Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/11

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CHAPITRE XI.


Mariage de Sandricourt qui me brouille pour toujours avec lui. — Obsèques du roi à Saint-Denis. — Caractère de Dreux. — Le régent veut la confusion et la division. — Je veux me retirer de tout à la mort du roi, et je me laisse raccrocher malgré moi par M. le duc d’Orléans. — Conduite de ce prince à l’égard des ducs. — Courte comparaison des assemblées de la noblesse en 1649 et en 1715. — Ressorts et fanatisme de celle-ci. — Le régent trompé sur cette prétendue noblesse. — Étrange personnage du duc de Noailles. — Le régent trompé sur le parlement. — Menées du duc de Noailles pour diviser les ducs, et faire tomber leurs poursuites contre les usurpations du parlement à leur égard ; à quoi enfin il réussit.


On a pu voir quelque part, au commencement de ces Mémoires, que j’avois pris le même soin du marquis de Sandricourt que s’il eût été mon fils. Nous sommes de même maison, quoique de branche séparée depuis plus de trois cents ans. J’ai toujours aimé mon nom ; je n’ai rien oublié pour élever tous ceux qui l’ont porté de mon temps ; je n’y ai pas été heureux. Son père et sa mère, gens de beaucoup d’esprit, mais avares, obscurs, fort retirés, n’avoient point d’autres enfants. Ils étoient riches en belles terres en Picardie ; ils ne bougeoient de chez mon père, et après de chez moi.

Je procurai une compagnie de cavalerie à leur fils de fort bonne heure, et le premier usage que je fis de l’amitié de Chamillart fut de faire donner fort tôt après à ce jeune homme l’agrément au régiment de Berry cavalerie, que Yolet, très bon officier, vendit de dépit de n’être pas maréchal de camp. La cherté effraya le père ; je m’obligeai à le payer, et priai Yolet de faire le marché au mot du père, et que je donnerois le surplus. Le père, étonné d’un si grand et si prompt rabois, se douta de ce que j’avois fait, se piqua, et conclut, à peu de chose près, qui demeura sur mon compte, et qu’ils m’ont rendu depuis. Ce régiment alla bientôt en Espagne. Mme des Ursins y régnoit, et je pouvois compter sur elle ; M. le duc d’Orléans y commanda l’armée bientôt après ; il eut toutes les bontés les plus marquées pour Sandricourt, et Mme des Ursins lui donna une protection distinguée. Je le recommandai aussi à tout ce que je connus qui le pouvoit servir et même conduire. Il avoit de la valeur et de la volonté ; en trois ans Chamillart le fit brigadier, aux cris de la foule de ses cadets d’Italie, d’Allemagne et de Flandre. Il fit un tour à Paris l’hiver d’après le mariage de M. le duc de Berry. Je l’eus chez moi à la cour, le présentai partout, et lui fis donner les entrées chez ce prince, sous prétexte qu’il commandoit son régiment. À son retour, à la paix, j’en usai de la même manière, et je crus pouvoir le former au monde après l’avoir vu plusieurs campagnes à la guerre, où il s’étoit acquis de la réputation.

Il y avoit déjà longtemps que son père et sa mère le vouloient marier. Je les en avois toujours détournés comme d’une chose prématurée à l’âge et au grade militaire de leur fils qui, en avançant en âge et en fortune, ne pouvoit que trouver des partis plus avantageux, et propres à avancer sa fortune. Surtout je les exhortois à profiter de leur situation heureuse sans dettes, avec près de cinquante mille livres de rente en belles terres depuis Paris jusqu’à Abbeville, pour ne pas faire de mésalliance, dont leur fils m’avoit toujours paru infiniment éloigné.

Voyant leur empressement de le marier devenu incapable de raison, nous pensâmes, Mme de Saint-Simon et moi, à chercher à les satisfaire d’une manière convenable, et nous crûmes trouver tout dans Mlle de Risbourg. Le marquis de Risbourg, son père, étoit petit-fils du frère du prince d’Espinoy, du fils duquel prince d’Espinoy il a été parlé ici plus d’une fois, qui étoit mort il y avoit déjà quelques années, et de la veuve duquel, sœur de Mlle de Lislebonne, il a encore été plus souvent mention dans ces Mémoires. Ce marquis de Risbourg, dont il s’agit ici, avoit suivi en Espagne la fortune de son père et de son grand-père, qui s’y étoient attachés, et il y étoit demeuré au service de Philippe V. Il étoit alors grand d’Espagne, chevalier de la Toison-d’Or, colonel du régiment des gardes wallonnes, vice-roi de Catalogne, et résidoit à Barcelone. Il étoit veuf, riche, et n’avoit que deux filles, dont l’aînée, fort dévote, avoit renoncé au mariage, et qui toutes deux vivoient ensemble dans leurs terres en Flandre, ou dans nos villes qui en étoient voisines, avec une grande bienséance et beaucoup de réputation de vertu. Leur père ne vouloit point se remarier, étoit assez singulier. Tous ses biens de Flandre et tout ce qu’il avoit amassé en Espagne, qui alloit à beaucoup, revenoit donc après lui à ses filles, et plus que tout cela sa grandesse après lui. Il avoit depuis longtemps mis toute sa confiance en la princesse d’Espinoy, dont je viens de parler ; elle avoit sa procuration pour gouverner ses biens de Flandre, et pour la conduite personnelle de ses filles, et leur commerce de lettres et d’amitié étoit continuel.

Personne de distingué n’avoit pensé à un si grand parti, mais peu connu et relégué, et plus douteux encore par l’âge et la situation du père, à qui il pouvoit prendre envie de se remarier. Nous en parlâmes à Sandricourt, et à son père et à sa mère, qui regardèrent cette affaire comme la plus grande qu’ils pussent faire, et telle qu’ils ne l’osaient espérer. En effet, tout y étoit : biens, alliance, la plus grande naissance, un père dans les premiers honneurs et emplois, et par ce que nous savions de son éloignement pour un second mariage, certitude de sa grandesse après lui. Les Sandricourt nous pressèrent de voir ce qu’ils en pourroient espérer.

Mme de Saint-Simon en parla à Mme d’Espinoy, qui reçut la proposition avec toute sorte d’agrément. Elle convint de tout l’éloignement du marquis de Risbourg de se remarier, parla franchement sur la confiance qu’il avoit en elle, et promit de lui en écrire au plus favorablement.

À peine sa lettre était-elle partie, que les Sandricourt nous vinrent dire que cette affaire ne réussiroit jamais ; qu’ils étoient pressés de marier leur fils ; qu’il n’y avoit rien de meilleur que de s’allier à la robe pour la conservation des droits des terres, et pour les procès qui pouvoient survenir ; et qu’ils étoient résolus à le faire. Le fils vint me trouver, fit le désolé, me conjura de ne le point abandonner à la fantaisie de son père et de sa mère. Il en dit autant à ma mère et à Mme de Saint-Simon, et nous le crûmes de bonne foi.

Il est aisé d’imaginer ce que nous dîmes au père et à la mère, surtout la lettre de la princesse d’Espinoy au marquis de Risbourg étant partie. Leur embarras fut grand, mais leur opiniâtreté la fut davantage. Ils ne parloient qu’en général, et nous espérions qu’avant qu’ils eussent trouvé, et le jeune homme persistant dans les sentiments qu’il ne cessoit de nous témoigner, l’affaire s’engageroit avec le marquis de Risbourg, et que nous ferions le mariage. Cette espérance ne dura pas longtemps.

Deux jours après, le jeune homme bien empêtré me vint dire que son mariage étoit fait avec Mlle de Gourgues. Je m’écriai, et lui demandai s’il y consentoit. Il répondit qu’il n’osoit résister à son père et à sa mère qui vouloient la robe absolument. Je le menai à ma mère et à Mme de Saint-Simon, qui lui représentèrent tout ce qu’il étoit possible. À la fin je lui dis que s’ils avoient la rage de la robe au point de la préférer à une fille fort riche de là maison de Melun, qui feroit avec certitude son mari grand d’Espagne, et au point encore de ne pas attendre la réponse du marquis de Risbourg à Mme d’Espinoy, après nous avoir engagés à lui en faire écrire par elle, il falloit du moins choisir une famille honnête et qui pût lui être de quelque utilité ; que le père de celle qu’il vouloit épouser étoit un maître des requêtes si étrangement déshonoré, que le chancelier de Pontchartrain m’avoit dit avoir reçu une députation en forme des maîtres des requêtes, pour lui demander de faire défaire Gourgues de sa charge, lequel n’osoit plus depuis se présenter au conseil ; que son père, qui n’avoit guère meilleure réputation, avoit pourri maître des requêtes, sans avoir jamais pu être intendant ; que le frère de celui-là, évêque de Bazas, étoit le mépris de la Gascogne ; qu’en un mot, s’ils vouloient déterminément la robe, ils nous donnassent loisir de sortir honnêtement d’avec Mme d’Espinoy ; et que s’il vouloit Mlle Pelletier, je pouvois faire cette affaire-là par Coettenfao qui étoit leur ami intime et le mien ; qu’elle étoit fille d’un premier président, sœur d’un président à mortier (depuis aussi premier président), petite-fille d’un ministre d’État et contrôleur général, nièce de Pelletier de Sousy et de son fils des Forts, tous deux conseillers d’État, et actuellement en place et en grande considération ; qu’au moins c’étoit une robe illustrée en son état, et en situation de lui être utile. Ma mère et Mme de Saint-Simon le pressèrent là-dessus comme je venois de faire. Mais nous parlions un sourd et, qui pis étais, à un amoureux, ce que nous ne sûmes qu’après.

C’étoit le matin. L’après-dînée Mme de Sandricourt vint chez moi comme une furie. Je la laissai dire, comme on souffre les fous. De chez moi elle monta chez ma mère, qui ne fut pas si endurante, qui lui apprit sur sa future belle-fille ce qu’elle ne voulut pas croire, quoique connu de tout le domestique de son père et de beaucoup de gens, et lui prédit tout ce qui leur est arrivé depuis. Mme de Sandricourt sortit plus en furie que jamais. Son mari ne parut point chez nous. Cinq ou six jours après ils firent leur mariage.

Le rare fut que ce bel époux alla de porte en porte, chez tout ce qu’il put connoître de la robe, dire que je l’avois en telle horreur, que j’avois rompu avec eux pour s’y être alliés. L’affaire du bonnet étoit alors en grand mouvement ; on peut juger de l’effet de ce discours qui se répandit partout. Après un trait si noir d’ingratitude, de tromperie et d’atroce calomnie, nous ne voulûmes plus ouïr parler d’eux, et oncques depuis ne les avons vus.

Le père et la mère vécurent assez pour avoir vu et senti les vérités dont ma mère avertit Mme de Sandricourt, la dernière fois qu’elle l’ait jamais vue, e tous deux en sont morts dans la douleur. Leur fils plus bénin, quelque temps amoureux, après mourant de peur de sa femme, qui ne s’est guère embarrassée de mesures ni de précautions, s’est mis à la mode en doux et soumis serviteur. Il n’a point manqué d’enfants, mais souvent d’argent, sans pourtant en dépenser, et a vécu obscur dans son quartier. Il n’a pas laissé de servir et de devenir lieutenant général, jusqu’à la guerre de Bohême ; mais son peu d’esprit, son triste mariage, et l’obscurité qui en est résultée, l’ont accablé, en sorte qu’on l’a laissé depuis en oubli, et sans aucune sorte de récompense. Mlle Pelletier, que je lui avois proposée, épousa depuis le marquis de Fénelon, longtemps ambassadeur en Hollande, aujourd’hui lieutenant général, gouverneur du Quesnoy, conseiller d’État d’épée, et chevalier de l’ordre.

Le vendredi 25 octobre, les obsèques solennelles du feu roi se firent à Saint-Denis, où tout se passa dans une confusion si grande, et d’une manière si éloignée de ce qui s’étoit pratiqué à celles de Louis XIII, d’Henri IV et de tous les prédécesseurs, que je m’en épargnerai le récit, qui ne pourroit se passer d’une longue dissertation.

Dreux étoit grand maître des cérémonies, comme on l’a vu en son temps, par son mariage avec la fille de Chamillart. Son ignorance et sa brutalité étoient égales, et au comble. Il a su montrer l’une et l’autre à la guerre, où, malgré sa valeur et sa faveur, il s’est fait détester et mépriser. Sa bêtise ne diminuoit rien de son orgueil, qui, dans le désespoir de la bassesse plus que très crasseuse de sa naissance, que sa charge, son alliance, les richesses des usures de son père, ni le titre de marquis, si plaisamment imposé par lui au nom de sa famille, ne pouvoient recrépir, ne perdoit pas une occasion de s’en venger contre la vérité, contre le témoignage de ses registres, et contre son honneur, dont en ce genre il ne faisoit pas grand cas.

Je dis contre ses registres, parce que je les ai tous jusqu’à une époque où pendant qu’il étoit à l’armée, sa femme, qu’il ne méritoit pas, me les prêta tous un à un, et je les fis copier et bien collationner ; et c’est sur cela que je dis qu’il alloit contre ses registres, parce que je l’y pris, et qu’il en demeura court lorsque Mme de Saint-Simon conduisit un enfant de Mme la duchesse de Berry à Saint-Denis. Il refusoit un honneur qui étoit dû, je lui citai son registre ; il fut honteux et confus, et obligé de céder. Il avoit su apparemment, à son retour de l’armée, longtemps avant ce fait, que sa femme m’avoit prêté ses registres ; il lui en fit un si étrange vacarme que je n’ai pu y revenir depuis.

Je ne crois pas qu’il y ait de jugement téméraire à penser qu’il y aura écrit tout ce qu’il lui aura plu. On a vu ( t. II, p. 80 et suiv.) le silence de Sainctot, maître des cérémonies alors, dans les siens, et (t. IV ; p. 163) la fausseté de Châteauneuf dans ceux de l’ordre du Saint-Esprit, dont je ne rappellerai point ici les sujets qui se trouvent aux pages indiquées. Ces messieurs écrivent seuls dans les ténèbres, sans contradicteur ni inspecteur, et prétendent faire ainsi des lois. Les registres ne se faisoient pas autrefois de la sorte ; et la probité de ces nouveaux venus, si solennellement reconnue pour telle qu’elle est par ces tristes découvertes, ne sauroit plus faire d’illusion à personne.

À l’égard de ces obsèques du roi, M. le duc d’Orléans ne se soucioit d’aucun ordre ni d’aucune règle. On ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’il avoit mis sa politique, tant en choses générales qu’en particulières de toute espèce, à faire naître des disputes ; et bientôt ce mot favori lui échappa comme un axiome admirable dans la pratique : Divide et regna. Il laissa donc faire la pompe funèbre comme on voulut : Dreux en fut le maître, et il y signala toutes ses bonnes qualités.

Les ducs d’Uzès, de Luynes et de Brissac furent nommés pour porter la couronne, le sceptre et la main de justice, comme les plus anciens à pouvoir faire cette fonction. Ils étoient dans les hautes chaires, du même côté que les trois princes du deuil, dont M. le duc d’Orléans étoit le premier ; et tout de suite après eux, une stalle vide entre le dernier de ces trois princes et le duc d’Uzès, par conséquent au-dessus de toutes les cours supérieures, et ils avoient aussi leurs carreaux.

La cérémonie commencée, Dreux s’étant approché au bas de la stalle de M. le duc d’Orléans, pour en recevoir quelque ordre, M. d’Uzès s’avança par devant les deux autres princes du deuil, et dit à Dreux qu’il le prioit de se souvenir que les trois ducs devoient être salués avant le parlement. Dreux répondit net et court qu’il n’en feroit rien. Il étoit fils de ce conseiller de la grand’chambre qu’on a vu qui avoit fait la lecture du testament du roi en la séance du parlement pour la régence. Ainsi son fils n’avoit garde de n’être pas pour le parlement, où la charge de son père étoit, avant la sienne, le premier décrassement de sa bassesse. M. d’Uzès se contenta de lui demander par quelle raison. « Parce que cela ne se doit pas », répondit insolemment et faussement ce menteur, car ses propres registres, que j’ai, portent que les ducs furent sans difficulté salués avant le parlement aux obsèques de Louis XIII, d’Henri IV, etc. Leur dignité le comporte, les symboles de la royauté portés entre leurs mains l’exigent, leur séance actuelle au-dessus du parlement le prouve avec évidence. M. d’Uzès insista, Dreux brutalisa toujours, insista contre son su sur ses registres.

Ce n’étoit pas là le moment de les voir ; il fut cru sur la plus que périlleuse parole par M. le duc d’Orléans, qui étoit entre eux comme en tiers, et qui n’entra que faiblement dans ce laconique pourparler. Il ne se soucioit pas des règles ni des dignités ; il vouloit ménager le parlement, surtout dans ces commencements, il n’étoit pas fâché de laisser naître une querelle de plus.

M. d’Uzès déclara très mal à propos à Dreux que les ducs ne lui rendroient point le salut, s’ils ne le recevoient de lui, qu’après l’avoir fait au parlement. Il falloit le lui refuser sans l’en avertir. Dreux répondit avec impudence qu’il ne saluoit point qui ne le saluoit pas ; et, bien averti par la sottise de. M. d’Uzès, salua le parlement, et ne salua point les ducs. Ils protestèrent au sortir de là sur tout ce qui s’étoit passé, et il n’en fut autre chose.

On verra bientôt combien peu le régent eut lieu de s’applaudir de ses égards, c’est trop peu dire, de son respect et de sa frayeur du parlement, qui non seulement lui disputa toutes choses, mais jusqu’au rang personnel, qu’il força le régent, de malepeur, à lui abandonner. Je ne fais ici que cette remarque simple, le fait sera expliqué en son temps.

Je n’avois senti que sa mollesse à la mort du roi, tant sur ce qui le regardoit si personnellement, et qui a été expliqué alors, que sur ce qu’il me devoit de justice sur l’inouïe scélératesse du duc de Noailles à mon égard. Aussi voulus-je faire retraite, et je me tins chez moi sans en sortir. M. le duc d’Orléans en fut en peine, et sans vouloir mieux faire, ne voulut pas me laisser dépiter. Il m’envoya coup sur coup l’abbé Dubois me conjurer de retourner chez lui, de ne l’abandonner point dans cette première crise, de pardonner aux conjonctures, de compter entièrement sur son amitié, sa confiance, sa reconnoissance, en un mot les plus beaux discours du monde. J’eus grande peine à me laisser, non pas persuader, mais aller à la bienséance ; lui-même me dit encore plus de merveilles, et quoique malgré moi, je me laissai rengarier. C’étoit avant la formation arrêtée des conseils. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir de pis que de mollesse.

Les conseils formés, et toutes les affaires en train, il fut question de la nôtre avec le parlement. À tout ce qui s’étoit passé là-dessus, sous le feu roi dans les derniers temps de sa vie, du su et sous les yeux de M. le duc d’Orléans, et aussitôt après la mort de ce monarque, où la parole du régent se trouvoit engagée à nous d’une manière si formelle et si redoublée, de plus encore si solennelle, en pleine séance du parlement, il y avoit lieu de compter que nous aurions enfin justice des scélératesses du duc du Maine et de celles du premier président, gens d’ailleurs si contraires à M. le duc d’Orléans. Je dois, quoi qu’il ait fait, trop de respect à sa mémoire pour vouloir le montrer par un aussi vilain côté que fut celui que nous en éprouvâmes ; je dois aussi trop de considération à mes confrères pour entrer dans un détail dont la vérité seroit si fâcheuse pour la plupart ; je dois encore assez d’égards au grand nom de l’ordre dont je suis moi-même, pour éclairer toute la duperie, l’envie, la jalousie, le bas et aveugle intérêt de la conduite de ceux qui nous, attaquèrent sous un nom si auguste, et si peu celui de la plupart de ceux qui osèrent s’en couvrir, et qui se dévouèrent à être le jouet du duc et de la duchesse du Maine, et la honte de la véritable noblesse par la folie égale de leurs calomnies, de leurs prétentions, et de leur abandon à celles des gens du parlement, avec qui l’intérêt de leurs moteurs les avoit amalgamés, à leur ruine, et à la dérision et la compassion de tout ce qui n’avoit pas pris les folles impressions que souffloit tout l’art pernicieux du duc et de la duchesse du Maine.

On vit la haute noblesse s’émouvoir et se rassembler en 1649, et demander et obtenir l’adjonction des ducs contre les nouveaux rangs accordés à MM. de Bouillon et de Rohan, comme injurieux à la noblesse et nuisibles à l’État [1]. On lui vit obtenir ce qu’elle demandoit, qui fut rendu après l’orage à qui il avoit été ôté. Enfin on vit cette assemblée vouloir se mêler des affaires, et embarrasser la cour, qui fut obligée de chercher les moyens de la séparer, et de l’empêcher après de ses rassembler. Au moins avoit-elle raison dans son premier objet, puisque rien n’est en effet si injurieux à des maisons illustres et anciennes que d’en voir d’autres qui ne sont pas meilleures, ou qui sont même inférieures, distinguées d’elles par un rang et une supériorité si marquée, accordés au seul titre de naissance ; et puisqu’il n’est rien de si pernicieux à un État, ni d’un si corrupteur exemple, que d’accorder des grâces si nouvelles, si inouïes, si étendues et si éclatantes pour prix d’une suite continuelle de menées (comme aux Rohan), de complots, de révoltes ouvertes, de pratiques dedans et dehors de royaume, de trahisons, de prises d’armes contre le roi, d’un cercle sans fin d’abolition et de la haute noblesse flétri par un tas de safraniers [2], mais reçus par les nobles pour faire nombre, et prendre un objet tout opposé à celui de 1649.

Il ne s’agissoit point alors des bâtards, ni d’y prendre parti, et nulle apparence que la noblesse pût entrer à découvert dans celui du parlement contre nous. Mais celui du duc du Maine vouloit rassembler les borgnes et les boiteux avec les forts et les sains, pour avoir force monde ameuté tout prêt à ses ordres. Il falloit leur montrer un objet, leur fasciner les yeux, profiter de leur ignorance, du peu de sens de la multitude, la flatter, lui donner lieu et la satisfaction de faire du bruit. Il falloit de plus un objet durable qui les tînt longtemps attroupés, échauffés, qui aveuglât leur raison et leur intérêt véritable, leur montrer une lune pour les faire aboyer, et les enivrer tellement de la délicieuse nouveauté de se croire considérables et importants qu’ils ne s’aperçussent point du piège qui leur étoit tendu, et de la dérision secrète que faisoient d’eux ceux dont ils devenoient les aveugles instruments, ni de la compassion que le gros sensé de la véritable noblesse concevoit de leur frénésie.

Elle fut telle que tout ce qui se présenta fut reçu, et que ces gens si entêtés de leur noblesse consentirent à une parfaite égalité avec tous, jusque-là que le marquis de Châtillon fit passer en faveur de son gendre qu’ils signeroient tous en rond, pour bannir toute différence. Ce gendre étoit colonel d’un régiment, et a été cassé depuis pour sa conduite. Il étoit fils de Bonnetot, premier président de la chambre des comptes de Rouen, et ce premier président étoit fils d’un laboureur de Normandie, qui étoit devenu fermier, et par l’industrie de l’un et l’avarice de l’autre un des plus riches bourgeois de Rouen. Je donne cet exemple entre mille de ces reçus par ces messieurs soi-disant la haute noblesse.

L’objet pour les faire crier et les tenir ensemble fut bientôt trouvé. Ce fut la calomnie du duc de Noailles, de la salutation du roi, et de là des plaintes et des prétentions contre les ducs également folles et absurdes, et qui n’avoient pas le plus léger fondement. À la place de choses, c’étoient des inventions de minuties, qui auroient fait rire dans un autre temps, et qui toutefois n’avoient ni réalité ni apparence. On le leur démontroit, ils ne pouvoient combattre l’évidence, cela même les irritoit davantage.

Leur grande clameur étoit que les ducs ne vouloient pas être de l’ordre de la noblesse. On leur demandoit s’il y avoit en France plus de trois ordres, si les ducs se prétendoient de celui du clergé ou de celui du tiers état, ou enfin s’ils ne vouloient être d’aucun des trois, et s’exclure ainsi d’être François et du corps de l’État. Cette réponse, à laquelle il n’y en avoit point, les mettoit en fougue, et la fin étoit qu’eux ne vouloient pas que les ducs fussent de l’ordre de la noblesse. On leur demandoit duquel donc ils les vouloient mettre ; on leur disoit encore que puisqu’ils ne vouloient point les ducs dans l’ordre de la noblesse, ils ne devoient donc pas leur imputer de n’en vouloir pas être, et en crier si haut. La fureur et le déraisonnement le plus inepte étoit leur réplique, et cette ivresse étoit telle qu’à qui n’en a pas été témoin, elle est entièrement incroyable.

Enfin après avoir bien battu l’air, il fallut les amuser, de peur de les laisser se dissiper d’eux-mêmes. Les moteurs de ce fanatisme profitèrent du premier objet par lequel ils avoient su les remuer et les rassembler : et de cette calomnie du duc de Noailles sur la salutation du roi, les conduisirent à attaquer les distinctions des ducs et des duchesses, sans jamais parler de celles des princes étrangers, qui, étant données par naissance, sont véritablement injurieuses à la noblesse, au lieu que celles des ducs étant par dignité, tout noble peut espérer d’y parvenir, comme ont fait ceux qui en sont revêtus. Cet hameçon grossier fut saisi avec tout l’emportement que les promoteurs en pussent désirer.

Le duc du Maine qui, par la perfidie si noirement pourpensée du bonnet, s’étoit délivré de la crainte de l’union des ducs et du parlement contre tout ce qu’il avoit arraché du feu roi, n’avoit pas moins de peur de la réunion de tous les gens de qualité avec les ducs contre ces mêmes choses. Par cette nouvelle adresse, il se délivroit de cette frayeur, s’assuroit au contraire de cet attroupement, et comptoit de donner par là une occupation de défense à ceux dont il redoutoit les attaques.

Le parlement, d’autre part, qui ne vouloit point répondre au régent sur le bonnet, ni les autres choses qui regardoient les ducs, étoit ravi de les voir attaqués de la sorte, et se réjouissoit de la diversion. Peu contents de leur nombre, ces messieurs écrivirent dans les provinces, y procurèrent des assemblées et des adjonctions à eux par députés, et le duc du Maine et le premier président firent par le bailli de Mesmes, ambassadeur de Malte, que tous les chevaliers de Malte, comme noblesse, s’y unirent aussi

Rien de plus scandaleux ni de plus vain : scandaleux, parce que nul ordre ne doit et ne peut s’assembler que par ordre ou par permission du roi, beaucoup moins pratiquer des adjonctions, et parce que la noblesse ne peut être considérée comme telle, et comme faisant corps, que dans les états généraux, ou dans une assemblée convoquée par le roi et formée en conséquence dans les provinces, par bailliages, pour faire les députations, comme il se pratique pour les états généraux. Ainsi cette foule assemblée d’elle-même, cherchant à s’organiser de sa propre autorité, ne pouvoit être qu’un ramas informe, sans consistance, sans nom, sans fonction, sans mouvement légitime, bien loin de pouvoir prédire le nom de la noblesse et du second ordre de l’État. C’est à quoi pas un d’eux ne pouvoit répondre. Rien aussi de plus vain que leurs clameurs et leurs démarches, et ils ne savoient que dire lorsqu’on leur demandoit ce qu’ils vouloient, et sur quel fondement ; s’ils valoient mieux que leurs pères et leurs ancêtres, qui n’avoient jamais imaginé de se blesser de rien à l’égard des ducs ; s’ils connoissoient un pays policé dans le monde entier qui n’eût pas ses dignités, et ses grands distingués de tous par leurs prérogatives, tant les monarchies que les républiques, dans toutes les parties de l’univers et dans tous les siècles ; s’ils prétendoient que cela fût abrogé en France, où, comme partout ailleurs, sous quelque nom que ç’ait été, il y en avoit toujours eu ; s’ils vouloient dépouiller le roi du droit d’accorder ces grandes récompenses, et eux-mêmes et les leurs de l’espérance d’y arriver ; enfin ôter toute émulation, toute ambition, toute envie de servir l’État et ses rois, puisque, en détruisant les dignités, il ne pouvoit plus y avoir de distinction ni de préférence ; que de l’un à l’autre personne ne voudroit céder à un autre, et s’estimer inférieur à lui en noblesse, dont chacun ne pouvoit porter les titres sous son bras pour prouver l’antiquité de la sienne par-dessus celle d’un autre. Toutes ces raisons, et une foule d’autres que je tais, les accabloient et les rendoient muets en raisons, et furieux en effet, jusque-là qu’il y en eut, et de grand nom, que je veux bien taire, qui ne purent s’empêcher d avouer que tout ce qu’on leur opposoit étoit vrai ; mais que, n’espérant pas d’être ducs, ils en vouloient éteindre la dignité, et rendre égaux tout le monde. Voilà jusqu’où le fanatisme fut poussé.

M. le duc d’Orléans, qui espéroit de tout ce bruit que les ducs, trop attaqués, lui donneroient plus de relâche sur leur affaire avec le parlement, étoit si peu contraire à ces folies qu’il avoit permis à ses premiers officiers de s’y joindre, dont M. de Châtillon étoit le plus ardent. Je représentai vainement à Son Altesse Royale le danger d’une tolérance qui portoit à une sorte de révolte de gens du plus grand nom mêlés avec gens du plus bas, qui se devoient dire sans aveu que d’eux-mêmes, s’attrouper, s’engager les uns aux autres en union par leurs signatures, envoyer des lettres circulaires dans les provinces, s’ériger en réformateurs, ou plutôt en refondeurs de l’État, sans avoir pu articuler la preuve d’aucune de leurs plaintes contre les ducs, et sans autre raison que leur bon plaisir et leur licence, contester aux ducs ce qui a été de tout temps, et ce qui n’est pas en la puissance du régent de leur ôter ; que c’étoit être aveugle de ne voir pas la trame de toute cette menée, tissue par le duc du Maine, son plus grand ennemi, et par le premier président, qui ne l’étoit pas moins, et un avec le duc du Maine, qui amusoient des gens sans connoissance, et qui profitoient de leur vanité pour unir un nombreux groupe ensemble, le tenir en leurs mains, disposer de leur aveuglement, et en temps et lieu s’opposer à lui et à son gouvernement, à leur tête, et en unisson avec les provinces et avec le parlement.

Je le priai de se souvenir de l’embarras que l’assemblée de 1649, quoique avouée par Monsieur et par la reine régente, leur avoit donné ; la juste crainte qu’ils en avoient enfin conçue, lorsqu’elle voulut parler d’autre chose que du rang des Bouillon et des Rohan ; enfin les soins et les peines qu’il y eut à les séparer et à les empêcher de se rassembler.

L’amour de la division et l’esprit de défiance qui, avec la plus étrange faiblesse, dominoient le régent, le rendirent sourd à mes remontrances. Il croyoit que l’intérêt des ducs me faisoit parler, et trouver le sien dans ce vacarme ; et dans la suite, la crainte de cette prétendue noblesse le saisit et l’arrêta quand il eut commencé enfin à ouvrir les yeux sur ses démarches. Dans tous ces divers temps, tantôt il convenoit avec moi, et promettoit d’imposer, tantôt il esquivoit. Je le connoissois trop pour être la dupe de ses meilleurs propos. Un long usage m’avoit appris à lire dans ses yeux et dans sa contenance, quand il me parloit vrai ou contre sa pensée. Mais je comptois faire mon devoir de le poursuivre, et j’avouerai aussi que je me dépiquois en le mettant au pied du mur. Il sentit trop tard la solidité de mes représentations.

L’affaire du bonnet et des autres usurpations du parlement ne se suivoit pas avec moins de chaleur. Les ducs s’assembloient fréquemment, députoient au régent, et j’étois celui qui d’ailleurs lui parlois le plus souvent et avec le plus de force. Il arrivoit sans cesse que je le mettois au désespoir par mes sommations de sa parole, et par celles que je lui attirois des députations. Il sentoit la force de la justice, et celle de ses engagements publics avec nous ; il craignoit le parlement, et le duc de Noailles, qui le redoutoit encore plus sur son administration des finances, le détournoit de nous tenir ce qu’il nous avoit si solennellement promis, et l’avertissoit et le fortifioit sur les résolutions de nos assemblées.

J’en fus instruit avec preuves évidentes. Je les semai en une très nombreuse assemblée chez M. de Laon, et aussitôt après je leur dis, en regardant fixement le duc de Noailles : « Messieurs, nous avons ici des traîtres qui mériteroient bien d’en être chassés avec toute l’ignominie qui leur est due. Mais au moins vous les connoissez, vous ne pouvez vous y méprendre. En attendant mieux à leur égard, méprisons-les, suivons notre affaire avec courage, mettons toute notre force dans notre union, et si nous savons tous marcher ensemble, nous aurons justice, et nous pourrons après nous la faire de nos traîtres, et les livrer à toute leur infamie. » J’avois souvent soupçonné le duc de Noailles, je lui avois souvent donné des lardons en pleines assemblées. Pour cette fois, assuré des faits, et en ayant montré l’évidence à la plupart avant de nous asseoir, je donnai carrière à mon indignation.

Nous nous mettions toujours en rang d’ancienneté tout autour de la chambre, pour opiner plus en ordre et moins en confusion. Il arriva que, pendant ce court discours, chacun m’imita à regarder le duc de Noailles ; tous les yeux se fixèrent sur lui. Il ne put soutenir une si forte épreuve ; il rougit à l’excès, puis pâlit tout à coup, blanc comme sa cravate ; les lèvres lui trembloient ; il n’osa proférer un seul mot de toute la séance, et se contenta d’approuver de la tête à mesure qu’on convenoit de quelque chose.

Je dis sur la fin, toujours regardant mon homme très fixement, qu’il ne falloit pas douter que M. le duc d’Orléans, et peut-être le parlement aussi, ne fussent promptement avertis, et de la première main, de tout ce qui venoit d’être débattu et résolu entre nous ; mais qu’ayant pour nous la vérité, l’équité, et l’engagement du régent le plus public et le plus solennel, il n’y avoit qu’à laisser rapporter nos traîtres, suivre vivement ce qui étoit résolu, surtout maintenir l’union entre nous, et la regarder comme notre salut unique, mais certain. Tous les regards tombèrent encore, à cette reprise, sur le duc de Noailles, qui se leva brusquement, dit un mot bas à Charost son voisin, et sortit tout de suite comme un homme enragé. Cette manière de s’en aller n’échappa à personne. Je la commentai, et j’expliquai plus au long les preuves de la trahison du duc de Noailles, dont on ne douta plus. On convint de ne lui plus rien communiquer, mais qu’il n’étoit pas possible de lui fermer la porte de nos assemblées. Nous n’eûmes guère lieu d’en être embarrassés, car il ne s’y présenta presque plus, c’est-à-dire de loin en loin, une fois ou deux encore, et pour peu de moments, cachant sa turpitude sous son importance, et le travail des finances qui ne lui donnoit aucun loisir.

Charost, au sortir de cette assemblée chez M. de Laon, dont je viens de parler, me prit à part, et me voulut haranguer sur la façon dont j’avois tancé le duc de Noailles. Je me moquai de lui, et lui demandai quel ménagement méritoit un traître, et d’ailleurs de Noailles à moi, le plus noir et le plus perfide calomniateur, et à qui nous devions la frénésie de toute cette prétendue noblesse. Charost répliqua que cela étoit bel et bon, mais qu’il falloit donc que je susse que Noailles lui avoit parlé de moi avec menaces, comme mi homme qui vouloit tirer raison de moi si je recommençois à l’attaquer. Je me mis à rire, et lui dis qu’il y avoit longtemps que je lui en fournissois matière et occasion, s’il étoit si mauvais garçon, et qu’il me sembloit que la scène qu’il venoit d’essuyer étoit assez forte pour n’en attendre pas une nouvelle ; que ses complots, ses pratiques sous terre, ses noires impostures et ses infernales machinations, étoient ses armes véritablement à redouter, telles que je les avois éprouvées en très gratuite et très sublime ingratitude, armes pour lui plus sûres et plus favorites que son épée, qui tenoit trop au fourreau pour craindre d’en être ébloui ; qu’au surplus c’étoit à lui à courir s’il en avoit envie, et moi à l’attendre comme je faisois depuis longtemps, sans la plus légère inquiétude, et sans lui épargner nulle occasion ni aucun trait de l’y exciter, pour peu qu’il fût homme à en avoir envie ; que par conséquent cet avis qu’il (Charost) me donnoit ne me ralentiroit pas le moins du monde.

En effet je ne manquai pas une occasion à tomber sur cet honnête confrère, partout où je le pus, c’est-à-dire parmi nous, où, comme je l’ai dit, il n’osa presque plus se montrer, au conseil et chez M. le duc d’Orléans, qui étoient les seuls endroits où je pouvois le rencontrer, où je recevois ses basses révérences, sans lui rendre la moindre inclination, et où ma contenance et tant que j’y pouvois trouver jour, mes propos et ma hauteur me vengeoient, et montroient avec évidence aux assistants le coupable, qui n’osoit jamais répondre un seul mot, ce qui me paroîtroit à moi-même incroyable, si je ne l’avois sans cesse expérimenté tous les jours huit ans durant, à la vue de toute la France, tant le crime a de poids accablant jusque sur les plus méchants, les plus impudents, les plus grandement établis, et qui ont le plus de ressources d’ailleurs en eux-mêmes. Mais il faut me tenir ce que je me suis proposé au commencement de cette triste matière, l’enrayer au plus tôt, et devancer ici les temps pour n’avoir plus à y revenir.

Les mois s’écoulèrent en ces poursuites d’une part, en ces menées de l’autre. Le parlement, pressé de la vérité, plus touché de son intérêt, persuadé qu’il n’avoit pas de quoi se défendre, prit un parti hardi que lui inspira la faiblesse du régent ; ce fut de laisser à côté la défense des usurpations attaquées par les ducs, de montrer les dents à M. le duc d’Orléans, et de refuser de lui répondre et de lui obéir là-dessus. Conduit par d’Effiat et par Canillac, conseillé par le duc de Noailles, appuyé du duc du Maine et de ce groupe si nombreux qu’il avoit su ameuter et s’unir sous le respectable nom de noblesse, le parlement ne craignit point de se moquer d’un prince dont il voyoit sans cesse les ménagements pour lui, et en même temps la crainte qui les produisoit. Ces magistrats si bien guidés comprirent aisément qu’ils pouvoient tout faire sans risquer rien, et que le régent, qui les ménageroit toujours pour leur faire passer sans opposition les édits et les déclarations qu’il voudroit faire sur les matières des finances et du gouvernement, ne se compromettroit jamais avec eux pour chose qui au fond n’importoit en rien à sa personne, et dont il se soucioit en effet fort peu. C’est la conduite constante que le parlement tint dans toute la suite de cette affaire, et qui lui réussit pleinement.

J’avois beau représenter à Son Altesse Royale la dérision publique que le parlement faisoit de son autorité, l’étrange exemple qu’il laissoit apercevoir, ou de sa faiblesse, ou de l’opinion qu’il n’avoit pas le pouvoir de faire répondre des magistrats sur des entreprises visibles qui n’intéressoient qu’eux ; qu’enfin il leur apprendroit, par une conduite si peu digne du dépositaire de la plénitude de l’autorité royale, qu’ils pouvoient lui résister en des choses qui l’embarrasseroient fort dans l’exercice du gouvernement, et à lui résister encore toutes fois et quantes il leur plairoit de le faire. Ce que je lui disois étoit évident, et il ne tarda pas longtemps à en faire une honteuse expérience, comme je le raconterai en son temps. Mais je parlois en vain, je le désespérois par la transcendance des raisons que je lui apportois, auxquelles il ne pouvoit répondre. Mais les mêmes causes qui m’avoient fait échouer avec lui sur cette assemblée de noblesse me procurèrent le même sort sur le parlement. Sa défiance lui persuada que je ne lui parlois qu’en duc qui n’a que cet intérêt en vue ; son goût pour la division, qu’il la falloit entretenir entre les ducs et le parlement, et entre les ducs mêmes ; sa faiblesse, appuyée des pernicieux conseils de Noailles, Besons, Effiat, Canillac et de bien d’autres, qu’il falloit ménager le parlement en chose qui en intéressoit si vivement les principaux magistrats, et qui ne lui importoit en rien à lui-même, pour les trouver favorables et faciles à passer tout ce qu’il leur voudroit envoyer à enregistrer. C’est-à-dire que ces bons et fidèles conseillers comptoient pour rien la justice, la parole solennelle et publique donnée aux ducs par le régent, et par lui renouvelée en pleine séance au parlement, à l’ouverture de celle de la régence, la dérision que le parlement et toute la France faisoit de voir un régent refusé par le parlement de lui répondre, et sur chose de cette qualité qui n’intéressoit que l’orgueil de quelques magistrats ; l’exemple et le courage que cette misère donnoit à tout le monde, en particulier au parlement pour en abuser dans les choses du gouvernement ; enfin de compter pour rien de manquer solennellement et publiquement de foi, de parole, par conséquent d’honneur, à tout ce qu’il y avoit de grands en France.

Tout cela dura plusieurs années, et il faut que j’aie bien envie de sortir d’une si dégoûtante matière pour en prévenir de si loin la fin, qui arriva d’une part à force d’art, d’intrigues, de souplesses et d’audace ; de l’autre, de dépit, de dégoût et de guerre lasse.

Pendant cet intervalle, les protecteurs du parlement virent bien toute la force que les ducs tireroient de leur union, qui faisoit toute la peine et l’embarras du régent sur cette affaire. Leur application se tourna donc à les diviser ; le duc de Noailles s’appliqua à regagner les moins difficiles, et à effacer de leur esprit l’idée de ses trahisons, tandis qu’il y étoit plus abandonné que jamais. J’avois eu, dès avant la mort du roi, toutes les attentions imaginables à marquer à chaque duc toute sorte de considération. On en a pu voir un échantillon dans la façon dont je me raccommodai avec M. de Luxembourg, l’unique avec lequel je fusse demeuré mal, car le roi vivoit encore, et la scélératesse du duc de Noailles à mon égard m’étoit alors inconnue.

Plus je parus depuis la mort du roi bien avec le régent, plus mes attentions redoublèrent pour les ducs, et dans nos affaires connues j’évitai avec le plus grand soin jusqu’au moindre air de faveur et d’importance. Je parlois et j’opinois comme l’un d’eux ; je soutenois mes avis avec une modestie propre à les faire goûter, je puis dire que je les traitai toujours avec un air de respect pour eux. Si je proposois des partis fermes, j’en expliquois les raisons ; si des partis hardis et des propos de cette espèce à tenir au régent, je m’en chargeois ainsi que de toutes les commissions difficiles. C’est une justice qui, quoi qu’on ait fait, n’a pu m’être refusée, et que le duc de Tresmes entre autres, sans être mon ami particulier, a bien su leur reprocher. Mais cette conduite, toute mesurée qu’elle fût, ne put émousser l’envie. Cette passion basse et obscure se blesse de tout ; ma situation auprès du régent l’excita, et le duc de Noailles en sut profiter.

La plaie de ma préséance n’étoit pas refermée dans le cœur de M. de La Rochefoucauld, et le duc de Villeroy, toujours à sa suite, conservoit le même sentiment. Canillac cultivoit l’hôtel de La Rochefoucauld, avec qui il avoit fait grande connoissance chez Maisons. La Feuillade étoit de tout temps moins son ami que son esclave, et depuis sa disgrâce de Turin il s’étoit accroché à M. de La Rochefoucauld et à M. de Liancourt, qui dans les suites le reconnurent et lui fermèrent leur porte. La Feuillade, je n’ai jamais su pourquoi, m’avoit pris de tout temps en aversion. Canillac, qui étoit l’envie même, et qui se persuadoit qu’il lui appartenoit de gouverner le régent et l’État sans la plus légère concurrence, n’étoit pas pour guérir La Feuillade ni La Rochefoucauld à mon égard. Ils embabouinèrent le pauvre duc de Sully, connu auparavant sous le nom de chevalier de Sully, qui sien repentit bien après qu’il n’en fut plus temps, ainsi que le duc de Richelieu, qui ne faisoit que poindre, et que le bel air avoit fait disciple très soumis de La Feuillade. Noailles et Aumont s’amalgamèrent à eux dès qu’ils y purent être reçus, et M. de Luxembourg se laissa entraîner à MM. de La Rochefoucauld et de Villeroy, ses amis intimes de tous les temps, depuis leur liaison commune avec feu M. le prince de Conti. Noailles, qui les vouloit gouverner, n’osa l’entreprendre à découvert : il crut le faire plus aisément sous un autre nom, au poids duquel ces messieurs-là fussent accoutumés. Il leur insinua de gagner le maréchal d’Harcourt, qui n’avoit plus ni tête ni presque de parole. La Rochefoucauld avoit toujours été lié avec lui et le duc de Villeroy, et Noailles l’avoit été à cause de Mme de Maintenon. Un tel mentor, qui n’en avoit plus que l’ombre, fut merveilleusement propre au duc de Noailles, qui, dès qu’ils l’eurent gagné, devint le prêtre qui faisoit parler l’oracle.

Ce ne fut que pour contrecarrer tous les bons et sages partis que vouloient prendre ceux qu’ils n’avoient pu débaucher, et qui étoient : le cardinal de Mailly, archevêque de Reims ; Clermont-Chatte, évêque de Laon, qui avoit pouvoir de faire pour son cousin de Tonnerre, évêque de Langres ; Rochebonne, évêque de Noyon, et de loin Noailles, évêque de Châlons, qui suivoit son frère le cardinal de Noailles, qui, malgré son accablement des affaires de la constitution, et le besoin et les liaisons qu’elles lui donnoient avec le parlement, fut un des plus fidèles et des plus généreux de notre nombre. Les ducs de La Force, de Tresmes, de Charost, le maréchal de Villars, et les ducs d’Antin et de Chaulnes, aucun de ceux-là ne se démentit, aucun ne faiblit, tous agirent et firent merveilles. C’étoit avec eux que j’étois uni.

Je laisse le reste des ducs qui ne parurent presque plus dans ce reste de lutte avec le parlement et le régent, pour ne pas dire entre nous-mêmes. Les uns absents, les autres enfants, ceux-ci lassés d’une guerre plus qu’ingrate, ceux-là bas et timides sous un dehors politique et prudent.

Le duc de Noailles ourdissoit soigneusement sa trame pour nous désunir. Tout l’invita à cet infâme travail. Se donner le mérite auprès du régent de lui sacrifier l’intérêt de sa dignité ; auprès du parlement, de le délivrer en lui assurant le triomphe, avec ce ramas informe de noblesse qu’il avoit excitée et qu’il ne cessoit de cultiver ; de faire litière de cette dignité qu’il lui avoit plu de prendre en haine ; enfin de réparer en partie le peu de fruit qu’il avoit recueilli de sa scélératesse à mon égard.

Trop anciennement lié avec l’abbé Dubois, comme on l’a vu ailleurs, pour avoir ignoré mon dégoût, mon commencement de retraite, et tout ce qui s’étoit passé de la part du régent par Dubois pour me raccrocher, il étoit au désespoir qu’une des choses dont il s’étoit le plus flatté eût manqué. Il n’étoit pas moins confondu qu’après tant d’affreuses et de noires pratiques pour me rendre l’objet de la fureur de toute cette noblesse, pas un ne m’eût fait seulement la plus légère malhonnêteté. On ne hait rien tant au monde qu’un homme à qui on doit, et que gratuitement on a voulu perdre, qui le sait, qui le publie, qui en connoît la cause, et qui la répand, qu’on n’a pu ni perdre ni même affaiblir, et qui ne garde aucune sorte de mesure en quelque lieu ni en quelque occasion que ce soit, avec lequel on ne peut éviter de se rencontrer souvent, et que nulle patience, je n’oseroit dire nuls respects extérieurs, ne peuvent émousser. Outre le fruit que je viens d’expliquer, qu’il se proposoit pour soi-même du succès de ses travaux pour nous désunir, il se flattoit encore de me brouiller avec cette partie des ducs qu’il auroit trompée, de me rendre à charge à ceux que je voudrois maintenir en union, insupportable d’une part, et méprisable de l’autre à M. d’Orléans par une opiniâtreté qui ne seroit presque plus soutenue de personne, par là de changer à son avantage ma situation auprès de lui, et peut-être de dépit me faire quitter la partie, sans craindre que le régent courût après moi comme la première fois.

Tant de puissants motifs pour une ambition démesurée qui, dans la gangrène de son âme et la bassesse et la pourriture de son cœur, ne trouvoit ni remords ni obstacle, tirèrent de son art, de son esprit aisé, liant, souple, fécond, séducteur, et de ces manèges obscurs où il étoit si grand maître, tous les moyens de persuader des hommes qui ne se défioient plus de lui, et à qui il persuadoit qu’il n’avoit avec eux qu’un seul et même intérêt.

À l’écorce plausible qu’il tâcha de donner à ses raisons, il n’oublia pas de piquer la jalousie de ceux qui en purent être susceptibles, et de me donner à eux comme un homme entêté de ses sentiments, gâté par la faveur, désireux de dominer et d’emporter tout à ses avis, en un mot de conduire et de gouverner ses égaux et ses confrères. On a dit par qui il y fut aidé et pourquoi. Néanmoins la persuasion fut longue à prendre, et nous fûmes bien avertis. Je ne crus pas devoir faire de démarche vers aucun des ébranlés. Je me contentai de les laisser faire à ceux avec qui j’étois uni qu’on n’avoit pu rendre suspects aux autres, de me consoler dans l’union et la fermeté des nôtres, surtout dans leurs sentiments, et leur témoignage à tous de la droiture et de la simplicité de ma conduite et de mon procédé dans tout le long cours de cette malheureuse affaire si cruellement embarquée, malgré nous, sous la fin du feu roi, et j’ai eu cette satisfaction encore que ces mêmes ducs sont tous demeurés mes amis jusqu’à leur mort.

À force de temps, de ruses, d’artifices et de trames, Noailles vint à bout de la division qu’il avoit résolu de mettre entre nous. Il fit, avec ceux qu’il séduisit, de petites assemblées secrètes ; ensuite pour leur donner du poids il y en eut de plus nombreuses chez le maréchal d’Harcourt qui n étoit plus portatif, et qui n’étant plus en état de rien comprendre, encore moins de disserter, les couvrit de son ombre, et applaudissoit de la tête avec de grands yeux ouverts et étonnés à ce que Noailles expliquoit, comme de sa part. Je voyois, il y avoit du temps, les progrès de cet Achitophel ; je comprenois qu’il réussiroit enfin ; je n’allois plus qu’à regret à nos assemblées chez l’ancien de nous qui se trouvoit à Paris, et souvent il falloit me presser pour m’obliger à m’y rendre. Enfin un jour que nous fûmes tous avertis de nous trouver chez le cardinal de Mailly, archevêque de Reims, nous le fûmes une heure après pour nous rendre chez le maréchal d’Harcourt.

De ce moment je vis ce qui alloit arriver, et je résolus de me tenir chez moi. Je n’avois garde d’aller chez le maréchal d’Harcourt, où pas un de notre union n’avoit jamais été, et où pour la première fois nous étions priés de nous trouver, parce que je ne voulus pas me livrer à des disputes inutiles sur un parti bien pris entre eux, et qu’ils ne vouloient que nous déclarer, pour rendre la division plus invariable par tout ce qu’il étoit difficile qui n’accompagnât pas, dans les termes où on étoit arrivé, l’action de cette assemblée, si nous nous y fussions rendus ; aussi pas un de nous n’en fut-il tenté.

Je ne voulois pas, non plus, aller chez le cardinal de Mailly, pour y assister, pour ainsi dire, à nos funérailles, car ce les furent en effet. Mais je fus si pressé de plusieurs, et le matin même par Mme de Saint-Simon qui me représenta qu’il y auroit de la honte d’abandonner ceux avec qui j’avois toujours été uni, que je m’y en allai. Cela fit que j’y arrivai des derniers, qu’on y avoit été dans l’inquiétude de mon absence, et que je fus reçu avec de grands témoignages de satisfaction. On attendit longtemps ceux qui étoient de chez M. d’Harcourt. Tous les nôtres étoient chez le cardinal de Mailly, et le duc de Rohan de plus qui déclama fort contre les autres, ainsi que nous tous. Mais il ne s’y fit rien. Nous déplorâmes un schisme et une scission fatale ; et, après être demeurés ensemble fort tard, nous résolûmes de ne plus battre l’air en vain, de céder à la trahison, d’une part, et à l’entraînement de l’autre, et de laisser aux temps et aux occasions à faire repentir le régent de son manquement de parole et de son déni de justice, et à ces messieurs de chez M. d’Harcourt à se mordre longuement les doigts de leur duperie et de leur conduite qui perdoit tout entre nos mains. Nous nous embrassâmes les uns les autres, et nous nous promîmes une amitié et une union réciproques entre nous, auxquelles pas un n’a manqué. À l’égard des autres, froideur et civilité.

Ainsi par l’ambition et les artifices du duc de Noailles et de ses consorts, et la simplicité de leurs dupes, se fit cette meurtrière division qui mit fin à nos poursuites, donna lieu au parlement de triompher moins de nous que du régent, et procura à ce prince un court repos qu’il paya chèrement après. Prenons haleine après un si fâcheux récit, et retournons sur nos pas, dont, pour l’achever de suite, il nous a fort détournés.




  1. Voy. t. V, p. 438.
  2. Vieux mot qui s’employait familièrement pour désigner des gens misérables et ruinés.