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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/19

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CHAPITRE XIX.


Le régent ne peut être dépris de l’Angleterre. — Scélératesse de Stairs et de Bentivoglio. — Sa faiblesse à leur égard ; comment conduite. — Le parti de la constitution n’oublie rien pour me gagner, jusqu’à une tentation horrible. — Conduite du duc de Noailles avec moi, et de moi avec lui. — Le cardinal de Noailles bénit la chapelle des Tuileries. — Mort du duc d’Ossone. — Entreprises du grand prieur à la fin arrêtées ; se plaint de moi inutilement. — Je l’empêche d’entrer dans le conseil de régence. — Mort de la duchesse de Béthune ; son état. — Mort de l’abbé de Vassé et du chevalier du Rosel, et de Fiennes, lieutenants généraux. — Mort de Valbelle et de Rottembourg, et du duc de Perth. — La Vieuville se remarie. — Forte scène entre le prince et la princesse de Conti. — Mme la duchesse de Berry mure les portes du jardin de Luxembourg, et fait abréger les deuils. — Elle est la première fille de France qui souffre dans sa loge les dames d’honneur des princesses du sang, et fait La Haye gentilhomme de la manche du roi. — Vittement sous-précepteur du roi. — Elle achète la Muette d’Armenonville, qui en est bien récompensé. — Mme la princesse de Conti, première douairière, achète Choisy. — M. le duc d’Orléans achète pour le chevalier d’Orléans la charge de général des galères ; donne au comte de Charolois soixante mille livres de pension ; fait revenir les comédiens italiens.


Quelque soin que prit Stairs de cacher ses scélératesses en France, de voiler et d’affaiblir celles dont il ne pouvoit dérober la connoissance, il n’évita pas d’y passer pour un brouillon qui abusoit de son caractère, et d’y être fort haï, à quoi son air audacieux ajoutoit encore ; mais il fut heureux au Palais-Royal ; ce triumvirat, qu’il avoit captivé, auroit cru se faire tort de revenir à son égard sur soi-même. Dubois à toute reste [1] vouloit percer par l’Angleterre, parce qu’il ne s’en voyoit pas d’autre moyen ; Noailles, qui avoit compris de bonne heure que cet homme-là, tôt ou tard, reprendroit auprès de M. le duc d’Orléans, s’étoit fait un principe de se le dévouer tandis qu’il avoit besoin de lui, de ne le jamais contredire, d’être toujours prêt à l’aider en tout pour le retrouver après à son tour ; et Canillac, incapable de la même souplesse, mais sans aucun jugement, demeuroit dans son premier engouement, nourri par les déférences et les admirations de Stairs pour lui. Longepierre, fade savantasse, mais dont les louanges avoient épris le duc de Noailles, insinué chez Stairs par Rémond, et Rémond lui-même, trouvoient leur compte à se mêler des messages des uns aux autres et s’en croyoient importants, tellement que le régent eut beau voir clair dans la conduite de Stairs et de ses maîtres, il n’eut pas la force de secouer cette pernicieuse maxime des deux usurpateurs qu’on lui avoit inculquée, ni de résister aux discours continuels de ces trois hommes, qui de concert, tantôt ensemble, tantôt séparément, le tenoient toujours en haleine et mettoient un obstacle continuel à tout ce qui n’étoit pas dans leurs vues par rapport à Stairs et à l’Angleterre. J’eus souvent des prises là-dessus avec le régent si j’avois moins connu sa faiblesse, j’aurois souvent espéré le faire changer de boussole ; mais je n’étois qu’un contre trois, dont l’assiduité successive renversoit aisément tout ce que j’avois dit, démontré, même persuadé, et le régent contre son gré flottant étoit toujours raccroché par eux. Il s’en dédommageoit par des brocards sur eux, auxquels Dubois étoit accoutumé, et dont Noailles ne faisoit que secouer les oreilles, mais dont l’orgueil de Canillac étoit souvent blessé. Le régent le laissoit bouder, riait et quelquefois après le caressoit, tant son jargon important l’avoit accoutumé à le considérer.

Stairs et Bentivoglio étoient deux têtes brûlées qui, pour leur fortune, n’avoient rien de sacré, et ne travailloient qu’à culbuter la France ; et si l’un des deux étoit plus corrompu, plus noir, plus scélérat que l’autre, c’étoit assurément Bentivoglio ; tous deux imposteurs publics assez pris sur le fait, assez connus, assez déshonorés jusque dans leurs propres cours, où ils avoit perdu croyance pour qu’elles ne puissent refuser leur rappel s’il étoit demandé avec quelque force. Mais si Stairs étoit à l’abri par ses trois protecteurs déclarés, Bentivoglio n’en avoit pas de moins bons : Effiat, sans croire en Dieu, lui étoit vendu, et il imposoit à son maître. La faiblesse de ce prince craignoit le maréchal de Villeroy et les cardinaux de Rohan et Bissy, ses ardents et très intéressés protecteurs. Je parle des cardinaux, car le maréchal, ce n’étoit que par sottise d’habitude du feu roi. Ainsi le régent, sous le nom et le caractère de nonce du pape et d’ambassadeur d’Angleterre, conserva près de lui les deux plus grands et plus dangereux boute-feu, et les deux plus grands ennemis que la France et sa personne pussent avoir. On en verra quelques traits de cet infâme nonce, qui n’étoit point honteux d’entretenir une fille de l’Opéra, dont il eut deux filles qui y entrèrent depuis, si publiquement connues pour telles, qu’on ne les nomma jamais que la Constitution et la Légende.

Si j’avois grossi ces Mémoires de ce qui s’est passé en détail sur la constitution pendant la régence et la nonciature de Bentivoglio, ce n’est point employer un terme trop fort que dire, et dans toute son étendue, que les cheveux se dresseroient dans la tête à la lecture de la conduite véritable et journalière de Bentivoglio. Il étoit encore soutenu par l’ancien évêque de Troyes, qui avoit pensé tout différemment autrefois, mais que son ami le maréchal de Villeroy, les Rohan et la cabale avoit su retourner, et qui s’en croyoit plus à la mode d’une part, plus compté de l’autre.

Ce parti, dès aussitôt après la mort du roi, avoit travaillé à me gagner, du moins à ne m’avoir pas contraire. Il n’ignoroit pas mes sentiments par le P. Tellier, à qui je ne les avois pas ; cachés ; on a vu en leur temps ce qui s’est passé là-dessus entre lui et moi. Le cardinal de Bissy, et quelque temps après le prince et le cardinal de Rohan, tous deux ensemble, m’en parlèrent. Je répondis civilement et modestement. Je dis que je n’étois point évêque, et aussi peu docte ou docteur ; je me battis en retraite de la sorte. Cela ne les contenta pas. Le duc de La Force, de tout temps livré aux jésuites à l’occasion de sa conversion, en effet pour plaire au feu roi, et s’en approcher s’il eût pu, étoit par même raison initié avec les cardinaux de Rohan et de Bissy, et les chefs accrédités de leur parti. Ils me le détachèrent pour faire un dernier effort. Ce n’étoit pas que j’eusse levé aucun étendard sur cette affaire ; je me contenois même tout à fait dans les bornes où doit s’arrêter un homme en situation de parler et de dire son avis au conseil de régence, ou en particulier au régent ; mais ils savoient, dès le temps du feu roi, sur quoi compter là-dessus par la raison que je viens de dire, et ils étoient alarmés de ma liaison avec le cardinal de Noailles. La force argumenta avec moi sur le fond de la matière. Il savoit et débitoit bien ce qu’il savoit ; mais comme la politique étoit sa religion, et que, pour persuader, il faut être persuadé soi-même, ce n’est pas merveille s’il n’y put réussir avec moi.

À bout enfin de raisons et de raisonnements, il se jeta sur l’intérêt présent et futur du régent de ménager Rome, les jésuites, le grand nombre des évêques, et s’étendit beaucoup là-dessus. Mais comme la politique et l’intérêt ne peuvent jamais être mis en la place de la religion et de la vérité, sa politique fut aussi vaine avec moi que sa doctrine. Ne sachant plus que faire, il en vint à un argument ad hominem, dont j’ai su depuis que ceux qu’il servoit, et lui-même, avoient tout espéré. Il me dit qu’il avouoit qu’il ne me comprenoit point, et qu’il ne pouvoit allier mon esprit avec ma conduite ; que j’étois ennemi du duc de Noailles sans mesure, sans ménagement, sans pouvoir être adouci par tout ce qu’il ne se laissoit point d’employer pour cela ; que je m’en piquois même ; que je lui rompois en visière à tous moments en plein conseil de régence, et partout où je le pouvois rencontrer ; et que tandis que je ne me cachois pas du désir que j’avois de le perdre, j’en négligeois le moyen sûr que j’en avois en main ; et que j’étois l’ami et le soutien du cardinal de Noailles. Je demandai à La Force quel étoit donc ce moyen sûr de perdre le duc de Noailles, et je l’assurai qu’il me feroit grand plaisir de me l’apprendre. « Perdre, me répondit-il, son oncle ; et il ne tient qu’à vous en vous tournant au parti contraire. L’oncle perdu, le neveu tombe nécessairement avec lui, et vous êtes vengé. » L’horreur me fit monter la rougeur au visage. « Monsieur, lui répondis-je vivement, est-ce ainsi que se traitent des affaires de religion ? Persuadez-vous bien une fois pour toutes, et le dites nettement à vos amis, que, quelque certain que je pusse être de la chute totale et sans retour du duc de Noailles en arrachant seulement un cheveu de la tête de son oncle, il seroit de ma part en pleine sûreté. Non, monsieur, encore une fois, ajoutai-je avec indignation, j’avoue qu’il n’est rien d’honnête à quoi je ne me portasse pour écraser le duc de Noailles ; mais de le tuer à travers le corps du cardinal de Noailles, il vivra et régnera plutôt deux mille ans. » Le duc de La Force me parut confondu, et depuis cette réponse, ils n’ont plus songé à me gagner. Je n’en voulus rien dire au cardinal de Noailles, ni à personne qui pût le lui rapporter.

Il est vrai que ma conduite avec le duc de Noailles alloit peut-être jusqu’à abuser des involontaires remords d’un aussi grand coupable à mon égard. Nous ne nous rencontrions qu’en nos assemblées sur nos affaires du parlement, que ses trahisons, et la jalousie ou la sottise de quelques autres, finirent bientôt, et dont, avant leur fin, mes propos directs et publics le bannirent, sans qu’il osât jamais me répondre un mot ; mais à la dernière, il dit au duc de Charost, près duquel il étoit assis, que je le poussois de façon que je l’obligerois d’en avoir raison l’épée à la main : raison, il ne l’a ni eue ni même demandée, et l’épée est demeurée doucement dans son fourreau. Partout il me saluoit d’une façon très marquée ; je le regardois un peu hagardement, et passois sans m’incliner le moins du monde ; et de part et d’autre cela se répétoit sans jamais y manquer, partout où nous nous rencontrions ; quelque accoutumé qu’on y fût, c’étoit un spectacle. Si je passois près de lui, il se rangeoit aussitôt sans que je daignasse y prendre garde ; et jamais nous ne nous parlions qu’en conseil sur les affaires, et tout haut, devant tout le monde, sèchement et laconiquement de ma part, de la sienne avec toute la politesse, je n’oseroit dire l’air de respect, l’onction et la circonspection qu’il y pouvoit mettre.

Il vint une fois au conseil de régence un jour de conseil d’État, sous prétexte d’une affaire de finance pressée. Le conseil étoit un peu commencé ; il fit dire au régent qu’il étoit à la porte ; il le fit entrer. Je me levai parce que tout le conseil se leva ; il s’assit au-dessous de moi, tout près de moi, et se mit à débiter ce qui l’amenoit, qui n’étoit pas grand’chose. Comme il achevoit, je dis à l’oreille au comte de Toulouse que je joignois de l’autre côté, que le duc de Noailles avoit pris ce prétexte pour tenter de demeurer au conseil. « Je le croirois bien comme vous, me répondit-il en souriant. — Oh ! bien, répliquai-je, nous allons voir, laissez-moi faire. » Tout ce qui regardoit la finance achevé, le duc de Noailles demeura, et après quelques moments d’intervalle M. le duc d’Orléans regarda le maréchal d’Huxelles et lui dit : « Allons, monsieur, continuons. » M. de Troyes lisoit les dépêches pour soulager le maréchal, parce qu’il avoit la voix et la prononciation bonnes, et qu’il lisoit fort bien. Il commença ; au second mot, je l’interrompis et je lui dis : « Attendez donc, monsieur ; voilà M. de Noailles qui n’est pas sorti. » Et je me tourné tout de suite à regarder le duc de Noailles. M. de Troyes se tut tout court, et tous les yeux regardoient. Je tournai un peu mon siège ployant, pour donner plus d’aisance à M. de Noailles pour sortir, qui, au bout de quelques moments de silence, voyant celui de M. de Troyes et celui du régent, me tourna le dos avec impétuosité, et, sans saluer personne, s’en alla. Je regardai M. le comte de Toulouse qui riait, M. le duc d’Orléans qui ne sourcilla pas, et toute la compagnie qui me regardoit aussi, et qui riait ou sourioit. Ce fut après la nouvelle qu’il avoit fait la tentative, et que je l’avois chassé du conseil. Le comte de Toulouse, M. du Maine, M. le Duc, le maréchal de Villeroy et quelques autres, m’en parlèrent au sortir de la séance, et approuvèrent ce que j’avois fait, et moi je les blâmai de ne l’avoir pas fait eux-mêmes. J’en parlai après au régent, qui n’osa me désapprouver, à qui je reprochai sa faiblesse, et lui demandai si, pour être du conseil, il ne tenoit qu’à y entrer pour un moment sous quelque prétexte, et avoir après l’impudence d’y rester.

Une autre fois que c’étoit [conseil] de finance, et que le duc de Noailles y étoit, toujours auprès et au-dessous de moi, il se mit à pérorer sur la licence de vendre et de porter des étoffes défendues, sur le tort que cela faisoit aux manufactures du royaume, et s’étendit surtout avec une emphase merveilleuse sur l’abus de porter des toiles peintes, dont la mode l’emportoit sur toute règle et raison, et que les plus grandes dames, et toutes les autres à leur imitation et à l’abri de leur exemple, portoient publiquement et impunément partout, avec le plus scandaleux mépris public des défenses et des peines portées et si souvent réitérées ; conclut enfin avec le même feu d’éloquence à remédier enfin à un aussi grand mal et si préjudiciable, par des moyens efficaces, mais sans en expliquer ni en proposer aucun, apparemment pour éviter la haine du beau sexe. On opina là-dessus, ou plutôt on verbiagea sans rien dire plus que des mots. Quand ce fut à mon tour, je louai fort le zèle que témoignoit le duc de Noailles pour le soutien des manufactures de France, et contre l’abus de porter des étoffes défendues. J’insistai particulièrement sur celui de porter des toiles peintes, et j’ajoutai même là-dessus à ce que le duc de Noailles en avoit dit. Je fis remarquer avec beaucoup de gravité toute l’importance d’arrêter une mode si générale, et un mépris des lois porté si loin par toutes les femmes de tous états ; que cela ne se pouvoit sans une rigueur proportionnée au besoin, qui fût suivie, et qui fît exemple pour toutes ; qu’ainsi mon avis étoit qu’après avoir renouvelé les défenses, Mme la duchesse d’Orléans et Mme la Duchesse fussent mises au carcan, s’il leur arrivoit d’en porter. Le sérieux du préambule et le sarcasme de la fin causèrent un éclat de rire universel, et une confusion au duc de Noailles qu’il ne put cacher le reste du conseil, dont il montra en sortant qu’il étoit outré.

Je ne manquois guère les occasions de divertir ainsi à ses dépens moi et les autres, à quoi il ne pouvoit s’accoutumer. Nous remarquâmes, M. le comte de Toulouse et moi, qu’il rapportoit les affaires de finances sans en apporter aucunes pièces, quoiqu’il y eût beaucoup de ces affaires qui étoient contentieuses. Cela lui donnoit lieu de dire ce qu’il vouloit sans craindre d’être contredit. Nous résolûmes de ne pas souffrir cet abus davantage. Dès le premier conseil pour finance, d’après cette résolution, j’interrompis le duc de Noailles, et lui demandai où étoient les pièces de l’affaire qu’il rapportoit. Il balbutia, se fâcha et ne sut que répondre. Je regardai la compagnie, puis le régent, et lui adressant la parole, je lui dis que quelque confiance qu’on voulut bien avoir, il étoit fâcheux de juger sur parole, et qu’en mon particulier j’avois raison de n’être pas si confiant. Le feu monta au visage du duc de Noailles, qui voulut parler. Je l’interrompis encore, et lui dis que je ne proposois rien en cela qui ne fût en usage dans tous les tribunaux, et qui de plus ne fût à la décharge et au soulagement du rapporteur. Il voulut grommeler encore ; je regardai le régent en haussant fortement les épaules. Le comte de Toulouse dit qu’il ne voyoit pas quelle pouvoit être la difficulté d’apporter les pièces. Noailles, à ce mot, se tut, se mit la tête entre les épaules, continua son rapport, qu’il abrégea tant qu’il put, et au conseil suivant pour finance, apporta un grand sac plein de papiers.

Pour ses péchés, son rang le mettoit toujours auprès de moi, parce qu’alors il n’y avoit de pair entre nous deux que le maréchal de Villeroy, qui, par conséquent, ne pouvoit être de mon côté, les jours de finance non plus que les autres. Quand Noailles voulut parler : « Et les pièces ? lui dis-je. — Voilà mon sac où elles sont, me répondit-il. — Je le vois ce sac, répliquai-je, mais point du tout les pièces. Mettez donc sur la table celles de l’affaire dont vous voulez parler. » II ouvrit son sac, de colère, en prit les pièces, qu’il mit devant lui, et tandis qu’il rapportoit, me voilà à les feuilleter et à me faire son évangéliste. On ne vit jamais un homme plus déconcerté, ni avec plus de volonté de ne le pas paroître ; car tout cela se démêloit en lui. Il ne se cachoit point après chez lui, où il revenoit bouffant et rempli de ces algarades, que je le désolois, et qu’il ne pouvoit plus y tenir ; et moi d’en rire et de le tenir en haleine. Il m’est souvent arrivé de le faire chercher dans les pièces la preuve de ce qu’il avançoit, de lire avec lui bas, tandis qu’il lisoit haut dans les pièces, comme me défiant de sa bonne foi, et n’étant pas fâché qu’on le vît, et de lui en donner le dégoût, sans que jamais M. le duc d’Orléans ait osé m’en rien dire, ni au conseil ni en particulier. Il m’est arrivé aussi quelquefois de lui dicter l’arrêt tel qu’il venoit d’être prononcé, et de l’obliger de l’écrire sous ma dictée, en plein conseil, et, par-ci par-là, de lui faire ôter ce qu’il y avoit mis, ou ajouter ce qu’il y avoit omis, et faire changer les termes qu’il avoit substitués à ceux qui venoient d’être prononcés. En ces occasions, la rage lui sortoit par tous les pores ; son visage enflammé et furieux le déceloit, ainsi que toute son attitude et ses mouvements ; mais, de peur de pis, il se contenoit et ne disoit jamais que l’indispensable. Je lui volois dessus cependant comme un oiseau de proie, et le conseil fini, j’en riais avec les uns et les autres, qui, au partir de là, ne gardoient pas le secret des procédés. Ils couroient le monde, et, comme Noailles n’y étoit ni aimé ni estimé, parce que son accès n’étoit ni facile, ni doux, on en riait. Il le savoit, car il vouloit tout savoir, et cela le mettoit d’autant plus au désespoir que la répétition de ces scènes étoit très fréquente. C’en est assez pour un échantillon ; la pièce ne vaut pas de s’y étendre davantage.

Je ne sais pourquoi il fut question ce carême de bénir la chapelle des Tuileries, où le feu roi avoit toujours ouï la Messe lorsqu’il avoit logé dans ce palais, et où le roi l’entendoit tous les jours depuis son retour de Vincennes. Cette bénédiction forma une question entre le cardinal de Noailles, ordinaire [2], et le cardinal de Rohan, grand aumônier. La même s’étoit, comme on l’a vu en son temps, présentée pour la chapelle neuve de Versailles, entre le même cardinal de Noailles et le cardinal de Janson, grand aumônier. Elle avoit été décidée en faveur du cardinal de Noailles, et le fut de même pour la chapelle des Tuileries, sur quoi le cardinal de Rohan fit des protestations.

Le duc d’Ossone mourut à Paris dans un âge peu avancé. Il avoit été premier ambassadeur plénipotentiaire d’Espagne à Utrecht, et avoit demeuré avant et après assez longtemps aux Pays-Bas et en Hollande, où ses dettes, des violences inconnues dans ces pays-ci, et de continuelles débauches, avoient fort obscurci sa naissance, sa dignité et son caractère. Le comte de Pinto, son frère, succéda à sa grandesse et à son titre. Leur maison est Acuña y Giron. L’ambassadeur à Utrecht étoit gendre du duc de Frias, connétable de Castille, de la maison de Velasco.

Le grand prieur, dont on a vu en son lieu le caractère et la conduite, étoit, comme on l’a vu aussi, revenu aussitôt après la mort du roi, considéré, même respecté de M. le duc d’Orléans, qui avoit toujours été le jaloux admirateur d’une si continuelle uniformité d’impiété, de débauches et d’effronterie, en faveur desquelles il lui passoit tout le reste. Le grand prieur lui imposoit au dernier point, quoique méprisé et abandonné de tout le monde, et réduit à souper tous les soirs avec des bandits sans état et sans nom. À l’abri du duc du Maine, il faisoit le prince du sang tant qu’il pouvoit, et cela ne lui étoit pas difficile, par le peu et l’espèce de gens qu’il voyoit. Il se hasarda, par le même appui, d’aller à l’adoration de la croix après les princes du sang, le vendredi saint, à l’office où le roi était. Le maréchal de Villeroy y fut surpris et s’en plaignit au régent, qui glissa. Encouragé par le succès de l’entreprise, il en tenta d’autres, tant qu’enfin les princes du sang d’une part, et les ducs de l’autre, s’en fâchèrent, et que M. le duc d’Orléans lui défendit d’en plus hasarder. Je pense qu’il s’en prit à moi, car un jour M. le duc d’Orléans me dit, avec assez d’embarras, que le grand prieur avoit remarqué que j’affectois de vouloir passer devant lui au Palais-Royal, qui étoit le seul lieu où je le rencontrois quelquefois, et qu’il s’en étoit plaint à lui. Je demandai au régent ce qu’il lui avoit répondu, et tout de suite j’ajoutai que je n’avois point de ces petitesses-là ; mais que, puisque le grand prieur croyoit voir ce qui n’étoit pas, et qu’il s’avisoit de le trouver mauvais et de s’en plaindre, je lui ferois dire vrai, et lui montrerois partout que je le précédois et le devois précéder ; et aussitôt après je changeai de discours.

En effet, quelques jours après je trouvai le grand prieur au Palais-Royal. Il me salua froidement ; car nous n’avions jamais eu aucun rapport ensemble ; moi plus sèchement et plus courtement encore ; et quand il fut question de passer, dont je m’étois mis à portée, j’entrai. Je remarquai qu’il mit quelqu’un entre lui et moi pour entrer après. Il n’osa rien dire, et je n’en ouïs plus parler. Mais quelque temps après, je sus qu’il faisoit tous ses efforts pour entrer au conseil de régence et y précéder les ducs. J’en fis honte au régent, et lui demandai quel talent, hors l’escroquerie, et pis, la poltronnerie et la plus infâme débauche, il trouvoit dans le grand prieur pour l’admettre dans le gouvernement, et quelle réputation lui-même espéroit d’un tel choix.

La négative peu assurée et l’embarras du régent me déclarèrent tout ce qu’il y avoit à craindre de sa faiblesse et de sa vénération pour le grand prieur. Je parlai aux maréchaux de Villeroy et d’Harcourt, qui étoient du conseil de régence ; au maréchal de Villars, qui y venoit quand il s’agissoit des affaires de la guerre ; à d’autres encore ; puis, de concert avec eux, je déclarai au régent que, s’il faisoit à l’État, au conseil de régence, à lui-même, l’ignominie d’y faire entrer le grand prieur, et aux ducs l’injustice de le leur faire précéder, il pourroit le même jour disposer des places qu’il nous avoit données en ce conseil et dans tous les autres, et compter que, sans ménagement aucun, nous nous expliquerions sur un si bon choix, et sur l’insulte que de gaieté de cœur nous recevrions de sa main, que nous éprouvions déjà si équitable et si bienfaisante à l’égard du parlement, dont apparemment la séance au conseil lui sembleroit plus utile que le travail, l’avis et l’attachement de ses serviteurs. J’ajoutai que toutes ces mêmes paroles dont je me servois m’étoient prescrites, et tous les lui disoient exactement par ma bouche. L’étonnement du régent et son embarras le tinrent quelque temps en silence. J’y demeurai aussi. Il essaya de tergiverser. Je lui dis que cela étoit inutile ; que notre parti étoit bien pris et sans retour ; qu’il étoit maître de faire ce qu’il lui plairoit là-dessus ; mais qu’il ne l’étoit pas d’empêcher notre retraite, nos discours et l’éclat qu’il causeroit. Il faiblit, et me chargea enfin de dire aux ducs qu’il n’y avoit jamais pensé, et que le grand prieur n’entreroit point dans le conseil, quoiqu’il l’en eût fort pressé. Il n’ajoutoit pas qu’il avoit dit au grand prieur qu’il l’y feroit entrer, et il craignoit ses reproches, et encore plus notre éclat. Cette courte conversation termina les espérances du grand prieur, dont il ne fut plus question depuis.

La duchesse de Béthune mourut à Paris assez vieille. Elle étoit fille du surintendant Fouquet, et mère du duc de Charost. C’étoit une femme de beaucoup de mérite et de vertu, d’esprit très médiocre, toute sa vie fort retirée, et qui avoit toujours paru fort rarement à la cour. On a vu en son lieu comment le malheur de son père fit la solide fortune de son mari, et comment le quiétisme fit son fils capitaine des gardes du corps. Elle étoit dès sa jeunesse dans cette doctrine, et alloit toutes les semaines, tête à tête avec M. de Noailles, entendre un M. Bertaut à Montmartre, qui étoit le chef du petit troupeau qui s’y assembloit, et qu’il dirigeoit. Elle et le duc de Noailles étoient bien jeunes, et néanmoins ces voyages réglés tête à tête passoient sans scandale. Ces assemblées grossirent, firent du bruit ; la doctrine parut au moins très suspecte ; on les dissipa, et le docteur Bertaut fut vivement tancé. Le Noailles, qui vit l’orage, appuyé de la cour, ne se crut pas destiné au martyre ; il tourna sa dévotion plus humainement, et abandonna pour toujours ce petit troupeau, dont il avoit été une des brebis choisies. Mme de Béthune fut plus fidèle à la doctrine et au docteur, tellement que, bien des années après, cette même doctrine ayant reparu avec plus d’art et de brillant avec Mme Guyon, elle les joignit bientôt l’une à l’autre, et fit de Mme de Béthune la disciple la plus estimée et la plus favorite de Mme Guyon, et de là l’amie intime de l’archevêque de Cambrai, et de MM. et de Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, et des duchesses de Guiche et de Mortemart. Nulle tempête ne les sépara de leur prophétesse ni de leur patriarche, et c’est ce qui a comblé la fortune des Charost, par les routes qui ont été remarquées en leur temps, en sorte que le malheur du père de Mme de Béthune, dont M. Colbert fut le principal instrument pour se revêtir de sa dépouille, et celui de sa prophétesse qui fit et qui rendit intime cette fille de Fouquet avec les filles de Colbert qui l’avoit perdu, ont fait des Charost tout ce que nous les voyons, sans que la duchesse de Béthune soit presque jamais sortie de son oratoire.

L’abbé de Vassé, duquel j’ai suffisamment parlé à propos du refus qu’il fit de l’évêché du Mans, mourut fort vieux en même temps, ainsi que le chevalier du Rosel, lieutenant général, commandeur de Saint-Louis, excellent homme de guerre et très galant homme, dont j’ai parlé plus d’une fois ; et Fiennes, lieutenant général assez distingué, qui étoit gendre d’Étampes, chevalier de l’ordre et capitaine des gardes de feu Monsieur. Le père de Fiennes s’appeloit M. de Lumbres, mort aussi lieutenant général. C’étoient des gentilshommes fort ordinaires devers la Flandre, qui n’étoient rien moins que de la maison de Fiennes, éteinte depuis longtemps.

Valbelle mourut aussi fort vieux, fort riche et point marié. Il s’étoit distingué à la guerre par des actions heureuses et brillantes, d’une grande valeur, et avoit quitté depuis longtemps, pour n’avoir pas été avancé comme il avoit espéré de l’être. C’étoit un très honnête homme, mais que j’ai vu longtemps traîner à la cour, sans savoir pourquoi, où il ne bougeoit de chez M. de La Rochefoucauld et de peu d’autres maisons. Rottembourg, maréchal de camp en Alsace, [mourut aussi]. Il étoit gendre du feu maréchal Rosen, et père de Rottembourg, dès lors envoyé du roi en Prusse, qui s’est fait depuis beaucoup de réputation en diverses ambassades, et est mort chevalier de l’ordre, très riche, sans avoir été marié.

Le duc de Perth, attaqué depuis longtemps de la pierre, fut taillé fort vieux à Saint-Germain, et en mourut. Il étoit grand-chancelier d’Écosse lors de la révolution d’Angleterre. Il signala sa fidélité ; il fut gouverneur du roi Jacques III, et Jacques II l’avoit fait en France duc et chevalier de la Jarretière.

La Vieuville, qui venoit presque de perdre sa femme, dame d’atours de Mme la duchesse de Berry, épousa en troisièmes noces une Froulay, veuve de Breteuil, conseiller au parlement.

Il y avoit souvent des scènes entre M. [le prince] et Mme la princesse de Conti, laquelle ne s’en contraignoit guère, et qui lui disoit devant le monde, qu’il n’avoit que faire de vouloir tant montrer son autorité sur elle, parce qu’il étoit bon qu’il sût qu’il ne pouvoit pas faire un prince du sang sans elle, au lieu qu’elle en pouvoit faire sans lui. Ils se querellèrent à souper à l’Ile-Adam. La chose alla fort loin. Crèvecœur, qui avec ce beau nom n’étoit qu’un assez plat gentilhomme, et sa femme, qui étoient à eux, s’y trouvèrent mêlés et si offensés qu’ils furent sur-le-champ chassés, et qu’ils s’en allèrent à pied coucher où ils purent. Cette aventure fit grand bruit sur le prince et la princesse.

Mme la duchesse de Berry, qui vivoit de la façon qui a été expliquée, voulut apparemment pouvoir passer des nuits d’été dans le jardin de Luxembourg en liberté. Elle en fit murer les portes, et ne conserva que celle de la grille du bas de l’escalier du milieu du palais. Ce jardin, de tout temps public, étoit la promenade de tout le faubourg Saint-Germain, qui s’en trouva privé. M. le Duc fit ouvrir aussitôt celui de l’hôtel de Condé, et le rendit public en contraste. Le bruit fut grand et les propos peu mesurés sur la raison de cette clôture. Elle se trouva aussi importunée des deuils. Les marchands d’étoffes en saisirent le moment, et la prièrent d’obtenir de M. le duc d’Orléans de les abréger ; ce qu’il lit avec sa facilité ordinaire, de façon qu’on porte le deuil de tout ce qui n’est point parent, tant il y [a] d’éloignement, même souvent d’incertitude, et qu’on ne le porte presque plus des plus proches, avec la dernière indécence. Mais comme le mauvais dure toujours plus que le bon, ce retranchement des feuils est l’unique règlement de la régence qui subsiste encore aujourd’hui. Cela arriva à l’occasion de celui de la reine mère de Suède.

Elle fut aussi, avec toute sa gloire, la première fille de France qui ait permis aux dames d’honneur des princesses du sang d’entrer dans sa loge et de s’y mettre derrière leurs princesses. Il est vrai que ce fut dans sa petite loge à l’Opéra ; mais ce fut un pied pris qui, sur ce léger fondement, a su depuis se soutenir.

Les nouveaux goûts de cette princesse lui firent chercher à récompenser leurs anciens pour s’en défaire honnêtement. Vittement, qui avoit été lecteur des princes père et oncles du roi, et on a vu en son temps par quelle occasion, fut nommé sous-précepteur du roi. À cette occasion, Mme la duchesse de Berry voulut que La Haye, qui avoit perdu la charge qu’elle lui avoit fait donner chez M. le duc de Berry, eût une place de gentilhomme de la manche, qui vaut six mille francs par an. Le roi en avoit deux, et il n’y en avoit jamais eu davantage. Ce troisième fit donc difficulté. Pour la lever, on souffla à la duchesse de Ventadour d’en demander un quatrième, moyennant quoi La Haye passa ; et le roi en eut quatre.

Elle acheta, ou plutôt le roi pour elle, une petite maison à l’entrée du bois de Boulogne, qui étoit jolie, avec tout le bois devant et un beau et grand jardin derrière, qui appartenoit à la charge de capitaine des chasses de Boulogne et des plaines des environs. Catelan qui l’étoit l’avoit fait accommodée, et avoit vendu à Armenonville ; cela s’appelle la Muette [3], que le roi a prise depuis et fort augmentée. Armenonville fut payé grassement, conserva la capitainerie, eut quatre cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge de secrétaire d’État, dont il n’avoit pas payé davantage au chancelier, et presque tout le château de Madrid et tous ses jardins pour sa maison de campagne, réparée à son gré aux dépens du roi, et son fils en survivance de cet usage et de la capitainerie. Mme la princesse de Conti première douairière acheta aussi Choisy de la succession de Mme de Louvois ; c’est la même [maison] que le roi acheta aussi de la sienne, et où il a fait et fait encore tous les jours tant d’augmentations et d’embellissements.

M. le duc d’Orléans acheta six cent mille livres, pour le chevalier d’Orléans, la charge de général des galères du maréchal de Tessé, qui y gagna deux cent mille livres ; et fit donner par le roi à M. le comte de Charolois une pension de soixante mille livres. Ç’avoit toujours été la pension la plus forte, qui ne se donnoit presque jamais qu’au premier prince du sang. Je dis presque jamais, parce que je n’en sais d’exemple avant la régence que celui de Chamillart, quand le roi le r envoya comme malgré lui. Le régent prodiguoit ainsi les grâces à des gens qu’il ne gagnoit pas, et qui s’en moquoient de lui : témoin La Feuillade, Tessé et tant d’autres.

Il avoit eu la complaisance de faire venir une troupe de comédiens italiens, à la persuasion de Rouillé, conseiller d’État, dont j’ai parlé plus d’une fois, et qui faisoit tout dans les finances. On a vu en son temps que le feu roi les avoit chassés pour avoir joué à découvert Mme de Maintenon, sous le nom de la Fausse perdue. Ces comédiens revinrent donc, desquels Rouillé fut le protecteur, et le modérateur de leurs pièces ; et pour qu’il le demeurât indépendamment des premiers gentilhommes de la chambre, ils n’eurent point la qualité de comédiens italiens du roi, mais de M. le duc d’Orléans, qui fut à leur première représentation, où tout le monde accourut, dans la salle de l’Opéra. Ils jouèrent quelque temps sur ce théâtre, en attendant qu’on leur eût raccommodé leur hôtel de Bourgogne, où ils étoient quand le feu roi les chassa. La nouveauté et la protection les mirent fort à la mode ; mais peu à peu les honnêtes gens se dégoûtèrent de leurs ordures, et ils tombèrent. Ils sont demeurés jusqu’à présent, et jouent toujours à l’hôtel de Bourgogne.




  1. Vieille locution qui signifie à toute force. Dans ce cas reste est féminin.
  2. Il y a dans le manuscrit ordinaire et non aumonier ordinaire, comme on l’a imprimé dans les anciennes éditions. Ordinaire veut dire ici évêque diocésain.
  3. Nous avons déjà dit que Saint-Simon écrit toujours la Meutte.