Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/20

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CHAPITRE XX.


Berwick va commander en Guyenne au lieu de Montrevel, qui va en Alsace et qui s’en prend à moi. — Berwick fait réformer sa patente, et n’est sous les ordres de personne, contre la tentative du duc du Maine. — Le parlement s’oppose au rétablissement des charges de grand maître des postes et de surintendant des bâtiments. — Ses vues, sa conduite, ses appuis. — Vues et intérêts de ses appuis. — Je me dégoûte d’en parler au régent. — Je lui en prédis le succès, et je reste là-dessus dans le silence. — Law, dit Las ; sa banque. — Mon avis là-dessus, tant au régent en particulier qu’au conseil de régence. — Elle y passe et au parlement. — Le régent me met, malgré moi, en commerce réglé avec Law, qui dure jusqu’à sa chute. — Vue de Law à mon égard. — Évêchés et autres grâces. — Arouet, poète, depuis Voltaire, exilé. — Un frère du roi de Portugal à Paris ; va servir en Hongrie. — Mort de Mme de Courtaumer et de Mme de Villacerf ; de la comtesse d’Egmont en Flandre ; sa famille. — Mort de la maréchale de Bellefonds et de la marquise d’Harcourt. — Le maréchal d’Harcourt, en apoplexie, perd la parole pour toujours. — Le roi, revenant de l’Observatoire, visite en passant le chancelier de Pontchartrain. — Mme de Nassau remise en liberté. — MM. le Duc et prince de Conti ont la petite vérole. — Naissance de la dernière fille de Mme la duchesse d’Orléans. — Mort de l’électeur palatin.


Le maréchal de Montrevel commandoit toujours en Guyenne, il y escroquoit et prenoit tant qu’il pouvoit, et faisoit toutes sortes de sottises. C’étoit un homme fort court, fort impertinent, tout au maréchal de Villeroy et au bel air de la vieille cour, et fort peu sûr, par conséquent, pour M. le duc d’Orléans. Il étoit à Paris et sur le point de s’en retourner à Bordeaux. Le maréchal de Berwick eut le commandement de Guyenne, et Montrevel celui d’Alsace, où il ne pouvoit pas être dangereux. Quand le régent l’eut déclaré, Montrevel vint lui dire qu’il seroit toujours content de tout ce qu’il lui ordonneroit, et ajouta : « Mais, monsieur, le public en sera-t-il content pour moi ? — Oui, monsieur, lui répondit le régent, il le sera, je vous en réponds. » Ces sortes de fatuités, destituées comme celle-ci de tout mérite, n’alloient point au régent, qui d’un mot prompt et court les mettoit au net dans tout leur ridicule. Montrevel fut outré. Tout vieux qu’il étoit, il étoit fou d’une Mme de L’Église, femme d’un conseiller du parlement de Bordeaux, et depuis tant d’années que le feu roi l’y avoit mis il avoit là toutes ses habitudes. Il imagina que c’étoit moi qui l’avois fait déplacer. Il en fit partout ses plaintes, et me les envoya faire par Biron. Le maréchal Montrevel et moi n’avions pas ouï parler l’un de l’autre depuis le règlement que le feu roi avoit fait entre nous et dont j’ai parlé en son temps, depuis lequel il n’avoit osé se mêler de quoi que ce soit du gouvernement de Blaye ; ainsi rien qui me fût plus indifférent que son commandement en Guyenne. Je n’avois pas pensé un moment à lui, et M. le duc d’Orléans ne m’en parla qu’après qu’il l’eut résolu. Je répondis donc à Biron qu’il pouvoit assurer Montrevel que, depuis que nous n’avions plus rien de commun, ni à démêler ensemble, je n’avois pas songé s’il étoit au monde ; que je n’avois su son déplacement que lorsque M. le duc d’Orléans me l’avoit appris ; et qu’il pouvoit s’ôter de la tête que j’y eusse la moindre part, parce que rien au monde ne m’étoit plus indifférent, depuis que le feu roi avoit confirmé et réglé ma très parfaite indépendance, qui ne me pouvoit plus être troublée. Je ne sais si Biron osa lui rendre fidèlement ma réponse ; mais il continua à se plaindre de moi, et moi à me moquer de lui. Nous verrons bientôt qu’il ne sortit point de Paris, et qu’il mourut de peur ou de rage.

L’affaire du duc de Berwick ne fut pas sitôt consommée. Il s’aperçut que sa patente pour commander en Guyenne le soumettoit aux ordres du comte d’Eu, qui, comme devenu prince du sang, prétendoit faire de Paris les fonctions de gouverneur de Guyenne. Cela s’étoit évité avec Montrevel, qui y avoit été envoyé du vivant du duc de Chevreuse, et avant qu’il fût question des dernières apothéoses de ces bâtards ; d’ailleurs point d’exemple à l’égard des princes du sang sur les maréchaux de France, commandant dans leurs gouvernements ; mais c’étoit le temps des entreprises, surtout des princes du sang et des bâtards comme tels. Berwick renvoya la patente. Le régent en brassière, amateur du poison des mezzo-termine, qui toujours désespèrent celle [1] qui a raison, et ne contente pas celle qui a tort, fit ce qu’il put pour concilier les choses. Berwick, sans s’en embarrasser, ne mollit point, dit qu’il ne connoissoit point de milieu entre être ou n’être pas aux ordres d’un autre, se renferma à déclarer qu’il n’avoit point demandé ce commandement, et qu’il ne l’accepteroit point à une condition nouvelle et déshonorante. Quelque mouvement que les bâtards, et même, pour ce fait particulier, que les princes du sang se pussent donner, parce qu’il les regardoit également, il en fallut passer par où le maréchal voulut. Le régent comptoit sur lui dans une province jalouse, et si proche de l’Espagne : la patente fut réformée ; il n’y fut pas fait la moindre mention du comte d’Eu. Les maréchaux de France, qui avoient doucement laissé démêler la fusée à leur confrère, furent fort contents, lui beaucoup davantage ; et le rare fut que M. du Maine, y ayant perdu sans réserve tout ce qu’il avoit prétendu, voulut paroître content aussi.

Le parlement persistoit à ne vouloir point enregistrer les deux édits d’érection de grand maître des postes et de surintendant des bâtiments. Il prétendoit que [ces charges] ayant été supprimées, et la suppression enregistrée avec clause de ne pouvoir être rétablies, ils les devoient rejeter. Ce n’étoit pas que cela intéressât ni eux ni le peuple en aucune manière, encore moins s’il se pouvoit l’État ; mais cette compagnie vouloit figurer, se rendre considérable, faire compter avec elle ; elle ne le pouvoit que par la lutte, et de propos délibéré elle n’en perdoit aucune occasion. Elle avoit sondé le régent, puis tâté ; les succès répondoient de sa faiblesse. Il étoit environné d’ennemis qui lui imposoient, et qui, avec bien moins d’esprit et de lumière que lui, le trompoient et s’en moquoient, et qui s’étoient liés avec le parlement qui avoit les bâtards à lui et qui tenoit les princes du sang en mesure. Tels étoient : le maréchal de Villeroy, à qui les conversations sur les Mémoires du cardinal de Retz et de Joly, qui étoient lors fort à la mode, et que tout le monde se piquoit de lire, avoient tourné la tête, et qui vouloit être comme le duc de Beaufort, chef de la Fronde, roi des halles et de Paris, l’appui du parlement ; d’Effiat, son ami et du duc du Maine, à qui de longue main il avoit vendu son maître et qui trouvoit son compte à figurer et à négocier entre son maître et le parlement ; Besons, plat robin, quoique maréchal de France, qui s’étoit mis sous la tutelle d’Effiat ; Canillac, par les prestiges du feu président de Maisons, et que sa veuve, qui cabaloit encore tant qu’elle pouvoit chez elle, entretenoit toujours, avec autorité sur son esprit quoiqu’elle n’en eût point, et il lui rendoit compte de ce qu’il pompoit du régent sur le parlement ; le duc de Noailles qui l’avoit flatté par ses trahisons, qui, pour les rendre complètes, en avoit fait peur au régent, et qui lui-même en mouroit de frayeur sur son administration des finances, uni d’ailleurs avec d’Effiat par Dubois, trop petit garçon encore pour oser les contredire, ce Noailles, ravi de partager les négociations avec le parlement, et de voir naître du trouble pour se rendre nécessaire ; Huxelles enfin, ami intime du premier président, et dont le thème auprès du régent étoit la nécessité de l’intelligence avec le parlement pour le pouvoir contenir sur les matières de la constitution et de Rome ; un Broglio, un Nocé, d’autres petits compagnons, instruits par les autres ou par leurs propres liaisons à placer leur mot à propos. Ainsi, tantôt sur une matière, tantôt sur une autre, cette lutte se multiplia, se fortifia, s’échauffa, et conduisit, comme on le verra, les choses au bord du précipice.

Je m’étois dépité à cet égard par une infinité de raisons ; la défiance et la faiblesse du régent se réunissoient contre tout ce que je lui pouvois dire là-dessus. Je lui déclarai â la fin que je me lavois les mains de tout ce qui lui pouvoit arriver de la misère de sa conduite avec le parlement, de l’audace des entreprises de cette compagnie, de la friponnerie de gens qui l’environnoient, qui avoient mis le grappin sur lui, qu’il combloit d’amitiés, de confiance, de grâces, et qui étoient ses ennemis et le vendoient à leurs intérêts, à leurs vues et au parlement. J’ajoutai que je ne lui parlerois de ma vie de rien qui eut rapport au parlement, et que je saurois mettre à leur aise ses soupçons sur la haine qu’il me croyoit contre le parlement ; mais que je lui prédisois et le priois de s’en bien souvenir, qu’il n’irait pas loin sans que les choses n’en vinssent entre lui et cette compagnie au point qu’il se verroit forcé de lui abandonner toute l’autorité et tout l’exercice de la régence, ou d’avoir recours à des coups de force très dangereux. Je lui tins exactement parole ; on verra en son temps ce qui en arriva.

Il avoit alors une affaire à éclore, dont on se servit beaucoup pour le rendre si docile à l’égard du parlement. Un Écossois, de je ne sais quelle naissance [2], grand joueur et grand combinateur, et qui avoit gagné fort gros en divers pays où il avoit été, étoit venu en France dans les derniers temps du feu roi. Il s’appeloit Law ; mais quand il fut plus connu, on s’accoutuma si bien à l’appeler Las, que son nom de Law disparut. On parla de lui à M. le duc d’Orléans comme d’un homme profond dans les matières de banque, de commerce, de mouvement d’argent, de monnaie et de finances ; cela lui donna curiosité de le voir. Il l’entretint plusieurs fois, et il en fut si content qu’il en parla à Desmarets comme d’un homme de qui il pourroit tirer des lumières. Je me souviens aussi que ce prince m’en parla dans ce même temps. Desmarets manda Law, et fut longtemps avec lui et plusieurs reprises ; je n’ai point su ce qui se passa entre eux, ni ce qui en résulta, sinon que, Desmarets en fut content, et prit pour lui quelque estime.

M. le duc d’Orléans après cela ne le vit plus que de loin à loin ; mais après les premiers débouchés des affaires qui suivirent la mort du roi, Law, qui avoit fait au Palais-Royal des connoissances subalternes et quelque liaison avec l’abbé Dubois, se présenta de nouveau devant M. le duc d’Orléans, bientôt après l’entretint en particulier et lui proposa des plans de finances. Il le fit travailler avec le duc de Noailles, avec Rouillé, avec Amelot, ce dernier pour le commerce. Les deux premiers eurent peur d’un intrus de la main du régent dans leur administration, de manière qu’il fut longtemps ballotté, mais toujours porté par M. le duc d’Orléans. À la fin le projet de banque plut tant à ce prince qu’il voulut qu’il eût lieu. Il en parla en particulier aux principaux des finances, en qui il trouva une grande opposition. Il m’en avoit souvent parlé, et je m’étois contenté de l’écouter sur une matière que je n’ai jamais aimée, ni par conséquent bien entendue, et dont la résolution me paraissoit éloignée. Quand il eut tout à fait pris son parti, il fit une assemblée de finance et de commerce, où Law expliqua tout le plan de la banque qu’il proposoit d’établir. On l’écouta tant qu’il voulut. Quelques-uns, qui virent le régent presque déclaré, acquiescèrent ; mais le très grandnombre s’y opposa [3].

Law ne se rebuta point. On parla à la plupart un peu françois à l’oreille. On refit à peu près la même assemblée, où en présence du régent, Law expliqua encore ce projet. À cette fois peu y contredirent, et faiblement. Le duc de Noailles n’avoit osé soutenir la gageure, comme eût voulu le maréchal de Villeroy qui alloit toujours à contrecarrer M. le duc d’Orléans, sans autre raison ; car il n’entendoit ni en finances, ni en autres affaires ; aussi n’opinoit-il jamais au conseil qu’en deux mots, ou si très rarement il vouloit dire plus sur une affaire qu’il savoit qu’on y vouloit traiter, il apportoit une petite feuille de papier, et quand ce venoit à lui d’opiner, mettoit ses lunettes, lisoit tout de suite les cinq ou six lignes qui étoient écrites. Je ne l’ai jamais vu opiner autrement, et de cette dernière façon quatre ou cinq fois au plus. La banque passée de la sorte, il la fallut proposer au conseil de régence.

M. le duc d’Orléans prit la peine d’instruire en particulier chaque membre de ce conseil, et de lui faire doucement entendre qu’il désiroit que la banque ne trouvât point d’opposition. Il m’en parla à fond ; alors il fallut bien répondre. Je lui dis : que je ne cachois point mon ignorance, ni mon dégoût de toute matière de finance, que néanmoins ce qu’il venoit de m’expliquer me paraissoit bon en soi, en ce que sans levée, sans frais, et sans faire tort ni embarras à personne, l’argent se doubloit tout d’un coup par les billets de cette banque, et devenoit portatif avec la plus grande facilité ; mais qu’à cet avantage je trouvois deux inconvénients : le premier de gouverner la banque avec assez de prévoyance et de sagesse pour ne faire pas plus de billets qu’il ne falloit, afin d’être toujours au-dessus de ses forces, et de pouvoir faire hardiment face à tout, et payer tous ceux qui viendroient demander l’argent des billets dont ils seroient porteurs ; l’autre, que ce qui étoit excellent dans une république ou dans une monarchie où la finance est entièrement populaire, comme est l’Angleterre, étoit d’un pernicieux usage dans une monarchie absolue, telle que la France, où la nécessité d’une guerre mal entreprise et mal soutenue, l’avidité d’un premier ministre, d’un favori, d’une maîtresse, le luxe, les folles dépenses, la prodigalité d’un roi ont bientôt épuisé une banque, et ruiné tous les porteurs de billets, c’est-à-dire culbuté le royaume. M. le duc d’Orléans en convint, mais en même temps me soutint qu’un roi auroit un intérêt si grand et si essentiel à ne jamais toucher ni laisser toucher ministre, maîtresse ni favoris à la banque, que cet inconvénient capital ne pouvoit jamais être à craindre. C’est sur quoi nous disputâmes longtemps sans nous persuader l’un l’autre, de façon que, lorsque quelques jours après il proposa la banque au conseil de régence, j’opinai tout au long comme je viens de l’expliquer, mais avec plus de force et d’étendue ; et je conclus à rejeter la banque comme l’appât le plus funeste dans un pays absolu, qui dans un pays libre seroit un très bon et très sage établissement.

Peu osèrent être de cet avis ; la banque passa. M. le duc d’Orléans me fit de petits reproches, mais doux, de m’être autant étendu. Je m’en excusai sur ce que je croyois de mon devoir, honneur et conscience, d’opiner suivant ma persuasion, après y avoir bien pensé, et de m’expliquer suffisamment pour bien faire entendre mon avis, et les raisons que j’avois de le prendre. Incontinent après, l’édit en fut enregistré au parlement sans difficulté [4]. Cette compagnie savoit quelquefois complaire de bonne grâce au régent pour se raidir après contre lui avec plus d’efficace.

Quelque temps après, pour le raconter tout de suite, M. le duc d’Orléans voulut que je visse Law, qu’il m’expliquât ses plans, et me le demanda comme une complaisance. Je lui représentai mon ineptie en toute matière de finance ; que Law auroit beau jeu avec moi à me parler un langage ou je ne comprendrois rien ; que ce seroit nous faire perdre fort inutilement notre temps l’un à l’autre. Je m’en excusai tant que je pus. Le régent revint plusieurs fois à la charge, et à la fin l’exigea. Law vint donc chez moi. Quoique avec beaucoup d’étranger dans son maintien, dans ses expressions et dans son accent, il s’exprimoit en fort bons termes, avec beaucoup de clarté et de netteté. Il m’entretint fort au long sur sa banque qui, en effet, étoit une excellente chose en elle-même, mais pour un autre pays que la France, et avec un prince moins facile que le régent. Law n’eut d’autre solution à me donner à ces deux objections que celles que le régent m’avoit données lui-même, qui ne me satisfirent pas. Mais comme l’affaire étoit passée, et qu’il n’étoit plus question que de la bien gouverner, ce fut principalement là-dessus que notre conversation roula. Je lui fis sentir, tant que je pus, l’importance de ne pas montrer assez de facilité pour qu’on en pût abuser avec un régent aussi bon, aussi facile, aussi ouvert, aussi environné. Je masquai le mieux que je pus ce que je voulois lui faire entendre là-dessus ; et j’appuyai surtout sur la nécessité de se tenir en état de faire face sur-le-champ, et partout, à tout porteur de billets de banque qui en demanderoit le payement, d’où dépendoit tout le crédit ou la culbute de la banque. Law en sortant me pria de trouver bon qu’il vînt quelquefois m’entretenir ; nous nous séparâmes fort satisfaits l’un de l’autre, dont le régent le fut encore plus.

Law vint quelques autres fois chez moi ; il me montra beaucoup de désir de lier avec moi. Je me tins sur les civilités, parce que la finance ne m’entroit point dans la tête, et que je regardois comme perdues toutes ces conversations. Quelque temps après, le régent, qui me parloit assez souvent de Law avec grand engouement, me dit qu’il avoit à me demander, même à exiger de moi une complaisance ; c’étoit de recevoir règlement une visite de Law par semaine. Je lui représentai la parfaite inutilité de ces entretiens, dans lesquels j’étois incapable de rien apprendre, et plus encore d’éclairer Law sur des matières qu’il possédoit, auxquelles je n’entendois rien. J’eus beau m’en défendre, il le voulut absolument ; il fallut obéir. Law, averti par le régent, vint donc chez moi. Il m’avoua de bonne grâce que c’étoit lui qui avoit demandé cela au régent, n’osant me le demander à moi-même. Force compliments suivirent de part et d’autre ; et nous convînmes qu’il viendroit chez moi tous les mardis matin sur les dix heures, et que ma porte seroit fermée à tout le monde tant qu’il y demeureroit. Cette visite ne fut point mêlée d’affaires. Le mardi matin suivant, il vint au rendez-vous, et y est exactement venu ainsi jusqu’à sa déconfiture. Une heure et demie, très souvent deux heures, étoit le temps ordinaire de nos conversations. Il avoit toujours soin de m’instruire de la faveur que prenoit sa banque en France et dans les pays étrangers, de son produit, de ses vues, de sa conduite, des contradictions qu’il essuyoit des principaux des finances et de la magistrature, de ses raisons, et surtout de son bilan, pour me convaincre qu’il étoit bien plus qu’en état de faire face à tous porteurs de billets, quelques sommes qu’ils eussent à demander.

Je connus bientôt que, si Law avoit désiré ces visites réglées chez moi, ce n’étoit pas qu’il eût compté faire de moi un habile financier ; mais qu’en homme d’esprit, et il en avoit beaucoup, il avoit songé à s’approcher d’un serviteur du régent qui avoit la plus véritable part en sa confiance, et qui de longue main s’étoit mis en possession de lui parler de tout et de tous avec la plus grande franchise et la plus entière liberté, de tâcher par cette fréquence de commerce, de gagner mon amitié, de s’instruire par moi de la qualité intrinsèque de ceux dont il ne voyoit que l’écorce, et peu à peu de pouvoir venir au conseil à moi sur les traverses qu’il essuyoit, et sur les gens à qui il avoit affaire, enfin de profiter de mon inimitié pour le duc de Noailles, qui en l’embrassant tous les jours, mouroit de jalousie et de dépit, lui suscitoit sous main tous les obstacles et tous les embarras possibles, et eût bien voulu l’étouffer. La banque en train et florissante, je crus nécessaire de la soutenir. Je me prêtai à ces instructions que Law s’étoit proposées, et bientôt nous nous parlâmes avec une confiance dont je n’ai jamais eu lieu de me repentir. Je n’entrerai point dans le détail de cette banque, des autres vues qui la suivirent, des opérations faites en conséquence. Cette matière de finances pourroit faire des volumes nombreux. Je n’en parlerai que par rapport à l’historique du temps, ou à ce qui a pu me regarder en particulier. J’ai dit les raisons, vers les temps de la mort du roi, qui m’ont fait prendre le parti de décharger ces Mémoires des détails immenses des affaires des finances et de celles de la constitution. On les trouvera traitées par ceux qui n’auront eu que ces objets en vue beaucoup plus exactement, et mieux que je n’aurois pu le faire, et que je n’aurois fait qu’en me détournant trop longuement et trop fréquemment de l’histoire de mon temps, que je me suis seulement proposée. Je pourrois ajouter ici quel fut Law. Je le diffère à un temps où cette curiosité se trouvera mieux en sa place.

M. le duc d’Orléans donna l’évêché de Vannes à l’abbé de Tressan, son premier aumônier ; celui de Rodez à l’abbé de Tourouvre, à la prière du cardinal de Noailles, et celui de Saint-Papoul à l’abbé de Choiseul à la mienne, qui ne l’a su que plus de quinze ans après, et qui est présentement évêque de Mende. Je ne lui avois jamais parlé, et personne ne m’avoit parlé de lui ; mais je le savois homme de bien et pauvre. Le ressort qui me fit agir fut la mémoire du maréchal de Choiseul, dont il étoit neveu, et tout jeune, lorsque j’en entendis dire un jour au maréchal qu’il l’aimoit. La même raison me fit obtenir de M. le duc d’Orléans des assistances pécuniaires pour le chevalier de Peseu, que je ne connoissois point, puis avancements, commandements et subsistances qui l’ont conduit jusqu’à la fin de sa vie à d’autres. Il le sut parce que cela ne se put cacher, et en a toujours été reconnoissant, ainsi que M. de Mende. Peseu étoit fils d’une sœur du maréchal de Choiseul, dont je savois qu’il avoit fort aimé et aidé les enfants, à qui jamais je n’avois eu occasion de parler.

Arouet, fils d’un notaire qui l’a été de mon père et de moi jusqu’à sa mort, fut exilé et envoyé à Tulle, pour des vers fort satiriques et fort impudents. Je ne m’amuserois pas à marquer une si petite bagatelle, si ce même Arouet, devenu grand poète et académicien, sous le nom de Voltaire, n’étoit devenu, à travers force aventures tragiques, une manière de personnage dans la république des lettres, et même une manière d’important parmi un certain monde.

Le prince Emmanuel, qui n’avoit pas encore dix-neuf ans, dernier des frères du roi de Portugal, arriva a Paris chez l’ambassadeur de sa nation, où il logea. Le roi son frère, dont la conduite étoit fort singulière, pour en parler plus que mesurément, l’avoit frappé dans un emportement. Le prince fut outré, et ne se crut plus en sûreté en Portugal. On ne se mit nullement en peine de le recevoir, sous prétexte de l’incognito. L’Angleterre dominoit en Portugal, y trouvoit son compte pour son commerce ; et, pour cela, le roi d’Angleterre complaisoit en tout au roi de Portugal. La considération des Anglois entra donc pour beaucoup dans le peu de cas qu’on fit ici du prince Emmanuel. M. le duc d’Orléans fut encore bien aise de s’épargner la dépense et l’importunité personnelle d’une réception convenable. Il aima donc mieux tout supprimer, jusqu’à la plus grande indécence. Ce prince ne vit ni le roi, ni le régent, ni les filles de France, ni les princes et princesses du sang. Il vécut à Paris tout en particulier, et n’y vit encore que mauvaise compagnie. Aussi s’en lassa-t-il bientôt ; et, au bout de six semaines ou deux mois, partit malgré toutes les instances de l’ambassadeur de Portugal, et s’en alla à Vienne, et servit volontaire en Hongrie avec beaucoup de valeur.

Le duc de La Force perdit sa sœur, Mme de Courtaumer, de la petite vérole. Le calvinisme avoit fait ce mariage, ainsi que celui de son père. Mme de Villacerf en mourut aussi ; elle étoit Saint-Nectaire et son mari avoit été premier maître d’hôtel de Mme la duchesse de Bourgogne. La comtesse d’Egmont mourut à Bruxelles. Elle étoit sœur du duc d’Aremberg, père de celui d’aujourd’hui et de la princesse d’Auvergne, à qui le cardinal de Bouillon avoit fait épouser Mesy, son écuyer, pour devenir maître de ses biens, comme je l’ai rapporté en son temps. Cette comtesse d’Egmont avoit d’abord épousé le marquis de Grana, gouverneur des Pays-Bas dont le duc d’Aremberg son frère avoit épousé la fille, dont la comtesse d’Egmont étoit ainsi belle-mère et belle-sœur. Elle épousa ensuite le frère aîné du comte d’Egmont, dernier de cette illustre maison d’Egmont dont la mort a été marquée en son temps, arrivée en Espagne, à qui Mme des Ursins, lors en France duchesse de Bracciano, avoit fait épouser Mlle de Cosnac, nièce de l’archevêque d’Aix, qui étoit sa parente et logeoit chez elle. Ces deux frères n’eurent point d’enfants.

La maréchale de Bellefonds-Fouquet, parente éloignée du surintendant, mourut fort âgée et fort retirée à Vincennes ; et la marquise d’Harcourt, fille du duc de Villeroy, nouvelle mariée, toute jeune, à Paris, sans enfants, dont les deux familles furent fort affligées. Peu de jours après, le maréchal d’Harcourt eut une nouvelle attaque d’apoplexie qui lui ôta l’usage de la parole pour toujours.

Le maréchal de Villeroy mena le roi voir l’Observatoire. Il étoit de tout temps ami du chancelier de Pontchartrain retiré lors à l’Institution [5], c’est-à-dire dans une maison joignante, qui y avoit des entrées sans sortir. Des Tuileries à l’Observatoire, il falloit nécessairement passer devant sa porte, et il étoit à Paris. Le maréchal se souvint que les princes, ses petits[-fils] [6], allant voir Paris de Versailles, le roi ordonna au duc de Beauvilliers de les mener chez le vieux Beringhen, pour leur faire voir un homme qu’il aimoit, qui avoit fait une étrange fortune, et qui avoit su sans rien quitter, faire justice à son âge en ne sortant plus de chez lui à Paris parmi ses amis et avec sa famille. Villeroy pour cette fois pensa très dignement qu’il étoit bon de faire voir au roi un homme qui, vert et sain, et en état de corps et d’esprit de figurer encore longtemps avec réputation dans le ministère et dans la place de chancelier et de garde des sceaux sans dégoût et sans crainte, avoit su quitter tout pour mettre un sage et saint intervalle entre la vie et la mort, dans une parfaite retraite où il ne vouloit voir personne, et n’étoit plus du tout occupé que de son salut sans aucun délassement, et accoutumer le roi à honorer la vertu. Il manda donc de l’Observatoire au chancelier de Pontchartrain qu’en repassant le roi entreroit chez lui et lui feroit une visite. Rien de plus simple que de recevoir cet honneur extraordinaire auquel il étoit bien loin de songer ; mais Pontchartrain, solidement modeste et détaché, mit ordre d’être averti à temps, et se trouva sur sa porte dans la rue comme le roi arrivoit chez lui. Il fit inutilement tout ce qu’il put pour empêcher le roi de mettre pied à terre ; mais il réussit, à force d’esprit, d’opiniâtreté et de respects à faire que la visite se passât ainsi dans la rue, qui ne laissa pas de durer un quart d’heure jusqu’à ce que le roi remonta en carrosse. Pontchartrain le vit partir et rentra aussitôt dans sa chère modestie, où son parfoit renoncement lui fit oublier aussitôt l’extraordinaire honneur de la visite, et la pieuse adresse qui lui en avoit évité tout ce qu’il avoit pu. Tout le monde qui le sut l’admira, et loua fort aussi le maréchal de Villeroy d’une pensée si honnête et si convenablement exécutée.

Mme de Nassau qui, pour d’étranges affaires avec son mari, avoit été longtemps à la Bastille, puis dans un couvent à Rethel, eut permission de revenir à Paris chez le marquis de Nesle son frère, par le consentement de son mari.

M. le Duc et M. le prince de Conti eurent la petite vérole à peu de distance l’un de l’autre ; et Mme la duchesse d’Orléans accoucha d’une fille, qui est morte princesse de Conti, dont elle a laissé un fils unique appelé comte de La Marche.

L’électeur palatin Guillaume-Joseph mourut à Dusseldorf sans enfants ; il étoit frère de l’impératrice épouse de l’empereur Léopold, de la reine de Portugal, mère du roi Jean d’aujourd’hui, de la reine d’Espagne seconde femme de Charles II, qui a été si longtemps à Bayonne, de la duchesse de Parme mère de la reine d’Espagne, seconde femme de Philippe V, et de l’épouse de Jacques Sobieski, fils aîné du célèbre roi de Pologne. Cet électeur ne laissa point d’enfants de ses deux femmes, l’une fille de l’empereur Ferdinand III, l’autre de Mme la grande-duchesse, morte en France, fille de Gaston, frire de Louis XIII. Charles-Philippe son frère, gouverneur du Tyrol, lui succéda. Il étoit veuf d’Anne Radziwil, puis d’une Lubomirski, dont il n’eut point de garçons, et fit depuis un troisième mariage d’inclination si inégal qu’il n’en a jamais osé parler, et que les enfants qu’il en auroit ne succéderoient point. Charles-Philippe étoit frère de l’évêque d’Augsbourg, tombé en enfance, et du grand maître de l’ordre Teutonique dont on a parlé sur Trèves et Mayence, dont il eut les deux coadjutoreries.




  1. La partie.
  2. Jean Law était né à Edimhourg, eu avril 1671. Par sa mère, Jeanne Campbell, il se l’attachait à l’illustre maison des ducs d’Argyle. Son père était un riche banquier d’Édimbourg ; il possédait les terres seigneuriales de Lauriston et de Randleston. Voy. l’Histoire du système des ~na.u.ces sous la minorité de Louis XY pendant les années 1719 et 1720 par Duhautchamp (6 vol. in-12 la Haye, 17 39), et une Notice de M. Thiers sur le système de Law, publiée d’abord dans l’Encyclr-pédie progressive et reproduite dans le Dictionnaire de la Co-rversation.. Les Recherches historiques sur le systèrne de Law, par M. Levasseur (Paris, Guillaumin, 1854, 1 vol. in-8), indiquent beaucoup d’autres ouvrages où cette question a été traitée, et en présentent un résumé clair et exact.
  3. Ce fut le 24 octobre 1715 qu’eut lieu cette assemblée extraordinaire du conseil (le finances. On en, trouvera le procès-verbal dans les notes à la fin du volume.
  4. L’édit pour la création de la banque de Law porte la date du 2 mai 1716.
  5. La maison appelée Institution était le noviciat des Oratoriens. Elle occupait l’emplacement où est maintenant située l’institution des sourds-muets, entre la rue d’Enfer et la rue Saint-Jacques.
  6. Les princes petits-fils de Louis XIV.