres sa patience ; mais il ne songeoit point à le renvoyer. Nous nous en divertissions souvent à l’oreille, et en nous poussant, le comte de Toulouse et moi, surtout lorsqu’il s’agissoit de marine, et que le comte ou le maréchal d’Estrées lui lâchoient des lardons à bout portant, dont ils recherchoient même les occasions, et le comte et moi nous plaignions souvent au conseil l’un à l’autre de la plus que bonté du régent de laisser écouter ce qui s’y passoit à un néant inutile, assez méchant pour en abuser, et qui en cent façons méritoit d’être chassé. À la fin cette longue tolérance me devint insupportable, et je me résolus à faire un effort pour la faire finir.

J’allai le dimanche 3 novembre chez M. le duc d’Orléans à Vincennes, avant le conseil de régence qui se tenoit le matin, et je lui demandai s’il ne se laissoit point d’y voir Pontchartrain ne pouvant dire mot, écoutant tout, à qui personne ne parloit, et mouchant le soir les bougies ; s’il ne feroit point cesser ce ridicule pour le conseil même ; combien encore il avoit résolu de nous laisser dégoûter et salir par cette araignée venimeuse que chacun souhaitoit dehors, et qu’il étoit par trop indécent d’y laisser après les affronts fondés et réitérés qu’il y avoit reçus sur sa gestion de la marine, par les mémoires détaillés et prouvés que le maréchal d’Estrées, et après lui le comte de Toulouse, avoient lus et commentés en plein conseil devant nous tous, en sa présence et en celle de Pontchartrain, qui depuis deux mois n’avoit pu trouver rien à y opposer. J’ajoutai l’indignation publique contre cet ex-bacha, la surprise générale qu’il fût souffert si longtemps, et l’applaudissement universel que recevroit sa chute. Le régent convint de tout, mais il m’opposa le père, et me dit qu’il n’avoit pas le courage de lui donner un si grand déplaisir.

Je lui répondis que, s’il vouloit, je lui fournirois un moyen de chasser le fils, et que le père encore lui seroit très sensiblement obligé. Le régent fort surpris me demanda comment je ferois cela. Alors je lui proposai d’ordonner à Pontchartrain de donner la démission pure et simple, et à l’instant, de sa charge de secrétaire d’État, de la donner sur-le-champ à Maurepas son fils aîné, qui, n’ayant guère que quinze ans, ne se trouvoit pas à portée d’exercer le peu qui en restoit ; d’en charger La Vrillière à qui cela n’ajouteroit pas une demi-heure de travail par semaine, et de faire valoir au père la singularité de ce présent, et l’attention de le mettre en dépôt, en attendant l’âge du jeune homme, entre les mains d’un parent de même nom, très attaché au père, et qui, étant lui-même secrétaire d’État, ne pouvoit être tenté d’embler cette charge. Le régent ouvrit les yeux et les oreilles bien larges à cet expédient, et l’approuva. Je lui dis que, puisqu’il le goûtoit, rien n’empêchoit de l’exécuter dès le lendemain. Il y consentit encore, mais il voulut que je fisse sa lettre au père, et que je la lui apportasse dans l’après-dînée même de ce dimanche au Palais-Royal. Je n’eus garde de faire le difficile. Je voulois serrer la mesure et le secret, je me souvenois de ce qui avoit déjà sauvé Pontchartrain une fois, au moment que je le comptois perdu ; son père étoit à Paris, et je craignois que quelqu’un n’eût le vent de ceci, et le temps de rompre mes mesures.

Nous nous en allâmes tous dîner à Paris au sortir du conseil ; je fis la lettre de M. le duc d’Orléans au chancelier, tendre, honnête, pleine d’estime et de considération. J’y en fis valoir la marque sans exemple de laisser la charge dans sa famille, non en survivance, mais en titre, à un homme de quinze ans, avec la précaution que je viens d’expliquer sur La Vrillière, qui le formeroit et lui apprendroit le métier, et je finissois par lui dire bien ferme que devant être content pour sa personne et pour sa famille, et le parti en étant fermement pris, Son Altesse Royale vouloit que, dans la matinée du lendemain lundi, son fils donnât sa démission pure et simple, chez son père à l’Institution ; que l’abbé de Thesut s’y trouveroit pour la lui apporter avant midi, et La Vrillière pour que tout s’y fit en règle, et pour expédier les provisions de la charge au jeune Maurepas dans l’après-dînée du même jour, et le mener remercier le roi ; surtout que ne voulant point être fatigué de prières inutiles, il lui défendoit de le venir trouver, de lui écrire, et de lui faire parler par qui que ce fût, avant que tout fût consommé : démission, provisions, etc. Je portai ce projet de lettre tout fait au Palais-Royal tout de suite. M. le duc d’Orléans n’y changea rien ; je dictai la lettre, il l’écrivit de sa main, la signa, la cacheta, y mit lui-même le dessus, et me la remit pour la rendre.

Il manda aussitôt La Vrillière et l’abbé de Thesut, à qui sous le secret il donna ses ordres, en sorte que nous n’eûmes plus qu’à les exécuter.

Le lendemain matin sur les huit heures et demie j’envoyai la lettre de M. le duc d’Orléans, enfermée dans une enveloppe cachetée où je mis le dessus, au chancelier de Pontchartrain, et lui mandai que je seroit incontinent après chez lui. Je ne voulus pas être le porteur moi-même, et je laissai une demi-heure d’intervalle exprès.

Comme j’allois chez lui, je rencontrai La Vrillière à la porte Saint-Michel qui en revenoit. Nous arrêtâmes, il monta dans mon carrosse où je lui demandai ce qu’il pensoit faire de s’en revenir ainsi. Il me conta la surprise et la douleur du père qui convenoit bien que son fils méritoit sa disgrâce, et que la grâce faite à son petit-fils étoit infinie, mais qu’il étoit père, et qu’il voyoit son fils perdu ; qu’il s’écrioit que je lui avois bien dit que je perdrois son fils, et néanmoins sans aigreur ; et que lui La Vrillière, peiné de ces lamentations, voyant que je n’arrivois point, avoit pris le parti de revenir. « Fort mal à propos, lui dis-je, et vous reviendrez tout à cette heure avec moi. C’est un pauvre homme peiné sur son fils qui bientôt sentira la joie de sa considération personnelle, et de la conservation de sa charge dans sa famille, qui autrement tôt ou tard en seroit sortie, et qu’il ne faut point que vous perdiez de vue que la démission ne soit signée et emportée par l’abbé de Thesut. »

Nous arrivâmes chez le chancelier, qui se promenoit seul dans son cabinet. Dès qu’il m’aperçut : « Ah ! voilà de vos coups, s’écria-t-il, je reconnois votre main ; vous chassez mon fils, et vous sauvez son fils pour l’amour de moi et de sa mère ; vous m’aviez bien promis que vous perdriez mon fils. — Monsieur, lui dis-je, il est vrai que je vous l’avois dit dès le temps du feu roi, et longtemps avant sa mort ; je ne vous ai point trompé, je vous tiens parole, mais je fais plus que je ne vous avois promis, car votre famille est sauvée, votre petit-fils en place, et sa place bien mise à couvert d’être emblée. Quelle plus grande consolation pour vous ! et quelle plus grande marque possible de la plus grande considération pour vous et de la plus distinguée ! — Eh ! je le sens, me répondit-il, et que je le dois à votre amitié ; » et se jeta à mon cou, puis ajouta : « Mais je suis père, et quoique je connoisse bien mon fils, il me perce le cœur d’être perdu. » Il s’attendrissoit, les larmes lui venoient aux yeux, puis se remettoit dans la vue de son petit-fils.

Quand il fut un peu calmé, je lui fis remarquer que c’étoit le salut de sa famille, parce qu’il étoit impossible que son fils subsistât encore longtemps, et qu’étant chassé, personne n’auroit imaginé de faire passer sa charge à un homme de l’âge de son fils, et aussi peu au fils de celui qu’on chassoit. Il en convint, m’embrassa encore tendrement, puis nous parlâmes tous trois assez confusément pour battre, pour ainsi dire, la campagne.

De temps en temps le chancelier revenoit à son fait, à son fils, et me dit : « Vous avez fait la lettre, j’ai senti votre style et toutes vos précautions. Vous n’avez pas voulu que je pusse approcher de M. le duc d’Orléans, par la défense qui en est dans la lettre, ni que je lui fisse parler, et vous étranglez mon fils par le peu de temps qu’elle prescrit pour l’exécution de l’ordre. Oh ! que je vous reconnois bien à tout cela, et toutes les honnêtetés pour moi dont la lettre est pleine ! — Eh bien ! monsieur, lui répondis-je, quand cela seroit, ai-je eu tort ? Vous m’y aviez attrapé l’autre fois, en allant trouver M. le duc d’Orléans ; je n’ai pas voulu manquer mon coup une seconde. Croyez-moi, vous vous consolerez comme père ; et comme grand-père, et père de famille, vous vous réjouirez après, et vous me saurez gré. — Hé ! si je vous en saurai, reprit-il vivement, je vous en sais déjà, et j’en enrage, car il est vrai que c’est à vous que je dois la charge de mon petit-fils et le salut de ma famille. » Il m’embrassa encore en ajoutant qu’il ne laisseroit pas ignorer à son petit-fils quelle obligation il m’avoit, et lui ordonneroit bien de ne la jamais oublier. Il le fit en effet, et de manière que je m’en suis toujours fort aperçu dans la conduite de M. de Maurepas avec moi, et dans tous les temps par son amitié et sa confiance.

Sur ce propos l’abbé de Thesut arriva. Un moment après, le chancelier regarda sa pendule, puis se tourna à moi et me dit : « J’ai envoyé chercher mon pauvre fils ; il va arriver ; il ne sauroit douter que le coup qui l’écrase ne parte de votre main. Épargnez-lui la peine qu’il auroit de vous trouver ici dans ce cruel moment. » Là-dessus il m’embrassa encore en me disant : « Vous êtes un terrible homme, et avec cela, il faut encore que je vous aime, et que je ne m’en puisse empêcher. — Monsieur, lui répondis-je, en vérité, vous me devez cette amitié, et vous ne sauriez douter de la force de la mienne par cette marque d’attachement que je vous donne jusqu’en cette occasion qui sauve votre petit-fils et votre famille, dont vous sentirez la joie tout entière après ce premier trouble passé. » Là-dessus je m’en allai, le laissant avec La Vrillière et l’abbé de Thesut, en présence desquels se devoit faire et signer la démission.

Je rencontrai en m’en retournant Pontchartrain qui alloit fort vite chez son père. Il avoit l’air fort effaré. La Vrillière me conta l’après-dînée qu’il étoit demeuré fort abattu, et point du [tout] consolé par la fortune de son fils. Il n’osa pas faire la moindre difficulté en présence de son père et de l’homme de M. le duc d’Orléans, qui reçut entre onze heures et midi cette démission, par l’abbé de Thesut.

Cette nouvelle répandit la joie dans Paris, et après dans les provinces. Chacun se disoit qu’il y avoit longtemps que cela auroit dû être fait ; quelques-uns demandoient s’il en seroit quitte pour sa démission. On fut surpris de la disposition de la charge, qui rehaussa autant la considération du chancelier de Pontchartrain qu’elle accabla son fils par son ignominie purement personnelle et si parfaitement et universellement applaudie. Nous nous en félicitâmes les uns les autres au conseil de régence. Le maréchal d’Estrées parut ravi, et M. le comte de Toulouse, à qui je ne pus refuser de conter comment cela s’étoit passé.

Depuis ce moment Pontchartrain demeura obscur au fond de sa maison, abandonné de plus en plus. Il y vit encore dans la solitude et le plus parfoit néant, toujours enragé de jalousie et de dépit contre son fils qui lui rend des devoirs et rien de plus. Cet ex-bacha si rude et si superbe occupe son néant à compter son argent et en semblables misères, et n’a presque plus paru nulle part depuis, qui est ce qu’il a fait de mieux.

J’avois toujours eu dans le cœur et dans l’esprit de sauver la charge à son fils en le perdant. J’aimois et je devois au père, j’avois aussi eu lieu d’aimer fort la chancelière ; Mme de Saint-Simon avoit passé sa vie comme moi avec eux dans la plus grande intimité et réciproque confiance. La mémoire de Mme de Pontchartrain m’étoit présente, et aussi vive et aussi tendre dans le cœur de Mme de Saint-Simon qu’au jour qu’elle l’avoit perdue. Je n’avois donc cessé de ruminer en moi-même les moyens de sauver Maurepas de la chute de son père, et je le voulois sauver par adresse, ou par effort de crédit, à quelque prix que ce fût. J’allai donc chez M. le duc d’Orléans dans cet esprit, dont la considération pour le père me fournit heureusement l’expédient que je saisis. La Vrillière, qui n’abhorroit guère moins son cousin que moi, fut ravi d’en être défait, et eut encore la joie pour son nom et pour la personne du chancelier, auquel il étoit fort attaché, de voir la charge sauvée, et de l’avoir entre ses mains avec le jeune titulaire pour disciple avec ce surcroît de chose et de considération qu’il sentit bien et me dit qu’il me devoit tout entière.

J’étois encore dans les premiers jours de la satisfaction d’avoir perdu Pontchartrain et sauvé sa charge à son fils, qu’il m’arriva une de ces aventures que nulle prudence ne peut prévoir ni parer, et qui ressemble à la chute fortuite d’une cheminée sur un passant dans la rue. Je veux parler de l’éclat subit qui changea la longue amitié du comte et de la comtesse de Roucy avec moi en rupture ouverte, qui ne se réconcilia plus. Je ne puis me refuser de la traiter à fond, et il est nécessaire pour cela de remettre courtement sous les yeux plusieurs choses qui se trouvent éparses dans ces Mémoires, et d’expliquer quels furent le comte et la comtesse de Roucy, dont sans cette nécessité, je ne me serois pas avisé de parler expressément, au peu de figure qu’ils ont fait à la cour et dans le monde.

Il est donc à propos de répéter ici que la comtesse de Roye fut la sœur favorite de M. le maréchal de Lorges qui, depuis sa sortie du royaume avec son mari, un de ses fils et deux de ses filles, lors de la révocation de l’édit de Nantes, prit soin de ceux de ses enfants qui demeurèrent en France comme des siens propres, et sans nulle différence d’intérêts, de soins et d’amitié, jusqu’à sa mort. Je trouvai cette famille sur ce pied-là en me mariant. J’ai toujours fait grand cas de l’union des familles. Je voulus plaire à mon beau-père, qui prit pour moi une amitié de père qui a duré autant que sa vie, et pour qui j’eus toujours le plus tendre attachement et le respect le plus fondé sur l’estime que je conserve encore chèrement à sa mémoire. Je vécus donc avec ses neveux et leurs femmes dans la plus grande amitié, Mme de Saint-Simon de même, et dans un commerce le plus continuel, dans la liberté et la familiarité qu’il donne entre si proches quand ils sont en aussi grande liaison.

Cette famille étoit composée du comte de Roucy, de Blansac, des chevaliers de Roucy et de Roye, qui prirent, en se mariant à la fille de Ducasse e à la fille de Prondre, le nom de marquis de Roye et de marquis de La Rochefoucauld. Mme de Pontchartrain étoit leur soeur. On a vu quelle étoit l’union, l’intimité, la confiance entre elle et Mme de Saint-Simon. On se souviendra aussi qui et quelle étoit Mme de Blansac ; et que la comtesse de Roucy étoit dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, et fille de la duchesse d’Arpajon, dame d’honneur de Mme la Dauphine de Bavière, sœur du marquis de Beuvron, père du maréchal d’Harcourt. Les quatre frères étoient fort unis, et les deux belles-sœurs, à l’heureuse mode ancienne qui subsistoit encore un peu quand les plus âgés d’entre eux arrivèrent dans le monde. Ils en eurent un grand usage, mais d’esprit pas l’apparence, et presque aussi peu de sens. Je me retrancherai au comte et à la comtesse de Roucy, parce que ce n’est que d’eux qu’il est question ici. Mais on se souviendra aussi des tristes aventures du comte de Roucy à la bataille de la Marsaille, que j’eus tant de peine à replâtrer par Chamillart, et du même et de Blansac à celle d’Hochstedt, où leurs femmes eurent encore tous leurs recours à moi, où je fis tout ce qui me fut possible auprès de Chamillart, qui les servit de son mieux, mais qui ne put cependant faire revenir le roi des impressions qu’il avoit prises, en sorte que ni l’un ni l’autre ne purent jamais obtenir de servir depuis. Roucy, à l’abri de Monseigneur, du jeu, de la chasse, du duc de La Rochefoucauld et de la place de sa femme, ne laissa pas de ne bouger de la cour comme auparavant. Mais n’ayant jamais été bien traité du roi, il le fut encore moins qu’auparavant.

C’étoit un grand homme, fort bien fait, de bonne mine, mais qui ne promettoit rien, et qui par cela même n’étoit pas trompeuse ; l’air fort et robuste, qui sentoit son homme de guerre, et qui par sa figure et ses talents naturels étoit fort bien voulu des dames, qui avoient après le plaisir de s’en moquer. De commerce, on n’en pouvoit guère avoir avec lui. Tout occupé de la cour de Monseigneur, avec qui il étoit fort bien, et dont le choix n’étoit pas difficile, de le suivre à la chasse, de jouer le plus gros jeu a la cour et à Paris, il étoit plus sur les chemins qu’ailleurs. C’est lui le premier qui a mis les valets sur le pied de la parure, de la familiarité, de l’insolence, des gros gains, en gâtant les siens, contagion qui, à son exemple, a de l’un à l’autre gâté une infinité de maisons. Lui et ses frères étoient les rois de la canaille. Ils étoient familiers avec elle, ils connoissoient les valets de tout le monde, ils savoient leurs gages, leurs profits, leurs jalousies, leurs débats, pourquoi chassés, pourquoi pris et sur quel pied ; en plaçoient, les protégeoient, et par là sottement adorés du vulgaire et des marchands et artisans qu’ils payoient en amitiés, en services et en compliments, et qu’ils satisfaisoient tellement de la sorte qu’ils avoient crédit et leur amitié, et encore celle de leurs pareils.

Quoique le comte et la comtesse de Roucy n’eussent jamais un poulet chez eux, et que l’un et l’autre mangeassent toujours où ils pouvoient, ils n’en étoient pas mieux dans leurs affaires, avec un gros revenu et de belles terres. Tous deux rogues et glorieux à l’excès, tous deux bas jusqu’au servage devant les ministres et toute faveur, ils avoient vécu de ce qu’on appelle faire des affaires tant que Barbezieux avoit existé, dont le comte de Roucy étoit le complaisant abject, et depuis, de celles qu’à force de souplesses, de bassesses, de tourments, la femme, encore plus âpre et assidue que le mari, pouvoit tirer de Pontchartrain, qui se plaisoit à les faire acheter bien cher. Son père étoit désolé de tout ce qui se passoit là-dessus, s’en échappoit quelquefois, et ne se contraignoit pas de montrer à la comtesse de Roucy et à Mme de Blansac qu’elles lui étoient insupportables. Elles remboursoient tout cela sans rien dire, et alloient toujours leur train.

L’aigreur et l’orgueil de la comtesse de Roucy lui attiroient tous les jours des querelles où les injures lui coûtoient peu, le plus souvent avec d’autres dames du palais pour leur service, avec qui souvent Mme de Saint-Simon étoit employée à la raccommoder, et si entreprenante qu’on ne put jamais l’empêcher d’aller à Marly, un voyage qu’elle prétendoit être de son tour, qu’elle n’étoit point sur la liste, et que Mme la duchesse de Bourgogne ne voulut pas l’y mener. Dès le même soir qu’on y arriva, elle reçut ordre de s’en retourner sur-le-champ. Le rare est que ces aventures ne la corrigeoient de rien.

C’étoit une créature vive, haute, toujours haïssant assez de gens pour des querelles, quelquefois pour de vieux procès ou pour d’autres affaires, et ne contraignant ni ses discours ni ses manières à leur égard ; toutefois assidue aux dévotions, à la grand’messe de paroisse à Versailles, les fêtes et dimanches, y communiant tous les huit jours ; avec cela l’envie et la jalousie même, et l’ambition, et se persuadant que tout étoit dû à son mari et à elle, avec qui, à la vie qu’ils menoient tous deux, et au peu au fond qu’ils se soucioient l’un de l’autre, elle n’avoit de commerce qu’en courant, en faisant toujours la passionnée. Elle se faisoit aussi des châteaux en Espagne, et les débitoit, soit qu’elle voulût persuader qu’ils étoient à portée de tout, soit que, comme je l’ai toujours cru, elle s’en persuadât elle-même.

Étant un soir seule chez elle assez tard, quelque temps après la mort de M. le maréchal de Lorges, elle me conta ce qui lui plut sur ce qu’elle avoit fait avec Mme de Maintenon, et m’assura que le lendemain matin son mari seroit fait duc ou capitaine des gardes, mais qu’elle aimeroit bien mieux qu’il eût cette charge de son oncle qui sûrement le conduiroit à être bientôt duc, que s’il étoit fait duc alors, et n’auroit point de charge. Je me moquai d’elle sans pouvoir jamais lui mettre là-dessus le moindre doute dans l’esprit.

C’étoit peu connoître la cour, pour une femme qui y étoit en quelque place et depuis si longtemps. Le roi étoit buté à n’avoir pour capitaine de ses gardes que des maréchaux de France, et même des ducs. Il avoit fait ducs tous les premiers gentilshommes de sa chambre, maréchaux de France et souvent ducs tous les capitaines de ses gardes, et n’avoit jamais accordé pas une de ces charges, quand elles avoient vaqué, qu’à des gens qui fussent ducs ou maréchaux de France, et souvent l’un et l’autre. Il n’avoit donc garde de changer de conduite à cet égard pour un homme qu’il n’avoit jamais bien traité, et pour qui son estime ne paraissoit pas, puisque depuis Hochstedt, il avoit constamment refusé de l’employer dans ses armées, quelques machines qui aient été remuées pour l’obtenir. Il n’avoit que les Marlys, où le roi ne lui parloit pas plus qu’ailleurs, et où il ne le menoit que comme joueur et chasseur. Il n’a seulement jamais pu être menin de Monseigneur, quoiqu’il le suivît sans cesse, et il est mort vieux sans charge, sans gouvernement, sans ordre et sans dignité.

C’étoit en soi un homme fort rustre, brutal et désagréable, et dont les bêtises se sont conservées à la cour, par exemple, le conseil qu’il donna à la marquise de Richelieu, qui étoit incommodée et qui se plaignoit fort du bruit des cloches, de faire mettre du fumier dans sa cour et devant sa maison, et bien d’autres de cette force. Envieux aussi au dernier point : on en a vu un échantillon en son lieu à la mort du duc de Coislin, frère de M. de Metz, à qui, par une autre raison, cela coûta longtemps cher.

Telles étoient ces personnes avec qui Mme de Saint-Simon et moi, depuis notre mariage, avions constamment vécu dans la plus grande amitié et la plus grande union, jusqu’à l’aventure qu’il s’agit maintenant de raconter.

Le maréchal d’Harcourt, comme on l’a vu en son lieu, ne vouloit qu’entrer dans le conseil, ne désiroit que cela, ne travailloit qu’à cela, et n’eut la charge de capitaine des gardes de mon beau-père que malgré lui, parce qu’il n’avoit osé ne la demander pas, et que le roi fut bien aise de la lui donner pour, après une telle grâce, l’éconduire plus nettement d’une place dans son conseil. Harcourt n’étoit pas riche, il avoit beaucoup d’enfants ; sa santé étoit fort attaquée, il voyoit une longue minorité sans prévoir comment la cour se tourneroit après ; il résolut de se défaire de sa charge. Le comte de Roucy en eut le vent, et lui eu demanda la préférence.

Dans le moment qu’Harcourt la lui eut promise, qui étoit cousin germain de sa femme, et en grande liaison avec eux, mais peu à portée de crédit auprès de M. le duc d’Orléans, qui ne l’avoit mis que par nécessité dans le conseil de régence, le comte de Roucy vint tout courant à moi me prier de lui obtenir l’agrément du régent. Je n’ignorois pas le vieux levain de Meudon où, pour plaire, il n’avoit gardé aucune mesure sur ce prince, qui dans ces temps-là m’en avoit souvent parlé avec dépit et colère, contre un homme qu’il avoit toujours bien traité partout où il l’avoit rencontré ; mais je connoissois aussi sa débonnaireté parfaite pour tous ceux qui lui avoient le plus étrangement manqué. Ainsi je ne crus pas trouver de difficulté et je promis au comte de Roucy de parler au régent et d’y faire de mon mieux. Je le fis dès le lendemain.

Ma surprise fut grande de trouver une barre de fer. J’insistai, et si fort que la dispute se tourna en aigreur de sa part. Il me ramena tous les propos de Meudon, leur amertume, leur énormité de la part du comte de Roucy, les preuves qu’il en avoit et qu’il m’avoit dites dans le temps, fort scandalisé que, informé de toutes ces choses, je lui proposasse et j’insistasse pour faire un tel capitaine des gardes du corps. Je cédai peu à peu, mis d’autres matières sur le tapis, et, quand je crus voir ma belle, je demandai à M. le duc d’Orléans pourquoi cette exception rigoureuse contre le comte de Roucy, quand il ne refusoit rien à tant d’autres qui lui avoient nui essentiellement, tandis que celui-ci n’avoit dit que des sottises pour plaire, et parler le langage du lieu dont il espéroit tout. Je fus bien plus étonné que la première fois ; le régent rougit, et avec une impétuosité qui lui étoit extrêmement rare, insiste sur les choses de Meudon et leurs suites, sur la différente conduite de Biron, Sainte-Maure et du Mont qui n’étoient pas moins liés là et n’en attendoient pas moins que Roucy toute leur fortune, et de là tomba avec furie sur la Marsaille et Hochstedt, et me reprocha de lui vouloir faire faire un plaisant capitaine des gardes par rapport au roi, à lui, et même au public en ce genre qui connoissoit ce qui s’étoit passé en ces deux combats. La conclusion fut de me défendre de lui en plus parler, et un ordre de dire au comte de Roucy de sa part, qu’il ne changeroit rien là-dessus à la disposition constante du feu roi, qui n’avoit accordé ces charges-là qu’à des ducs ou à des maréchaux de France, dont il suivroit exactement l’exemple, et se garderoit bien d’y manquer. Cela dit et répété fort sec, le régent entama d’autres propos et différentes matières.

Pendant cette dernière partie de la conversation, convaincu qu’il n’y avoit plus à revenir au comte de Roucy, je pensai à mon beau-frère. C’étoit la charge de son père. Je ne pus me résoudre à la demander pour moi, pouvant l’espérer pour lui, quoique j’eusse tout lieu d’en être très mal content, et que jamais il n’eût daigné se mettre à portée de rien. La demander pour lui à la fin de la conversation, et l’obtenir, ce fut la même chose. J’avois affaire à des gens peu faciles pour l’arrangement du payement de quatre cent mille livres, quoique j’eusse obtenu en même temps le même brevet de retenue. Je convins donc avec M. le duc d’Orléans qu’il tiendroit l’agrément secret, jusqu’à ce que toutes nos mesures fussent prises et arrêtées. Jamais il ne m’entra dans l’esprit que le comte de Roucy pût avoir le plus léger soupçon de ma conduite à son égard. La façon dont j’avois vécu avec lui toute ma vie, et dont en toute occasion je l’avois servi, et la franchise et la droiture dont j’étois connu, n’avoient pas permis de laisser entrer en mon esprit aucune pensée de doute.

Je témoignai donc le lendemain au comte de Roucy, qui vint chez moi, combien j’étois fâché de n’avoir pu réussir à lui faire obtenir ce qu’il désiroit, et d’avoir vu tous mes efforts inutiles. Roucy bien étonné, et encore plus fâché, me demanda la cause de son malheur, et me pressa tellement qu’il me força de lui rendre la réponse que j’avois ordre positif de lui faire. Il n’en fallut pas davantage pour donner l’essor à sa furie. Il cria contre cette prétendue nécessité d’être duc ou maréchal de France pour être capitaine des gardes du corps, déclama contre le régent, s’en alla chez lui, puis avec sa femme chez Harcourt, où ils firent les hauts cris. Pour rendre la chose plus touchante d’une part, plus injurieuse de l’autre, ils ajoutèrent à ma réponse que j’avois eu tant de peine à lui rendre, et que j’avois adoucie le plus que j’avois pu, ils ajoutèrent, dis-je, que je lui avois dit que Son Altesse Royale ne vouloit pas avilir ces charges en les donnant à des gens non titrés, et on peut juger de l’effet de ce propos dans l’effervescence qui s’entretenoit encore avec tant d’art et de manège, sur cette calomnie atroce inventée par le duc de Noailles, de cette salutation du roi que j’ai expliquée en son lieu.

Le lendemain de ce vacarme, M. le duc d’Orléans tourmenté à souper par les convives, et surtout par les dames curieuses d’apprendre qui auroit la charge, tint bon longtemps, puis entre la poire et le fromage lâcha le secret qu’il m’avoit promis de garder. Ce fut la nouvelle du lendemain matin.

Là-dessus le comte et la comtesse de Roucy prirent espérance de m’embarrasser assez par un grand éclat contre moi, pour me forcer pour l’amour de moi-même de mettre tout mon crédit à leur faire avoir la charge. C’est au moins ce qui parut par tout l’artifice de leur conduite, car dès ce même jour la comtesse de Roucy vint chez moi au sortir de table comme pour m’apprendre, tout en douceur et en amitié, le bruit que faisoit cette affaire qui se répandoit dans le monde ; qu’elle me connoissoit trop et de trop longue main pour me soupçonner le moins du monde d’avoir promis à son mari de parler pour lui, et de n’avoir parlé que pour mon beau-frère ; mais que le monde étoit si méchant, et son mari si outré, qu’elle me conjuroit, autant pour moi-même que pour lui, de faire encore un effort.

Je lui répondis que je ne craignois point ces soupçons ; que si j’avois voulu la charge pour moi ou pour le duc de Lorges, rien ne m’empêchoit de le dire franchement au comte de Roucy, quand il vint me prier de parler pour lui, et de m’en excuser, puis d’aller mon chemin à découvert, à quoi personne ni lui-même n’auroit pu trouver quoi que ce soit à reprendre ; qu’aussi j’avois été pour lui rondement et nettement ; qu’à la vérité, me voyant éconduit pour lui à deux diverses reprises, et telles qu’il n’y avoit plus nul moyen d’y revenir une troisième, la pensée m’étoit venue de proposer le duc de Lorges, sans aucune qu’il en pût naître aucun soupçon ; mais que, pour couper court, je voulois bien faire encore un effort, et de toutes mes forces, puisque je l’avois bien fait d’abord, mais à deux conditions, la première que ce seroit en présence du comte de Roucy qui seroit témoin lui-même de tout ce qui se diroit et se passeroit, lui en tiers entre le régent et moi ; la seconde, que, puisque le monde s’avisoit de soupçons, je monterois actuellement dans son carrosse avec elle, et, sans la quitter, j’irais prendre le comte de Roucy où qu’il fût, et, en sa présence à elle, le mener sur-le-champ au Palais-Royal, où je lui répondois que, quoi que pût faire M. le duc d’Orléans, nous le verrions sans remise ; que je n’entrerois qu’avec le comte de Roucy, et ne parlerois que devant lui. J’ajoutai que cela étoit net et prompt, et court, exclusif de tout moyen d’écrire, ou de faire parler à M. le duc d’Orléans, puisque je ne les quitterois pas un instant l’un ou l’autre, ni ne parlerois bas à personne dans l’entre-deux, ni à M. le duc d’Orléans en présence du comte de Roucy que je ne quitterois pas un instant, et qu’en tiers avec le régent et moi il seroit témoin et juge si j’y allois bon jeu bon argent, et verroit bien encore aux propos du régent, si mon langage seroit autre que n’avoit été le premier.

La comtesse de Roucy, également aise et surprise, accepta la proposition, et sur-le-champ nous montâmes tous deux dans son carrosse que le mien suivit, et allâmes chez elle où son mari étoit, vis-à-vis les Incurables. Elle fit apparemment ses réflexions en chemin, car elle me dit que son mari étoit si outré, qu’elle me demandoit en grâce de la laisser entrer dans sa chambre pour lui parler avant que je le visse, parce que mon procédé étoit si bon, et ma proposition si nette qu’elle seroit au désespoir qu’il fût mal reçu, comme cela pouvoit arriver à un homme fâché, dans la surprise. J’y consentis, mais à condition qu’elle ne me laisseroit attendre qu’en compagnie qui ne me quitteroit pas jusqu’à ce qu’elle revint. Il y en avoit, en effet, dans la première pièce avec qui je demeurai, à qui je ne cachai pas ce qui m’amenoit, et qui me parut dans l’étonnement et dans l’admiration de ce procédé.

Il y en avoit d’autre dans la pièce d’après (je n’ai point su qui), où étoit la comtesse de Roucy et où étoit son mari. Leur conseil fut long. La conclusion fut que la comtesse de Roucy en sortit seule, me dit qu’elle étoit outrée de douleur ; que je connoissois son mari et l’excès de son opiniâtreté ; qu’il n’y avoit jamais eu moyen de le résoudre à me voir ; que cela reviendroit, mais qu’elle me prioit d’aller encore au Palais-Royal, et de faire tout mon possible.

Alors je vis à découvert tout leur manège. Ils vouloient me forcer par l’éclat à en faire ma chose propre, et à emporter la charge pour le Roucy ; si je réussissois, ils avoient leur compte, et le bâton haut ; si je n’obtenois rien, faire contre moi tout l’éclat imaginable ; ce qui ne se pouvoit plus si le Roucy étoit témoin en tiers entre le régent et moi, selon la condition que j avois mise. Aussi pris-je un autre ton pour répondre à la comtesse de Roucy : je lui dis que je n’aurois pas imaginé qu’une proposition aussi nette et aussi décisive du fait, aussi facile, et que j’avois commencé à exécuter en venant chez elle avec elle, pût être susceptible de refus ; que j’estimois, au contraire, qu’elle méritoit toute autre chose ; que je pensois que tout le monde le trouveroit ainsi, et verroit clair aux deux procédés ; que, pour cela même, je la faisois encore, et m’offrois de nouveau à l’exécuter à l’instant, mais que si le refus persistoit, j’entendrois ce que cela voudroit dire, et que j’en seroit fort étonné après une amitié de vingt ans, telle qu’avoit été la mienne. Tout cela se passa tout haut devant ce que j’avois trouvé dans cette première pièce.

La comtesse de Roucy voulut répondre souplement, mais je la priai que nous ne perdissions point le temps, et de retourner à son mari. Elle y entra. Le parti étoit pris, elle y demeura peu, et revint me dire les mêmes choses. Je lui répondis qu’après ce que j’avois fait, proposé, commencé de ma part à exécuter en venant chez elle, avec elle, et encore d’insister, je n’avois plus qu’à prendre congé d’elle, lui fis la révérence, une autre à la compagnie, et m’en allai.

Dès ce même jour les cris redoublèrent, le comte et la comtesse de Roucy coururent les maisons, et eurent beau jeu, parce que plus que content de ce que j’avois fait, je ne pris pas la peine de m’en remuer. Trois ou quatre jours se passèrent de la sorte. À la fin nous fûmes, Mme de Saint-Simon et moi, avertis de tant d’endroits des vacarmes et des propos du comte et de la comtesse de Roucy, qui retentissoient partout, que j’allai au Palais-Royal où je trouvai M. le duc d’Orléans avec M. le comte de Toulouse chez Mme la duchesse d’Orléans, qui alloit dîner seul à son ordinaire avec la duchesse Sforce. Là je dis à M. le duc d’Orléans, devant cette courte compagnie, tout ce qui s’étoit passé entre la comtesse de Roucy et moi, que je viens de raconter, les clabauderies et les propos qui me revenoient d’eux de toutes parts, enfin ce qu’il voyoit bien que je ne pourrois m’empêcher de faire, que j’avois voulu lui rendre ce compte auparavant pour n’être pas au moins blâmé après par quelque autre tour d’adresse. J’ajoutai que puisque M. le comte de Toulouse se trouvoit là heureusement présent, je le suppliois de vouloir bien lui dire de quelle façon l’affaire de la charge s’étoit passée entre Son Altesse Royale et moi, et d’avoir la bonté, puisque c’étoit chose passée, de lui confier la raison personnelle et secrète de l’exclusion du comte de Roucy. M. le duc d’Orléans fit l’un et l’autre, en sorte que le comte de Toulouse vit à quel point toute raison, vérité, et net et bon procédé étoit de mon côté.

Je voulus après m’en aller en ouvrant la porte aux plats et au service qui avoient été arrêtés pendant toute cette conversation. M. le duc d’Orléans me rappela et me retint malgré moi, jusqu’à faire tenir la porte, et envoya sur-le-champ chercher le comte de Roucy, fort en colère et bien plus que d’ordinaire à lui n’appartenoit. Au bout de quelque temps, je représentai si fortement le peu de convenance que je me trouvasse présent à la vesperie [1] qu’il vouloit faire au comté de Roucy, et le danger même de quelque manque de respect en sa présence, que le comte de Toulouse m’aida à obtenir la permission de me retirer. Je rencontrai le comte de Roucy sur le quai des galeries du Louvre, qui alloit à toutes jambes au Palais-Royal.

On l’y conduisit au lieu d’où je sortois, ou il trouva les mêmes personnes et le dîner qui continuoit, que M. le duc d’Orléans et le comte de Toulouse, qui ne dînoient jamais, regardoient. M. le duc d’Orléans, en leur présence, et sans renvoyer le service d’autour de la table, parla au comte de Roucy un langage qu’il n’avoit pas accoutumé, dont le Roucy demeura étourdi et accablé. Cela mit fin à ses propos, à ceux de sa femme, et même à ceux des gens qu’il avoit mis à courir le monde pour les répandre. Oncques depuis n’avons-nous ouï parler d’eux.

La comtesse de Roucy, qui ne communioit peut-être pas si souvent qu’elle faisoit à la cour du temps du roi et de Mme de Maintenon, mourut à Paris un an après cet éclat, c’est-à-dire en décembre 1716, sans avoir pensé à le réparer. Le comte de Roucy mourut aussi à Paris, mais en novembre 1721, comme je venois de partir pour l’Espagne. Quand il fut bien mal, il envoya prier Mme de Saint-Simon de l’aller voir. Elle y fut, et cela se passa comme il arrive en ces terribles moments, où la figure du monde s’éclipse, et où la vérité seule paroît. Il la pria de me mander toutes sortes de choses de sa part. Les autres Roucy, mâles et femelles, nous les avons revus, quelques-uns même en amitié, qui n’avoient jamais approuvé ce qui s’étoit passé à mon égard. Tout l’éloignement se concentra au fils du comte de Roucy, qui mourut en 1725, mais surtout en sa femme, qui n’est morte que depuis quelques années, aussi extraordinaire et aussi follement glorieuse qu’elle étoit riche et de bas lieu. Elle n’a laissé que deux filles, l’une duchesse d’Ancenis, l’autre de Biron, que l’archevêque de Bourges a toutes deux mariées depuis sa mort. C’est le seul fils qui reste du comte de Roucy, qui n’a pas pris les sentiments de sa mère à notre égard, qui est commandeur du Saint-Esprit, nommé au cardinalat et ambassadeur à Rome.

Pour la charge, M. de Lorges tira de sa mère tout ce qu’il put, aux dépens de qui il appartiendroit, pour faire ses arrangements. Il ne tint plus qu’à vendre sa petite guinguette de Livry pour achever la somme et signer avec M. d’Harcourt. M. de Lorges ne se soucioit point pour lui d’être capitaine des gardes, encore moins pour son fils ; il aimoit mieux ses plaisirs que tout. Quand il se fut bien assuré de ce que la perspective si sûre et si prochaine de la charge de son père lui fit obtenir de sa mère, il déclara qu’il ne vendroit point sa petite maison, et au fond fut ravi de rompre le marché, et ne se soucia guère que je l’eusse préféré à moi, étant à mon choix de prendre la charge, ni de l’éclat qu’elle m’avoit valu avec le comte de Roucy. Cet honnête beau-frère se retrouvera ailleurs. Pendant tous ces négoces, la famille du maréchal d’Harcourt se ravisa ; il demanda sa charge pour son fils, et il l’obtint. Ainsi il mangea l’huître dont le Roucy et M. de Lorges n’eurent que les écailles, que je trouvai toutes deux fort dures. Il est temps maintenant de parler des affaires étrangères.




  1. Ce mot est souvent employé par Saint-Simon dans le sens de réprimande.