Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/5

La bibliothèque libre.


Chapitre V.
Vie publique du roi. — Où seulement et quels hommes mangeoient avec le roi. — Matinées du roi. — Conseils. — Dîner du roi. — Service. — Promenades du roi. — Soirs du roi. — Jours de médecine. — Dévotions. — Autres bagatelles. — Le roi peu regretté.


Après avoir exposé avec la vérité et la fidélité la plus exacte tout ce qui est venu à ma connoissance par moi-même, ou par ceux qui ont vu ou manié les choses et les affaires pendant les vingt-deux dernières années de Louis XIV, et l’avoir montré tel qu’il a été, sans aucune passion, quoique je me sois permis les raisonnements résultant naturellement des choses, il ne me reste plus qu’à exposer l’écorce extérieure de la vie de ce monarque, depuis que j’ai continuellement habité à sa cour.

Quelque insipide et peut-être superflu qu’un détail, encore si public, puisse paroître après tout ce qu’on a vu d’intérieur, il s’y trouvera encore des leçons pour les rois qui voudront se faire respecter et qui voudront se respecter eux-mêmes. Ce qui m’y détermine encore, c’est que l’ennuyeux, je dirai plus, le dégoûtant pour un lecteur instruit de ce dehors public, par ceux qui auront pu encore en avoir été témoins, échappe bientôt à la connoissance de la postérité, et que l’expérience nous apprend que nous regrettons de ne trouver personne qui se soit donné une peine pour leur temps si ingrate, mais, pour la postérité, curieuse, et qui ne laisse pas de caractériser les princes qui ont fait autant de bruit dans le monde que celui dont il s’agit ici. Quoiqu’il soit difficile de ne pas tomber en quelques redites, je m’en défendrai autant qu’il me sera possible.

Je ne parlerai point de la manière de vivre du roi quand il s’est trouvé dans ses armées. Ses heures y étoient déterminées par ce qui se présentoit à faire, en tenant néanmoins régulièrement ses conseils ; je dirai seulement qu’il n’y mangeoit soir et matin qu’avec des gens d’une qualité à pouvoir avoir cet honneur. Quand on y pouvoit prétendre, on le faisoit demander au roi par le premier gentilhomme de la chambre en service. Il rendoit la réponse, et dès le lendemain, si elle étoit favorable, on se présentoit au roi lorsqu’il alloit dîner, qui vous disoit : « Monsieur, mettez-vous à table. » Cela fait, c’étoit pour toujours, et on avoit après l’honneur d’y manger quand on vouloit, avec discrétion. Les grades militaires, même d’ancien lieutenant général, ne suffisoient pas. On a vu que M. de Vauban, lieutenant général si distingué depuis tant d’années, y mangea pour la première fois à la fin du siège de Namur, et qu’il fut comblé de cette distinction, comme aussi les colonels de qualité distinguée y étoient admis sans difficulté. Le roi fit le même honneur à Namur à l’abbé de Grancey, qui s’exposoit partout à confesser les blessés et à encourager les troupes. C’est l’unique abbé qui ait eu cet honneur. Tout le clergé en fut toujours exclu, excepté les cardinaux et les évêques-pairs, ou les ecclésiastiques ayant rang de prince étranger. Le cardinal de Coislin, avant d’avoir la pourpre, étant évêque d’Orléans, premier aumônier et suivant le roi en toutes ses campagnes ; et l’archevêque de Reims qui suivoit le roi comme maître de sa chapelle, y voyoit manger le duc et le chevalier de Coislin, ses frères, sans y avoir jamais prétendu. Nul officier des gardes du corps n’y a mangé non plus, quelque préférence que le roi eût pour ce corps, que le seul marquis d’Urfé par une distinction unique ; je ne sais qui la lui valut en ces temps reculés de moi ; et du régiment des gardes, jamais que le seul colonel, ainsi que les capitaines des gardes du corps.

À ces repas tout le monde étoit couvert ; c’eût été un manque de respect dont on vous auroit averti sur-le-champ de n’avoir pas son chapeau sur sa tête. Monseigneur même l’avoit ; le roi seul étoit découvert. On se découvroit quand le roi vous parloit, ou pour parler à lui, et on se contentoit de mettre la main au chapeau pour ceux qui venoient faire leur cour le repas commencé, et qui étoient de qualité à avoir pu se mettre à table. On se découvroit aussi pour parler à Monseigneur et à Monsieur, ou quand ils vous parloient. S’il y avoit des princes du sang, on mettoit seulement la main au chapeau pour leur parler ou s’ils vous parloient. Voilà ce que j’ai vu au siège de Namur, et ce que j’ai su de toute la cour. Les places qui approchoient du roi se laissoient aussi aux titres, et après aux grades ; si on en avoit laissé qui ne s’en remplissent pas, on se rapprochoit. Quoiqu’à l’armée, les maréchaux de France n’y avoient point de préférence sur les ducs, et ceux-ci, et les princes étrangers, ou qui en avoient rang, se plaçoient les uns avec les autres comme ils se rencontroient, sans affectation. Mais duc, prince ou maréchal de France, si le hasard faisoit qu’ils n’eussent pas encore mangé avec le roi, il falloit s’adresser au premier gentilhomme de la chambre. On juge bien que cela ne faisoit pas de difficulté. Il n’y avoit là-dessus que les princes du sang exceptés. Le roi seul avoit un fauteuil. Monseigneur même, et tout ce qui étoit à table, avoient des sièges à dos de maroquin noir, qui se pouvoient briser pour les voiturer, qu’on appeloit des perroquets. Ailleurs qu’à l’armée, le roi n’a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que ç’ait été, non pas même avec aucun prince du sang, qui n’y ont mangé qu’à des festins de leurs noces, quand le roi les a voulu faire, comme on en a vu le oui et le non en leur temps. Revenons maintenant à la cour.

À huit heures le premier valet de chambre en quartier, qui avoit couché seul dans la chambre du roi, et qui s’étoit habillé, l’éveilloit. Le premier médecin, le premier chirurgien, et sa nourrice, tant qu’elle a vécu, entroient en même temps. Elle alloit le baiser ; les autres le frottoient et souvent lui changeoient de chemise, parce qu’il étoit sujet à suer. Au quart, on appeloit le grand chambellan, en son absence le premier gentilhomme de la chambre d’année, avec eux les grandes entrées. L’un de ces deux ouvroit le rideau qui étoit refermé, et pré sentoit l’eau bénite du bénitier du chevet du lit. Ces messieurs étoient là un moment, et c’en étoit un de parler au roi s’ils avoient quelque chose à lui dire ou à lui demander, et alors les autres s’éloignoient. Quand aucun d’eux n’avoit à parler comme d’ordinaire, ils n’étoient là que quelques moments. Celui qui avoit ouvert le rideau et présenté l’eau bénite présentoit le livre de l’office du Saint-Esprit, puis passoient tous dans le cabinet du conseil. Cet office fort court dit, le roi appeloit ; ils rentroient. Le même lui donnoit sa robe de chambre, et cependant les secondes entrées ou brevets d’affaires entroient ; peu de moments après, la chambre ; aussitôt ce qui étoit là de distingué, puis tout le monde, qui trouvoit le roi se chaussant ; car il se faisoit presque tout lui-même avec adresse et grâce. On lui voyoit faire la barbe de deux jours l’un, et il avoit une petite perruque courte, sans jamais en aucun temps, même au lit, les jours de médecine, paroître autrement en public. Souvent il parloit de chasse, et quelquefois quelque mot à quelqu’un. Point de toilette à portée de lui, on lui tenoit seulement un miroir.

Dès qu’il étoit habillé, il alloit prier Dieu à la ruelle de son lit, où tout ce qu’il y avoit de clergé se mettoit à genoux, les cardinaux sans carreaux ; tous les laïques demeuroient debout, et le capitaine des gardes venoit au balustre pendant la prière, d’où le roi passoit dans son cabinet.

Il y trouvoit ou y étoit suivi de tout ce qui avoit cette entrée, qui étoit fort étendue par les charges qui l’avoient toutes. Il y donnoit l’ordre à chacun pour la journée ; ainsi on savoit, à un demi-quart d’heure près, tout ce que le roi devoit faire. Tout ce monde sortoit ensuite. Il ne demeuroit que les bâtards, MM. de Montchevreuil et d’O, comme ayant été leurs gouverneurs, Mansart, et après lui d’Antin, qui tous entroient, non par la chambre mais par les derrières, et les valets intérieurs. C’étoit là leur bon temps aux uns et aux autres, et celui de raisonner sur les plans des jardins et des bâtiments, et cela duroit plus ou moins, selon que le roi avoit affaire.

Toute la cour attendoit cependant dans la galerie, le capitaine des gardes seul dans la chambre, assis à la porte du cabinet, qu’on avertissoit quand le roi vouloit aller à la messe, et qui alors entroit dans le cabinet. À Marly, la cour attendoit dans le salon ; à Trianon, dans les pièces de devant, comme à Meudon. À Fontainebleau, on demeuroit dans la chambre et l’antichambre.

Cet entre-temps étoit celui des audiences, quand le roi en accordoit, ou qu’il vouloit parler à quelqu’un, et des audiences secrètes des ministres étrangers, en présence de Torcy. Elles n’étoient appelées secrètes que pour les distinguer de celles qui se donnoient sans cérémonie à la ruelle du lit, au sortir de la prière, qu’on appeloit particulières, où celles de cérémonie se donnoient aussi aux ambassadeurs.

Le roi alloit à la messe, où sa musique chantoit toujours un motet. Il n’alloit en bas qu’aux grandes fêtes, ou pour des cérémonies. Allant et revenant de la messe, chacun lui parloit, qui vouloit, après l’avoir dit au capitaine des gardes, si ce n’étoit gens distingués, et il y alloit et rentroit par la porte des cabinets dans la galerie. Pendant la messe, les ministres étoient avertis et s’assembloient dans la chambre du roi, où les gens distingués pouvoient aller leur parler ou causer avec eux. Le roi s’amusoit peu au retour de la messe, et demandoit presque aussitôt le conseil. Alors la matinée étoit finie.

Le dimanche il y avoit conseil d’État, et souvent les lundis. Les mardis, conseil de finance ; les mercredis, conseil d’État ; les samedis, conseil de finance. Il étoit rare qu’il y en eût deux par jour, et qu’il s’en tînt les jeudis ni les vendredis. Une ou deux fois le mois, il y avoit un lundi matin conseil de dépêches ; mais les ordres que les secrétaires d’État prenoient tous les matins, entre le lever et la messe, abrégeoient et diminuoient fort ces sortes d’affaires. Tous les ministres étoient assis en rang entre eux, excepté au conseil des dépêches, où tous étoient debout, tout du long, excepté les fils de France quand il y en avoit, le chancelier et le duc de Beauvilliers ; rarement pour des affaires extraordinaires évoquées, et vues dans un bureau de conseillers d’État. Ces mêmes conseillers d’État venoient à un conseil donné exprès de finance ou de dépêches, mais où on ne parloit que de cette seule affaire. Alors tous étoient assis, et les conseillers d’État y coupoient les secrétaires d’État et le contrôleur général, suivant leur ancienneté de conseiller d’État entre eux, et un maître des requêtes rapportoit debout, lui et les conseillers d’État en robes. Le jeudi matin étoit presque toujours vide. C’étoit le temps des audiences que le roi vouloit donner, et le plus souvent des audiences inconnues, par les derrières. C’étoit aussi le grand jour des bâtards, des bâtiments, des valets intérieurs, parce que le roi n’avoit rien à faire. Le vendredi après la messe étoit le temps du confesseur, qui n’étoit borné par rien, et qui pouvoit durer jusqu’au dîner. À Fontainebleau, ces matins-là qu’il n’y avoit point de conseil, le roi passoit très ordinairement de la messe chez Mme de Maintenon ; et de même à Trianon et à Marly ; quand elle n’étoit pas allée dès le matin à Saint-Cyr. C’étoit le temps de leur tête-à-tête sans ministre et sans interruption, et à Fontainebleau jusqu’au dîner. Souvent, les jours qu’il n’y avoit pas de conseil, le dîner étoit avancé plus ou moins pour la chasse ou la promenade. L’heure ordinaire étoit une heure ; si le conseil duroit encore, le dîner attendoit et on n’avertissoit point le roi. Après le conseil de finance, Desmarets restoit souvent seul à travailler avec le roi.

Le dîner étoit toujours au petit couvert, c’est-à-dire seul dans sa chambre, sur une table carrée vis-à-vis la fenêtre du milieu. Il étoit plus ou moins abondant ; car il ordonnoit le matin petit couvert ou très petit couvert. Mais ce dernier étoit toujours de beaucoup de plats, et de trois services sans le fruit. La table entrée, les principaux courtisans entroient, puis tout ce qui étoit connu, et le premier gentilhomme de la chambre en année alloit avertir le roi. Il le servoit si le grand chambellan n’y étoit pas.

Le marquis de Gesvres, depuis duc de Tresmes, prétendit que, le dîner commencé, M. de Bouillon arrivant ne lui pouvoit ôter le service, et fut condamné. J’ai vu M. de Bouillon arriver derrière le roi au milieu du dîner, et M. de Beauvilliers qui servoit lui vouloir donner le service, qu’il refusa poliment, et dit qu’il toussoit trop et étoit trop enrhumé. Ainsi il demeura derrière le fauteuil, et M. de Beauvilliers continua le service, mais à son refus public. Le marquis de Gesvres avoit tort. Le premier gentilhomme de la chambre n’a que le commandement dans la chambre, etc., et nul service. C’est le grand chambellan qui l’a tout entier, et nul commandement. Ce n’est qu’en son absence que le premier gentilhomme de la chambre sert ; mais si le premier gentilhomme de la chambre est absent, et qu’il n’y en ait aucun autre, ce n’est point le grand chambellan qui commande dans la chambre, c’est le premier valet de chambre.

J’ai vu, mais fort rarement, Monseigneur et Mgrs ses fils au petit couvert, debout, sans que jamais le roi leur ait proposé un siège. J’y ai vu continuellement les princes du sang et les cardinaux tout du long. J’y ai vu assez souvent Monsieur, ou venant de Saint-Cloud voir le roi, ou sortant du conseil des dépêches, le seul où il entroit. Il donnoit la serviette et demeuroit debout. Un peu après, le roi, voyant qu’il ne s’en alloit point, lui demandoit s’il ne vouloit point s’asseoir ; il faisoit la révérence, et le roi ordonnoit qu’on lui apportât un siège. On mettoit un tabouret derrière lui. Quelques moments après, le roi lui disoit : « Mon frère, asseyez-vous donc. » Il faisoit la révérence et s’asseyoit jusqu’à la fin du dîner, qu’il présentoit la serviette. D’autres fois, quand il venoit de Saint-Cloud, le roi en arrivant à table demandoit un couvert pour Monsieur, ou bien lui demandoit s’il ne vouloit pas dîner. S’il le refusoit, il s’en alloit un moment après sans qu’il fût question de siège ; s’il l’acceptoit, le roi demandoit un couvert pour lui. La table étoit carrée ; il se mettoit à un bout, le dos au cabinet. Alors le grand chambellan, s’il servoit, ou le premier gentilhomme de la chambre, donnoit à boire et des assiettes à Monsieur, et prenoit de lui celles qu’il ôtait, tout comme il faisoit au roi ; mais Monsieur recevoit tout ce service avec une politesse fort marquée. S’ils alloient à son lever, comme cela leur arrivoit quelquefois, ils ôtaient le service au premier gentilhomme de sa chambre, et le faisoient, dont Monsieur se montroit fort satisfoit. Quand il étoit au dîner du roi, il remplissoit et il égayoit fort la conversation. La, quoique à table, il donnoit la serviette au roi en s’y mettant et en sortant ; et en la rendant au grand chambellan, il y lavoit. Le roi, d’ordinaire, parloit peu à son dîner, quoique par-ci par-là quelques mots, à moins qu’il n’y eût de ces seigneurs familiers avec qui il causoit un peu plus, ainsi qu’à son lever.

De grand couvert à dîner, cela étoit extrêmement rare : quelques grandes fêtes, ou à Fontainebleau quelquefois, quand la reine d’Angleterre y était. Aucune dame ne venoit au petit couvert. J’y ai seulement vu très rarement la maréchale de La Mothe, qui avoit conservé cela d’y avoir amené les enfants de France, dont elle avoit été gouvernante. Dès qu’elle y paraissoit, on lui apportoit un siège, et elle s’asseyoit, car elle étoit duchesse à brevet.

Au sortir de table, le roi rentroit tout de suite dans son cabinet. C’étoit là un des moments de lui parler, pour des gens distingués. Il s’arrêtoit à la porte un moment à écouter, puis il entroit, et très rarement l’y suivoit-on, jamais sans le lui demander, et c’est ce qu’on n’osoit guère. Alors il se mettoit avec celui qui le suivoit dans l’embrasure de la fenêtre la plus proche de la porte du cabinet, qui se fermoit aussitôt, et que l’homme qui parloit au roi rouvroit lui-même pour sortir, en quittant le roi. C’étoit encore le temps des bâtards et des valets intérieurs, quelquefois des bâtiments, qui attendoient dans les cabinets de derrière, excepté le premier médecin qui étoit toujours au dîner, et qui suivoit dans les cabinets. C étoit aussi le temps où Monseigneur se trouvoit quand il n’avoit pas vu le roi le matin. Il entroit et sortoit par la porte de la galerie.

Le roi s’amusoit à donner à manger à ses chiens couchants, et [restait] avec eux plus ou moins, puis demandoit sa garde-robe, et changeoit devant le très peu de gens distingués qu’il plaisoit au premier gentilhomme de la chambre d’y laisser entrer, et tout de suite le roi sortoit par derrière et par son petit degré dans la cour de Marbre pour monter en carrosse ; depuis le bas de ce degré jusqu’à son carrosse, lui parloit qui vouloit, et de même en revenant.

Le roi aimoit extrêmement l’air, et quand il en étoit privé, sa santé en souffroit par des maux de tête et par des vapeurs que lui avoit causées un grand usage des parfums autrefois, tellement qu’il y avoit bien des années que, excepté l’odeur de la fleur d’orange, il n’en pouvoit souffrir aucune, et qu’il falloit être fort en garde de n’en avoir point, pour peu qu’on eût à l’approcher.

Comme il étoit peu sensible au froid et au chaud, même à la pluie, il n’y avoit que des temps extrêmes qui l’empêchassent de sortir tous les jours. Ces sorties n’avoient que trois objets : courre le cerf, au moins une fois la semaine, et souvent plusieurs, à Marly et à Fontainebleau, avec ses meutes et quelques autres ; tirer dans ses parcs, et homme en France ne tiroit si juste, si adroitement ni de si bonne grâce, et il y alloit aussi une ou deux fois la semaine, surtout les dimanches et les fêtes qu’il ne vouloit point de grandes chasses, et qu’il n’avoit point d’ouvriers ; les autres jours voir travailler et se promener dans ses jardins et ses bâtiments ; quelquefois des promenades avec des dames, et la collation pour elles, dans la forêt de Marly et dans celle de Fontainebleau, et, dans ce dernier lieu, des promenades avec toute la cour autour du canal, qui étoit un spectacle magnifique où quelques courtisans se trouvoient à cheval. Aucuns ne le suivoient en ses autres promenades que ceux qui étoient en charges principales qui approchoient le plus de sa personne, excepté lorsque, assez rarement, il se promenoit dans ses jardins de Versailles, où lui seul étoit couvert, ou dans ceux de Trianon, lorsqu’il y couchoit et qu’il y étoit pour quelques jours, non quand il y alloit de Versailles s’y promener et revenir après. À Marly, de même ; mais s’il y demeuroit, tout ce qui étoit du voyage avoit toute liberté de l’y suivre dans les jardins, l’y joindre, l’y laisser, en un mot, comme ils vouloient.

Ce lieu avoit encore un privilège qui n’étoit pour nul autre. C’est qu’en sortant du château, le roi disoit tout haut : Le chapeaux messieurs ! et aussitôt courtisans, officiers des gardes du corps, gens des bâtiments se couvroient tous, en avant, en arrière, à côté de lui, et il auroit trouvé mauvais si quelqu’un eût non seulement manqué, mais différé à mettre son chapeau ; et cela duroit toute la promenade, c’est-à-dire quelquefois quatre et cinq heures en été, ou en d’autres saisons, quand il mangeoit de bonne heure à Versailles pour s’aller promener à Marly, et n’y point coucher.

La chasse du cerf étoit plus étendue. Y alloit à Fontainebleau qui vouloit ; ailleurs, il n’y avoit que ceux qui en avoient obtenu la permission une fois pour toutes, et ceux qui en avoient obtenu le justaucorps, qui étoit uniforme, bleu, avec des galons, un d’argent entre deux d’or, doublé de rouge. Il y en avoit un assez grand nombre, mais jamais qu’une partie à la fois que le hasard rassembloit. Le roi aimoit à y avoir une certaine quantité, mais le trop l’importunoit et troubloit la chasse. Il se plaisoit qu’on l’aimât, mais il ne vouloit pas qu’on y allât sans l’aimer ; il trouvoit cela ridicule, et ne savoit aucun mauvais gré à ceux qui n’y alloient jamais.

Il en étoit de même du jeu, qu’il vouloit gros et continuel dans le salon de Marly pour le lansquenet, et force tables d’autres jeux par tout le salon. Il s’amusoit volontiers à Fontainebleau les jours de mauvais temps à voir jouer les grands joueurs à la paume où il avoit excellé autrefois, et à Marly très souvent, à voir jouer au mail, où il avoit aussi été fort adroit.

Quelquefois les jours qu’il n’y avoit point de conseil, qui n’étoient pas maigres, et qu’il étoit à Versailles, il alloit dîner à Marly ou à Trianon avec Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et des dames, et cela devint beaucoup plus ordinaire ces jours-là les trois dernières années de sa vie. Au sortir de table, en été, le ministre qui devoit travailler avec lui arrivoit, et quand le travail étoit fini, il passoit jusqu’au soir à se promener avec les dames, à jouer avec elles, et assez souvent à leur faire tirer une loterie toute de billets noirs, sans y rien mettre ; c’étoit ainsi une galanterie de présents qu’il leur faisoit, au hasard, de choses à leur usage, comme d’étoffes et d’argenterie, ou de joyaux ou beaux ou jolis, pour donner plus au hasard. Mme de Maintenon tiroit comme les autres, et donnoit presque toujours sur-le-champ ce qu’elle avoit gagné. Le roi ne tiroit point, et souvent il y avoit plusieurs billets sous le même lot. Outre ces jours-là, il y avoit assez souvent de ces loteries quand le roi dînoit chez Mme de Maintenon. Il s’avisa fort tard de ces dîners, qui furent longtemps rares, et qui, sur la fin, vinrent à une fois la semaine avec les dames familières, avec musique et jeu. À ces loteries, il n’y avoit que des dames du palais et des dames familières, et plus de dames du palais depuis la mort de Mme la Dauphine ; mais il y en avoit trois, Mmes de Lévi, Dangeau et d’O, qui étoient familières. L’été, le roi travailloit chez lui, au sortir de table, avec les ministres, et lorsque les jours s’accourcissoient, il y travailloit le soir chez Mme de Maintenon.

À son retour de dehors, lui parloit qui vouloit, depuis son carrosse jusqu’au bas de son petit degré. Il se rhabilloit comme il avoit changé d’habit, et restoit dans son cabinet. C’étoit le meilleur temps des bâtards, des valets intérieurs et des bâtiments. Ces intervalles-là, qui arrivoient trois fois par jour, étoient leur temps, celui des rapporteurs de vive voix ou par écrit, celui où le roi écrivoit, s’il avoit à écrire lui-même. Au retour de ses promenades, il étoit une heure et plus dans ses cabinets ; puis passoit chez Mme de Maintenon, et en chemin lui parloit encore qui vouloit.

À dix heures il étoit servi. Le maître d’hôtel en quartier, ayant son bâton, alloit avertir le capitaine des gardes en quartier dans l’antichambre de Mme de Maintenon, où, averti lui-même par un garde de l’heure, il venoit d’arriver. Il n’y avoit que les capitaines des gardes qui entrassent dans cette antichambre, qui étoit fort petite, entre la chambre où étoit le roi et Mme de Maintenon, et une autre très petite antichambre pour les officiers, et le dessus public du degré où le gros était. Le capitaine des gardes se montroit à l’entrée de la chambre, disant au roi qu’il étoit servi, revenoit dans l’instant dans l’antichambre. Un quart d’heure après, le roi venoit souper, toujours au grand couvert ; et depuis l’antichambre de Mme de Maintenon jusqu’à sa table, lui parloit encore qui vouloit.

À son souper, toujours au grand couvert, avec la maison royale, c’est-à-dire uniquement les fils et filles de France et les petits-fils et petites-filles de France, étoient toujours grand nombre de courtisans, et de dames tant assises que debout, et la surveille des voyages de Marly toutes celles qui vouloient y aller. Cela s’appeloit se présenter pour Marly. Les hommes demandoient le même jour le matin, en disant au roi seulement : « Sire, Marly ! » Les dernières années le roi s’en importuna. Un garçon bleu écrivoit dans la galerie les noms de ceux qui demandoient, et qui y alloient se faire écrire. Pour les dames, elles continuèrent toujours à se présenter.

Après souper, le roi se tenoit quelques moments debout, le dos au balustre du pied de son lit, environné de toute la cour ; puis avec des révérences aux dames passoit dans son cabinet où, en arrivant, il donnoit l’ordre. Il y passoit un peu moins d’une heure avec ses enfants légitimes et bâtards, ses petits-enfants légitimes et bâtards, et leurs maris ou leurs femmes, tous dans un cabinet, le roi dans un fauteuil, Monsieur dans un autre, qui dans le particulier vivoit avec le roi en frère, Monseigneur debout ainsi que tous les autres princes, et les princesses sur des tabourets. Madame y fut admise après la mort de Mme la Dauphine. Ceux qui entroient par les derrières s’y trouvoient, et qu’on a nommés, et les valets intérieurs avec Chamarande, qui avoit été premier valet de chambre en survivance de son père, et qui étoit devenu depuis premier maître d’hôtel de Mme la Dauphine de Bavière, et lieutenant général distingué, fort à la mode dans le monde, et avec fort peu d’esprit un fort galant homme et bien reçu partout.

Les dames d’honneur des princesses, et les dames du palais de jour, attendoient dans le cabinet du conseil qui précédoit celui où étoit le roi, à Versailles et ailleurs. À Fontainebleau, où il n’y avoit qu’un grand cabinet, les dames des princesses, qui étoient assises, achevoient le cercle avec les princesses, au même niveau et sur mêmes tabourets ; les autres dames étoient derrière, en liberté de demeurer debout, ou de s’asseoir par terre sans carreau, comme plusieurs faisoient. La conversation n’étoit guère que de chasse ou de quelque autre chose aussi indifférente.

Le roi, voulant se retirer, alloit donner à manger à ses chiens, puis donnoit le bonsoir, passoit dans sa chambre à la ruelle de son lit, où il faisoit sa prière comme le matin ; puis se déshabilloit. Il donnoit le bonsoir d’une inclination de tête, et tandis qu’on sortoit, il se tenoit debout au coin de la cheminée, où il donnoit l’ordre au colonel des gardes seul ; puis commençoit le petit coucher, où restoient les grandes et secondes entrées ou brevets d’affaires. Cela étoit court. Ils ne sortoient que lorsqu’il se mettoit au lit. Ce moment en étoit un de lui parler pour ces privilégiés. Alors tous sortoient quand ils en voyoient un attaquer le roi, qui demeuroit seul avec lui.

Lorsque le roi mourut, il y avoit dix ou douze ans que ce qui n’avoit point ces entrées ne demeuroit plus au coucher, depuis une longue attaque de goutte que le roi avoit eue, en sorte qu’il n’y avoit plus de grand coucher, et que la cour étoit finie au sortir du souper. Alors le colonel des gardes prenoit l’ordre, avec tous les autres ; les aumôniers de quartier, et le grand et le premier aumônier sortoient après la prière.

Les jours de médecine, qui revenoient tous les mois au plus loin, il la prenoit dans son lit, puis entendoit la messe où il n’y avoit que les aumôniers et les entrées. Monseigneur et la maison royale venoient le voir un moment ; puis M. du Maine, M. le comte de Toulouse, lequel y demeuroit peu, et Mme de Maintenon venoient l’entretenir. Il n’y avoit qu’eux et les valets intérieurs dans le cabinet, la porte ouverte. Mme de Maintenon s’asseyoit dans le fauteuil au chevet du lit. Monsieur s’y mettoit quelquefois, mais avant que Mme de Maintenon fût venue, et d’ordinaire, après qu’elle étoit sortie ; Monseigneur toujours debout : , et les autres de la maison royale un moment. M. du Maine qui y passoit toute la matinée, et qui étoit fort boiteux, se mettoit auprès du lit sur un tabouret, quand il n’y avoit personne que Mme de Maintenon et son frère. C’étoit où il tenoit le dé à les amuser tous deux, et où souvent il en faisoit de bonnes. Le roi dînoit dans son lit, sur les trois heures où tout le monde entroit, puis se levoit, et il n’y demeuroit que les entrées. Il passoit après dans son cabinet où il tenoit conseil, et après il alloit à l’ordinaire chez Mme de Maintenon, et soupoit à dix heures au grand couvert.

Le roi n’a de sa vie manqué la messe qu’une fois à l’armée, un jour de grande marche, ni aucun jour maigre, à moins de vraie et très rare incommodité. Quelques jours avant le carême, il tenoit un discours public à son lever, par lequel il témoignoit qu’il trouveroit fort mauvais qu’on donnât à manger gras à personne, sous quelque prétexte que ce fût, et ordonnoit au grand prévôt d’y tenir la main, et de lui en rendre compte. Il ne vouloit pas non plus que ceux qui mangeoient gras mangeassent ensemble, ni autre chose que bouilli et rôti fort court, et personne n’osoit outrepasser ses défenses, car on s’en seroit bientôt ressenti. Elles s’étendoient à Paris, où le lieutenant de police y veilloit et lui en rendoit compte. Il y avoit douze ou quinze ans qu’il ne faisoit plus de carême. D’abord quatre jours maigre, puis trois, et les quatre derniers de la semaine sainte. Alors son très petit couvert étoit fort retranché les jours qu’il faisoit gras ; et le soir au grand couvert tout étoit collation, et le dimanche tout étoit en poisson ; cinq ou six plats gras tout au plus, tant pour lui que pour ceux qui à sa table mangeoient gras. Le vendredi saint grand couvert matin et soir, en légumes, sans aucun poisson, ni à pas une de ses tables. Il manquoit peu de sermons l’avent et le carême, et aucune des dévotions de la semaine sainte, des grandes fêtes, ni les deux processions du saint sacrement, ni celles des jours de l’ordre du Saint-Esprit, ni celle de l’Assomption. Il étoit très respectueusement à l’église. À sa messe tout le monde étoit obligé de se mettre à genoux au Sanctus, et d’y demeurer jusqu’après la communion du prêtre ; et s’il entendoit le moindre bruit ou voyoit causer pendant la messe, il le trouvoit fort mauvais. Il manquoit rarement le salut les dimanches, s’y trouvoit souvent les jeudis, et toujours pendant toute l’octave du saint sacrement. Il communioit toujours en collier de l’ordre, rabat et manteau, cinq fois l’année, le samedi saint à la paroisse, les autres jours à la chapelle, qui étoient la veille de la Pentecôte, le jour de l’Assomption, et la grand’messe après, la veille de la Toussaint et la veille de Noël, et une messe basse après celle où il avoit communié, et ces jours-là point de musique à ses messes, et à chaque fois il touchoit les malades. Il alloit à vêpres les jours de communion, et après vêpres il travailloit dans son cabinet, avec son confesseur, à la distribution des bénéfices qui vaquoient. Il n’y avoit rien de plus rare que de lui voir donner aucun bénéfice en d’autres temps. Il alloit le lendemain à la grand’messe et à vêpres, à matines et à trois messes de minuit en musique, et c’étoit un spectacle admirable que la chapelle ; le lendemain à la grand’messe, à vêpres, au salut. Le jeudi saint, il servoit les pauvres à dîner, et après la collation, il ne faisoit qu’entrer dans son cabinet, passoit à la tribune adorer le saint sacrement, et se venoit coucher tout de suite. À la messe, il disoit son chapelet (il n’en savoit pas davantage), et toujours à genoux, excepté à l’évangile. Aux grand’messes, il ne s’asseyoit dans son fauteuil qu’aux temps où on a coutume de s’asseoir. Aux jubilés, il faisoit presque toujours ses stations à pied ; et tous les jours de jeune, et ceux du carême où il mangeoit maigre, il faisoit seulement collation.

Il étoit toujours vêtu de couleur plus ou moins brune avec une légère broderie, jamais sur les tailles, quelquefois rien qu’un bouton d’or, quelquefois du velours noir. Toujours une veste de drap ou de satin rouge, ou bleue ou verte, fort brodée. Jamais de bague, et jamais des pierreries qu’à ses boucles de souliers, de jarretières, et de chapeau toujours bordé de point d’Espagne avec un plumet blanc. Toujours le cordon bleu dessous, excepté des noces ou autres fêtes pareilles qu’il le portoit par-dessus, fort long avec pour huit ou dix millions de pierreries. Il étoit le seul de la maison royale et des princes du sang qui portât l’ordre dessous, en quoi fort peu de chevaliers de l’ordre l’imitoient, et aujourd’hui presque aucun ne le porte dessus, les bons par honte de leurs confrères, et ceux-là embarrassés de le porter.

Jusqu’à la promotion de 1661 inclusivement, les chevaliers de l’ordre en portoient tous le grand habit à toutes les trois cérémonies de l’ordre, y alloient à l’offrande, et y communioient. Le roi retrancha lors le grand habit, l’offrande et la communion. Henri III l’avoit prescrite à cause des huguenots et de la Ligue. La vérité est qu’une communion générale, publique, en pompe, prescrite à jour nommé trois fois l’an à des courtisans, devient une terrible et bien dangereuse pratique, qu’il a été très bon d’ôter ; mais pour l’offrande, qui étoit majestueuse où il n’y a plus que le roi qui y aille, et le grand habit de l’ordre réduit aux jours de réception, et le plus souvent encore seulement pour ceux qui sont reçus, cela ôte toute la beauté de la cérémonie. À l’égard du repas en réfectoire avec le roi, on a dit ailleurs ce qui l’a fait supprimer.

Il ne se passoit guère quinze jours que le roi n’allât à Saint-Germain, même après la mort du roi Jacques II. La cour de Saint-Germain venoit aussi à Versailles, mais plus souvent à Marly, et souvent y souper, et nulle fête de cérémonie ou de divertissement qu’elle n’y fût invitée, qu’elle vînt et dont elle ne reçût tous les honneurs. Ils étoient réciproquement convenus de se recevoir et se conduire dans le milieu de leur appartement. À Marly, le roi les recevoit et les conduisoit à la porte du petit salon du côté de la Perspective, et les y voyoit descendre et monter dans leur chaise à porteurs ; à Fontainebleau, tous les voyages, au haut de l’escalier à fer à cheval, depuis que le roi leur eut accordé de ne les aller plus recevoir et conduire au bout de la forêt. Rien n’étoit pareil aux soins, aux égards, à la politesse du roi pour eux, ni à l’air de majesté et de galanterie avec lequel cela se passoit à chaque fois. On en a parlé ailleurs plus au long. À Marly, ils demeuroient en arrivant un quart d’heure dans le salon, debout, au milieu de toute la cour, puis passoient chez le roi ou chez Mme de Maintenon. Le roi n’entroit jamais dans le salon que pour le traverser, pour des bals, ou pour y voir jouer un moment le jeune roi d’Angleterre ou l’électeur de Bavière. Les jours de naissance, ou de la fête du roi et de sa famille, si observés dans les cours de l’Europe, ont toujours été inconnus dans celle du roi ; en sorte que jamais il n’y en a été fait la moindre mention en rien, ni différence aucune de tous les autres jours de l’année.

Louis XIV ne fut regretté que de ses valets intérieurs, de peu d’autres gens, et des chefs de l’affaire de la constitution. Son successeur n’en étoit pas en âge. Madame n’avoit pour lui que de la crainte et de la bienséance. Mme la duchesse de Berry ne l’aimoit pas, et comptoit aller régner. M. le duc d’Orléans n’étoit pas payé pour le pleurer, et ceux qui l’étoient n’en firent pas leur charge. Mme de Maintenon étoit excédée du roi depuis la perte de la Dauphine ; elle ne savoit qu’en faire ni à quoi l’amuser ; sa contrainte en étoit triplée, parce qu’il étoit beaucoup plus chez elle, ou en parties avec elle. Sa santé, ses affaires, les manéges qui avoient fait tout faire, ou pour parler plus exactement, qui avoient tout arraché pour le duc du Maine, avoient fait essuyer continuellement d’étranges humeurs, et souvent des sorties à Mme de Maintenon. Elle étoit venue à bout de ce qu’elle avoit voulu ; ainsi, quoi qu’elle perdît en perdant le roi, elle se sentit délivrée, et ne fut capable que de ce sentiment. L’ennui et le vide dans la suite rappelèrent les regrets ; mais comme elle n’influa plus rien de sa retraite, il n’est pas temps de parler d’elle, ni des occupations qu’elle s’y fit.

On a vu jusqu’à quelle joie, à quelle barbare indécence le prochain point de vue de la toute-puissance jeta le duc du Maine. La tranquillité glacée de son frère ne s’en haussa ni baissa. Mme la Duchesse, affranchie de tous ses liens, n’avoit plus besoin de l’appui du roi, elle n’en sentoit que la crainte et la contrainte, elle ne pouvoit souffrir Mme de Maintenon ; elle ne pouvoit douter de la partialité du roi pour le duc du Maine dans leur procès de la succession de M. le Prince ; on lui reprochoit depuis toute sa vie qu’elle n’avoit point de cœur, mais seulement un gésier ; elle se trouva donc fort à son aise et en liberté, et n’en fit pas grandes façons.

Mme la duchesse d’Orléans me surprit. Je m’étois attendu à de la douleur ; je n’aperçus que quelques larmes qui, sur tous sujets, lui couloient très-aisément des yeux, et qui furent bientôt taries. Son lit, qu’elle aimoit fort, suppléa à tout pendant quelques jours, avec la façon de l’obscurité qu’elle ne haïssait pas. Mais bientôt les rideaux des fenêtres se rouvrirent, et il n’y parut plus qu’en rappelant de fois à autre quelque bienséance.

Pour les princes du sang, c’étoient des enfants.

La duchesse de Ventadour et le maréchal de Villeroy donnèrent un peu la comédie ; pas un autre n’en prit même la peine. Mais quelques vieux et plats courtisans comme Dangeau, Cavoye, et un très-petit nombre d’autres, qui se voyoient hors de toute mesure, quoique tombés d’une fort commune situation, regrettèrent de n’avoir plus à se cuider[1] parmi les sots, les ignorants, les étrangers, dans les raisonnements et l’amusement journalier d’une cour qui s’éteignoit avec le roi.

Tout ce qui la composoit étoit de deux sortes : les uns, en espérance de figurer, de se mêler, de s’introduire, étoient ravis de voir finir un règne sous lequel il n’y avoit rien pour eux à attendre ; les autres, fatigués d’un joug pesant, toujours accablant, et des ministres bien plus que du roi, étoient charmés de se trouver au large ; tous, en général, d’être délivrés d’une gêne continuelle, et amoureux des nouveautés.

Paris, las d’une dépendance qui avoit tout assujetti, respira dans l’espoir de quelque liberté, et dans la joie de voir finir l’autorité de tant de gens qui en abusoient. Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie ; et les parlements et toute espèce de judicature, anéantie par les édits et par les évocations, se flatta, les premiers de figurer, les autres de se trouver affranchis. Le peuple ruiné, accablé, désespéré, rendit grâces à Dieu, avec un éclat scandaleux, d’une délivrance dont ses plus ardents désirs ne doutoient plus.

Les étrangers ravis d’être enfin, après un si long cours d’années, défaits d’un monarque qui leur avoit si longuement imposé la loi, et qui leur avoit échappé par une espèce de miracle au moment qu’ils comptoient le plus sûrement de l’avoir enfin subjugué, se continrent avec plus de bienséance que les François. Les merveilles des trois premiers quarts de ce règne de plus de soixante-dix ans, et la personnelle magnanimité de ce roi jusqu’alors si heureux, et si abandonné après de la fortune pendant le dernier quart de son règne, les avoit justement éblouis. Ils se firent un honneur de lui rendre après sa mort ce qu’ils lui avoient constamment refusé pendant sa vie. Nulle cour étrangère n’exulta ; toutes se piquèrent de louer et d’honorer sa mémoire.

L’empereur en prit le deuil comme d’un père ; et quoiqu’il y eût quatre ou cinq mois depuis la mort du roi jusqu’au carnaval, toute espèce de divertissement fut défendu à Vienne ; et observé exactement. Le monstrueux fut que, sur la fin du carnaval, il y eut un bal unique, avec une espèce de fête, que le comte du Luc, ambassadeur de France, n’eut pas honte de donner aux dames qui le séduisirent par l’ennui d’un carnaval si triste. Cette complaisance ne le fit pas estimer à Vienne ni ailleurs. En France on se contenta de l’ignorer. Pour nos ministres et les intendants des provinces, les financiers, et ce qu’on peut appeler la canaille, ceux-là sentirent toute l’étendue de leur perte. Nous allons voir si le royaume eut tort ou raison des sentiments qu’il montra, et s’il trouva bientôt après qu’il eût gagné ou perdu.



  1. Vieux mot synonyme de croire, penser.