Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/4

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CHAPITRE IV.


Adresse de Mme de Maintenon à se saisir des affaires ecclésiastiques. — Innocence éminente de la vie et de la fortune du cardinal de Noailles. — Cabales dévotes. — Utilité de la constitution à Mme de Maintenon. — Malheurs des dernières années du roi le rendent plus dur et non moins dupe. — Adresse de Mansart. — Malheurs du roi dans sa famille et dans son intime domestique, et sa grandeur dans les revers de la fortune. — Le roi considéré à l’égard de ses bâtards. — Piété et fermeté du roi jusqu’à sa mort. — Réflexions. — Jésuites laïques. — Autres réflexions. — Abandon du roi aux derniers jours de sa vie. — Horreur du duc du Maine.


On a vu avec quelle adresse elle [Mme de Maintenon] se servit de la princesse des Ursins pour se mêler de tout ce qui regarda la cour et les affaires d’Espagne, et les ôter de la main de Torcy autant qu’elle le put pour avoir échoué à faire venir travailler chez elle ce ministre, comme faisoient les autres, et jusqu’à quel point Mme des Ursins en sut profiter. Les affaires ecclésiastiques furent de même bien longtemps l’objet de son envie. Elle leur donna quelques légères atteintes à l’occasion du jansénisme et de la révocation de l’édit de Nantes, comme on l’a vu, mais passagèrement, et on n’a fait qu’effleurer ce grand objet, qui fut la cause de sa préférence pour le duc de Noailles, en parlant de ce mariage en son temps. Il faut maintenant expliquer mieux comment elle réussit enfin à entrer aussi dans les matières ecclésiastiques, et à prendre aussi une part principale dans cette partie du gouvernement.

Elle vit longtemps avec grande amertume le P. de La Chaise en possession de tout ce ministère, non-seulement avec une entière indépendance d’elle, mais sans aucuns devoirs de sa part, et elle dans une entière ignorance à cet égard. L’éloignement du roi marqué pour Harlay, archevêque de Paris, après une faveur si entière et si longue, avoit satisfoit sa vengeance : on en a vu la cause, mais non ses désirs. Le confesseur du roi n’en étoit devenu que plus maître des bénéfices, et de tout ce qui regardoit les affaires dont l’archevêque avoit été tout à fait écarté. C’est ce qui donna si peu de goût à Mme de Maintenon pour le mariage de sa nièce avec le petit-fils du duc de La Rochefoucauld, qu’on a vu que le roi vouloit faire, et qui en valut la préférence aux Noailles. Je n’assurerai pas que ce fut dans cette vue éloignée qu’elle leur aida à faire nommer le frère du maréchal-duc de Noailles à l’archevêché de Paris, à la mort d’Harlay, en août 1695, chose d’autant plus difficile que les jésuites ne l’aimoient pas, que le roi ne le connoissoit comme point, parce qu’il ne venoit presque jamais à Paris, et encore pour des moments, et qu’il fallut le porter à Paris sans aucune participation du P. de La Chaise.

On ne put même l’y bombarder à l’insu du confesseur, parce qu’il fallut forcer ce prélat, qui non seulement fit toute la résistance qui lui fut possible, mais qui affecta de se rendre suspect du côté de la doctrine. Il avoit d’abord été nommé à l’évêché de Cahors. Quelques mois après il fut transféré à Châlons. La proximité ni la dignité de ce siège, dont l’évêque est comte et pair de France, ne purent le résoudre à quitter l’épouse à laquelle il avoit été destiné par son sacre, quoiqu’il ne pût encore l’avoir connue ; il fallut un commandement exprès du pape pour l’y obliger.

Il brilla à Châlons avec les mœurs d’un ange, par une résidence continuelle, une sollicitude pastorale, douce, appliquée, instructive, pleine des plus grands exemples, et une désoccupation totale de tout ce qui n’étoit point de son ministère. Le crédit de sa famille armée d’une si grande réputation l’emporta sur les voies ordinaires. Il réussit à Paris comme il avoit fait à Châlons, sans être ébloui d’un si grand théâtre ; il plut extrêmement au roi et à Mme de Maintenon, et pour achever ce qui le regarde ici personnellement, il ne parut ni neuf ni embarrassé aux affaires, et il fit admirer ses lumières, son savoir, et ce qui est fort rare en même temps sa modestie et une magnificence convenable, aux assemblées du clergé où il présida au gré du clergé et de la cour. Enfin il fut cardinal en 1700 avec la même répugnance qu’il avoit eue à changer de siège.

Tant de vertus reçurent à la fin la récompense que le monde leur donne, beaucoup de croix et de tribulations qu’il porta avec courage, et pour le bien de l’Église avec trop de douceur, d’équanimité, de crainte de se retrouver soi-même, de ménagement et de charité pour ceux qui en surent étrangement profiter, et qui ont achevé de l’épurer et de le sanctifier, sans avoir pu ébranler son âme, ni la pureté de ses intentions et de sa doctrine. Car pour ses dernières années, la tête n’y étoit plus ; elle avoit succombé sous le poids des années, des travaux, de la persécution. J’en ai été le témoin oculaire, et si Dieu m’en accorde le temps, je ne le laisserai pas ignorer à la fin de ces Mémoires, quoique cet événement outrepasse les bornes que je m’y suis proposées.

On ne répétera pas ce qu’on a vu sur Godet, évêque de Chartres, ni même sur Bissy, depuis cardinal. On se contentera de faire souvenir ici que La Chétardie dont on a parlé au long aux mêmes dernières pages, et Bissy alors, n’étoient pas à portée du roi, et que Godet, qui n’avoit point d’occasion ordinaire d’approcher du roi, ne pouvoit que s’y présenter de front et à découvert bien rarement, sur chose préparée par Mme de Maintenon. Mais il n’y pouvoit revenir souvent, ni être à portée de ces puissants moyens d’insinuation qui opèrent tout avec de la suite par des conversations fréquentes sans objet apparent. Le P. de La Chaise les avoit tous, et se gardoit fort d’être emblé, ni même écorné par l’évêque de Chartres, qui lui en donnoit pourtant quelquefois, et dont chaque écorne le réveilloit et le rendoit plus attentif.

Un archevêque de Paris, avec la grâce du choix tout frais et de la nouveauté, porté par sa réputation, par une famille si établie, et par tout l’art de Mme de Maintenon qui tout d’abord comme son ouvrage l’avoit pris en grand goût, étoit un instrument bien plus à la main avec un jour d’audience du roi réglé par semaine, et toujours matière à la fournir, et même à la redoubler quand il en avoit envie. C’est ce qui forma cette grande faveur, dont sa droiture et ses ménagements de conscience, si fort en garde contre soi-même, et si peu contre les autres, perdirent tous les avantages dans les suites, mais dont Mme de Maintenon sut tirer tous les siens pour entrer enfin dans les matières ecclésiastiques.

Elle s’y initia par l’affaire de M. de Cambrai qui lia si étroitement l’archevêque de Paris avec elle, et avec M. de Chartres. Par ce moyen elle saisit auprès du roi la clef de la seule espèce d’affaires et de grâces où jusqu’alors elle n’avoit pu donner que de légères atteintes, et c’est ce qui lui fit préférer le neveu de l’archevêque de Paris à tout autre mariage, en mars 1698. Elle fit, comme on l’a vu, épouser au roi la querelle contre M. de Cambrai à Rome, jusqu’à en faire sa propre affaire à découvert, et par là, s’établir de plus en plus dans la confiance des matières de religion qui entraînoient si nécessairement celles des bénéfices, et les moyens d’avancer et de reculer qui bon lui sembloit.

On a vu que M. de Chartres étoit passionné sulpicien, qu’il logeoit toujours à Paris dans ce séminaire, qu’il l’éleva sur les ruines de celui des Missions étrangères de Saint-Magloire, et des pères de l’Oratoire ; enfin qu’il se substitua, en mourant, La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, auprès de Mme de Maintenon, qu’il dirigea, et dont il eut toute la confiance.

Il faut le dire encore, la crasse ignorance des sulpiciens, leur platitude suprême, leurs sentiments follement ultramontains, ne pouvoient barrer les vastes desseins des jésuites, et ils étoient tout ce qu’il leur falloit pour ruiner l’élévation, l’excellente morale, le goût de l’antiquité, le savoir juste et exact qu’on puisoit chez les pères de l’Oratoire, si éloignés en tout des sentiments de la compagnie, et si conformes pour le gros avec l’Université, et les restes précieux du fameux Port-Royal, dont les jésuites étoient les ennemis et les persécuteurs. Ils en achevoient ainsi la ruine par des gens dévoués à Rome par une conscience stupide, qui mettoient tout le mérite en des pratiques basses, vaines, ridicules, sous le poids desquelles ils abrutissoient les jeunes gens qui leur étoient confiés, à qui ils ne pouvoient rien apprendre, parce qu’eux-mêmes ne savoient rien du tout, pas même vivre, marcher, ni dire quoi que ce soit à propos. Aussi la vogue des prêtres de la Mission, dont l’institut n’étoit que faire le catéchisme dans les villages, et qui ne s’étoient pas rendus capables de mieux, et de ceux de Saint-Sulpice aussi grossiers, aussi ignorants, et aussi ultramontains les uns que les autres, prit le grand vol, parce que la porte des bénéfices fut fermée à la fin à tout ce qui n’étoit pas élevé chez eux.

Mme de Maintenon, séduite par La Chétardie et par Bissy, sur les mêmes voies dont le feu évêque de Chartres l’avoit de longue main entêtée, régnoit sur ces nouveaux séminaires de mode. Elle en étoit devenue la protectrice déclarée depuis que l’art des jésuites l’avoit brouillée sans y paroître avec les directeurs des Missions étrangères qui avoient été longtemps ses directeurs à elle-même, auxquels M. de Chartres succéda auprès d’elle, lorsque la fameuse affaire des cérémonies chinoises et indiennes brouilla les Missions étrangères avec les jésuites de la manière la plus éclatante et la plus irréconciliable. Ce n’est pas que les jésuites n’eussent de la jalousie de cette basse prêtraille qui usurpoit trop de crédit à leur gré, et réciproquement ceux-ci des jésuites, mais ils se souffroient et vivoient bien ensemble par le besoin qu’ils avoient les uns des autres dans leur haine commune des pères de l’Oratoire, et du clergé éclairé qu’ils taxoient à tout hasard de jansénisme.

À la tête de ceux-ci étoit le cardinal de Noailles qui avoit bien la science des saints mais non assez de celle des hommes pour les soutenir, ni pour se soutenir lui-même ; trop de droiture, de conscience, de piété pour prévoir, ni pour remédier après avoir éprouvé.

Bissy, qui de loin, et dès Toul, avoit su prendre ses contours secrets par les jésuites, par Saint-Sulpice, par M. de Chartres qui s’en étoit entêté, et qui le laissa à Mme de Maintenon comme son Élisée, alloit au grand, et sentit le besoin qu’il avoit de quelque grande affaire par le cours et les intrigues de laquelle il pût se rendre le maître de Mme de Maintenon, du roi par elle, et par un concert étroit et secret, ne faire qu’un avec les jésuites par leur besoin réciproque, eux de lui auprès de Mme de Maintenon, lui d’eux à Rome, et gouverner ainsi toutes les affaires ecclésiastiques.

La frayeur que les jésuites avoient conçue de l’élévation du cardinal de Noailles, sans eux, de sa faveur, de l’appui qu’il trouvoit dans sa famille, s’étoit tournée en fureur. Leur P. Tellier, que Saint-Sulpice avoit, comme on l’a vu, fait succéder au P. de La Chaise, étoit un homme bien différent de lui. Il ne tarda pas à sentir ses forces, à embarrasser dans ses toiles le cardinal de Noailles, comme une araignée fait une mouche, à lui susciter mille défensives, à profiter de sa vertu, de sa candeur, de sa modération, enfin, à le pousser jusqu’à donner fatalement les mains à la destruction radicale de ce fameux reste de Port-Royal des Champs, qui palpitoit encore, dont la barbare dispersion de ce qui y restoit de religieuses, le rasement des bâtiments à n’y pas laisser pierre sur pierre, le violement des sépulcres, la profanation de ce lieu saint réduit en guéret, excita l’indignation publique, et fit une brèche irréparable au cardinal de Noailles.

De l’un à l’autre, à force des plus profondes menées, se noua la terrible affaire de la constitution, qui perdit ce cardinal avec Mme de Maintenon, plus encore qu’avec le roi. Les mêmes intrigues firent déclarer le roi et Mme de Maintenon parties, avec une violence qui fit la fortune de Bissy, et lui donna toute la confiance de Mme de Maintenon qui n’aimoit pas les jésuites ni le P. Tellier.

Ainsi Bissy au comble de ses voeux, après tant d’années de soupirs et d’intrigues, devint le premier personnage ; et jusqu’à quel point n’en abusa-t-il pas, tandis que Mme de Maintenon étoit la dupe de son hypocrisie ! Trompée qu’elle fut par ses souplesses, ses bassesses, et par les éloges qu’il lui donnoit avec sa fausse simplicité, et son apparence grossière, elle se crut la prophétesse qui sauvoit le peuple de Dieu de l’erreur, de la révolte et de l’impiété. Dans cette idée, excitée par Bissy, et pour se mêler de plus en plus des choses ecclésiastiques, elle anima le roi à toutes les horreurs, à toutes les violences, à toute la tyrannie qui furent alors exercées sur les consciences, les fortunes, et les personnes, dont les prisons et les cachots furent remplis. Bissy lui suggéroit tout, et obtenoit tout.

Ce fut alors qu’elle nagea en plein dans la direction des affaires de l’Église, et il fallut que le P. Tellier, malgré toutes ses profondeurs, vînt par Bissy compter avec elle jusque sur la distribution des bénéfices. Cela lui pesoit cruellement, mais la persécution qu’il avoit entreprise, la perte surtout du cardinal de Noailles qu’il ne prétendoit pas dépouiller de moins que de la pourpre, de son siège et de la liberté, enfin le triomphe de leur moderne école sur la ruine de toutes les autres, étoient pour lui des objets si intéressants et si vifs, qu’il n’y avoit chose qu’il ne leur sacrifiât.

On a vu qu’il n’y en eut qu’une qu’il ne put digérer. Ce fut le choix de Fleury pour précepteur. Lui étoit nommé confesseur et sous-précepteur. Il lui étoit donc capital pour être le maître, et il le vouloit être partout, de faire un précepteur à son gré. Il s’y opposa en face entre le roi et Mme de Maintenon dans la chambre de celle-ci, et si ses efforts ne réussirent pas, ce ne fut pas sans lui en avoir donné toute la peur, et Fleury ne l’a oublié de sa vie. Il ne lui en falloit pas tant pour ne jamais pardonner.

Tellier n’a pas assez vécu pour voir, ni même pour se douter du succès inouï de ce premier degré de fortune. S’il l’avoit vu d’où il est, et que de là on fût aussi sensible aux mêmes passions qui ont occupé tout entières nos âmes pendant leur union avec leurs corps, il auroit su bien bon gré aux jésuites de l’art infini avec lequel ils parvinrent à manier ce maître du royaume malgré tout son éloignement d’eux, et se servir de lui, sans qu’il s’en soit jamais douté, à tout ce qui leur fut utile, pour ruiner tout ce qu’ils haïssaient et craignoient, et pour y substituer tout ce qui leur fut avantageux. Mais ce n’est pas ici le lieu ni le temps de s’étendre sur cette matière.

Celle de la constitution, poursuivie avec tant de suite, d’artifices, d’acharnement, de violence et de tyrannie, fut donc, comme on l’a vu, le fruit amer de la nécessité pressante où les affaires indiennes et chinoises réduisirent les jésuites, de l’ambition démesurée de Bissy pour sa fortune, de celle de Rohan pour augmenter la sienne du moment que Tallard pour ses vues personnelles l’y eut déterminé, et tous deux pour être chefs du parti tout-puissant ; enfin de l’intérêt de Mme de Maintenon de gouverner l’Église comme elle faisoit l’État depuis si longtemps, et que cette partie principale n’échappât plus à sa domination. Ce champ une fois ouvert, il n’y eut plus de bornes.

Le goût changeant de Mme de Maintenon s’étoit dépris du cardinal de Noailles à force d’artifices de Bissy, et des sulpiciens et missionnaires, aiguisés et soufflés par les jésuites. Elle n’avoit plus besoin de lui pour s’initier dans les affaires ecclésiastiques. Ce pont dont elle s’étoit pour cela si utilement servie n’avoit plus d’usage. Engouée de la nouveauté de Bissy, l’Élisée du feu évêque de Chartres auprès d’elle, et l’admiration de l’idiot La Chétardie divinisa toute sa conduite à ses propres yeux. Son alliance avec les Noailles, son ancienne amitié pour le cardinal de Noailles, qui se tournèrent en fureur contre lui, l’enfla comme d’un sacrifice fait à la vérité et à la soumission à l’Église.

La conduite barbare qu’on avoit tenue avec les huguenots après la révocation de l’édit de Nantes devint en gros le modèle de celle qu’on tint ; et souvent toute la même, à l’égard de tout ce qui ne put goûter la constitution. De là les artifices sans nombre pour intimider et gagner les évêques, les écoles, le second ordre et le bas clergé, de là cette grêle immense et infatigable de lettres de cachet ; de là cette butte avec les parlements ; de là ces évocations sans nombre ni mesure, cette interdiction de tous les tribunaux ; enfin, ce déni total et public de justice, et de tous moyens d’en pouvoir être protégé pour quiconque ne ployoit pas sa conscience sous le joug nouveau, et même encore sous la manière dont il étoit présenté ; de là cette inquisition ouverte jusque sur les simples laïques, et la persécution ouverte ; ce peuple entier d’exilés et d’enfermés dans les prisons, et beaucoup dans les cachots, et le trouble et la subversion dans les monastères ; de là, enfin, cet inépuisable pot au noir pour barbouiller qui on vouloit, qui ne s’en pouvoit douter, pour estropier auprès du roi qui on jugeoit à propos des gens de la cour et du monde, pour écarter et pour proscrire toutes sortes de personnes, et disposer de leurs places à la volonté des chefs du parti régnant ; des jésuites et de Saint-Sulpice, qui pouvoient tout en ce genre, et qui obtenoient tout sans le plus léger examen ; de là ce monde innombrable de personnes de tout état et de tout sexe dans les mêmes épreuves que les chrétiens soutinrent sous les empereurs ariens, surtout sous Julien l’Apostat, duquel on sembla adopter la politique et imiter les violences ; et s’il n’y eut point de sang précisément répandu, je dis précisément, parce qu’il en coûta la vie d’une autre sorte à bien de ces victimes, ce ne fut pas la faute des jésuites, dont l’emportement surmonta cette fois la prudence, jusqu’à ne se pas cacher de dire qu’il falloit répandre du sang.

On a vu ailleurs combien le crédit de Godet, évêque de Chartres, avoit perdu l’épiscopat en France en le remplissant de cuistres de séminaires et de leurs élèves sans science, sans naissance, dont l’obscurité et la grossièreté faisoient tout le mérite, et que Tellier acheva de l’anéantir en le vendant à découvert, non pour de l’argent, mais pour ses desseins, et sous des conventions sur lesquelles son esprit emporté, violent à l’excès, sa sagacité et ses artificieuses précautions, le gardèrent de se laisser tromper, dont le secret ne put demeurer longtemps caché, et dont la découverte ne l’arrêta pas dans la posture où il étoit parvenu à se mettre. On peut comprendre et mieux voir encore, par tout ce qui est arrivé, ce qui se pouvoit attendre de tous ces choix. Bissy, dans les mêmes errements, le soutenoit de toutes ses forces naissantes, et a bien profité depuis de ses leçons. Tels ont été les funestes ressorts qui ont perdu l’Église de France, et qui, la dernière de toutes les nationales, l’ont enfin abattue sous le joug de l’empire romain, lequel par différentes routes avoit déjà écrasé toutes les autres. C’est à quoi la faveur personnelle du cardinal Fleury contre le P. Quesnel, dont on a vu la cause, a eu l’honneur de mettre le comble, d’inonder la France non seulement de proscriptions, mais d’expatriations, de l’accabler de [trente mille] [1] lettres de cachet, de compte fait après sa mort dans les bureaux des secrétaires d’État, et de pourvoir dignement et sûrement après sa mort à la continuité de sa vengeance.

Telles fuient les dernières années de ce long règne de Louis XIV, si peu le sien, si continuellement et successivement celui de quelques autres. Dans ces derniers temps, abattu sous le poids d’une guerre fatale, soulagé de personne par l’incapacité de ses ministres et de ses généraux, en proie tout entier à un obscur et artificieux domestique, pénétré de douleur, non de ses fautes qu’il ne connoissoit ni ne vouloit connoître, mais de son impuissance contre toute l’Europe réunie contre lui, réduit aux plus tristes extrémités pour ses finances et pour ses frontières, il n’eut de ressource qu’à se reployer sur lui-même, et à appesantir sur sa famille, sur sa cour, sur les consciences, sur tout son malheureux royaume cette dure domination, [de sorte] que pour avoir voulu trop l’étendre, et par des voies trop peu concertées, il en avoit manifesté la faiblesse, dont ses ennemis abusoient avec mépris.

Retranché jusque dans ses tables à Marly, et dans ses bâtiments, il éprouvoit, jusque dans la bagatelle de ces derniers, les mêmes artifices par lesquels il étoit gouverné en grand. Mansart, qui en étoit le surintendant peu capable, mais pourtant avec un peu plus de goût que son maître, l’obsédoit avec des projets, qui de l’un à l’autre le conduisoient aux plus fortes dépenses. C’étoient autant d’occasions de s’enrichir, où il réussit merveilleusement, et de se perpétuer les privances qui le rendoient une sorte de personnage que les ministres mêmes ménageoient, et à qui toute la cour faisoit la sienne. Il avoit l’art d’apporter au roi des plans informes, mais qui lui mettoient le doigt sur la lettre, à quoi ce délié maçon aidoit imperceptiblement. Le roi voyoit ainsi, ou le défaut à corriger, ou le mieux à faire. Mansart, toujours étonné de la justesse du roi, se pâmoit d’admiration, et lui faisoit accroire qu’il n’étoit lui-même qu’un écolier auprès de lui, et qu’il possédoit les délicatesses de l’architecture et des beautés des jardins aussi excellemment que l’art de gouverner. Le roi l’en croyoit volontiers sur sa parole, et si, comme il arrivoit souvent, il s’opiniâtroit sur quelque chose de mauvais goût, Mansart admiroit également et l’exécutoit jusqu’à ce que le goût du changement donnât ouverture pour y en faire. Avec tout cela Mansart, devenu insolent, se mit à fatiguer le roi de demandes pour soi et pour les siens, souvent étranges, et fit si bien, qu’il fut aussi de ceux dont le roi se sentit fort soulagé quand il mourut. Sa brusque fin fut, comme on l’a vu, le commencement de la fortune de d’Antin, qui eut sa charge, à la vérité fort rognée de nom et d’autorité, par le démérite de n’être pas, comme Mansart, de race et de condition servile. Tant que Mme de Montespan vécut, jamais Mme de Maintenon n’avoit souffert qu’il parvînt à mieux qu’à des bagatelles, mais délivré de son ancienne maîtresse, elle s’adoucit pour son fils qui en sut bien profiter, et qui marcha depuis à pas de géant dans la privance, et jusque dans une sorte de confiance du roi, comme il marcha du même pas à la fortune.

À ces malheurs d’État, il s’en joignit de famille, et les plus sensibles pour le roi. Il avoit tenu avec grand soin les princes du sang fort bas, instruit par l’expérience de son jeune âge. Leur rang n’étoit monté que pour élever les bâtards, encore avec des préférences de ceux-ci pour leurs principaux domestiques, qu’on a vues en leur lieu infiniment dégoûtantes pour les princes du sang. De gouvernements ni de charges, ils n’en avoient que ce qui avoit été rendu au grand prince de Condé par la paix des Pyrénées, non à lui, mais au dernier M. le Prince, son fils, et continués au fils de ce dernier en épousant une bâtarde, puis au fils de ce mariage, à la mort de son père. De privances ni d’entrées, aucunes, sinon par ce mariage, qui n’avoit rien communiqué au prince de Conti ; et pour le commandement des armées, on a vu avec quel soin ils en furent tous écartés. Il fallut les derniers malheurs et toute la faveur personnelle de Chamillart pour oser proposer d’en donner une au prince de Conti, et par capitulation à M. le duc d’Orléans, pour qui le roi eut encore moins de répugnance, non comme neveu, mais comme gendre bâtardement, et quand l’excès de la décadence força enfin le roi de donner l’armée de Flandre au prince de Conti, il n’étoit plus temps, et ce prince, dont toute la vie s’étoit écoulée dans la disgrâce, mourut avec le regret de ne jouir pas d’une destination qu’il avoit tant et si inutilement souhaitée, et qu’il avoit eu la satisfaction de voir également désirée par la cour, par les troupes et par toute la France, desquels tous il étoit les délices et l’espérance.

On a vu en leur lieu les malheurs de M. le duc d’Orléans en Italie et l’éclat contre lui en Espagne de la princesse des Ursins, si cruellement appuyée en France de Mme de Maintenon.

Depuis l’année 1709, les plaies domestiques redoublèrent chaque année, et ne se retirèrent plus de dessus la famille royale. Celle qui causa trop tard la disgrâce du duc de Vendôme fut d’autant plus cruelle qu’elle ouvrit peu les yeux. M. le prince de Conti et M. le Prince furent emportés peu après, à six semaines l’un de l’autre. M. le Duc les suivit dans l’année, c’est-à-dire dans les douze mois, et le plus vieux des princes du sang qui restèrent n’avoit alors au plus que dix-sept ans. Monseigneur mourut ensuite. Mais bientôt après le roi fut attaqué par des coups bien plus sensibles ; son cœur, que lui-même avoit comme ignoré jusqu’alors par la perte de cette charmante Dauphine ; son repos, par celle de l’incomparable Dauphin ; sa tranquillité sur la succession à la couronne, par la mort de l’héritier huit jours après, et par l’âge et le dangereux état de l’unique rejeton de cette précieuse race, qui n’avoit que cinq ans et demi : tous ces coups frappés rapidement, tous avant la paix, presque tous durant les plus terribles périls du royaume.

Mais qui pourroit expliquer les horreurs qui furent l’accompagnement des trois derniers, leurs causes et leurs soupçons si diamétralement opposés, si artificieusement semés et inculqués, et les effets cruels de ces soupçons jusque dans leur faiblesse ? La plume se refuse à ce mystère d’abomination. Pleurons-en le succès funeste, comme la source d’autres succès horribles dignes d’en être sortie ; pleurons-les comme le chef-d’œuvre des ténèbres, de la privation la plus sensible et qui réfléchira sui la France dans toute la suite des générations, comme le comble de tous les crimes, comme le dernier sceau des malheurs du royaume ; et que toute bouche française en crie sans cesse vengeance à Dieu !

Telles furent les longues et cruelles circonstances des plus douloureux malheurs qui éprouvèrent la constance du roi, et qui rendirent toutefois un service à sa renommée plus solide que n’avoit pu faire tout l’éclat de ses conquêtes, ni la longue suite de ses prospérités ; [telle fut] la grandeur d’âme que montra constamment dans de tels et si longs revers, parmi de si sensibles secousses domestiques, ce roi si accoutumé au plus grand et au plus satisfaisant empire domestique, aux plus grands succès au dehors, [qui] se vit enfin abandonné de toutes parts par la fortune. Accablé au dehors par des ennemis irrités qui se jouoient de son impuissance qu’ils voyoient sans ressource, et qui insultoient à sa gloire passée, il se trouvoit sans secours, sans ministres, sans généraux, pour les avoir faits et soutenus par goût et par fantaisie, et par le fatal orgueil de les avoir voulu et cru former lui-même. Déchiré au dedans par les catastrophes les plus intimes et les plus poignantes, sans consolation de personne, en proie à sa propre faiblesse ; réduit à lutter seul contre les horreurs mille fois plus affreuses que ses plus sensibles malheurs, qui lui étoient sans cesse présentées par ce qui lui restoit de plus cher et de plus intime, et qui abusoit ouvertement, et sans aucun frein, de la dépendance où il s’étoit laissé tomber, et dont il ne pouvoit et ne vouloit pas même se relever quoiqu’il en sentît tout le poids ; incapable d’ailleurs et par un goût invinciblement dominant, et par une habitude tournée en nature, de faire aucune réflexion sur l’intérêt et la conduite de ses geôliers ; au milieu de ces fers domestiques, cette constance, cette fermeté d’âme, cette égalité extérieure, ce soin toujours le même de tenir tant qu’il pouvoit le timon, cette espérance contre toute espérance, par courage, par sagesse, non par aveuglement, ces dehors du même roi en toutes choses, c’est ce dont peu d’hommes auroient été capables, c’est ce qui auroit pu lui mériter le nom de grand, qui lui avoit été si prématuré. Ce fut aussi ce qui lui acquit la véritable admiration de toute l’Europe, celle de ceux de ses sujets qui en furent témoins, et ce qui lui ramena tant de cœurs qu’un règne si long et si dur lui avoit aliénés.

Il sut s’humilier en secret sous la main de Dieu, en reconnoître la justice, en implorer la miséricorde, sans avilir aux yeux des hommes sa personne ni sa couronne ; il les toucha au contraire parle sentiment de sa magnanimité, heureux si, en adorant la main qui le frappoit, en recevant ses coups avec une dignité qui honoroit sa soumission d’une manière si singulièrement illustre, il eût porté les yeux sur des motifs et palpables et encore réparables, et qui frappoient tous autres que les siens, au lieu qu’il ne considéra que ceux qui n’avoient plus de remèdes que l’aveu, la douleur, l’inutile repentir !

Quel surprenant alliage de la lumière avec les plus épaisses ténèbres ! une soif de savoir tout, une attention à se tenir en garde contre tout, un sentiment de ses liens, plein même de dépit jusqu’à l’aveu que lui en entendirent faire les gens du parlement sur son testament, et tôt après eux la reine d’Angleterre ; une conviction entière de son injustice et de son impuissance, témoignée de sa bouche, c’est trop peu dire, décochée par ses propos à ses bâtards, et toutefois un abandon à eux et à leur gouvernante devenue la sienne et celle de l’État, et abandon si entier qu’il ne lui permit pas de s’écarter d’un seul point de toutes leurs volontés ; que, presque content de s’être défendu en leur faisant sentir ses doutes et ses répugnances, [il] leur immola tout son état, sa famille, son unique rejeton, sa gloire, son honneur, sa raison, le mouvement intime de sa conscience, enfin sa personne, sa volonté, sa liberté, et tout cela dans leur totalité entière, sacrifice digne par son universalité d’être offert à Dieu seul, si par soi-même il n’eût pas été abominable. Il le leur fit en leur en faisant sentir tout le vide, en même temps tout le poids, et tout ce qu’il lui coûtoit, pour en recueillir au moins quelque gré, et soulager sa servitude, sans en avoir pu rendre son joug plus léger à porter, tant ils sentirent leurs forces, le besoin pressant et continuel de s’en servir, d’étreindre les chaînes dont ils avoient su le garrotter, dans la continuelle crainte qu’il ne leur échappât pour peu qu’ils lui laissassent de liberté.

Ce monarque si altier gémissoit dans ses fers, lui qui y avoit tenu toute l’Europe, qui avoit si fort appesanti les siens sur ses sujets de tous états, sur sa famille de tout âge, qui avoit proscrit toute liberté jusqu’à la ravir aux consciences et les plus saintes et les plus orthodoxes.

Ce gémissement plus fort que lui-même sortit violemment au dehors. Il ne put être méconnu par ce qu’il dit et à la reine d’Angleterre et aux gens du parlement : qu’il avoit acheté son repos ; et qu’en leur remettant son testament, lui si maître de soi et de ne dire que ce qu’il vouloit et comme il le vouloit dire et témoigner, il ne put s’empêcher de leur dire comme on a vu en son lieu : qu’il lui avoit été extorqué, et qu’on lui avoit fait faire ce qu’il ne vouloit pas, et ce qu’il croyoit ne pas devoir faire. Étrange violence, étrange misère, étrange aveu arraché par la force du sentiment et de la douleur ! Sentir en plein cet état et y succomber en plein, quel spectacle ! Quel contraste de force et de grandeur supérieure à tous les désastres, et de petitesse et de faiblesse sous un domestique honteux, ténébreux, tyrannique ! et quelle vérification puissante de ce que le Saint-Esprit a déclaré, dans les livres sapientiaux de l’Ancien Testament, du sort de ceux qui se sont livrés à l’amour et à l’empire des femmes ! Quelle fin d’un règne si longuement admiré, et jusque dans ses derniers revers si étincelant de grandeur, de générosité, de courage et de force ! et quel abîme de faiblesse, de misère, de honte, d’anéantissement, sentie, goûtée, savourée, abhorrée, et toutefois subie dans toute son étendue, et sans en avoir pu élargir ni soulager les liens ! O Nabuchodonosor ! qui pourra sonder les jugements de Dieu, et qui osera ne pas s’anéantir en leur présence ?

On a vu en son lieu les divers degrés par lesquels les enfants du roi et de Mme de Montespan ont été successivement tirés du profond et ténébreux néant du double adultère, et portés plus qu’au juste et parfoit niveau des princes du sang, et jusqu’au sommet de l’habilité de succéder à la couronne, ou en simple usage par adresse, ou à force ouverte, ou en loi par des brevets, des déclarations, des édits enregistrés. Le récit de ce nombreux amas de faits formeroit seul un volume, et le recueil de ces monstrueuses pièces en composeroit un autre fort gros. Ce qui est étrange, c’est que dans tous les temps, le roi, à chaque fois, ne les voulut point accorder au point qu’à chaque fois il le fit, et qu’il ne les voulut point marier, je dis ses fils, dans l’intime conviction où il fut toujours de leur néant et de leur bassesse innée, qui n’étoit relevée que par l’effort de son pouvoir sans bornes, et qui après lui ne pouvoit que retomber. C’est ce qu’il leur dit plus d’une fois quand l’un et l’autre lui parlèrent de se marier. C’est ce qu’il leur répéta au comble de leur grandeur, et à six semaines près de la fin de sa vie, lorsque, malgré lui, il eut tout violé en leur faveur, jusqu’à sa propre volonté, qui fléchit sous sa faiblesse. On a vu ce qu’il leur en dit, on ne peut trop le répéter, et ce qui lui en échappa aux gens du parlement et à la reine d’Angleterre.

On peut se souvenir aussi de l’ordre qu’on a vu qu’il donna si précis au maréchal de Tessé, qui me l’a conté et à d’autres, sur M. de Vendôme, de ne point éviter de le commander en Italie où on l’envoyoit, et où Vendôme étoit à la tête de l’armée, et [de] ce qu’il ajouta avec un air chagrin : qu’il ne falloit pas accoutumer ces messieurs-là, à ces ménagements, lequel duc de Vendôme bientôt après, parvint, et sans patente, à commander les maréchaux de France, et ceux-là encore qui longtemps avant lui avoient commandé des armées.

C’est un malheur dans la vie du roi et une plaie à la France, qui a continuellement été en augmentant, que la grandeur de ses bâtards, qu’il a enfin portée au comble inouï à la fin de sa vie, dont les derniers temps n’ont été principalement occupés qu’à la consolider, en les rendant puissants et redoutables. L’amirauté, l’artillerie, les carabiniers, tant de troupes et de régiments particuliers, les Suisses, les Grisons, la Guyenne, le Languedoc, la Bretagne en leurs mains les rendoient déjà assez considérables, jusqu’à la charge de grand veneur, pour leur donner de quoi plaire, et amuser un jeune roi. Leur rang égalé, à celui des princes du sang avoit coûté au roi le renversement de toutes les règles et les droits, et celui des lois du royaume les plus anciennes, les plus saintes, les plus fondamentales, les plus intactes. Il lui en coûta encore des démêlés avec les puissances étrangères, avec Rome surtout, à qui il fallut complaire en choses solides, et après avoir lutté longtemps pour obtenir que les ambassadeurs et les nonces rendissent aux bâtards les mêmes honneurs et les mêmes devoirs qu’aux princes du sang, et avec les mêmes traitements réciproques.

Ce même intérêt, comme on l’a vu dès le commencement de ces Mémoires, éleva les Lorrains sur les ducs en la promotion du Saint-Esprit de 1688, contre le goût du roi et la justice par lui-même reconnue et avouée au duc de Chevreuse, et a soutenu les mêmes en mille occasions pour les ployer aux bâtards. Cette même considération, comme on l’a vu en son temps, valut l’incognito si nouveau et si étrange au duc de Lorraine, lors de son hommage, dont si étrangement aussi il essaya d’abuser. Cet exemple acquit le même avantage aux électeurs de Cologne et de Bavière, à la honte de la majesté de la couronne.

Le mariage monstrueux de M. le duc de Chartres, depuis d’Orléans et régent, celui de M. le Duc, ceux des filles de ces mariages avec M. le duc de Berry et avec M. le prince de Conti, ont opéré ce que le roi a vu de ses yeux, et vu avec complaisance, qu’excepté son successeur unique et la branche d’Espagne (mais exclue de la succession à la couronne par les renonciations et les traités) et la seule Mlle de La Roche-sur-Yon, fille de M. le prince de Conti et de la fille aînée de M. le Prince, il n’y a plus qui que ce soit, ni mâle, ni femelle de la maison royale, qui ne sorte directement des amours du roi et de Mme de Montespan, et dont elle ne soit la mère ou la grand’mère ; et si la duchesse du Maine n’en vient pas par elle-même, elle a épousé le fils du roi et de Mme de Montespan. La fille unique du roi et de Mme de La Vallière épousa l’aîné des deux princes de Conti, dont elle n’a point eu d’enfants, mais ce n’a pas été la faute du roi si cette branche seule de princes du sang a échappé à la bâtardise, jusqu’à ce qu’il l’en ait aussi entachée à la fin dans la seconde génération.

N’oublions pas que c’est le refus que le prince d’Orange fit de cette princesse, que nuls respects, désirs, soins, soumissions les plus prolongées n’ont pu effacer du cœur du roi, qui a rendu ce fameux prince, malgré lui, l’ennemi du roi et de la France ; et que cette haine a été la source et la cause fatale de ces ligues et de ces guerres, sous le poids desquelles le roi a été si près de succomber, fruit de cette même bâtardise qui, à trop juste titre, se peut appeler un fruit de perdition.

Ce mélange du plus pur sang de nos rois, et il se peut dire hardiment de tout l’univers, avec la boue infecte du double adultère, a donc été le constant ouvrage de toute la vie du roi. Il a eu l’horrible satisfaction de les épuiser ensemble, et de porter au comble un mélange inouï dans tous les siècles, après avoir été le premier de tous les hommes, de toutes les nations, qui ait tiré du néant les fruits du double adultère, et qui leur ait donné l’être, dont le monde entier, et policé et barbare, frémit d’abord, et qu’il a su accoutumer.

Tandis que le chemin de la fortune fut toujours l’attachement et la protection des bâtards, celle des princes du sang, à commencer par Monsieur, y fut toujours un obstacle invincible. Tels lurent les fruits d’un orgueil sans bornes qui fit toujours regarder au roi avec des yeux si différents ses bâtards et les princes de son sang, les enfants issus du trône par des générations légitimes, et qui les rappeloient à leur tour, et les enfants sortis de ses amours. Il considéra les premiers comme les enfants de l’État et de la couronne, grands par là et par eux-mêmes sans lui, tandis qu’il chérit les autres comme les enfants de sa personne qui ne pouvoient devenir, faute d’être par eux-mêmes, par toutes les lois, que les ouvrages de sa puissance et de ses mains. L’orgueil et la tendresse se réunirent en leur faveur, le plaisir superbe de la création l’augmenta sans cesse, et fut sans cesse aiguillonné d’un regard de jalousie sur la naturelle indépendance de la grandeur des autres sans son concours.

Piqué de n’oser égaler la nature, il approcha du moins ses bâtards des princes du sang par tout ce qu’il leur donna d’abord d’établissements et de rangs. Il tâcha ensuite de les confondre ensemble par des mariages inouïs, monstrueux, multipliés, pour n’en faire qu’une seule et même famille. Le fils unique de son unique frère y fut enfin immolé aussi avec la plus ouverte violence. Après, devenu plus hardi à force de crans redoublés, il mit une égalité parfaite entre ses bâtards et les princes du sang. Enfin, près de mourir, il s’abandonna à leur en donner le nom et le droit de succéder à la couronne, comme s’il eût pu en disposer, et faire les hommes ce qu’ils ne sont pas de naissance.

Ce ne fut pas tout. Ses soins et ses dernières dispositions pour après lui ne furent toutes qu’en leur faveur. Aliéné avec art de son neveu, et soigneusement entretenu dans cette disposition par le duc du Maine et par Mme de Maintenon, il subit le joug qu’il s’étoit laissé imposer par eux, il en but le calice qu’il s’étoit à lui-même préparé. On a vu les élans de sa résistance et de ses dépiteux regrets ; il ne put résister à ce qu’ils en extorquèrent. Son successeur y fut pleinement sacrifié, et autant qu’il fut en lui, son royaume.

Tout ce qui fut nommé par anticipation pour l’éducation du roi futur n’eut d’autre motif que l’intérêt des bâtards, et rien moins que nul autre. Le duc du Maine fut mis à la tête, et sous lui le maréchal de Villeroy, l’homme le plus inepte à cet emploi qu’il y eût peut-être dans toute la France ; ajoutons que lors de ce choix il avoit soixante et onze ans, et que le prince dont il étoit destiné gouverneur en avoit cinq et demi. Saumery, très indigne sous-gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, et qui, sous prétexte des eaux, s’étoit bien gardé de le suivre à la campagne de Lille, avoit fait ses infâmes preuves à son retour en faveur de Vendôme, à la cabale duquel il s’étoit joint hautement. C’en fut assez pour le faire choisir au duc du Maine pour sous-gouverneur du roi futur, comme un homme vendu et à tout faire.

Je n’ai point su qui avoit fait nommer Joffreville pour l’autre sous-gouverneur, mais il étoit trop homme d’honneur pour accepter un emploi où il falloit se vendre. Il s’en excusa. Ruffé lui fut substitué. Il se disoit Damas sans l’être ; mais pauvre, court d’esprit, qui n’envisagea que fortune, et subsistance en attendant, qui ne sentit pas les dangers de la place, qui avoit tout son bien dans le pays de Dombes, et par là de tout temps sous la protection du duc du Maine, n’en vit jamais que l’écorce, et qui l’accepta malgré sa prétendue naissance. Tout le reste fut choisi de même, et Mme de Maintenon qui fit son affaire de Fleury, qui pour cela venoit de quitter Fréjus, et qui en répondit.

Avec de tels entours, le duc du Maine ne se crut pas encore suffisamment assuré. Ce fut à quoi le codicille pourvut, qui ne précéda la mort du roi que de si peu de jours qui fut le dernier travail de ce monarque, et son dernier sacrifice à la divinité qu’il s’étoit faite de ses bâtards. Il faut le répéter : par ce dernier acte toute la maison civile et militaire du roi étoit totalement et uniquement soumise au duc du Maine, et sous lui au maréchal de Villeroy, indépendamment et privativement à M. le duc d’Orléans, de façon qu’il n’en pouvoit être reconnu ni obéi en rien, mais les deux chefs de l’éducation en toutes choses qui devenoient par là les maîtres de Paris et de la cour, et le régent livré entre leurs mains sans aucune sûreté.

Ces énormes précautions parurent encore insuffisantes, si on ne pourvoyoit à ce qui pouvoit arriver. Ainsi, en cas de mort du duc du Maine ou du maréchal de Villeroy, le comte de Toulouse et le maréchal d’Harcourt, duquel Mme de Maintenon répondit, leur furent substitués en tout et partout, lequel Harcourt par son état apoplectique étoit, si faire se pouvoit, devenu encore plus inepte à ce grand emploi que le maréchal de Villeroy.

Le testament avoit nommé et réglé le conseil de régence, en telle sorte que toute l’autorité de la régence fut ôtée à M. le duc d’Orléans, que ce conseil ne fut composé presque que de tous gens à la dévotion du duc du Maine, et desquels tous en particulier M. le duc d’Orléans avoit de grands sujets d’être aliéné.

Tels furent les derniers soins du roi, telles les dernières actions de sa prévoyance, tels les derniers coups de sa puissance, ou plutôt de sa déplorable faiblesse, et des suites honteuses de sa vie : état bien misérable, qui abandonnoit son successeur et son royaume à l’ambition à découvert et sans bornes de qui n’auroit jamais dû y être seulement connu, et qui exposoit l’État aux divisions les plus funestes, en armant contre le régent ceux qui devoient lui être les plus soumis, et le jetant dans la plus indispensable nécessité de revendiquer son droit et son autorité, dont on ne lui laissoit que le vain nom avec l’ignominie d’une impuissance et d’une nudité entière, et la réalité des plus instants, des plus continuels, et des plus réels périls que l’âge auquel se trouvoit alors tout ce qu’il y avoit de princes du sang portoit au comble.

Voilà au moins de quoi la mémoire du roi ne peut être lavée devant Dieu ni devant les hommes. Voilà le dernier abîme où le conduisirent la superbe et la faiblesse, une femme plus qu’obscure et des doubles adultérins, à qui il s’abandonna, dont il fit ses tyrans, après l’avoir été pour eux et pour tant d’autres, qui en abusèrent sans aucune pudeur ni réserve, et un détestable confesseur du caractère du P. Tellier. Tel fut le repentir, la pénitence, la réparation publique d’un double adultère si criant, si long, si scandaleux à la face de toute l’Europe, et les derniers sentiments d’une âme si hautement pécheresse, prête à paroître devant Dieu, et de plus, chargée d’un règne de cinquante-six ans, le sien, dont l’orgueil, le luxe, les bâtiments, les profusions en tout genre et les guerres continuelles, et la superbe qui en fut la source et la nourriture, avoit répandu tant de sang, consumé tant de milliards au dedans et au dehors, mis sans cesse le feu par toute l’Europe, confondu et anéanti tous les ordres, les règles, les lois les plus anciennes et les plus sacrées de l’État, réduit le royaume à une misère irrémédiable, et si imminemment près de sa totale perte qu’il n’en fut préservé que par un miracle du Tout-Puissant.

Que dire après cela de la fermeté constante et tranquille qui se fit admirer dans le roi en cette extrémité de sa vie ? car il est vrai qu’en la quittant il n’en regretta rien, et que l’égalité de son âme fut toujours à l’épreuve de la plus légère impatience, qu’il ne s’importuna d’aucun ordre à donner, qu’il vit, qu’il parla, qu’il régla, qu’il prévit tout pour après lui, dans la même assiette que tout homme en bonne santé et très libre d’esprit auroit pu faire ; que tout se passa jusqu’au bout avec cette décence extérieure, cette gravité, cette majesté qui avoit accompagné toutes les actions de sa vie ; qu’il y surnagea un naturel, un air de vérité et de simplicité qui bannit jusqu’aux plus légers soupçons de représentation et de comédie.

De temps en temps, dès qu’il étoit libre, et dans les derniers qu’il avoit banni toute affaire et tous autres soins, il étoit uniquement occupé de Dieu, de son salut, de son néant, jusqu’à lui être échappé quelquefois de dire : Du temps que j’étois roi. Absorbé d’avance en ce grand avenir où il se voyoit si près d’entrer, avec un détachement sans regret, avec une humilité sans bassesse, avec un mépris de tout ce qui n’étoit plus pour lui, avec une bonté et une possession de son âme qui consoloit ses valets intérieurs qu’il voyoit pleurer, il forma le spectacle le plus touchant ; et ce qui le rendit admirable, c’est qu’il se soutint toujours tout entier et toujours le même : sentiment de ses péchés sans la moindre terreur, confiance en Dieu, le dira-t-on ? tout entière, sans doute, sans inquiétude, mais fondée sur sa miséricorde et sur le sang de Jésus-Christ, résignation pareille sur son état personnel, sur sa durée, et regrettant de ne pas souffrir. Qui n’admirera une fin si supérieure, et en même temps si chrétienne ? mais qui n’en frémira ?

Rien de plus simple ni de plus court que son adieu à sa famille, ni de plus humble, sans rien perdre de la majesté, que son adieu aux courtisans, plus tendre encore que l’autre. Ce qu’il dit au roi futur a mérité d’être recueilli, mais affiché depuis avec trop de restes de flatterie, dont le maréchal de Villeroy donna l’exemple en le mettant à la ruelle de son lit, comme il avoit toujours dans sa chambre à l’armée un portrait du roi tendu sous un dais, et comme il pleuroit toujours vis-à-vis du roi aux compliments que les prédicateurs lui faisoient en chaire. Le roi, parlant à son successeur de ses bâtiments et de ses guerres, omit son luxe et ses profusions. Il se garda bien de lui rien toucher de ses funestes amours, article plus en sa place alors que tous les autres ; mais comment en parler devant ses bâtards, et en consommant leur épouvantable grandeur par les derniers actes de sa vie ? Jusque-là, si on excepte cette étrange omission et sa cause plus terrible encore, rien que de digne d’admiration, et d’une élévation véritablement chrétienne et royale.

Mais que dire de ses derniers discours à son neveu, après son testament, et depuis encore venant de faire son codicille, après avoir reçu les derniers sacrements ; de ses assurances positives, nettes, précises, toutes les deux fois, qu’il ne trouveroit rien dans ses dispositions qui pût lui faire de peine, tandis qu’elles n’ont été faites, et à deux reprises, que pour le déshonorer, le dépouiller, disons tout, pour l’égorger ? Cependant il le rassure, il le loue, il le caresse, il lui recommande son successeur, qu’il lui a totalement soustroit, et son royaume qu’il va, dit-il, seul gouverner, sur lequel il lui a ôté toute autorité ; et tandis qu’il vient d’achever de la livrer à ses ennemis tout entière ; et avec les plus formidables précautions, c’est à lui qu’il envoie pour des ordres, comme à celui à qui désormais il appartient seul d’en donner pour tout et sur tout. Est-ce artifice ? est-ce tromperie ? est-ce dérision jusqu’en mourant ? Quelle énigme à expliquer ! Tâchons plutôt de nous persuader que le roi se répondoit à soi-même.

Il répondoit à ce qu’il avoit toujours paru croire de l’impuissance de l’effet de ce qui lui avoit été extorqué, et que la faiblesse lui avoit arraché malgré lui. Disons plus, il ne douta point, il espéra peut-être qu’un testament inique et scandaleux, propre à mettre le feu dans sa famille et dans le royaume, tel enfin qu’il étoit réduit à en cacher profondément le secret, ne trouveroit pas plus d’appui que n’en avoit reçu le testament du roi son père, si sage, si sensé, si pesé, si juste, et par lui-même rendu public avec un véritable et général applaudissement. Tout ce que le roi avoit senti de violence en faisant le sien, tout ce qu’il en avoit dit si amèrement à ses bâtards après l’avoir fait, aux gens du parlement en le leur remettant, à la reine d’Angleterre du moment qu’il la vit, et toujours leur en parlant le premier comme plein d’amertume, on peut ajouter de dépit, de sa faiblesse, et de l’abus énorme que lui en fait ce qu’il a de seul intime et dont il ne se peut détacher ; ce codicille monstrueux arraché après avoir reçu ses sacrements, dans un état de mourant qui lui en laissoit sentir les horreurs sans lui permettre d’y résister ; ce tout ensemble, ce groupe effroyable d’iniquité et de renversement de toutes choses pour faire de ses bâtards, et du duc du Maine en particulier, un colosse immense de puissance et de grandeur, et la destruction de toutes les lois, de son neveu, et peut-être de son royaume et de son successeur, livrés à de si étranges mains, seroit-ce trop dire ? si cruelles et si fort approchées du trône ; cet amas prodigieux d’iniquités si concertées, mais si mal colorées, quelques soins qu’on s’en fût donnés, qu’elles sautoient aux yeux, tout cela le rassura peut-être contre ce qu’on en avoit prétendu. Il n’avoit jamais cru, comme il s’en étoit expliqué plusieurs fois, qu’aucune des choses qu’il venoit de faire ou de confirmer pût subsister un moment après lui. En ce moment qu’il parla à M. le duc d’Orléans, il s’en flatta peut-être plus que jamais, pour s’apaiser soi-même, tout rempli qu’il devoit être de son codicille, qu’il avoit fait il n’y avoit pas plus d’une heure. Il parla peut-être à son neveu avant et après le codicille tout plein de cette pensée ; il put donc ainsi le regarder, en effet, comme l’administrateur du royaume, et lui parler en ce sens. C’est du moins ce qu’il peut être permis de présumer.

Mais qui pourra ne pas s’étonner au dernier point, on ne peut s’empêcher de le répéter, de la paisible et constante tranquillité de ce roi mourant, et de cette inaltérable paix sans la plus légère inquiétude, parmi tant de piété et une application si fervente à profiter de tous les moments ? Les médecins prétendirent que la même cause qui amortit et qui ôte même toutes les douleurs du corps, qui est un sang entièrement gangrené, calme aussi et anéantit toutes celles du cœur et les agitations de l’esprit ; et il est vrai que le roi mourut de cette maladie.

D’autres en ont donné une autre raison, et ceux-là étoient dans l’intrinsèque de la chambre pendant cette dernière maladie, et y furent seuls les derniers jours. Les jésuites ont constamment des laïques de tous états, même mariés, qui sont de leur compagnie. Ce fait est certain ; il n’est pas douteux que des Noyers, secrétaire d’État sous Louis XIII, n’ait été de ce nombre, et bien d’autres. Ces agrégés font les mêmes vœux des jésuites en tout ce que leur état peut permettre, c’est-à-dire d’obéissance sans restriction aucune au père général et aux supérieurs de la compagnie. Ils sont obligés de suppléer à ceux de pauvreté et de chasteté par tous les services et par toute la protection qu’ils doivent aveuglément à la compagnie, surtout par une soumission sans bornes aux supérieurs et à leur confesseur. Ils doivent être exacts à de légers exercices de piété que leur confesseur ajuste à leur temps et à leur esprit, et qu’il simplifie tant qu’il veut. La politique a son compte par le secours assuré de ces auxiliaires cachés à qui ils font bon marché du reste. Mais il ne se doit rien passer dans leur âme, ni quoi que ce soit qui vienne à leur connoissance, qu’ils ne le révèlent à leur confesseur, et, pour ce qui n’est pas du secret de la conscience, aux supérieurs, si le confesseur le juge à propos. Ils se doivent aussi conduire en tout suivant les ordres des supérieurs et du confesseur avec une soumission sans réplique.

On a prétendu que le P. Tellier avoit inspiré au roi longtemps avant sa mort de se faire agréger ainsi dans la compagnie ; qu’il lui en avoit vanté les privilèges certains pour le salut, les indulgences plénières qui y sont attachées ; qu’il l’avoit persuadé que quelques crimes qu’on eût commis, et dans quelque difficulté qu’on se trouvât de les réparer, cette profession secrète lavoit tout, et assuroit infailliblement le salut, pourvu qu’on fût fidèle à ses vœux ; que le général de la compagnie fut admis du consentement du roi dans le secret ; que le roi en fit les vœux entre les mains du P. Tellier ; que dans les derniers jours de sa vie on les entendit tous deux, l’un fortifier, l’autre s’appuyer sur ces promesses ; qu’enfin le roi reçut de lui la dernière bénédiction de la compagnie comme un des religieux ; qu’il lui fit prononcer des formules de prières qui n’en laissoient point douter, et qu’on entendit en partie, et qu’il lui en avoit donné l’habit ou le signe presque imperceptible, comme une autre sorte de scapulaire, qui fut trouvé sur lui. Enfin la plupart de ce qui approcha de plus près demeurèrent persuadés que cette pénitence faite aux dépens d’autrui, des huguenots, des jansénistes, des ennemis des jésuites, ou de ceux qui ne leur furent pas abandonnés, des défenseurs des droits des rois et des nations, des canons et de la hiérarchie contre la tyrannie et les prétentions ultramontaines, cet attachement pharisaïque à l’extérieur de la loi et à l’écorce de la religion, ont formé cette sécurité si surprenante dans ces terribles moments où disparaît si ordinairement celle qui, fondée sur l’innocence et la pénitence fidèle, semble le plus solidement devoir rassurer : droits terribles de l’art de tromper qui remplissent toutes les conditions de jésuites inconnus, dont l’ignorance les sert à tous les usages importants qu’ils en savent tirer dans la persuasion d’un salut certain sans repentir, sans réparation, sans pénitence de quelque vie qu’on ait menée, et d’une abominable doctrine, qui pour des intérêts temporels abuse les pécheurs jusqu’au tombeau, et les y conduit dans une paix profonde par un chemin semé de fleurs.

Ainsi mourut un des plus grands rois de la terre entre les bras d’une indigne et ténébreuse épouse, et de ses doubles bâtards, maîtres de lui jusqu’à sa consommation pour eux, muni des sacrements de l’Église de la main du fils de son autre bien-aimée, plus que comblé des faveurs que celles de sa mère avoient valu à sa famille, et assisté uniquement par un confesseur tel qu’on a vu qu’étoit le P. Tellier. Si telle peut être la mort des saints, ce n’est pas là au moins leur assistance.

Aussi cette assistance ne fut-elle pas poussée jusqu’au bout. Maîtres du roi et de sa chambre, et n’y admettant qu’eux et ce peu de dévoués qui leur étoient nécessaires, leur assiduité ne se démentit point tant qu’ils en eurent besoin. Mais, le codicille fait et remis à Voysin, ils n’eurent plus rien à faire, et tout aussitôt n’eurent pas honte de se retirer. Les devoirs, désormais infructueux auprès d’un mourant dont ils avoient arraché jusqu’à l’impossible, leur devinrent en un moment trop à charge et trop fatigants pour continuer à voir un spectacle si triste et si peu utile.

On a vu combien le tendre compliment du roi à Mme de Maintenon sur l’espérance d’en être bientôt rejoint déplut à cette vieille fée, qui, non contente d’être reine, vouloit apparemment être encore immortelle. On a vu que, dès le mercredi, c’est-à-dire quatre jours avant la mort du roi, elle l’abandonna pour toujours, que le roi s’en aperçut avec tant de peine qu’il la redemanda sans cesse, ce qui la força de revenir de Saint-Cyr, et qu’elle n’eut pas la patience d’attendre sa fin pour y retourner, et n’en plus revenir.

Bissy et Rohan, contents d’avoir paré ce grand coup du retour du cardinal de Noailles, ne s’incommodèrent plus d’aucune assiduité, jusque-là que Rohan laissa le roi sans messe, et que, sans Charost, comme on l’a vu, il n’en eût plus été question, quoique le roi fût en pleine connoissance et qu’il dît qu’il désiroit l’entendre quand on le lui proposa, et qu’à l’égard de la tête et de la parole il fût comme en pleine santé.

Le duc du Maine marqua aussi toute la bonté de son cœur, et toute sa reconnoissance pour un père qui lui avoit tout sacrifié. Il se trouva à la consultation de cet homme arrivant de Provence, dont on a parlé, qui donna de son élixir au roi. Fagon, accoutumé à régner sur la médecine avec despotisme, trouva une manière de paysan très grossier, qui le malmena fort brutalement. M. du Maine, qui n’avoit plus lieu de rien arracher, et qui se comptoit déjà le maître du royaume, raconta le soir chez lui, parmi ses confidents, avec ce facétieux et cet art de fine plaisanterie qu’il possédoit si bien, l’empire que ce malotru avoit pris sur la médecine, l’étonnement, le scandale, l’humiliation de Fagon pour la première fois de sa vie, qui, à bout de son art et de ses espérances, s’étoit limaçonné en grommelant sur son bâton, sans oser répliquer, de peur d’essuyer pis. Ce bon et tendre fils leur fit de cette aventure le conte si plaisamment, que les voilà tous aux grands éclats de rire, et lui aussi, qui durèrent fort longtemps. L’excès de la joie de toucher à la toute-puissance, à la délivrance, au comble presque de ses voeux, lui avoit fait oublier une indécence que les antichambres surent bien remarquer, et la galerie encore sur laquelle cet appartement donnoit, proche et de plain-pied de la chapelle, où des passants de distinction entendirent ces éclats.

le duc du Maine retrancha des assiduités inutiles. C’étoit pour lui un spectacle trop attendrissant ; il aima mieux n’y plus paroître que de rares instants, et renfermer sa douleur dans son cabinet, au pied de son crucifix, ou s’y appliquer à tous les ordres futurs pour l’exécution de ce qu’il s’étoit fait attribuer.

Le P. Tellier se lassoit depuis longtemps d’assister un mourant. II n’avoit pu venir à bout de la nomination de ce grand nombre de bénéfices vacants ; il ne craignoit plus rien sur le cardinal de Noailles depuis que Bissy et lui, avec Mme de Maintenon, avoient paré son retour. Ainsi, n’ayant plus rien à craindre ni à espérer du roi, il se donna à d’autres soins, tellement que tout cet intérieur de chambre du roi, et les cabinets même, étoient scandalisés de ses absences, et qu’il y en avoit qui ne s’en contraignoient pas, comme Bloin et Maréchal, qui quelquefois l’envoyoient chercher d’eux-mêmes. Le roi le demandoit souvent sans qu’il fût là à portée, et quelquefois sans qu’il vînt du tout, parce qu’on ne le trouvoit ni chez lui ni où on le cherchoit. Quand il s’approchoit du roi, c’étoit toujours de lui-même qu’il s’en retiroit, et presque toujours en fort peu de moments. Les derniers jours, et dans cet état extrême, il parut encore bien moins, quoiqu’un confesseur, et qui n’étoit doublé de personne, ne dût point alors quitter les environs du lit. Mais il ne parut pas que la charité, la sollicitude, non plus que l’affection ni la reconnoissance, fussent les vertus distinctives de ce maître imposteur, à qui ses profondeurs et ses artifices n’avoient pas donné le goût, l’onction, ni le talent d’assister les mourants. Il falloit l’envoyer chercher sans cesse ; il s’échappoit sans cesse aussi, et par une aussi indigne conduite, il scandalisa tout ce qui y étoit, et tout ce qui y pouvoit être y étoit, depuis que, par la retraite de Mme de Maintenon et de M. du Maine, l’accès de la chambre fut rendu et devenu libre.

Mais, à propos du P. Tellier, la vérité veut que j’ajoute que je me suis depuis informé curieusement à Maréchal de l’opinion que le roi avoit fait le vœu de jésuite et de ce que j’ai raconté là-dessus. Maréchal, qui étoit fort vrai, et qui n’estimoit pas le P. Tellier, m’a assuré qu’il ne s’étoit jamais aperçu de rien qui eût trait à cela, ni de formule de prières ou de bénédiction particulière, ni que le roi ait eu aucune marque ni manière de scapulaire sur lui, et qu’il étoit très persuadé qu’il n’y avoit pas la moindre vérité dans tout ce qui s’étoit dit là-dessus Maréchal, quoique très assidu, n’étoit pas toujours ni dans la chambre, ni près du lit. Le P. Tellier pouvoit aussi s’en défiier et se cacher de lui ; mais je ne puis croire, malgré tout cela, que s’il y avoit quelque chose de vrai là-dessus, Maréchal n’en eût pas eu la moindre connoissance, et que jusqu’aux soupçons lui eussent échappé.



  1. Le nombre des lettres de cachet est resté en blanc dans le manuscrit. On a supplée cette lacune d’après les histoires du temps.