Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/9

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CHAPITRE IX.


Éclat des princes du sang sur la qualité de prince du sang prise par le duc du Maine avec eux. — Protestation de MM. de Courtenay pour la conservation de leur état et droits, présentée au régent. — Malheur et extinction de cette branche de la maison royale. — Béthune épouse la fille du duc de Tresmes. — Nangis obtient de vendre le régiment d’infanterie du roi. — Poirier premier médecin du roi. — Mme la duchesse de Berry logée à Luxembourg avec sa cour, où Mme de Saint-Simon et moi ne voulûmes point habiter. — Villequier obtient les survivances du duc d’Aumont, son père. — Deux nouveaux premiers valets de chambre. — Le cardinal de Polignac vend sa charge de maître de la chapelle à l’abbé de Breteuil, depuis évêque de Rennes ; et le baron de Breteuil la sienne d’introducteur des ambassadeurs, à Magny. — Le marquis de Simiane lieutenant général de Provence ; et Fervaques gouverneur du Perche et du Maine, sur la démission de Bullion, son père. — Le prince Charles de Lorraine obtient un million de brevet de retenue sur sa charge de grand écuyer, et peu après la survivance du gouvernement de Picardie du duc d’Elboeuf. — J’eus aussi la survivance de mes deux gouvernements pour mes deux fils, et l’abbaye de Jumièges pour l’abbé de Saint-Simon. — Réflexion sur les coadjutereries régulières. — Grand et fort étrange présent du régent au duc de La Rochefoucauld. — Dépouille de l’appartement du feu roi au duc de Tresmes. — Noailles et Rouillé maîtres des finances, dont le conseil prend forme, et les autres conseils aussi. — Premier conseil de régence. — Je me raccommode avec le maréchal de Villeroy. — Placets dits à l’ordinaire. — Tentative échouée de Besons, qui s’éloigne de moi de plus en plus. — Amelot arrive de Rome, qui me conte un rare entretien entre le pape et lui sur la constitution. — Amelot exclu de tout, et pourquoi ; mis enfin à la tête d’un conseil de commerce. — Spectacles recommencés. — Don à Canillac. — Garde-robe et cassette du roi. — Le grand prieur est rappelé. — Belle-Ile obtient quatre cent mille livres comptant sur les états de Bretagne. — Quel fut Belle-Ile. — Sa famille. — Quels sont les Castille, dits Jeannin. — Caractère des deux frères Belle-Ile.


À peine M. le duc d’Orléans fut-il sorti de l’embarras, où il s’étoit bien voulu laisser mettre, de la prétention des conseillers d’État, par la vice-présidence d’Effiat, qu’il s’en éleva un autre d’une autre importance. Je ne ferai ici qu’en marquer l’époque, parce que les suites n’en sont pas de ce moment-ci. Le procès de la succession de M. le Prince alloit son train. Dans une signification que M. le duc du Maine y fit, il prit la qualité de prince du sang, comme autorisé par la déclaration du feu roi enregistrée au parlement, qui la lui donnoit, et lui permettoit de la prendre en tous actes et partout, tant à lui et à ses enfants qu’au comte de Toulouse. Mme la Duchesse et M. le Duc, qui n’avoient osé souffler sous le feu roi, firent grand bruit et prétendirent que, quelque protection que le duc du Maine prétendît tirer de cette déclaration, elle ne lui donnoit pas droit de se qualifier prince du sang avec les princes du sang véritables, ni dans les significations juridiques dans un procès avec eux. Ils attirèrent Mme la princesse de Conti et M. son fils dans cet intérêt commun de princes du sang, quoique unis avec M. et Mme du Maine par communauté d’intérêt dans le procès contre M. le Duc pour la succession de M. le Prince. L’éclat fut grand, le régent chercha à l’apaiser. On en verra ailleurs les suites.

Le prince de Courtenay, l’abbé son frère, et le fils unique du premier auxquels cette branche se trouvoit réduite, présentèrent au régent une parfaitement belle protestation, forte, prouvée, mais respectueuse et bien écrite, pour la conservation de leur état et droits, comme ils ont toujours fait aux occasions qui s’en sont présentées, et à chaque renouvellement de règne. Elle fut reçue poliment et n’eut pas plus de succès que toutes les précédentes. L’injustice constante faite à cette branche de la maison royale légitimement issue du roi Louis le Gros est une chose qui a dû surprendre tous les temps qu’elle a duré, et montrer en même temps la funeste merveille de cette maison, qui dans un si long espace n’a pu produire un seul sujet dont le mérite ait forcé la fortune, d’autant plus que nos rois ni personne n’a jamais douté de la vérité de sa royale et légitime extraction, et le feu roi lui-même. J’en ai parlé t. Ier, p. 113, 114, et t. IX, p. 23.

Ce prince de Courtenay-ci étoit un homme dont la figure corporelle marquoit bien ce qu’il était. Le cardinal Mazarin eut envie de voir s’il en pourroit faire quelque chose, et s’il le trouvoit un sujet de le faire reconnoître pour ce qu’il étoit, en lui donnant une de ses nièces. Pour l’éprouver à loisir par soi-même, il le mena dans son carrosse de Paris à Saint-Jean de Luz pour les conférences de la paix des Pyrénées. Le voyage étoit à journées, et il fut plein de séjours. Courtenay étoit né en mai 1640 ; il avoit donc près de vingt ans. Il n’eut ni l’esprit ni le sens de cultiver une si grande fortune. Il passa tout le voyage avec les pages du cardinal, qui ne le vit jamais qu’en carrosse, et qui désespéra d’en pouvoir faire quoi que ce soit. Aussi l’abandonna-t-il en arrivant à la frontière, où il devint et d’où il revint comme il put. Il n’a pas laissé de servir volontaire avec valeur en toutes les campagnes du feu roi, et je l’ai vu souvent à la cour chez M. de La Rochefoucauld sans qu’il ait jamais été de rien.

Pendant le fort du Mississipi [1], le cardinal Dubois se piqua, je ne sais comment, de le tirer de l’affreuse pauvreté où il avoit vécu, et lui fit donner de quoi payer ses dettes, et vivre fort à son aise. Il mourut en 1723. Il avoit perdu son fils aîné, tué mousquetaire au siège de Mons que faisoit le roi, qui l’alla voir sur cette perte, ce qui fut extrêmement remarqué, parce qu’il ne faisoit plus depuis longtemps cet honneur h personne, et que M. de Courtenay n’avoit ni distinction ni familiarité auprès de lui.

Son autre fils servit peu, et fut un très pauvre homme, et fort obscur. Il épousa une sœur de M. de Vertus-Avaugour des bâtards de Bretagne, revenue de Portugal veuve de Gonzalès-Joseph Carvalho Patalin, surintendant des bâtiments du roi de Portugal. C’étoit une femme de mérite qui n’eut point d’enfants de ses deux maris.

M. de Courtenay vécut très bien avec elle. Il étoit riche, se portoit bien, et sa tête et son maintien faisoient plus craindre l’imbécillité que la folie. Cependant un matin étant à Paris, et sa femme à la messe aux Petits-Jacobins, sur les neuf heures du matin, ses gens accoururent dans sa chambre au bruit de deux coups de pistolet tirés sans intervalle qu’il se tira dans son lit, et l’y trouvèrent mort, ayant été encore la veille fort gai, tout le jour et tout le soir, et sans qu’il eût aucune cause de chagrin. On étouffa ce malheur qui éteignit enfin la malheureuse branche légitime de Courtenay, car il n’en resta que le frère de son père, qui étoit un prêtre de sainte vie, dans la retraite et les bonnes œuvres, quoiqu’il sentît fort la grandeur de sa naissance. Il avoit les abbayes des Eschallis et de Saint-Pierre d’Auxerre, et le prieuré de Choisy en Brie, et mourut dans une grande vieillesse, le dernier de tous les Courtenay. C’étoit un grand homme, bien fait, et dont l’air et les manières sentoient parfaitement ce qu’il était. Il n’en reste plus que la fille de son frère mariée au marquis de Bauffremont. L’extinction de cette infortunée branche méritoit d’être marquée, puisque l’occasion s’en est trouvée si naturellement.

Béthune, fils de la sœur de la reine de Pologne, et veuve d’une sœur du maréchal d’Harcourt, dont il a eu la maréchale de Belle-Ile, se remaria à la fille du duc de Tresmes, qui en fit la noce chez lui, à Saint-Ouen, près Paris.

Nangis, mort longtemps depuis maréchal de France et chevalier d’honneur de la reine, voyant que le régiment du roi ne lui étoit plus d’aucun usage depuis la mort du feu roi, qui entroit dans tous les détails de ce corps, comme on l’a dit ailleurs, demanda la liberté de le vendre. Il ne s’achetoit ni se vendoit. Le régent, facile, le lui permit. Il en traita avec le duc de Richelieu pour trente mille écus. Mais le marché se rompit, dont on verra la suite.

La charge de premier médecin étant l’unique qui se perde par la mort du roi, il en fallut choisir un. Chirac, qui avoit la première réputation en ce genre, étoit au régent, et dès là exclus. Boudin, médecin ordinaire, et qui avoit été premier médecin de Monseigneur, puis de la dernière Dauphine, y avoit plus de droit que personne, et il étoit porté par toute l’ancienne cour. Mais c’étoit un compagnon d’esprit, d’intrigue, hardi, lié à tout ce qui étoit le plus opposé à M. le duc d’Orléans. Il avoit de plus crié sans mesure, et sur le ton de Mme de Maintenon et du duc du Maine, sur les poisons, en sorte qu’il ne fut pas seulement question de lui. Faute de mieux parmi les médecins de la cour, Poirier fut choisi, parce qu’il avoit été le médecin de Saint-Cyr, et en dernier lieu des enfants de France. Les amis de Boudin crièrent, et on les laissa crier.

Mme la duchesse de Berry vint s’établir à Luxembourg avec sa petite cour. On y chercha de quoi nous loger commodément, Mme de Saint-Simon et moi ; mais Mme de Saint-Simon, ne pouvant honnêtement la quitter, prit cette occasion pour en vivre la plus séparée qu’il lui fut possible. Il ne se trouva donc rien qui nous pût loger tous deux, et nous continuâmes de loger à Paris dans notre maison ensemble. Mme la duchesse de Berry voulut pourtant qu’elle prît un logement à Luxembourg, mais elle ne le meubla point, et n’y mit jamais le pied. Elle n’alla chez Mme la duchesse de Berry les matins que lorsqu’il y avoit des audiences ou quelque cérémonie, mais presque tous les soirs, à l’heure du jeu public, où les dames eurent permission d’aller sans être en grand habit, et où plusieurs étoient retenues à souper avec Mme la duchesse de Berry. Mme de Saint-Simon n’y soupoit presque jamais. Nous avions tous les jours du monde à dîner et à souper, comme nous avions eu toujours, et très rarement aussi la suivoit-elle aux promenades, aux visites, excepté chez le roi, et aux spectacles, et se tint ferme en cette liberté avec grande et juste raison, mais toujours traitée avec la plus grande considération. Elle avoit toujours demeuré à Saint-Cloud avec elle, parce il n’y avoit pas eu moyen de faire autrement. Pour moi j’en usai à mon ordinaire. Je n’avois qu’une ou deux fois l’an chez Mme la duchesse de Berry, un moment chaque fois, toujours très bien reçu ; on a vu ailleurs les raisons de cette conduite.

Le duc d’Aumont obtint du régent la survivance de ses charges de premier gentilhomme de la chambre et de gouverneur de Boulogne et pays boulonnois pour le marquis de Villequier, son fils unique. Bachelier, fils de celui dont j’ai parlé, acheta en même temps de Bloin sa charge de premier valet de chambre, et je fis donner au fils de Bontems la survivance de la sienne, qui m’en avoit prié. Oncques depuis n’ai ouï parler du père ni du fils. J’ai bien trouvé de leurs semblables.

Le cardinal de Polignac, qui ne se soucioit plus, depuis la mort du roi, de sa charge de maître de la chapelle, obtint permission de la vendre, et il en eut gros du frère de Breteuil. L’un fut depuis évêque de Rennes, l’autre secrétaire d’État. Leur oncle, le vieux baron de Breteuil, vendit aussi sa charge d’introducteur des ambassadeurs à Magny, fils de Foucauld, conseiller d’État, à qui il avoit succédé dans l’intendance de Caen, où il fit tant de sottises qu’il en fut rappelé à la fin du dernier règne, après quoi il se défit de sa charge de maître des requêtes. Il y aura plus d’une occasion de parler de cette bonne tête.

Simiane, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans, eut la lieutenance générale de Provence, demeurée vacante depuis la mort du comte de Grignan, chevalier de l’ordre, son beau-père, et Fervaques, fils de Bullion, eut, sur sa démission, le gouvernement du Perche et du Maine. C’est ainsi que M. le duc d’Orléans donnoit à toutes mains à qui vouloit avoir, et qu’il profita si peu du conseil qu’on a vu que je lui avois donné là-dessus. M. le Grand, au père duquel la charge de grand écuyer n’avoit coûté que le vol qu’il en fit, comme on l’a vu, à mon père, fit donner au prince Charles [2], son fils, qui en avoit la survivance, un million de brevet de retenue dessus ; ce qui étoit la rendre héréditaire, et [ils] cajolèrent si bien le duc d’Elboeuf, qui n’avoit point d’enfants, que peu après ils obtinrent pour le même prince Charles la survivance du gouvernement de Picardie du duc d’Elbœuf. Jusque-là j’avois eu patience, mais cela me piqua. J’en dis mon avis à M. le duc d’Orléans, et j’ajoutai que puisqu’il donnoit tout indifféremment à tout le monde, je voulois aussi la survivance de mes deux gouvernements pour mes deux fils, de Blaye pour l’aîné, de Senlis pour le cadet, qu’il me donna sur-le-champ. Torcy donna la démission de sa charge de secrétaire d’État qui fut supprimée, comme celle qu’avoit Voysin, et prêta serment entre les mains du roi de sa nouvelle charge de grand maître des postes.

J’avois représenté à M. le duc d’Orléans la triste situation de la branche aînée de ma maison, et je l’avois supplié de donner au jeune abbé de Saint-Simon, qui avoit près de vingt ans, une abbaye dont il put aider ses frères, parce que je n’aime pas la pluralité des bénéfices. Il lui donna Jumièges, en même temps qu’Anchin au cardinal de Polignac, et Saint-Waast d’Arras au cardinal de Rohan. Mais il souffrit qu’ils eussent des coadjuteurs religieux de ces abbayes, qui, étant régulières, pouvoient être possédées en commende par des cardinaux, dont un des principaux privilèges est de pouvoir tout engloutir. Mais les moines surent si bien représenter à Rome la lésion de leur droit de s’élire des abbés réguliers par la nomination successive de cardinaux à leurs abbayes, que le pape insista pour ces coadjutoreries, et que le régent eut la faiblesse d’y consentir. Je dis la faiblesse, parce que jamais Rome ne se seroit opiniâtrée à une chose de cette qualité, et que, puisqu’on a le peu de sens de vouloir des cardinaux en France, et la manie de se persuader qu’il leur faut cent mille écus de rente à chacun, il vaut mieux les prendre sur de riches abbayes régulières qu’autres que des cardinaux ne peuvent posséder, que laisser cent mille livres de rente à un abbé moine, et donner aux cardinaux de grosses abbayes qu’autres qu’eux pourroient posséder.

M. le duc d’Orléans fit un prodigieux présent au duc de La Rochefoucauld, qui n’avoit jamais marqué que de l’éloignement pour lui, et qui n’en montra pas moins après. Ce fut de toutes les pierreries de la garde-robe qui n’étoient pas de la couronne. Ce don monta fort haut et reçut peu l’approbation du public. M. de La Rochefoucauld n’avoit droit que sur les habits, étoffes et autres choses pareilles de la garde-robe, et aucun sur pas une des pierreries, qui devoient demeurer au roi. Il étoit d’ailleurs extrêmement riche. Le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre en année, quand le roi mourut, eut gros aussi, parce que l’ameublement dans lequel le roi mourut étoit fort beau, mais M. de Tresmes n’eut que ce qui appartenoit de droit et d’usage à sa charge.

Le conseil de finances commença à prendre forme. M. le duc d’Orléans y assista quelquefois, mais rarement ; le maréchal de Villeroy presque jamais. Toute l’autorité en fut dévolue au duc de Noailles, qui prit Rouillé du Coudray pour son mentor, et qui fit tout dans ce conseil avec sa férocité accoutumée, qui n’étoit plus contrainte comme lorsqu’il n’étoit que directeur des finances avec Armenonville sous Chamillart. Sa débauche, bien plus cachée alors, n’eut plus de frein ni de secret, et le duc de Noailles toujours réglé sur le ton du maître ; et qui depuis son retour d’Espagne avoit été dévot jusqu’à la mort du roi, prit en ce temps-ci et entretint publiquement une fille de l’Opéra. Fagon fut fait conseiller d’État surnuméraire, sur l’exemple de ce même Rouillé qui étoit unique, et que le roi avoit fait ainsi, lorsqu’il supprima les deux directeurs des finances, après que Desmarets fut contrôleur général. Des Forts et Fagon eurent les mêmes départements qu’ils avoient étant intendants des finances ; Ormesson, Gilbert, Gaumont, Baudry et Dodun eurent les autres départements. On en garda un pour La Houssaye qu’on fit revenir de Strasbourg, où on envoya Angervilliers intendant à sa place, qui l’étoit de Dauphiné. Les quatre premiers étoient maîtres des requêtes et devinrent conseiller, d’État. Dodun étoit président d’une chambre des enquêtes, qui vendit sa charge. Nous verrons enfin La Houssaye et lui successivement contrôleurs généraux. Rouillé eut cent quatre-vingt mille livres d’appointements, et régenta ouvertement les finances. Il devint à la mode d’admirer ses brutalités et ses débauches. Les conseils de guerre et de marine furent aussi partagés en départements, et en différents détails entre les membres de ces conseils. M. le duc d’Orléans alla quelquefois aussi au conseil de guerre, mais fort rarement. Il travailla particulièrement aux finances et aux affaires étrangères. Il entendoit très bien ces dernières et se piquoit de capacité en finance.

Le lundi 28 septembre, après dîner, se tint à Vincennes, dans le grand cabinet du roi, le premier conseil de régence, auquel pour cette fois les chefs et présidents des autres conseils furent admis, excepté le cardinal de Noailles, à cause de sa prétention de préséance. Il y fut réglé qu’il y en auroit quatre par semaine, savoir : le samedi après dîner, le dimanche matin, le mardi après dîner, et le mercredi matin ; qu’on se tiendroit averti une fois pour toutes de ces quatre conseils ; mais qu’on le seroit des extraordinaires, outre ceux-ci, si le régent en assembloit. Il fut réglé aussi quels jours chaque chef ou président du conseil viendroit y rapporter les affaires de son conseil ; qu’il sortiroit lorsqu’elles seroient finies, quoique le conseil ne le fût pas ; que tous les chef et présidents des conseils y seroient mandés quelquefois pour des affaires extraordinaires, lorsque le régent le jugeroit à propos. Ce premier conseil se passa en ballottages ; ce ne fut que le suivant qui commença en être un sérieux, qui ne fut que d’affaires d’État.

En ce premier, comme on fut sur le point de se mettre en place, le maréchal de Villeroy, à qui je ne parlois point, et que je saluois fort médiocrement depuis l’affaire du duc d’Estrées et du comte d’Harcourt dont j’ai parlé en son temps, vint à moi me dire qu’étant ministre d’État sous le feu roi, et moi ne faisant qu’entrer ce jour-là dans le conseil, il pourroit être fondé à me disputer la préséance, mais qu’il ne vouloit point former de difficulté. Je lui répondis crûment et nettement que je le précéderois au conseil, comme je le précédois partout ailleurs ; puis, me radoucissant, j’ajoutai qu’il savoit trop ce qu’il se devoit à lui-même et à sa dignité permanente pour en faire la moindre difficulté. Que c’étoit aussi par cette même raison que je conservois ce qui m’étoit dû, honteux d’ailleurs de précéder un homme de son âge et de son mérite. Cela fut bien reçu, et les compliments finirent par nous mettre en place.

Pendant le conseil, je songeai que [vu] la considération où les emplois du maréchal de Villeroy le mettoient, je pouvois, après ce qui venoit de se passer entre nous, finir galamment une vieille brouillerie qui n’avoit rien de personnel, et où ses prétentions avoient eu pleinement le dessous, qu’il se présenteroit des affaires que nous aurions à traiter ensemble, outre la fréquence des conseils de régence où nous nous trouverions tous deux ; et que ce seroit même ôter à M. le duc d’Orléans une brassière qui, fait comme il étoit, l’importuneroit. Je m’amusai donc assez exprès après le conseil des finances pour laisser retourner le maréchal de Villeroy dans sa chambre, car il logeoit à Vincennes depuis que le roi y étoit, et j’allai lui faire une visite. Cet homme, également fastueux et bas, fut bien surpris de me voir entrer dans sa chambre. Il se peignit sur son visage une joie singulière. Les compliments de part et d’autre furent merveilleux, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Le lendemain au conseil il m’en fit encore quantité, et il chercha depuis à me parler d’affaires, et même fort librement, et à avoir liaison avec moi. Je dis à M. le duc d’Orléans le lendemain matin la visite que j’avois faite la veille. Il en fut aise jusqu’à m’en remercier.

Il régla le même jour que les placets du commun, dits à l’ordinaire, que du temps du roi chacun qui vouloit venoit jeter deux fois la semaine sur une table dressée pour cela dans l’antichambre où le roi soupoit, s’y jetteroient les mêmes jours et de la même manière ; mais qu’au lieu du secrétaire d’État de la guerre qui s’y trouvoit debout derrière le fauteuil vide qui étoit contre cette table, et qui emportoit tous ces placets chez lui pour en rendre compte au roi, ce seroit un des membres de la régence qui y feroit la même fonction ; qu’il y auroit deux maîtres des requêtes qui emporteroient les placets, qui viendroient les rapporter chez lui, après quoi il les viendroit rapporter au Palais-Royal au régent seul, accompagné des deux mêmes maîtres des requêtes avec qui il en auroit fait les envois et les triages, pour ne rapporter au régent que ceux en petite quantité qui paroîtroient le mériter. Le régent régla aussi que les derniers de la régence commenceroient les premiers en remontant jusqu’au chancelier exclusivement, et non plus, puis coulés à fond recommenceroient, et que chacun feroit cette fonction pendant un mois de suite.

Les membres du conseil de régence n’avoient point de département, parce que tout se portoit devant eux. J’appris que le maréchal de Besons s’en voulut faire un de ces placets, et qu’il avoit demandé de les recevoir toujours. Cette impudence me choqua ; j’en parlai vivement au régent, qui étoit déjà ébranlé, et à qui je fis sentir la conséquence d’un ministère direct et continuel qui embrasseroit bientôt autre chose que ces placets du commun, et qui se rendroit bientôt maître dans une matière qu’il lui seroit aisé d’étendre. J’ajoutai qu’un homme de sa sorte se méconnoissoit étrangement de n’être pas content d’être du conseil de régence, et de ne vouloir pas en partager les fonctions avec des gens en tout genre si supérieurs à lui. Le maréchal échoua vilainement dans ce projet, avec la honte qu’il ne fut pas ignoré. Il n’ignora pas aussi que c’étoit à moi qu’il devoit ce mauvais succès.

La liaison entre lui et moi n’avoit pas pris après l’éloignement de Mme d’Argenton. C’étoit un homme entre deux terres qui craignoit le grand jour. D’Effiat, à qui il s’étoit livré depuis, l’avoit aussi éloigné de moi, quoiqu’il ne me connût point, mais il vouloit gouverner son maître, et le mener noyer à son plaisir sans obstacle, et j’en étois un grand à ses desseins dictés par le duc du Maine, auquel il étoit vendu de longue main, lequel sûrement ne lui avoit pas inspiré d’affection pour moi. La partialité encore pour et contre Pontchartrain formoit une autre sorte d’éloignement. Cette dernière affaire l’acheva, en sorte qu’il n’y eut plus de commerce que de la plus simple civilité entre Besons et moi, que déjà je ne voyois plus guère depuis longtemps. Ce fut pour moi une perte des plus légères, d’autant même que son frère l’archevêque et moi demeurâmes comme nous avions toujours été. J’eus loisir de voir comme les autres faisoient pour ces placets, parce que je fus le dernier qui les reçus.

M. Amelot arriva de Rome sans avoir pu obtenir le concile national, ni aucune chose raisonnable de cette cour, ou le nonce Bentivoglio, les cardinaux de Rohan et de Bissy, les jésuites et maints autres ambitieux et brouillons souffloient sans cesse le feu. Quelque temps après son retour, Amelot me vint voir, et nous parlâmes beaucoup de Rome. Il me conta un fait bien remarquable, et qui mérite placé ici.

Il me dit que le pape l’avoit pris en goût, et lui parloit souvent avec confiance, gémissant d’être en brassière, et de ne pouvoir ce qu’il voudroit. Dans une de ces conversations, le pape se répandit avec lui en regrets de s’être laissé aller à donner sa constitution, que les lettres du roi lui avoient arrachée, dans la persuasion où elles l’avoient mis, et toutes celles au P. Tellier, que le roi étoit si absolu en France, et tellement maître des évêques, du reste du clergé, et des parlements, que sa bulle seroit reçue de tous unanimement, enregistrée et publiée partout sans la moindre difficulté ; et que s’il eût pu penser en trouver la centième partie de ce qu’il en rencontroit, jamais il ne l’auroit donnée. Là-dessus Amelot lui demanda avec liberté pourquoi aussi, voulant donner sa bulle, il ne s’étoit pas contenté de la censure de quelques propositions du livre du P. Quesnel, au lieu d’en faire une baroque de cent une propositions ; que là-dessus le pape s’étoit écrié, s’étoit mis à pleurer, et, lui saisissant le bras, lui avoit répondu en propres termes italiens, répondant à ceux qu’il me dit en françois, que voici : « Eh ! monsieur Amelot, monsieur Amelot, que voulez-vous que je fisse ! je me suis battu à la perche pour en retrancher ; mais le P. Tellier avoit dit au roi qu’il y avoit dans ce livre plus de cent propositions censurables ; il n’a pas voulu passer pour menteur, et on m’a tenu le pied sur la gorge pour en mettre plus de cent, pour montrer qu’il avoit dit vrai, et je n’en ai mis qu’une de plus. Voyez, voyez, monsieur Amelot, comment j’aurois pu faire autrement ! »

On peut juger que ce récit ne se passa pas en commentaire. Rien ne prouve plus solidement ni plus évidemment que ce discours du pape le cas qu’il faisoit lui-même de sa constitution, de la nécessité de le faire, et de la manière dont on la lui a fait donner, par conséquent du respect qui peut être dû à ce fruit de tant de machines infernales, et qui a en effet allumé un feu d’enfer, suivant la louable intention de ceux qui l’ont extorquée et fabriquée, et quelle est cette pièce qui a fait depuis la fortune d’être érigée et présentée en article de foi par ses créateurs. Personne ne révoquera en doute la probité et la vérité d’Amelot dans ce récit, et j’ose dire sans insolence que la même foi est due à celui que j’en fais ici, qui n’en est que le rapport mot pour mot.

Amelot fut bien reçu, mais sa réputation trop justement établie blessa la jalousie du maréchal d’Huxelles, qui l’accable de louanges et d’honnêtetés. Elle n’inquiéta pas moins Noailles et Rouillé. Ils n’eurent pas peine à l’exclure. Sa place de conseiller d’État leur y donna beau jeu par les prétentions dont on vient de parler.

D’ailleurs M. le duc d’Orléans le craignoit par l’union avec laquelle il avoit vécu avec la princesse des Ursins en Espagne, ou sous le nom d’ambassadeur il avoit fait la fonction de premier ministre, y avoit réparé les finances et les troupes, mis l’ordre partout, et avoit en même temps gagné tous les cœurs. C’étoit dans ces temps de désastre le comble de la capacité, et en même temps celui de l’esprit, de l’adresse et du liant, d’avoir si longtemps tout fait sans donner de jalousie à une femme qui en étoit si susceptible, et avec qui, de son su à elle, il avoit les ordres du feu roi ]es plus exprès et les plus réitérés de n’agir que de concert, et avec dépendance.

Il ne put donc entrer dans le conseil des affaires étrangères, ni dans celui des finances, lui qui auroit été si utilement et si convenablement placé dans celui de régence, et jamais il ne fut consulté sur rien. Néanmoins on fut honteux de le laisser dans les uniques fonctions judiciaires de sa place de conseiller d’État, qu’il reprit toutes avec la dernière modestie, sans chercher rien. On établit un conseil du commerce, dont on le fit président. Il étoit composé des députés des principales villes marchandes du royaume, de quelques conseillers d’État et maîtres des requêtes, et le maréchal de Villeroy et le duc de Noailles y pouvoient aller présider quand ils vouloient ; ils n’y furent le premier presque jamais, l’autre rarement. Il se fit en même temps un grand changement d’intendants des provinces.

Les spectacles interrompus à Paris, depuis l’extrémité du feu roi, recommencèrent le 1er octobre.

Canillac obtint un don fort considérable de marais en Flandre, dont une partie à dessécher.

Le régent régla dix mille francs par mois pour la cassette du roi, et mille écus pour sa garde-robe, tellement que la duchesse de Ventadour eut ainsi la disposition de cinquante-cinq mille écus, et le maréchal de Villeroy après elle.

Le grand prieur, qui se tenoit à Lyon exilé par le roi, eut permission de revenir à Paris, et de voir le roi et d’y demeurer.

Une des premières affaires particulières qui se présentèrent au conseil de régence fut une prétention de Belle-Ile contre la province de Bretagne, pour un dédommagement des choses prises par le feu roi sur le domaine de Belle-Ile. Il la gagna fort lestement, à la fin d’un conseil, par la faveur de M. le Duc, en quoi je l’aidai fort. L’affaire avoit été instruite ; le feu roi étoit persuadé de la justice de la prétention, en sorte qu’il lui fut adjugé quatre cent mille livres payables comptant par les états de Bretagne, qu’il toucha bientôt après. Ce personnage a fait une si surprenante fortune, par des routes si singulières et à travers de si puissants revers, il est même encore aujourd’hui si considérable, après avoir toujours été personnage, de quelque façon que ç’ait été, qu’il est nécessaire de le faire connoître, et pour cela de remonter à son grand-père, M. Fouquet, célèbre par sa haute fortune et par ses profonds malheurs.

Ces Fouquet sont de Bretagne, originairement de robe, et ont été conseillers et présidents au parlement de Bretagne, jusqu’au père du surintendant. Je fus commissaire de Belle-Ile avec le maréchal de Berwick, quand il lut chevalier de l’ordre, 1er janvier 1735 ; il ne farda rien, et ne se donna point pour meilleur qu’il n’est. Le père du surintendant se fit maître des requêtes, épousa une fille de Maupeou d’Ableiges, maître des requêtes et intendant des finances. Ce premier Fouquet, établi à Paris, devint conseiller d’État, et il acquit tellement l’estime de Louis XIII et du cardinal de Richelieu par sa probité et sa capacité, qu’ils le voulurent faire surintendant des finances, qu’il refusa par délicatesse de conscience. Sa femme est encore célèbre à Paris par sa piété et ses bonnes œuvres, et par le courage et la résignation avec laquelle elle supporta la chute du surintendant son fils, et la disgrâce de toute sa famille. Elle faisoit des remèdes, pansoit les pauvres, et on a encore des onguents très utiles de son invention, et qui portent son nom. Elle mourut, en 1681, à quatre-vingt-onze ans, dans les dehors du Val-de-Grâce où elle étoit retirée, aimée et respectée généralement. Elle eut cinq fils et six filles, toutes six religieuses. Des fils, l’aîné fut surintendant des finances, auquel je reviendrai ; le second, archevêque de Narbonne, exilé bien des années hors de son diocèse à la chute de son frère, mort en 1673. L’abbé Fouquet fut le troisième, grand important, galant, dépensier, extravagant, qui de jalousie de femme contribua le plus à la perte de son frère, et en fut perdu lui-même. Il avoit été chancelier de l’ordre, après M. Servien en 1656. Il étoit conseiller d’État, et avoit des abbayes. Il mourut à cinquante-huit ans, tout au commencement de 1680. [Les autre furent] un conseiller au parlement, mort jeune sans alliance ; l’évêque d’Agde, chancelier de l’ordre sur la démission de son frère en 1659 ; il fut exilé à la chute du surintendant en 1661. M. de Péréfixe, un an après archevêque de Paris, eut sa charge de l’ordre. L’abbé Fouquet et l’évêque d’Agde perdirent le cordon bleu, et le dernier sa charge de maître de l’Oratoire. Il est mort à Agde au commencement de 1708, à soixante-quinze ans. Le dernier des frères étoit premier écuyer de la grande écurie, et perdit aussi sa charge et fut chassé. Il avoit épousé la fille du marquis d’Aumont, dont il n’eut point d’enfants. Les sœurs de sa femme furent religieuses, et ses frères moururent jeunes. Lui est mort en 1694.

Le surintendant qui causa leur fortune et leur perte fut vingt ans maître des requêtes, et, à trente-cinq ans procureur général au parlement de Paris. Au commencement de 1653, le cardinal Mazarin le fit surintendant des finances. Sa fortune, sa conduite, sa catastrophe ne sont pas de mon sujet, et sont connues de tout le monde. Il fut arrêté à Nantes en 1661 [3], où le roi étoit allé exprès ; conduit à Paris à la Bastille [4], trois ans après dans le château de Pignerol, où il demeura prisonnier le reste de ses jours, qu’il employa pieusement, et qui finirent en mars 1680, ayant soixante-trois ans. De Marie Fourché [5], sa première femme, il n’eut qu’une fille, mariée au comte depuis duc de Charost, de laquelle j’ai parlé ailleurs, qui fut mère du duc de Charost, lequel fut fait gouverneur de la personne de Louis XV, lorsque le maréchal de Villeroy fut chassé. Le surintendant épousa en secondes noces la fille de Pierre de Castille, intendant des finances, et de la fille du célèbre président Jeannin, d’où leur fils s’appela Nicolas Jeannin de Castille, qui fut greffier de l’ordre, en 1657, sur la démission de Novion, depuis premier président, qui en fut chassé pour ses friponneries et ses injustices hardies, comme je l’ai dit ailleurs. Castille fut arrêté à la chute de son beau-frère, sous lequel il travailloit, puis exilé chez lui à Monjeu en Bourgogne. C’est lui dont ces fades lettres de Bussy-Rabutin parlent tant. Il avoit eu ordre en prison de donner la démission de sa charge de l’ordre ; ce qu’il refusa sous ce prétexte de ne le pouvoir étant prisonnier. Il eut le même commandement lorsqu’il fut élargi et exilé ; il persista dans son refus. On lui ôta le cordon bleu nonobstant sa charge ; et, comme son opiniâtreté duroit toujours, la charge de greffier de l’ordre fut donnée par commission à Châteauneuf, secrétaire d’État, fils et père de La Vrillière, en 1671, enfin en titre, en 1683. Ce Jeannin de Castille épousa une Dauvet, fille de Desmarets, grand fauconnier de France, dont il eut une fille unique, que nous avons vue épouser le comte d’Harcourt-Lorraine, fils unique du prince et de la princesse d’Harcourt, desquels j’ai parlé quelquefois, lequel comte d’Harcourt obtint une terre en Lorraine, à qui il fit donner le nom de Guise par le duc Léopold de Lorraine. Il en prit le nom, que le fils unique de ce mariage porte encore aujourd’hui. Je n’ai pu me défendre de cette petite parenthèse des Castille qui sont gens de rien, dont l’occasion s’est offerte d’elle-même. Revenons maintenant aux enfants que le surintendant Fouquet a eus de cette Castille sa seconde femme.

Il eut trois fils, et une fille qui épousa, en 1683, le marquis de Crussol, fils du chef de la branche de Montsalez, lequel étoit frère du troisième duc d’Uzès, bisaïeul du duc d’Uzès d’aujourd’hui. Il y a postérité de ce mariage. Les trois fils, frères de cette dame de Montsalez, furent M. de Vaux, fort honnête et brave homme, qui a servi volontaire, à qui le roi permettoit d’aller à la cour, mais qui jamais n’a pu être admis à aucune sorte d’emploi. Je l’ai vu estimé et considéré dans le monde. Il avoit épousé la fille de la célèbre Mme Guyon, et mourut sans enfants en 1705. Le chevalier de Sully, devenu duc et pair par la mort de son frère, l’épousa par amour, et ne déclara son mariage que fort tard, à cause de la duchesse du Lude, sa tante, qui en fut outrée, principalement parce qu’elle n’étoit pas en état d’avoir des enfants. Elle étoit fort belle, vertueuse, et avoit beaucoup d’esprit et d’amis. Le second fils fut le P. Fouquet, grand directeur et célèbre prêtre de l’Oratoire ; le troisième, M. de Belle-Ile qui, non plus que son frère, n’a jamais pu obtenir aucune sorte d’emploi, qui n’a jamais paru à la cour, et presque aussi peu dans le monde, fort honnête homme aussi avec beaucoup d’esprit et de savoir. Je l’ai fort connu à cause de son fils. Il étoit sauvage au dernier point, et néanmoins de bonne compagnie, mais battu de ses malheurs.

Je ne sais ou il vit une fille de M. de Charlus, père du duc de Lévi. Ils se plurent peut-être un peu trop ; on les fit marier ; on ne leur donna rien ; on ne les voulut point voir. Ils s’en allèrent vivre à Agde, où ils ont passé nombre d’années au pain et au pot de l’évêque, leur oncle. Ils revinrent enfin à Paris chez Mme Fouquet, leur mère, dans ces mêmes dehors du Val-de-Grâce, qui les nourrit tant qu’elle vécut ; après quoi ils eurent quelque peu de bien. Longtemps après ils recueillirent Belle-Ile, et tout ce qui avoit été sauvé des débris du surintendant, par la mort de M. de Vaux, l’aîné des trois, et du P. Fouquet, le second. Ils eurent deux fils, et une fille qui, après l’avoir été longtemps, épousa enfin le fils aîné de M. de La Vieuville et de la sœur du comte de La Mothe-Houdancourt, sa première femme. Ce La Vieuville étoit un néant obscur, qui bientôt après la laissa veuve avec deux fils.

Les deux fils, frères de cette dame de La Vieuville, portèrent le nom de comte et de chevalier de Belle-Ile. Jamais le concours ensemble de tant d’ambition, d’esprit, d’art, de souplesse, de moyens de s’instruire, d’application de travail, d’industrie, d’expédients, d’insinuation, de suite, de projets, d’indomptable courage d’esprit et de cœur, ne s’est si complètement rencontré que dans ces deux frères, avec une union de sentiments et de volontés, c’est trop peu dire, une identité entre eux inébranlable : voilà ce qu’ils eurent de commun. L’aîné, de la douceur, de la figure, toutes sortes de langages, de la grâce à tout, un entregent, une facilité, une liberté à se retourner, un air naturel à tout, de la gaieté, de la légèreté, aimable avec les dames et en bagatelles, prenant l’unisson avec hommes et femmes, et le découvrant d’abord. Le cadet plus froid, plus sec, plus sérieux, beaucoup moins agréable, se permettant plus, se contraignant moins, et paraissant moins aussi, peut-être plus d’esprit et de vue, mais moins juste, peut-être encore plus capable d’affaires et de détails domestiques, qu’il prit plus particulièrement, tandis que l’aîné se jeta plus au dehors : haineux en dessous et implacable, l’aîné glissant aisément et pardonnant par tempérament ; tous deux solides en tout, marchant d’un pas égal à la grandeur, au commandement, à la pleine domination, aux richesses, à surmonter tout obstacle, en un mot, à régner sur le plus de créatures qu’ils s’appliquèrent sans relâche à se dévouer, et à dominer despotiquement sur gens, choses et pays que leurs emplois leur soumirent, et à gouverner généraux, seigneurs, magistrats, ministres dont ils pouvoient avoir besoin, toutes parties en quoi ils réussirent et excellèrent jusqu’à arriver à leurs fins par les puissances qui les craignoient et qui même les haïssaient. C’est ce qui se verra par la suite, et qui s’est vu encore mieux au delà du temps de l’étendue que je puis donner à ces Mémoires.

Ils se trouvoient cousins germains des ducs de Charost et de Lévi, issus de germains de la comtesse d’Harcourt, mère de M. de Guise et des duchesses de Bouillon et de Richelieu, cousins germains de MM. de Crussol-Montsalez. Leur mère étoit une femme qui avoit plus d’esprit qu’elle n’en paraissoit, et encore plus de sens, avec beaucoup de douceur et de modestie. Elle et son mari vécurent toujours intimement ; et leurs enfants leur furent toujours entièrement attachés. M. de Lévi, qui au fond étoit bon homme, eut pitié de sa tante ; Mme de Lévi encore plus. L’un et l’autre la prirent en amitié, et par elle sa famille. Cette affection alla toujours croissant, en sorte que Mme de Lévi, qui étoit vive et ardente, se seroit mise au feu pour eux. Le duc de Charost ne fut pas moins échauffé pour eux. On a vu souvent dans quelle liaison Mme de Saint-Simon et moi vivions avec lui et avec Mme de Lévi, et c’est ce qui la forma entre les Belle-Ile et nous, qui de là devint après directe. L’aîné avoit épousé une Durfort-Sivrac, avec qui ils vécurent tous à merveilles et avec une patience surprenante. C’étoit une manière de folle, qui mourut, heureusement pour eux, et n’eut point d’enfants.

Il servit quelque temps capitaine en Italie. Là et partout où il servit depuis, il s’appliqua à connoître ce qui valoit le mieux en chaque partie militaire : troupes, partisans, officiers généraux, artillerie, génie, jusqu’aux vivres, aux dépôts, aux munitions, à faire sa cour à ces meilleurs-là de chaque espèce, et à les suivre pour s’en faire aimer et instruire. Le roi qui connoissoit encore quelque mesure entre les gens, ne put refuser enfin un régiment à Belle-Ile ; mais il lui en refusa d’infanterie et de cavalerie. Il lui permit d’en acheter un de dragons, où les gens d’une certaine qualité ne vouloient pas entrer alors, si ce n’étoit tout à coup dans les deux charges supérieures. Belle-Ile, qui avoit déjà capté des généraux, non content de faire les campagnes en homme qui ne ménage rien pour voir tout et apprendre, passoit après les hivers à visiter les différentes frontières, ceux qui y commandoient, à s’y instruire de tout ce qu’il pouvoit ; et s’il y avoit en Italie ou ailleurs un reste de campagne plus longue, il y alloit l’achever, volontaire, toujours cherchant à apprendre tout et de tous. Cette volonté l’instruisit en effet beaucoup, le fit connoître à toutes les troupes, et lui donna de la réputation. On a vu qu’il en acquit beaucoup à la défense de Lille, sous le maréchal de Boufflers qui le vanta fort, et qu’il en sortit brigadier, fort dangereusement blessé. Sa blessure se rouvrit la campagne suivante en Allemagne. Il fut porté à Saverne. Il y fut longtemps, il sut en profiter, et il devint intime du cardinal de Rohan et de tous les Rohan, et l’est toujours demeuré depuis. Son frère en sa manière se conduisit et s’instruisit avec le même soin, et eut à la fin un brevet de colonel de dragons. L’aîné fit pourtant si bien qu’il obtint l’agrément du feu roi d’acheter, en 1709, d’Hautefeuille, la charge de mestre de camp des dragons, qui a été le premier pas de sa fortune, où nous le laisserons présentement.


  1. C’est-à-dire de sur les terres du Mississipi à l’époque de la banque de Law.
  2. Saint-simon a écrit P. Ch. : les anciens éditeurs ont lu premier chambellan. La suite du texte prouve qu’il s’agit du prince Charles.
  3. Voy. t. XII, p. 493.
  4. Fouquet ne fut pas enfermé d’abord à la Bastille, mais au château de Vincennes, comme on peut le voir par le récit de son arrestation qui a été publié à la suite du t. XII, p. 493.
  5. Les précédents éditeurs ont lu Mme Fouquet. Le ms. porte M. Fourché (Marie Fourché), nom de la première femme de Fouquet.