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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/10

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CHAPITRE X.


Pontchartrain reçoit en face les plus cruels affronts en plein conseil de régence. — Bassesse et avarice de Pontchartrain. — Désordre des finances. — Frayeur des partisans. — Plénoeuf en fuite. — Suite et détail des finances, trop fort et trop vaste pour moi à le raconter. — Replâtrage entre M. le Duc et le duc du Maine sur la qualité de prince du sang. — M. le Grand prétend toute supériorité et autorité sur la petite écurie et sur le premier écuyer du roi, et d’avoir la dépouille de la petite écurie. — Caractère de M. le Grand. — Faiblesse du conseil de régence. — Raisons de M. le Grand. — Raisons de M. le Premier. — M. de Troyes s’enfuit à Troyes, de peur de juger l’affaire de M. le Grand et de M. le Premier. — Conseil de régence où les prétentions du grand et du premier écuyer sont jugées toutes en faveur du premier écuyer. — Le premier écuyer me parle en faveur de sa femme et me presse de la recevoir. — Caractère de Mme de Beringhen. — Je reçois enfin sa visite. — Le régent permet au grand écuyer de protester, qui en abuse et tient l’affaire comme non jugée. — Continuation des mêmes démêlés, qui, après la mort de M. le Grand, tuent M. le Premier, et qui continuent entre leurs fils jusqu’à ce que le roi majeur décida comme avoit fait le conseil de régence. — Le prince Charles refuse de signer les dépenses de la petite écurie à l’ordinaire, sans examen. — M. le Duc, sur ce refus, les signes comme grand maître de France, et le grand écuyer en perd le droit.


J’avois bien résolu, dès que je verrois le conseil de régence prendre forme, d’y faire révoquer l’édit de création des gardes-côtes qui m’avoit brouillé, comme on l’a vu, avec Pontchartrain, et de me donner le plaisir de le faire en sa présence. J’en parlai au comte de Toulouse, qui abhorroit Pontchartrain, comme on l’a vu aussi, et qui la lui gardoit bonne, ainsi que le maréchal d’Estrées. Nous convînmes que cela seroit proposé au conseil du mardi 1er octobre, qui devoit être occupé des affaires de marine, et où le comte me dit que je verrois de belles choses sur Pontchartrain. En effet, ce jour-là, dès que nous fûmes assis, il proposa cet édit à casser comme inutile, et même préjudiciable au service et au repos des peuples, qu’on harceloit à trente lieues de la mer, le long des rivières, comme il plaisoit à Pontchartrain et aux valets à qui il donnoit les emplois de gardes-côtes, ou qui les achetoient pour s’en récompenser au décuple aux dépens des peuples de leur département. Je regardois cependant Pontchartrain de ma place d’un bout de la table à l’autre, avec tout le plaisir que je m’en étois promis depuis longtemps. Chacun approuva en deux mots. Ce que je dis à mon tour fut très court, mais très amer, et l’édit fut supprimé, ainsi que tous ceux qu’il avoit établis, et sur-le-champ destitués de toute sorte de fonction. Pontchartrain rageoit, et je le regardois à le pénétrer. Il n’étoit pas au bout.

Les mémoires pleuvoient contre lui ; il ne passoit pas pour avoir les mains nettes. La marine entière, qu’il s’étoit complu à désespérer, crioit alors sans crainte et sans ménagement. Il falloit voir clair à des accusations qui n’alloient à rien moins qu’à le charger d’avoir immensément profité de la vente qu’il avoit fait faire de tous les magasins des ports pour anéantir la marine, et ôter tout moyen au comte de Toulouse et au maréchal d’Estrées de retourner à la mer. Tous les magasins partout se trouvèrent en effet vides, et le comte de Toulouse ne voulut pas se commettre à rien avancer sans le bien prouver. Il en trouva les preuves parfaites, et en sut faire usage sans que Pontchartrain s’en doutât le moins du monde. Dès que l’affaire de la révocation de l’édit de création des officiers gardes-côtes fut finie, le maréchal d’Estrées, qui de concert avec le comte de Toulouse en avoit apporté un mémoire, le tira de sa poche et demanda permission de lire, pour mettre le conseil au fait de l’état où se trouvoit la marine, et se mit à en faire la lecture. C’étoit un mémoire fort détaillé, et bien exactement prouvé, sur la déprédation des bois de la marine de Rochefort, où les accusations étoient directes et personnelles sans nul ménagement. De temps en temps le comte de Toulouse interrompoit pour appuyer certains endroits, en faire remarquer d’autres, en commenter quelques-uns avec un air froid et modeste, mais avec la plus grande force, et sans le plus petit égard pour Pontchartrain présent. Il voulut dire quelque chose, mais au premier mot le maréchal d’Estrées lui dit qu’il n’avoit pas droit de parler au conseil, et le fit taire comme un petit garçon, avec toute la hauteur et le mépris possible. Il continua sa lecture tout de suite, et le comte de Toulouse par-ci par-là ses fâcheuses annotations.

Surpris au dernier point d’une telle ignominie en face, j’en dis ma pensée au comte de Toulouse, qui me répondit tout bas aussi, en souriant, que je verrois bien autre chose le lendemain matin. Il tint parole.

Sitôt que nous eûmes pris nos places, le comte de Toulouse tira de sa poche un mémoire dont il fit la lecture, le plus amer, le plus cruel qui fut jamais. Il traitoit la même matière de la veille, et bien d’autres déprédations, les commenta toutes à mesure, insista sur les ordres que Pontchartrain avoit donnés, et qu’il ne pouvoit nier, montra que de propos délibéré il avoit ruiné la marine, et très nettement qu’il ne s’y étoit rien moins que ruiné lui-même.

L’étonnement de chacun fut sans pareil, non du contenu du mémoire qui ne surprit personne pour le fond, mais de ces pointes cruellement acérées à chaque mot, mais du poids qu’y donnoit le lecteur par le sien, et par les réflexions qu’il y faisoit très fréquemment plus dures encore que le texte du mémoire, mais de la présence de Pontchartrain si outrageusement attaqué en face, en sa propre personne, qui paraissoit là pis que sur la sellette, et qui, instruit de la veille par le maréchal d’Estrées, n’osa jamais souffler. La lecture fut terminée par l’aveu que fit le comte de Toulouse d’avoir fait lui-même ce mémoire. Ce fut le comble de l’ignominie, d’autant que le comte ajouta qu’il avoit adouci ce qu’il avoit pu, et supprimé même beaucoup de vérités très fâcheuses.

Il est incroyable comment une telle infamie put être supportée par un homme de l’insolence, de la tyrannie et de la pédanterie gauche, austère, insupportable avec tout le monde de Pontchartrain, et qui ajoutoient encore à sa malignité et à sa méchanceté naturelle ; car il avoit le bien de les posséder suprêmement toutes deux. Cependant il ne sourcilla pas, et fut assez impudent, ou assez prodigieusement insensible, pour sortir du conseil comme si rien ne s’y fût passé à son égard. Il ne s’en fallut rien pourtant qu’il ne fût juridiquement attaqué et recherché, et il y auroit sûrement succombé, mais il fut encore sauvé de ce gouffre par la considération de son père.

Je fus bien étonné chez moi, le lendemain, de me l’entendre annoncer. J’étois alors avec La Chapelle, ce premier commis si fort autrefois de sa confiance, et qu’une basse jalousie lui avoit fait chasser, comme on l’a vu en son temps, et pour qui j’avois obtenu la place de secrétaire du conseil de marine, parce que le comte de Toulouse et le maréchal d’Estrées l’avoient toujours estimé. Je le fis passer dans un arrière-cabinet, et je reçus Pontchartrain, que je ne me souvenois guère d’avoir vu chez moi. Ma surprise fut encore plus grande quand cet homme, à qui je n’avois pas parlé depuis la mort du roi, et fort rarement longtemps auparavant, me dit qu’il venoit à moi pour me parler de sa douleur de la scène de la veille, me demander conseil sur ce qu’il feroit, et protection auprès du régent. Il ajouta quelques plaintes modestes, bien différent de son ton sous le feu roi, et me dit qu’il avoit pensé plus d’une fois interrompre et répondre. Je lui dis que, pour ce dernier article, il avoit bien fait de se contenir ; qu’encore qu’il y ait grande différence entre se défendre quand on est personnellement attaqué, et opiner dans un conseil, il devoit savoir qu’il n’y avoit point de voix, et sentir qu’on l’eût fait taire, et qu’on n’eût pas souffert, sur des matières si intéressantes, une dispute entre le maréchal d’Estrées et lui, beaucoup moins entre lui et le comte de Toulouse, qui si aisément auroit pu aller trop loin.

Il me demanda après ce qu’il avoit donc à faire : « Démentir, lui dis-je, les deux mémoires et leurs preuves par un mémoire, et des preuves contraires bien claires et bien évidentes, où jusqu’aux moindres faits soient si nettement articulés qu’il ne soit pas possible de se refuser à la démonstration, le présenter au régent, le distribuer à tous les conseils, et en inonder Paris et les ports de mer. Si, au contraire, il n’étoit pas en état de présenter un mémoire de cette transcendance, se taire, et tendre le dos en silence sous la gouttière ; sur quoi c’étoit à lui à se juger. » Ce conseil, le seul pourtant qu’il pût prendre, me parut ne lui pas plaire. Il barbouilla à son ordinaire avec sa division en trois points, dont il usait en toute espèce de raisonnement et de choses. Le fait est qu’il n’avoit rien à opposer aux faits et aux preuves qu’il venoit d’essuyer en face, et que le pot aux roses étoit pleinement découvert.

Il se rabattit à vanter ses services, à regretter le feu roi, à se plaindre qu’au lieu des récompenses qu’il avoit droit d’attendre, on l’eût réduit à n’être plus rien ; qu’on le faisoit passer pour fort riche ; qu’il n’étoit rien moins (c’est-à-dire qu’il l’étoit à millions) ; que ce seroit bien le moins qu’on pût faire que de lui donner quelque marque de considération publique, et il finit tout ce jargon par me prier de demander pour lui au régent une pension de vingt mille livres. Cette bassesse d’avoir recours à moi, au point où nous en étions ensemble, me fit envie de vomir, et j’en admirai l’avarice, le contre-temps et l’impudence. Je lui répondis doucement que ce seroit mal prendre son temps avant d’avoir pleinement détruit les accusations personnelles, qu’il ne pouvoit avoir oubliées depuis vingt-quatre heures qu’il les avoit ouï lire et appuyer en si bonne compagnie, et qu’à l’égard de son indigence, indépendamment de ces accusations, et des preuves qu’il en avoit ouïes, indépendamment encore de ses biens et de ses acquisitions connues, il avoit plus de cent mille livres de rente de sa charge de secrétaire d’État, et vingt mille livres de pension de ministre par-dessus, quoiqu’il ne l’eût jamais été. Je ne lui dissimulai pas qu’il se feroit moquer de lui, et que ce seroit tout le succès d’une demande si déplacée. Nous nous séparâmes de la sorte, et je ne l’ai vu qu’une fois ou deux depuis, chez lui ou chez moi.

Dès qu’il fut sorti, je rappelai La Chapelle, et lui montrant une pièce de tamiserie de l’histoire d’Esther, tendue où nous étions, je lui présentai Aman et Mardochée, et lui dis : « Vous voilà et Pontchartrain. » Ce hasard nous divertit, et plus encore la proposition qu’il venoit de me faire.

Il étoit aussi rampant avec tout le monde qu’il avoit été insolent, gauche et brutal, sans exception de personne, et n’y gagna qu’un parfoit mépris. Il mouroit de peur d’être chassé, et de rage de ne pouvoir plus mal faire ; le néant et l’oisiveté le rongeoient. Il tenoit encore à un filet par le vain titre de sa charge, dont le conseil de marine ne lui laissoit pas la moindre fonction, et par cette entrée sans voix au conseil de régence. Il s’attachoit néanmoins à ce filet ; dans l’espérance qu’il lui serviroit enfin à remonter, et pour passer cependant pour être encore quelque chose.

Nous ne nous parlâmes point de son édit révoqué des gardes-côtes. Il devoit avoir vu que je commençois à lui tenir la parole qu’on a vu que j’avois donnée, et comprendre par là que mon dessein étoit de la tenir tout entière, conséquemment à ne me pas choisir pour son conseil et son protecteur. Je crois qu’il en fut désabusé par cette visite. Laissons-le végéter dans son humiliation encore quelque temps ; car il étoit sur un pied et sur un autre tandis que le conseil de régence s’assembloit ou sortoit, sans que qui que ce soit lui dît une parole, ou lui répondit plus d’un seul mot, s’il s’avisoit de parler à quelqu’un, excepté La Vrillière, encore fort peu par honneur, et beaucoup moins le maréchal de Besons.

Le conseil des finances les avoit trouvées dans un étrange état. Il étoit dû seize cent mille francs à nos ambassadeurs, et à ceux que le roi tenoit auprès des princes étrangers, dont la plupart, à la lettre, n’avoient pas de quoi payer le port de leurs lettres, ayant mangé tout le leur ; ce qui faisoit un cruel discrédit par toute l’Europe. Les financiers cependant avoient profité du temps qu’on avoit eu besoin d’eux, jusqu’à passer tout ce qu’ils vouloient. Noailles et Rouillé voulurent les ressasser. L’épouvante se mit parmi eux, et Plénœuf disparut et se sauva en Italie. J’aurai à parler de lui ailleurs. Il faudroit une grande connoissance des finances, une vaste et juste mémoire, et de gros volumes uniquement sur cette matière, à qui voudroit exposer tout ce qui fut tenté, manqué, exécuté là-dessus. Ce travail est au-dessus de mes forces et de mon goût. Je me contenterai donc de marquer les événements principaux en ce genre, que je laisserai traiter à fond par qui en sera plus capable que je ne le suis.

L’affaire, dont j’ai fait mention, de la qualité de prince du sang prise par le duc du Maine dans une signification de lui à M. le Duc, dans leur procès de la succession de M. le Prince, fut, après bien des allées et venues, replâtrée chez Mme la Princesse, où les parties se trouvèrent avec l’abbé Menguy, conseiller de la grand’chambre, qui avoit été chargé de ce détail. M. le Duc retira toutes les protestations qu’il avoit faites contre tous les actes où le duc du Maine avoit pris la qualité de prince du sang, s’engagea de promettre à M. le duc d’Orléans de ne les point renouveler sans son consentement, et ne voulut donner aucune parole à M. ni à Mme du Maine, consentit de ne point prendre lui-même la qualité de prince du sang dans les actes qui se feroient avec le duc du Maine, pour que celui-ci ne la prît pas non plus avec lui, et trouva bon que lui et le comte de Toulouse la prissent avec tout ce qui n’est point prince du sang. Ainsi M. le Duc recula sur tout, et le duc du Maine gagna tout, puis [que] M. le Duc et lui demeuroient égaux en ne prenant ni l’un ni l’autre ensemble la qualité de princes du sang, et M. du Maine demeurant autorisé par M. le Duc à la prendre, lui et son frère, avec toutes autres personnes. Il n’y avoit que le retentum [1] de ne renouveler ses protestations contre cette qualité que du consentement de M. le duc d’Orléans. Aussi ne fut-ce qu’un replâtrage, qui n’eut pas même loisir de sécher. Tout se passa entre eux d’une manière fort aride, et qui promettoit ce qui arriva depuis. Je passe sous silence ce qui fut convenu sur l’intérêt pécuniaire, comme n’étant intéressant qu’en tant que ce fut cet intérêt qui porta celui de la qualité du rang, etc., jusqu’où les choses furent portées dans la suite.

Une autre affaire se présenta à juger au conseil de régence, parce que M. le duc d’Orléans ne sut pas imposer et ordonner que les choses demeureroient sur le même pied qu’elles avoient été sous le feu roi et sous ses derniers prédécesseurs. Nous étions encore à Versailles après la mort du roi, que Beringhen, premier écuyer, me dit que M. le Grand vouloit prétendre toute la dépouille de la petite écurie, et toute supériorité de sa charge sur la sienne. J’en fus d’autant plus surpris que le comte d’Harcourt et M. le Grand, son fils, d’une part, et les deux Beringhen, père et fils, d’autre part, avoient passé leur vie et toute celle du feu roi dans ces deux charges, sans prétention d’une part, sans dépendance de l’autre, nonobstant toute la supériorité personnelle et tout le crédit constant des deux grands écuyers, dont le dernier n’avoit qu’à ouvrir la bouche pour obtenir sur-le-champ du roi tout ce qui lui plaisoit. Je n’ai point su qui mit cela si tard dans la tête de M. le Grand, mais il l’entreprit tout d’un coup, et en fit une affaire majeure, de l’instruction et du rapport de laquelle au conseil de régence M. de Torcy fut chargé par M. le duc d’Orléans. Il se donna des mémoires de part et d’autre, et cette affaire partagea toute la cour. Le rare fut que ceux qui en devoient être juges prirent l’épouvante. Ils mourroient de peur de ce reste inanimé de la maison de Lorraine, surtout ils redoutoient M. le Grand, que le superbe état qu’il avoit tenu toute sa vie, son crédit prodigieux et constant auprès du roi, les manières si supérieures auxquelles il avoit accoutumé tout le monde, rendoient très autorisé.

C’étoit un homme sans aucun autre esprit qu’un long usage de la cour et du plus grand monde, gâté par sa faveur et par la sottise du monde, très bon homme, très noble, très désintéressé, fort poli avec discernement, encore plus haut, et le dernier de sa maison qui ait porté jusqu’à la fin de sa vie la grandeur dans toutes ses prétentions, qu’on lui passoit à la faveur de sa maison toujours ouverte, avec le plus grand jeu et la plus grande chère soir et matin. Fort brutal et alors sans ménagement en face, même aux femmes, quand il s’y mettoit, et d’une gourmandise singulière ; son âge et sa goutte presque continuelle l’avoient affranchi de tout devoir ; mais en aucun temps il n’avoit fait sa cour qu’au roi, à la vérité avec la plus grande bassesse, et des flatteries dont l’excès et la fadeur faisoient mal au cœur. Jamais il n’avoit mis le pied chez aucun ministre ; il conservoit avec eux toute sa grandeur, en étoit craint et ménagé, et ne se contraignoit pour personne. C’étoit donc un homme que, sur ce qu’il s’étoit une fois mis en tête, on craignoit de choquer.

D’autre part Beringhen, premier écuyer, étoit aimé, estimé, considéré de tout temps, et avoit beaucoup d’amis. Il n’avoit d’existence que par sa charge, que M. le Grand prétendoit nettement mettre au niveau de celle du premier écuyer de la grande écurie qui la commande sous lui, qui lui est soumis et subordonné en tout, et qui n’est proprement qu’un écuyer renforcé. Les juges avoient donc peine à réduire Beringhen à ce néant si distant d’une des plus belles charges de la cour que son père et lui avoient exercée toute leur vie.

Dans cet embarras chacun des juges eût fort désiré ne l’être point, mais l’affaire étoit engagée. Ils imaginèrent de s’en tirer en proposant à M. le duc d’Orléans de renvoyer le jugement à la majorité du roi. Le régent goûta cet expédient, et sans rien déclarer tira de longue. M. le Grand, qui par ce délai perdoit de fait, puisque les choses demeuroient comme elles étoient, se mit à usurper tout sur le service de la petite écurie. Tous les jours c’étoient des voies de fait. Les écuyers, les pages, les valets de pied étoient aux prises jusque dans la cour et dans les antichambres du roi. C’étoient des mainmises continuelles ; chaque écurie ne s’y pré sentoit qu’en force, prêtes toutes deux à s’entr’égorger. Le premier écuyer contenoit ses gens et se plaignoit, et crioit de toute sa force ; le grand écuyer avouoit les siens tout haut, et ne se cachoit pas d’usurper à force ouverte tout ce qu’il prétendoit, en sorte que cela pouvoit aller bien loin entre les écuyers et les pages des deux parties, dans des occasions journelles d’un service continuel impossible à éviter, et une indécence et un manque de respect au roi extrême.

Ce désordre me toucha. J’en parlai au régent, et je lui remontrai combien il y alloit du sien à le souffrir ; qu’à la fin il arriveroit quelque catastrophe peut-être sous les yeux du roi ; qu’il verroit la cour se partialiser, et les choses très aisément à un point qu’il y seroit fort empêché, et auroit à se bien repentir de sa tolérance. J’ajoutai qu’il étoit honteux aux membres de la régence de montrer une telle timidité qui les feroit mépriser de tout le monde ; que j’étois celui de tous qui avoit le plus d’intérêt à ne point juger ce procès, parce que de quelque côté que je décidasse, je ne manquerois pas d’être blâmé : si en faveur du premier écuyer, on diroit que c’est parce que mon père l’avoit été ; qu’il n’étoit pas en moi de n’être pas contre la maison de Lorraine en quoi que ce pût être, et que sur M. le Grand en particulier, dont le père avoit volé sa charge au mien, et après les démêlés publics que lui et moi avions ensemble, et qui plus d’une fois avoient été jusqu’au feu roi, je n’étois pas homme à les oublier. Si, au contraire, j’étois pour M. le Grand, je pouvois m’attendre qu’on diroit qu’une passion cédoit à une autre, et les anciennes querelles aux nouvelles ; que le premier écuyer étoit l’ami intime du premier président ; que Mme de Beringhen, comme il étoit vrai, s’étoit répandue contre moi sans mesure ; que c’étoit souvent chez elle où le premier président avoit tenu ses conseils dans l’affaire du bonnet, et les y tenoit encore contre nos poursuites ; qu’en ces circonstances on pouvoit bien s’attendre de quel avis je seroit, et avec quel plaisir je saisirois l’occasion d’anéantir la charge de l’ami intime du premier président, et de me venger de Mme de Beringhen. La chose étoit ainsi, et je ne disois que trop vrai. Le régent sentit le poids de l’indécence et les suites des mainmises, et de ce moment, se résolut à juger incessamment. L’affaire est courte et curieuse, et mérite bien d’être exposée ici.

M. le Grand produisoit ses provisions de grand écuyer de France, qui lui donnoient égale et entière autorité sur la grande et sur la petite écurie, et sur tous leurs officiers. Il y prouvoit qu’à son égard il n’y avoit ni distinction ni différence entre les deux premiers écuyers de la grande et de la petite écurie ; que le titre de premier écuyer du roi n’est qu’un nom, qu’un usage sans fondement a établi, et que son unique titre est celui de premier écuyer de la petite écurie du roi, comme le titre de l’autre est de premier écuyer de la grande écurie du roi, lequel est demeuré jusqu’alors dans son entière dépendance en tout et pour tout. Il ajoutoit que, encore que tous les carrosses et tous les attelages du roi soient de sa petite écurie, c’étoit de tout temps, sans interruption jusqu’alors, au grand écuyer seul à ordonner le deuil des carrosses et des harnois des attelages toutes les fois que le roi drapoit, et celui de toute la livrée de la petite écurie sans aucune exception. Enfin il montroit qu’il étoit seul et unique ordonnateur de la petite écurie comme de la grande ; que la chambre des comptes ne connoît que sa seule signature pour la petite comme pour la grande écurie, et que bien qu’il laissât faire au premier écuyer toutes les dépenses de la petite écurie, c’étoit au grand écuyer que ces dépenses étoient apportées lorsqu’il en falloit compter, pour qu’il fît, comme il l’y faisoit toujours, la même fonction d’ordonnateur qu’il faisoit pour les dépenses de la grande écurie, avec quoi elles étoient allouées à la chambre des comptes, sans que le nom du premier écuyer y parût jamais en rien. Sa conclusion étoit l’entière dépendance de lui de toute la petite écurie et de son premier écuyer, à quoi ne pouvoit préjudicier la complaisance qu’il avoit eue de ne la pas faire sentir, et conséquemment qu’à lui, privativement au premier écuyer, appartenoit toute la dépouille de la petite écurie.

M. le Premier convenoit de tous ces faits, et en niait les conséquences. Il prétendit que les provisions de l’office de grand écuyer, toutes copiées sur l’ancien style, ne prouvoient rien contre l’état présent des choses ; que la plupart des charges se sont faites et accrues aux dépens les unes des autres. Il disoit qu’on seroit bien étonné de voir le grand chambellan prétendre se soumettre aujourd’hui les quatre premiers gentilshommes de la chambre, le grand maître et les maîtres de la garde-robe et tous les officiers qui dépendent d’eux, vouloir commander seul dans la chambre et les appartements du roi, y ordonner et payer les fêtes et les cérémonies, ôter aux premiers valets de chambre la cassette du roi, s’arroger un petit sceau du roi, et en sceller comme autrefois une infinité de choses, à l’insu du chancelier, et recevoir, privativement à lui et à la chambre des comptes, un grand nombre de foi et hommages : toutes fonctions qu’il n’est pas contesté qu’il n’ait eues autrefois, et qui peu à peu ont été démembrées de son office ; et qu’il en est ainsi de beaucoup d’autres charges.

Sur le deuil des carrosses, harnois, livrée, etc., de la petite écurie, lorsque le roi drape, ordonné par le grand écuyer, Beringhen représentoit que le grand écuyer dans les grands deuils de la cour envoyoit son propre tailleur prendre la mesure des quatre capitaines des gardes du corps, dont il ordonnoit et payoit les habits de deuil qu’il leur envoyoit tout faits, et qui passoient sur son ordonnance ; que, plus encore, il faisoit faire les étendards des quatre compagnies des gardes du corps, les leur envoyoit, le payoit, et les faisoit allouer sur son ordonnance ; que néanmoins on n’avoit pas vu que le grand écuyer eût à prétendre ni autorité, ni détail, ni subordination quelconque, sur pas une des quatre compagnies des gardes du corps, ni sur leurs capitaines, ni sur les officiers de ces troupes ; d’où il concluoit qu’il n’avoit pas plus de droit sur la petite écurie, ses officiers et le premier écuyer, par la raison du deuil qu’il y ordonnoit.

Quant à ce qui regarde la chambre des comptes, qui ne connoît que la signature du grand écuyer pour les dépenses de la petite écurie, que le premier écuyer lui envoie à signer comme ordonnateur, ce n’est que pour diminuer le nombre des différentes signatures, et entretenir un meilleur ordre dans la chambre des comptes, qui ne lui donne pas plus d’inspection sur la petite écurie que les étendards des quatre compagnies des gardes du corps et les habits de deuil de leurs quatre capitaines, dont il est le seul ordonnateur, ne lui en donnent sur eux et sur leurs troupes ; enfin que M. le Grand ne peut disconvenir qu’il signe, et a toujours signé ainsi que M. son père, les états de dépense de la petite écurie sans les voir, sans le plus léger examen, et uniquement sur la signature du premier écuyer qu’il y trouve.

À ces raisons générales, le premier écuyer ajoutoit des faits constants. Il disoit qu’il étoit vrai qu’anciennement le premier écuyer et la petite écurie étoient dans l’entière dépendance du grand écuyer, mais qu’Henri III l’en avoit totalement séparée et rendue indépendante en tout et pour tout, et le premier écuyer et tous les officiers de la petite écurie exempts de toute subordination au grand écuyer ; qu’en un mot, ce prince en avoit fait deux choses entièrement distinctes et séparées, en sorte que le premier écuyer étoit devenu dans la petite écurie semblable en autorité au grand écuyer dans la grande écurie. Que cela s’étoit fait en faveur de M. de Liancourt, mari de la célèbre marquise de Guercheville, qui fut depuis dame d’honneur de Marie de Médicis, lorsqu’Henri IV l’épousa, père et mère du duc de Liancourt ; que les choses sont toujours depuis restées de la sorte ; qu’Henri III et tous ses successeurs avoient toujours depuis donné l’ordre au grand et au premier écuyer distinctement et séparément, en présence l’un de l’autre, et qui plus est, à un simple écuyer de la petite écurie, en présence du grand écuyer, toutes les fois qu’il étoit présent e que le grand ne l’étoit pas ; que M. le Grand ne pouvoit nier que la même chose ne lui fût arrivée tant que le roi avoit vécu, et qu’il en avoit pris l’ordre, sans que jamais il en eût fait la moindre représentation, beaucoup moins de plainte ; enfin que M. de Liancourt avoit eu toute la dépouille de la petite écurie par deux fois, à la mort d’Henri III et à celle d’Henri IV, et mon père à celle de Louis XIII, tous trois sans la moindre difficulté ni opposition.

Sa conclusion étoit qu’il devoit continuer à vivre avec M. le Grand comme il y avoit toujours vécu, c’est-à-dire que le premier écuyer, la petite écurie et tout ce qui y appartenoit, demeurassent, à l’égard du grand écuyer et de la grande écurie, sur le pied de séparation entière et de totale indépendance où Henri III l’avoit mise, et où les rois ses successeurs l’avoient maintenue jusqu’alors, sans que, depuis près de cent quarante ans, il y eût jamais eu de prétention ni de plainte au contraire.

Les mémoires de part et d’autre, redoublés et imprimés, furent distribués aux juges et au public. M. le Grand et les siens agissoient comme dans une affaire dont son honneur dépendoit, M. le Premier et les siens comme dans une affaire où il y alloit de tout son état et de toute sa fortune. Une attaque et une défense si vive et si sérieuse, et le grand nombre de personnes considérables qui s’intéressoient pour l’une ou pour l’autre partie, acheva de déconcerter les juges, tellement que M. de Troyes, sur le point du jugement, s’enfuit à Troyes sous prétexte d’un reste de déménagement, et ne revint qu’après que l’affaire fut jugée.

Le régent lui-même ne se trouva pas peu embarrassé. Il voyoit trop clair pour ne pas comparer intérieurement le procédé de M. le Grand à la fable du loup et de l’agneau ; mais il avoit un foible héréditaire pour les Lorrains, qui, par Monsieur et par le chevalier de Lorraine, lui avoient imposé dans sa première jeunesse, et ce foible étoit soutenu par Mme la duchesse de Lorraine, sa sœur, qu’il aimoit fort, et par le ton haut de Madame, tout Allemande. Les entreprises de la grande écurie sur la petite ne faiblissoient point, soit que le régent ne voulût ou ne crût pas pouvoir imposer assez à M. le Grand là-dessus. Il se repentoit de ne l’avoir pas fait d’abord, et ordonné provisoirement, jusqu’à la majorité, que les choses demeurassent comme le feu roi les avoit laissées. Mais il n’étoit plus temps, et pour arrêter cette petite guerre, également indécente, dangereuse et journalière, rien n’étoit plus pressé que de juger. C’est aussi à quoi enfin M. le duc d’Orléans se résolut.

Je savois bien à quoi m’en tenir sur cette affaire, mais je m’y défiai de moi-même, et je voulus me mettre au large et à mon aise avec moi-même là-dessus. Je priai l’abbé Pucelle, habile et intègre conseiller clerc de la grand’chambre, qui depuis est justement devenu célèbre et qui a toujours joui en ces deux genres de la première réputation, de me donner une après-dînée de son temps. Il vint chez moi. Nous y lûmes ensemble tous les mémoires de part et d’autre, nous les discutâmes exactement pour et contre ; je lui expliquai cet usage de donner l’ordre qu’il ne pouvoit savoir. Je ne m’ouvris en aucune sorte ; j’appuyai même autant que je le pus les raisons de M. le Grand, parce que je ne les trouvois pas bonnes. J’eus la satisfaction que l’abbé Pucelle fut de mon avis avant que d’avoir su quel il étoit, et qu’il me dit nettement que cela ne faisoit pas de question. Je disputai encore contre lui. À la fin, je lui avouai que j’avois toujours été du même avis que lui ; mais que j’avois voulu le lui cacher jusqu’au bout, pour rendre sa décision plus libre.

Plus je me sentis fixé dans mon avis, plus j’étois en garde et serré avec le premier écuyer qui venoit souvent me faire ses plaintes, et chercher à me pénétrer. Il me pria avec les dernières instances de lui prêter le compte rendu à mon père par son intendant de l’année 1643. Comme ces pièces se conservent toujours dans les maisons qui ont quelque ordre, je ne pus nier que je ne l’eusse, mais je lui dis qu’étant juge de son affaire, je me garderois bien de lui rien administrer. Il avoit avancé que mon père avoit eu la dépouille de la petite écurie ; c’étoit le dernier exemple et le dernier état. Il falloit le prouver et le trouver dans ce compte ; c’étoit pour lui une preuve transcendante. Il me pressa beaucoup sans succès, puis me tourna tant qu’il put pour apprendre si en effet mon père avoit eu cette dépouille. Je ne le satisfis pas plus sur cela que sur les instances de lui montrer au moins ce compte.

Quatre jours après, le prince Charles vint chez moi avec force excuses de M. le Grand, que la goutte empêchoit d’y venir, qui l’avoit chargé de me prier de vouloir bien lui prêter ce même compte. Sur les difficultés que je lui en fis, il redoubla ses instances. Je lui dis que M. le Premier m’avoit fait les mêmes, et que je l’avois refusé, mais que si M. son père et lui le vouloient absolument, je le lui prêterois à deux conditions : l’une, qu’il ne le garderoit que trois jours ; l’autre, que M. le Grand et lui trouveroient bon que je tinsse la balance égale, et que je l’envoyasse à M. le Premier dès qu’ils me l’auroient rendu, et que je le lui laissasse aussi trois jours. Le prince Charles accepta pour M. son père et pour lui les deux conditions, et il emporta mon compte. Il fut fidèle à me le rendre au bout de trois jours, et moi à l’envoyer sur-le-champ à M. le Premier qui en fut bien étonné, et qui n’avoit pas lieu de s’y attendre. Il me le rapporta au bout des trois jours, bien satisfoit d’y avoir trouvé ce qu’il désiroit, c’est-à-dire le compte entier de toute la dépouille de la petite écurie dans ce compte.

Lorsqu’on fut sur le point de juger, M. le Premier me vint prier de porter ce compte au conseil de régence. Je le refusai, et lui dis que ce n’étoit qu’au rapporteur à porter des pièces, que je ne savois à qui celle-là pouvoit être favorable, contraire ou indifférente, mais que ce n’étoit pas à moi à la porter, et que très certainement je ne la porterois pas. La dispute avoit duré : le Premier, qui sentoit le poids de la pièce, s’étoit échauffé, et me dit : « Mais si M. le duc d’Orléans vous l’ordonne ? » Alors j’avoue que je le regardai fixement, et lui dis d’un ton brusque, mais bien articulé : « S’il me l’ordonne verbalement, je n’en ferai rien. » Le Premier comprit la réponse, et ne répliqua pas. Mais je fus surpris que la veille du jugement je reçus un billet de la main de M. le duc d’Orléans, qui m’ordonnoit d’apporter le lendemain matin le compte rendu à mon père, de l’année 1643, au conseil de régence, à quoi j’obéis.

J’arrivai le mardi matin, 22 octobre, à Vincennes, pour le conseil extraordinaire de régence destiné au jugement de ce procès. M. le Grand, M. le prince Charles ni M. le Premier n’y parurent. Les chefs et les présidents des conseils y étoient mandés. Le maréchal de Villeroy parloit à chacun pour M. le Grand son beau-frère ; le maréchal d’Huxelles pour M. le Premier, son cousin germain et son ami intime ; et tous deux sortirent quand on se mit à prendre place. Comme Torcy, rapporteur, ouvrit son sac, je tirai de ma poche ce compte de mon père et le billet de M. le duc d’Orléans, et je dis : « Messieurs, voilà un compte de l’année 1643, rendu à mon père par son intendant, et voici un billet de la main de M. le duc d’Orléans, que je reçus hier, par lequel il m’ordonne d’apporter aujourd’hui ce compte au conseil. » Et en même temps je mis l’un et l’autre sur la table, au milieu de sa largeur devant moi. Tous regardèrent sans y toucher, personne ne répondit ; jamais je ne vis des visages si embarrassés. Après, Torcy commença son rapport.

Il le fit nettement, correctement, exactement, n’oublia rien de part et d’autre, compara les raisons, les commenta, et conclut en tout et partout en faveur de M. le Premier. Ses termes furent bons et justes, mais la voix basse, souvent coupée, et faiblit sensiblement aux conclusions.

Nous étions treize juges ainsi opinants : Torcy, rapporteur, les maréchaux de Besons et d’Estrées, le duc d’Antin, les maréchaux d’Harcourt et de Villars, le duc de Noailles, moi, Voysin chancelier, le comte de Toulouse et le duc du Maine, M. le Duc, M. le duc d’Orléans. Ainsi j’étois à l’ordinaire vis-à-vis du chancelier, auprès du comte de Toulouse, et le maréchal de Villars auprès de moi ce jour-là.

Le rapport fait, M. le duc d’Orléans ordonna à Torcy de lire l’endroit du compte de mon père où celui de la dépouille de la petite écurie lui devoit être rendu, en cas qu’il l’eût eue. Je poussai le compte à Torcy, je repris le billet de M. le duc d’Orléans, je le montrai bien à mes deux voisins, et je le remis devant moi sur la table. Torcy trouva l’endroit du compte dont il s’agissoit, et le lut. Le régent ensuite demanda l’avis à Besons, qui barbouilla, et qui proposa une cote mal taillée. Estrées saisit cet expédient, parla longtemps sans rien dire, et ne put conclure.

Ce début me parut si misérable pour des juges de cette suprême sorte, et en tout pour des juges, que je pris la parole. Je dis au maréchal d’Estrées que nous étions tous là pour dire, non ce qui seroit à souhaiter, et faire des raisonnements étrangers à la question, mais pour dire nos avis nettement, en conscience ; qu’il avoit parlé, mais point opiné ni conclu ; qu’il s’agissoit de savoir s’il étoit pour M. le Grand ou M. le Premier, en tout ou en partie, et au dernier cas en quelles parties. Le maréchal fut étourdi. Il barbouilla encore je ne sais quoi d’indécis ; je me tournai au régent à qui je dis : « Monsieur, il faudroit opiner, et cela ce n’est pas avoir un avis. » Alors le régent dit au maréchal d’Estrées : « Monsieur le maréchal, opinez donc, s’il vous plaît, et que nous sachions votre avis, car nous n’en savons rien encore. » Tout le conseil baissa les yeux, et je ne vis jamais gens si consternés. Le maréchal d’Estrées, dans un embarras extrême, se mit à reprendre les points de prétention sans pouvoir se résoudre à décider. Le régent le pressa encore ; il décida enfin partie pour l’un, partie pour l’autre, sans en apporter aucune raison.

Le régent, qui vit qu’il n’en tireroit pas davantage, dit à d’Antin d’opiner. L’aventure du maréchal d’Estrées lui fut une leçon. Il fit une préface de compliments pour les deux parties, et sur le malheur de ce procès ; il bégaya plus qu’à l’ordinaire, mais il fut pour M. le Premier sur tous les chefs. Harcourt, qui parla après, et qui déjà s’énonçoit avec difficulté, fut court et de même avis. Villars pouffa, verbiagea, complimenta les parties, se plaignit du procès, désira des cotes mal taillées, mais conclut pour M. le Premier. Noailles parut comme chat sur braise. Il craignit quelque chose de plus fort que ce que j’avois dit à son beau-frère, car je ne le ménageois pas en plein conseil. Il eût bien voulu aussi ne point décider, mais il n’osoit s’en dispenser. Cela produisit un long verbiage, mais à la fin il fallut conclure. Il tenta un avis équivoque de cote mal taillée ; il se reprit, il y revint, en sorte qu’on put moins dire ce qu’il avoit opiné, que dire qu’il n’avoit pas opiné.

L’impatience où me mit une si méprisable misère fit que je repris l’affaire d’un bout à l’autre. Je discutai tous les points des prétentions et des réponses ; j’exposai plusieurs changements arrivés dans les grandes et les moindres charges, et les formations d’où et comment faites, aux dépens de quelles charges, dont je fis l’application aux questions particulières à juger ; je m’étendis sur la séparation et l’indépendance des deux écuries, et du premier et du grand écuyer faite par Henri III, en faveur de M. de Liancourt, maintenue en entier par ses successeurs jusqu’alors, en conséquence sur l’ordre donné chaque jour distinctement et séparément pour les deux écuries, même à un simple écuyer de la petite en absence du premier écuyer, et en présence du grand écuyer, sans plainte ni réclamation de sa part, jusqu’après la mort du roi, sans que cette retenue pût être attribuée à timidité ni à défiance de considération et de crédit de la part de M. le Grand. Enfin je montrai toute la force que la cause de M. le Premier tiroit du compte rendu à mon père de la dépouille de la petite écurie, et je conclus distinctement après sur tous les points l’un après l’autre, en faveur de M. le Premier. Je remarquai qu’on me prêta grande et silencieuse attention, et qu’encore que je parlasse longtemps, on ne s’ennuya pas, peut-être à cause de l’historique qui fut nouveau presqu’à tous.

Le chancelier barbouilla à son ordinaire, s’affligea de la naissance et du progrès de la contestation, plus encore de la difficulté d’une cote mal taillée, et finit enfin par être de mon avis. Les deux bâtards, qui aimoient bien mieux le premier écuyer, qui sourdement et cauteleusement étoit attaché au duc du Maine, firent l’un après l’autre un petit compliment pour M. le Grand, et opinèrent nettement et entièrement contre lui. M. le Duc, sans compliment ni remarque, dit en deux mots qu’il étoit d’avis sur tous lés points que M. le Premier étoit fondé et y devoit être maintenu.

Alors ce fut au régent à parler et à prononcer. Par l’exposé que je viens de faire, auquel la singularité de l’embarras des juges m’a engagé, on voit que l’arrêt étoit fait dès lors, et que le premier écuyer avoit pleinement et entièrement gagné tout. Il n’y avoit donc plus qu’à prononcer. Néanmoins le régent, aussi embarrassé que les autres juges, dit qu’il paraissoit qu’on n’étoit pas bien d’accord sur la dépouille, et même sur d’autres articles, dont quelques-uns ne s’étoient pas bien expliqués. Par ce qu’il ajouta, il montra qu’il tendoit lui-même à une cote mal taillée, qu’il vouloit sauver la charge de premier écuyer, et ne la pas soumettre au grand écuyer, mais qu’il désiroit en même temps compenser cela par quelque extension de l’autorité du grand écuyer sur la petite écurie, au delà du deuil, surtout apaiser M. le Grand en lui en adjugeant la dépouille.

Je pris la parole dès qu’il eut fini. Je lui dis que les prétentions de M. le Grand n’étoient pas de nature à pouvoir être séparées, qu’elles étoient toutes fondées sur celle de l’entière dépendance, comme les défenses du premier écuyer sur chaque article n’avoient d’appui que dans celle de son indépendance et de la séparation et soustraction de la petite écurie de toute autorité et inspection du grand écuyer faite par Henri III pour M. de Liancourt, qu’on ne pouvoit se dissimuler, ni M. le Grand lui-même, avoir duré entière et sans atteinte jusqu’alors ; que le titre y étoit donc par le fait d’Henri III ; que l’usage et la possession constante y étoit de même jusqu’alors par l’usage non interrompu et non contesté par aucun des grands écuyers sous Henri IV, Louis XIII et le feu roi ; que rien n’y manquoit donc pour former un droit certain, constant et stable, ou que rien ne pouvoit être assuré ; qu’enfin pour la dépouille, elle avoit le même fondement, le même titre, la même possession, puisque MM. de Liancourt père et fils l’avoient eue sans réclamation ni plainte des grands écuyers à la mort d’Henri III et d’Henri IV, et que le compte rendu à mon père, qui venoit d’être lu par son ordre, faisoit foi que mon père l’avoit eue pareillement à la mort de Louis XIII. L’attention du conseil fut encore plus grande à cette réplique, et il parut à l’air du régent, non à aucune parole, qu’il s’en seroit passé. Mais moi, voyant un arrêt fait et juste, j’eus peur que faiblesse, crainte, complaisance n’y donnassent atteinte, et je crus devoir à l’équité d’aller à temps au-devant.

Le régent, quand j’eus fini, dit qu’il suffiroit de reprendre les voix en deux mots de chacun, sans opiner de nouveau. Il n’y eut que Besons qui balbutia encore, Noailles moins, mais encore un peu. Tous les autres parlèrent net en deux mots en faveur du premier écuyer, excepté le maréchal d’Estrées qui tâcha de faire une différence de la dépouille, et qui s’y barbouilla.

Quand tous eurent dit cette seconde fois leur avis en deux mots, je ne doutai plus que le régent n’allât prononcer. Point du tout. Il dit qu’il voyoit bien que tous les suffrages décidoient pour l’entière séparation et la totale indépendance, et pour laisser les choses sur le pied où elles avoient été sous le feu roi ; que c’étoit aussi son sentiment, mais qu’il ne voyoit pas la même uniformité sur la dépouille ; que lui-même y trouvoit quelque difficulté ; qu’il seroit bon qu’omettant le reste comme jugé, chacun s’expliquât encore nettement sur la dépouille. « Et le compte de mon père, monsieur, repris-je tout haut, que vous m’avez commandé d’apporter ici par votre billet que voilà ! N’est-il pas décisif là-dessus, à la suite du même exemple de MM. de Liancourt père et fils, indépendamment que la dépouille coule du même principe que tous les autres articles tenus pour jugés ? » Ce mot, dit un peu ferme, frappa tout le monde. Les balbutieurs ne surent qu’y opposer. Ils haussèrent les épaules, et d’une voix assez basse convinrent que la dépouille devoit appartenir au premier écuyer. Tous les autres furent du même avis, et le dirent très ferme. Le régent baissa la tête, ce que je remarquai bien, et enfin prononça.

Alors, craignant par ce que j’avois vu de penchant et de faiblesse, que les cris, l’impétuosité et les appuis de M. le Grand n’obtinssent des choses contraires à ce qui venoit d’être jugé, je proposai au régent l’importance que Torcy écrivît le détail des choses jugées, c’est-à-dire le fond inaltérable de l’arrêt, et le lût avant que le conseil levât. Le régent le trouva bon, et l’ordonna à Torcy. Il se mit donc à écrire, puis il dit tout haut chaque chef comme il l’alloit écrire avant de le mettre sur le papier. J’eus soin sur chacun de dire tout haut comme il avoit passé quand Torcy paraissoit douter, comme il lui arriva souvent, apparemment pour être plus assuré de ce qu’il écriroit. Personne ne dit mot, même le régent, tellement que plusieurs du conseil dirent que j’avois fait et dicté l’arrêt. Torcy, après avoir achevé, lut tout haut ce qu’il venoit d’écrire, qui fut approuvé de tous à la fois sans ordre d’opinions ; et cependant La Vrillière, ami intime du premier écuyer, écrivoit aussi sur le registre du conseil, qui leva aussitôt après que Torcy eut achevé de lire, et eut signé ce qu’il avoit écrit.

Je sortis du conseil avec le comte de Toulouse, causant de ce qui venoit de se passer, et de ce qu’eût pu devenir Beringhen à son âge, s’il eût perdu son procès, c’est-à-dire sa charge, et avec elle sa fortune et son être. Tournant sur le grand degré pour le descendre, [nous trouvâmes] des Épinay, vieil écuyer de la petite écurie, et fort attaché de tout temps à Beringhen, qui étoit là plus mort que vif, embusqué dans un coin pour apprendre le sort de l’affaire, qui nous la demanda véritablement comme un homme demi-mort. Le comte de Toulouse avec son froid lui répondit que M. de Torcy le lui apprendroit. Des Épinay insista comme un mendiant. La pitié m’en prit, et du premier écuyer qui l’avoit envoyé. Je dis au comte de Toulouse : « Pourquoi le faire languir pour un secret qui va être public dans quatre ou cinq minutes ? » Tout de suite je me tournai à des Épinay et lui dis : « Allez, monsieur des Épinay, M. le Premier a gagné en plein : indépendance, dépouille, en un mot, tout sans exception. » Cet homme, qui étoit vieux, et le même qui du temps du roi étoit attaché au carrosse de Mme de Maintenon, se jeta à mes genoux, me dit d’une voix foible et entrecoupée que je lui rendois la vie, qu’il l’alloit rendre à M. le Premier, et vola à l’instant par le degré, [de sorte] que nous le perdîmes de vue que nous n’étions qu’à la troisième marche. J’allai dîner chez le marquis du Châtelet, où j’appris que le premier écuyer, sa femme et quelque peu de leurs plus intimes amis, étoient cachés dans le premier pavillon d’entrée, tout près de la porte de la basse-cour du château qui mène au village ; qu’ils ne vouloient pas qu’on les y sût ; et qu’ils avoient leurs carrosses cachés aussi, et tout attelés, pour s’en aller de là droit chez eux à Armainvilliers, s’ils perdoient ce procès, à l’instant qu’ils en auroient la nouvelle. Elle fut bien différente pour eux. Des Épinay arriva à toute course qui ne pouvoit plus parler, et qui enfin les mit au large et dans la joie.

Le premier écuyer ne tarda pas à me venir remercier dès que je fus à Paris. Je ne sais par qui il avoit su jusqu’au dernier détail de tout ce qui s’étoit passé au jugement de son affaire ; j’imaginai que ce fut par La Vrillière. Beringhen en transissoit encore, et me répéta bien des fois que je lui avois sauvé sa charge et sa fortune, et plus que cela, l’honneur et la vie ; qu’il me devoit tout cela, et que lui et les siens ne l’oublieroient jamais.

Je dois cette justice à M. le Grand, et à M. le prince Charles, son fils, qu’ils ne me surent pas le moindre mauvais gré ; qu’il ne leur est jamais depuis rien échappé à mon égard ; et qu’ils ne m’ont jamais donné le plus léger soupçon qu’ils n’aient pas été satisfaits de toute ma conduite ; et que tout ce qui tenoit à eux les a imités en cela.

Le premier écuyer ne fut pas longtemps sans me parler de l’extrême désir de sa femme de me venir témoigner la reconnoissance dont elle étoit pénétrée, et leur douleur commune de n’oser l’entreprendre dans les dispositions où tous deux me savoient pour elle, dont il est vrai que je ne m’étois pas tu, et sans ménagement. Je lui dis que c’étoit une peine que je le priois de l’empêcher de se donner, parce que ma porte lui seroit exactement fermée. Il voulut entrer en justification pour elle, non en tout, mais en partie, et insister sur son repentir et sa douleur. Je répondis que j’étois trop bien informé pour que les justifications et les explications eussent sur moi aucune prise, que je savois très bien à quoi m’en tenir avec elle, et que je le priois de ne m’en pas parler davantage.

Mme de Beringhen étoit parfaitement fausse, basse, intrigante, non seulement dangereuse, mais fort méchante, avec l’air humble et modeste, les propos les plus doux et les plus séduisants, toujours dans les intérêts et dans les sentiments des gens à qui elle parloit ; jamais rien sans vues et sans desseins, avide d’argent et d’affaires les plus sales, avec un air d’aisance, de dépense, de désintéressement ; toujours merveilleusement parée, quoique très laide, et rien moins que jeune, fort glorieuse en dessous, tant qu’elle pouvoit dans les cabales, ayant été toujours fort avant dans celle de Meudon, désolée de ce qu’ils n’avoient pu parvenir au duché, quoiqu’elle ne pût ignorer qui étoit son mari. Elle avoit plus d’esprit encore que le duc d’Aumont, et infiniment liant. C’étoit son bon et cher frère, aussi étoient-ils en tout parfaitement homogènes. Elle avoit été longtemps toujours à la cour, à Marly, de tous les voyages, de toutes les fêtes. On n’a jamais découvert la cause de sa disgrâce, que toute la bonté du roi pour son mari, et la familiarité qu’il eut toute sa vie, ni la considération de la nécessité où il étoit de ne bouger d’où étoit le roi, ne put jamais diminuer. Les quinze dernières années du feu roi au moins elle n’étoit plus de rien, et n’alloit à la cour que deux ou trois fois l’année passer au plus deux jours, mais quelquefois à Meudon, quand il y avoit des dames et que le roi n’y étoit pas ; jamais même à Fontainebleau. Cela étoit fort remarqué ; mais ils étoient si sages et si cachés qu’on n’en fut pas plus instruit. Le Premier, qui aimoit fort sa femme, et à être avec cette flatteuse, en étoit secrètement, amèrement affligé, mais il ne put rien changer à cette disgrâce, qui dans les premiers temps bannit sa femme de la cour, sans y oser paroître du tout pendant quelques années.

Il me poursuivit plus de six semaines pour voir sa femme, avec une assiduité qui me désoloit et qui enfin me vainquit. Elle vint donc un matin seule avec son langage composé où elle mit toute l’éloquence qui lui fut possible, qu’elle accompagna de beaucoup de larmes. Je la reçus avec toute la civilité, mais avec toute la froideur possible. Je lui dis qu’il ne s’agissoit point de s’expliquer sur ce qui s’étoit passé chez elle à mon égard, que je n’en ignorois rien, que je savois à quoi m’en tenir, que je voulois bien croire qu’elle en étoit fâchée, que cela ne m’avoit pas empêché de rendre justice à M. le Premier. Du reste, je la payai de compliments secs, sans me rendre à ses protestations, ni à tous ses empressements pour obtenir oubli et mon amitié. Il n’y eut rien qu’elle ne me dît pour m’assurer que, quelque rigueur que je lui tinsse, rien n’égaleroit à jamais sa reconnoissance, son attachement, son respect pour moi, car elle ne ménagea aucun terme, et pour me les témoigner par toute sa conduite. Tous ces verbiages durèrent une bonne heure tête-à-tête, et quoique de ma part la sécheresse se fît soutenue jusqu’au bout à travers toute la politesse dont je la pus tempérer, son mari vint me remercier le lendemain de l’avoir reçue, et me dit encore merveilles pour elle.

Elle m’est depuis revenue voir quelquefois du vivant de M. le Premier, jamais depuis. Je la voyois chez son mari quelquefois ; jamais je ne lui ai rendu de visite. Le Premier me dit bien des fois depuis le jugement que je l’avois étrangement mis en peine par le serré et le concis dont je lui parlois, qui lui avoit fait tout craindre de ma part pour la décision de son affaire, laquelle fut fort approuvée du public.

J’eus lieu de me savoir gré d’avoir fait dresser l’arrêt tout de suite dès qu’on l’eut prononcé. M. le Grand vint au Palais-Royal, criant qu’on l’avoit égorgé, et tempêta tant que le régent lui permit de faire telles protestations qu’il voudroit contre le jugement que le conseil de régence, c’est-à-dire que le roi même venoit de rendre (car il étoit de pareille force ainsi que tout ce qui émanoit de ce conseil) et lui signa un ordre à tout notaire qu’il voudroit choisir de recevoir ses protestations et de lui en donner acte. Outre la misère d’une faiblesse si honteuse qui alloit à saper l’autorité et la stabilité de tout ce que le conseil de régence pouvoit ordonner, le régent n’en prévit pas les autres conséquences. M. le Grand fit donc ses protestations, publia qu’il ne se tenoit pas pour battu, et qu’à la majorité il espéroit avoir justice.

Des paroles il passa tôt aux effets. La guerre recommença par les usurpations et les attaques de la grande écurie contre la petite, avec la même indécence, la même fréquence, le même danger qu’avant le jugement, que M. le Grand traita toujours de nul, fondé sur la permission qu’il avoit obtenue de protester contre, en sorte que, dans le fait et à la dépouille de la petite écurie près, que le premier écuyer eut, ce dernier ne se trouva ni mieux ni plus en sûreté qu’avant le jugement. Les plaintes qu’il en porta au régent furent écoutées ; mais ce fut tout. Ce prince n’imposa point ; et les embûches, les entreprises et les combats furent journaliers.

Achevons cette matière, puisqu’elle se présente si naturellement, quoiqu’elle dépasse la mesure du temps que j’ai compté de donner, si je vis, à mes Mémoires. Le prince Charles continua les mêmes entreprises journalières, à force ouverte, après la mort de M. le Grand, arrivée en 1718. Le premier écuyer n’opposoit que sagesse et plaintes inutiles, dont le chagrin, qui se renouveloit tous les jours, le conduisit enfin amèrement au tombeau en 1723, et le lui avança. Il n’est pas de ce temps d’expliquer par qu’elle fortune son fils obtint enfin sa charge, que M. le duc d’Orléans assurément ne lui destinoit pas, et qu’il n’eut que par la mort de ce prince, arrivée bien à propos pour lui, sans qu’il eût disposé de la charge, pendant plus de sept mois qu’il l’auroit pu.

Par autre fortune M. de Fréjus avoit été fort des amis de Beringhen et de sa femme. Il venoit de faire M. le Duc premier ministre, qui étoit obligé de compter fort avec lui. Fréjus fit sa propre affaire de celle du premier écuyer. Il la fit décider de nouveau, mais sans forme de jugement, suivant en tout celui qui avoit été rendu par le conseil de régence. Le roi étoit majeur ; ainsi les protestations du grand écuyer tombèrent, et il n’y eut plus pour lui à en revenir. M. le Duc et M. de Fréjus lui parlèrent si ferme qu’il n’osa plus rien entreprendre sur la petite écurie, ni tenter les voies de fait. Ainsi le nouveau premier écuyer jouit, en entrant en charge, d’une paix et d’un repos auxquels son père n’avoit pu parvenir depuis la mort du feu roi.

Le prince Charles, piqué de voir ses prétentions condamnées sans retour, refusa de signer à l’ordinaire, sans examen, les dépenses de la petite écurie, lorsqu’elles lui furent portées avec la signature du premier écuyer. Celui-ci, son nouvel arrêt en main, refusa de s’y soumettre, et prétendit que le prince Charles devoit, comme son père, son grand-père et tous les autres grands écuyers, depuis Henri III, signer sans voir, sur la simple inspection de la signature du premier écuyer. Les choses demeurèrent assez longtemps ainsi. Cependant il falloit les finir pour porter ces dépenses à la chambre des comptes. On tâcha de vaincre l’opiniâtreté du prince Charles, et par raison et par exemples ; on ne put le persuader. À la fin, M. le Duc, qui étoit premier ministre, déclara au prince Charles que, s’il persistoit au refus, lui, M. le Duc, comme grand maître de la maison du roi, signeroit les dépenses de la petite écurie, et les enverroit ainsi à la chambre des comptes. Le prince Charles lui répondit qu’il feroit tout ce qui lui plairoit, mais qu’il ne les signeroit pas sans les examiner. M. le Duc les signa donc comme grand maître de France ; et de cette manière le grand écuyer perdit le droit de les signer, ou plutôt l’usage, qui étoit un des plus beaux restes de son ancienne supériorité sur la petite écurie et sur le premier écuyer du roi.




  1. Partie d’un arrèt qui restait secrète.