Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/12

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CHAPITRE XII.


Le régent livré à la constitution sans contre-poids. — Le nonce Bentivoglio veut faire signer aux évêques que la constitution est règle de foi, et y échoue. — Appel de la Sorbonne et des quatre évêques. — J’exhorte en vain le cardinal de Noailles à publier son appel, et lui en prédis le succès et celui de son délai. — Variations du maréchal d’Huxelles dans les affaires de la constitution. — Entretien entre M. le duc d’Orléans et moi sur les appels de la constitution, tête à tête, dans sa petite loge à l’Opéra. — Objection du grand nombre. — Le duc de Noailles vend son oncle à sa fortune. — Poids des personnes et des corps. — Conduite à tenir par le régent. — Raisons personnelles. — Le régent arrête les appels et se livre à la constitution.


Je ne continuerai à mon ordinaire à ne parler de la constitution qu’autant que la place où j’étois m’obligeoit rarement de m’en mêler. Je connoissois la faiblesse du régent, et, quoiqu’il crût malgré lui, le peu de cas qu’il se piquoit de faire de la religion. Je le voyois livré à ses ennemis sur cette affaire comme sur bien d’autres : aux jésuites qu’il craignoit, au maréchal de Villeroy qui lui imposoit dès sa première jeunesse, et qui dans la plus profonde ignorance se piquoit de la constitution pour faire parade de sa reconnoissance pour le feu roi et pour Mme de Maintenon ; à l’Effiat livré à M. du Maine et au premier président, qui ne cherchoient qu’à lui susciter toute espèce d’embarras pour qu’il eût besoin d’eux, et pour leurs vues particulières ; à la bêtise de Besons gouverné par d’Effiat, qui le lâchoit comme un sanglier au besoin, et qui faisoit impression par l’opinion que le régent avoit prise de son attachement pour lui ; à l’abbé Dubois qui dans les ténèbres songeoit déjà au cardinalat et à s’en aplanir le chemin du côté de Rome ; enfin aux manèges du cardinal de Rohan, aux fureurs du cardinal de Bissy, et à la scélératesse de force prélats qui se faisoient une douce chimère d’arriver au chapeau, et une réalité, en attendant, de briller, de se faire compter et craindre, de se mêler, d’obtenir des grâces enfin à ce cèdre tombé, à ce malheureux évêque de Troyes que le retour au monde avoit gangrené jusque dans les entrailles, sans objet, sans raison, et contre toutes les notions et les lumières qu’il avoit eues et soutenues toute sa vie jusqu’à son entrée dans le conseil de régence. De contre-poids, il n’y en avoit point.

Le duc de Noailles avoit vendu son oncle à sa fortune. Le cardinal de Noailles avoit trop de droiture, de piété, de simplicité, de vérité ; les évêques qui pensoient comme lui s’éclaircissoient tous les jours à force d’artifices et de menaces. Ils demeuroient concentrés, ils n’avoient ni accès ni langage, ils se confioient et s’offroient à Dieu, ils ne pouvoient comprendre qu’une affaire de doctrine et de religion en devînt une d’artifices, de manèges, de pièges et de fourberies ; aucun n’étoit dressé à rien de tout cela. Le chancelier, lent, timide, suspect sur la matière, n’avoit pas la première teinture de monde ni de cour ; toujours en brassière et en doute, en mesure, en retenue, arrêté par le tintamarre audacieux des uns, et par les doux et profonds artifices des autres, incapable de se soutenir contre les premiers à la longue, et de jamais subodorer les autres, médiocrement aidé du procureur général, qui ne faisoit bien que quand il le pouvoit sans crainte d’y gâter son manteau, tous déconcertés à l’égard du parlement par les adresses du premier président, et suffoqués de ses grands airs de la cour et du grand monde, par son audace, et par des tours de passe-passe où il étoit un grand maître. Bentivoglio, depuis les premiers jours de la régence, ne cessoit de souffler le feu en France, et de faire les derniers efforts à Rome pour porter le pape aux dernières violences. Il étoit fort pauvre, fort ambitieux, fort ignorant, sans mœurs, comme on a vu qu’il en laissa des marques publiques, dont il ne prenoit même pas grand soin de se cacher, et par ce qu’on vit sans cesse de ce furieux nonce, sans religion que sa, fortune. Il croyoit son chapeau et de quoi en soutenir la dignité attaché aux derniers embrasements que la bulle pût susciter en France, et il n’épargnoit rien pour y parvenir, jusque-là que le pape le trouvoit violent au point d’être importuné de ses exhortations continuelles, et que les prélats les plus attachés à Rome ; soit par leur opinion, soit par leur fortune, s’en trouvoient pour la plupart excédés, même les cardinaux de Rohan et de Bissy, hors un petit nombre de désespérés, qui avec les jésuites ne respiroient que sang, fortune et subversion de l’Église gallicane. De degré en degré et de violence en violence qu’ils extorquoient du régent malgré lui, l’affaire en vint au point de faire de la constitution une règle de foi.

Le pape, roidi, contre l’usage de ses plus grands et plus saints prédécesseurs, à ne vouloir donner aucune explication de sa bulle, ni souffrir que les évêques y en donnassent aucune de pour d’attenter à sa prétendue infaillibilité, encore plus dans l’embarras de donner une explication raisonnable, ou d’en admettre une, ne vouloit ouïr parler que d’obéissance aveugle, et son nonce, à la tête des jésuites et des sulpiciens, trouvoit l’occasion trop belle d’abroger les libertés de l’Église gallicane, et de la soumettre à l’esclavage de Rome, comme celles d’Italie, de l’Espagne, du Portugal, des Indes, pour en manquer l’occasion. Il se mit donc à bonneter les évêques par lui, et par les jésuites et les sulpiciens, pour faire déclarer la constitution règle de foi. Les plus attachés à Rome d’entre les évêques se révoltèrent d’abord contre une proposition si absurde, et que Rome même avoit trouvée telle, comme ils s’étoient révoltés d’abord contre la constitution à son premier aspect. La règle de foi eut le même sort qu’avoit eu l’acceptation de la constitution, et à force d’intrigues et de manèges quelques évêques y consentiront, et le nombre parut s’en grossir.

Dans cette extrémité d’un nouvel article de foi si destitué de toute autorité légitime, puisqu’elle n’est donnée qu’à l’assemblée libre et générale de l’Église, à qui seule les promesses de Jésus-Christ s’adressent d’être avec elle jusqu’à la consommation des siècles ; la Sorbonne et quatre évêques crurent qu’il étoit temps d’avoir recours au dernier remède que l’Église a toujours présenté, et approuvé que ses enfants en usassent comme suspensif, en attendant des temps où la vérité pourroit être écoutée, et dont jusqu’au feu roi inclusivement on s’étoit publiquement servi dans les parlements et parmi les évêques, les docteurs, etc., pour se dérober aux entreprises de Rome. Ce fut l’appel au futur libre concile général. Bentivoglio et toute la constitution jetèrent les hauts cris. Ils sentoient le poids en soi de cette grande démarche ; ils gémissoient sous son poids suspensif. Ils sentoient l’effet terrible pour leur entreprise de la suite qu’ils devoient craindre de cet exemple, et remuèrent l’enfer pour l’arrêter. Le régent prompt à s’effrayer, facile à se laisser entraîner par ses confidents perfides, s’abandonna à eux pour sévir contre la Sorbonne et contre les quatre évêques, qu’il exila, puis qu’il renvoya dans leurs diocèses.

Ce fut alors que le cardinal de Noailles manqua un grand coup, comme il en avoit déjà manqué plusieurs fois. Je le voyois souvent chez lui et chez moi. Il y vint dans cette occasion raisonner avec moi. Je l’exhortai à l’appel. Il étoit sûr des chapitres et des curés de Paris, des principaux ecclésiastiques et des plus célèbres et nombreuses congrégations de communautés séculières et régulières. Il l’étoit aussi de plusieurs évêques qui n’attendoient que son exemple ; et de tous ceux-là il étoit pressé de le donner. Je lui représentai qu’après s’être inutilement prêté à tout, il devoit demeurer convaincu de la perfidie, dès artifices, du but du parti, qui, sous l’apparence d’obéissance à Rome, forçoit la main au pape pour triompher en France, et ne consentiroit jamais à rien qu’à l’obéissance aveugle ; qu’il avoit suffisamment montré raison, patience, douceur, modération ; désir de pouvoir sauver l’obéissance avec la vérité et les libertés de l’Église gallicane ; qu’il étoit enfin temps d’ouvrir les yeux, et de mettre des bornes aux fureurs et aux artifices ; et qu’appelant à la tête de tous ceux que je viens de désigner ; ce groupe deviendroit d’autant plus formidable aux entreprises et aux violences qu’il se trouveroit nombreux, illustre, et à couvert par les règles de l’Église les plus anciennes, les plus certaines, les plus en usage, respecté depuis les premiers temps qu’on y avoit eu recours jusqu’aux derniers du règne du feu roi ; qu’un appel si général et si canonique inspireroit du courage aux abattus, de la crainte et un extrême embarras aux violences, une salutaire neutralité à ceux qui penchoient à la constitution dans la simplicité de leur cœur ; que cette démarche auroit un grand effet sur les parlements, qui ne demandoient pas mieux que d’appeler, et qui n’en étoient retenus que par l’autorité du gouvernement, et encore par art et pan machines ; et que si ces compagnies s’unissoient enfin à lui, comme toutes les apparences y étoient, par leur appel, c’en seroit fait de la constitution, et que Rome ne pourroit plus songer qu’à la retirer, à étouffer doucement cette affaire, et se trouveroit heureuse de donner de bonnes sûretés qu’il n’en seroit plus parlé.

J’ébranlai le cardinal de Noailles. Il me confia que son appel étoit tout fait et tout prêt ; mais qu’il croyoit qu’il en falloit encore suspendre l’éclat, et n’avoir pas à se reprocher de n’avoir pas eu assez de patience. Jamais je ne pus le sortir de là, ni lui m’en alléguer de raisons que ce vague. Au bout d’un long débat, je lui prédis que sa patience seroit funeste, qu’il viendroit à la fin à l’appel ; mais trop tard ; qu’il trouveroit tout ce qui étoit prêt actuellement d’appeler avec lui séduit, intimidé, divisé par le temps ; qu’il en donneroit aux artifices et à l’autorité séduite du régent, qu’il éprouveroit contraire avec force ; qu’étourdie alors du coup, il n’en auroit rien à craindre, surtout avec les parlements qu’il auroit avec lui ; au lieu qu’ils seroient gagnés, divisés, intimidés par le loisir qu’il donneroit de le faire, et que, quand il voudroit déclarer son appel, il se trouveroit abandonné. Je ne fus que trop bon prophète.

Le maréchal d’Huxelles, ministre nécessaire dans toute cette affaire, y varioit souvent. Tout lui en montroit la friponnerie, et le danger en croupe de l’anéantissement des libertés de l’Église gallicane, qui étoit le but auquel tendoient les véritables abandonnés à Rome, tels que le nonce, les jésuites, les sulpiciens et les évêques de leur faciende, et plusieurs antres qui ne le voyoient pas, mais que les autres entraînoient par ignorance et par bêtise. Ainsi le maréchal faisoit souvent des pointes qui déconcertoient les projets. Mais bientôt après, le premier président et d’Effiat le prenoient, tantôt par caresses, tantôt sur le haut ton, souvent par des raisons d’intérêts particuliers, qui n’étoient pas ceux de l’Église ni de l’État, moins encore du régent, et le ramenoient, de sorte que l’irrégularité de cette conduite du maréchal d’Huxelles entravoit souvent les deux partis et le régent lui-même. Ce prince qui, dès les temps du feu roi savoit ce que je pensois sur la constitution, et, comme je l’ai rapporté en son temps, ce que lui-même en pensoit, en étoit embarrassé avec moi. Il évitoit d’autant plus aisément de me parler de cette matière que je ne l’y mettois jamais, et qu’à l’exception de quelques adoucissements que j’en obtenois quelquefois des violences qu’on extorquoit de lui sur des particuliers, je ne cherchois point à entrer en rien de toute cette affaire avec lui, depuis que j’avois reconnu l’entraînement où il s’étoit laissé aller. Mais quand il se sentoit embarrassé et pressé à un certain point, il ne pouvoit s’empêcher de revenir à moi avec une entière ouverture, dans les occasions et sur les choses même où ses soupçons ou les influences de gens qui l’approchoient me rendoient le plus suspect à ses yeux. Pressé donc, et embarrassé entre les appels et les fureurs opposées dont je viens de parler, il m’arrêta, une après-dînée, comme je resserrois des papiers, et que je me préparois à le quitter après avoir travaillé avec lui tête-à-tête, comme il m’arrivoit une ou deux fois la semaine. Il me dit qu’il s’en alloit à l’Opéra, et qu’il vouloit m’y mener pour m’y parler de choses importantes. « L’Opéra, monsieur ! m’écriai-je ; eh ! quel lieu pour parler d’affaires ! parlons-en ici tant que vous voudrez, ou si vous aimez mieux aller à l’Opéra à la bonne heure ; et demain ou quand il vous plaira je reviendrai. » Il persista, et me dit que nous nous enfermerions tous deux dans sa petite loge, où il alloit à couvert et de plain-pied tout seul de son appartement, et que nous y serions aussi bien et mieux que dans son cabinet. Je le suppliai de songer qu’il étoit impossible de n’être pas détournés par le spectacle et par la musique ; que tout ce qui voyoit sa loge nous examineroit parlant, raisonnant et n’être point attentifs à l’Opéra, chercheroit à pénétrer jusqu’à nos gestes ; que les gens qui venoient là lui faire leur cour raisonneroient de leur côté de le voir dans sa petite loge enfermé avec moi ; que chacun en compteroit la durée ; qu’en un mot, l’Opéra étoit fait pour se délasser, s’amuser, voir, être vu, et point du tout pour y être enfermé et y parler d’affaires et s’y donner en spectacle au spectacle même. J’eus beau dire, il se mit à enfin à rire, prit d’une main son chapeau et sa canne sur un canapé, moi par le bras de l’autre, et nous voilà allés. En entrant dans sa loge, il défendit que personne n’y entrât, qu’on l’ouvrît pour quoi que ce pût être, et qu’on laissât approcher personne de la porte. C’étoit bien montrer qu’il ne vouloit pas s’exposer à être écouté, mais bien montrer aussi qu’enfermé là avec moi, qui n’étois pas un homme de spectacles et de musique, il y étoit moins à l’Opéra que dans un cabinet en affaires. Aussi cela réussit-il fort mal à propos à faire une nouvelle que tout ce qui se trouva à l’Opéra en sortant distribua par Paris, comme je l’avois bien prévu et prédit à M. le duc d’Orléans. Il se mit où il me dit qu’il avoit accoutumé de se mettre, regardant le théâtre, auquel il me fit tourner le dos pour être vis-à-vis de lui. Dans cette position nous étions vus en plein, lui de tout le théâtre et des loges voisines, et d’une partie du parterre, moi du théâtre par le dos, et de côté et presque en face de presque tout ce qui étoit à l’Opéra du côté opposé pour les loges, mais de tout le parterre et de tout l’amphithéâtre de côté et presque en face. Ce m’étoit un pays inusité, où on eut peine d’abord à me reconnoître, mais où quelques yeux, le tête-à-tête et l’action de la conversation me décelèrent bientôt. L’Opéra ne faisoit que commencer ; nous ne fîmes que regarder un moment le spectacle en nous plaçant, qui étoit fort plein, après quoi nous n’en vîmes ni n’en ouïmes plus rien jusqu’à sa fin tant la conversation nous occupa.

D’abord M. le duc d’Orléans m’expliqua avec étendue l’embarras où il se trouvoit entre les appels dont il étoit pressé par le parlement qui le vouloit faire, plusieurs évêques et tout le second ordre de Paris, à l’exemple de la Sorbonne et de plusieurs corps réguliers et séculiers entiers. Je l’écoutai sans l’interrompre, puis je me mis à raisonner. Peu après que j’eus commencé, il m’interrompit pour me faire remarquer que le grand nombre étoit pour la constitution, et le petit pour les appels ; que la constitution avoit le pape, la plupart des évêques, les jésuites, tous les séminaires de Saint-Sulpice et de Saint-Lazare, par conséquent une infinité de confesseurs, de curés de vicaires répandus dans les villes et les campagnes du royaume qui y entraînoient les peuples par conscience, tous les capucins et quelque petit nombre d’autres religieux mendiants ; et que telle chose pouvoit arriver en France où tous ces constitutionnaires se joindroient au roi d’Espagne contre lui, et par le nombre seroient les plus forts, ainsi que par l’intrigue et par Rome, et de là se jeta dans un grand raisonnement. Je l’écoutai encore sans l’interrompre, et je le priai après de m’entendre à son tour. Je commençai par lui dire qu’avec lui il ne falloit pas raisonner par motif de religion ni de bonté de la cause de part ni d’autre ; que je ne pouvois pourtant m’empêcher de lui dire combien il étoit étrange de traiter une affaire de doctrine et de religion, poussée jusqu’à vouloir faire passer en article, au moins en règle de foi, qui en expression plus douce n’est que synonyme à l’autre, tant de si étranges points, et trouvés d’abord si étranges en effet par ceux-là mêmes qui en sont devenus les athlètes ; de traiter, dis-je, une telle affaire par des vues et des moyens uniquement politiques, qui ne pouvoient être bons qu’à attirer la malédiction de Dieu sur le succès, sur les personnes qui s’en mêloient de la sorte et sur tout le royaume ; que je ne pouvois aussi me passer de lui rappeler ce qu’il avoit pensé de l’iniquité du fond et de la violence des moyens du temps du feu roi, et ce que lui et moi nous nous étions confié l’un à l’autre quand on se crut sur le point d’aller au parlement avec le feu roi, qui n’en fut empêché que par l’augmentation subite du mal qui l’emporta peu de temps après ; que me contentant de lui avoir remis en deux mots devant les yeux des choses si déterminantes pour un autre que lui par les seuls vrais, grands et solides principes qui devroient, uniquement, conduire, surtout en matière de religion, je n’en ferois plus aucune mention, et ne lui parlerois que le langage duquel seulement il étoit susceptible.

Je lui montrai qu’il se trompoit sur le grand nombre, et pour s’en convaincre, je le suppliai de se transporter au temps du feu roi, où toute sa terreur, ses menaces, les violences qu’on lui avoit fait employer n’avoient pu attirer le grand nombre qu’avec une répugnance et une variété d’expressions toutes captieuses, qui montroient évidemment qu’on ne cherchoit qu’à se sauver, en abandonnant ses sentiments sous un voile, et sauvant la vérité autant que la frayeur le pouvoit permettre à la faiblesse, d’où on pouvoit juger de ce qui seroit arrivé de la constitution, si un roi aussi redouté qu’il étoit n’y eût déployé toute sa puissance. Je convins ensuite des progrès que la constitution avoit faits depuis, mais par la crainte, l’industrie, la calomnie, la cabale, les espérances ou de fortune ou de paix ; mais j ajoutai qu’en ôtant tous ces artifices, comme ils le seroient du moment que son autorité ne les soutiendroit plus, tout ce qui avoit tâché, de demeurer dans le silence éclateroit, et que les trois quarts de ce qui s’étoit laissé prendre en ces différents filets s’en secoueroit, et chanteroit la palinodie, comme l’entrée de sa régence le lui avoit montré en plein, pendant le peu de temps qu’avoit duré l’étourdissement des chefs du parti constitutionnaire, et de la protection qu’il avoit donné au parti opprimé. Je lui fis sentir quelle différence mettoit, pour le nombre entre deux partis, la pesanteur de la puissance temporelle, unie avec l’apparence de la spirituelle, le grand nom de chef de l’Église, d’unité, d’obéissance, de parti le plus sûr à l’égard des simples et des ignorants, qui font le grand nombre des ecclésiastiques comme des laïques, la crainte des peines et l’espérance des récompenses pour beaucoup, et pour tous de ne point trouver d’obstacles dans leur chemin, enfin la licence de tout entreprendre d’une part, avec impunité tout au moins, et très rarement sans succès ; de l’autre, trouver tous les tribunaux fermés à leurs plaintes, et impuissants à leurs plus justes défenses qu’outre l’odieux d’un si prodigieux contraste, et qui n’avoit d’exemple que celui des temps de persécution des princes idolâtres ou hérétiques, cette disparité écrasoit les plus sages et les plus religieux, et persuadoit aux courages abattus, qui n’envisageoient aucune étincelle de protection ni d’espérance, de se prêter au temps, et de rejeter sur la violence les mensonges auxquels on les forçoit ; que c’étoit ainsi que Henri VIII s’étoit fait chef de la religion en Si peu de mois en Angleterre, avoit chassé Rome, et envahi les biens immenses des ecclésiastiques de son royaume, et que les régents de la minorité de son fils, malgré leurs divisions et leurs troubles domestiques, avoient en si peu de temps achevé le saut, embrassé l’hérésie après le schisme, et s’étoient composé une religion qui avoit chassé la catholique sous les dernières peines ; que c’étoit ainsi qu’en si peu de temps les rois du Nord, dont l’autorité chez eux étoit alors si nouvelle et si peu affermie, avoient rendu leurs royaumes protestants, et que presque tous les souverains du nord d’Allemagne en avoient fait autant dans leurs États ; que le grand nombre présenté de là sotte par une telle inégalité de balance dans le gouvernement, n’étoit donc qu’un leurre et une tromperie manifeste, dont l’appel se trouveroit la véritable correctif ; qu’alors les tribunaux rendus à l’exercice de la justice à cet égard, l’autorité royale à embrasser tous ses sujets avec égalité, le gros du monde en liberté de voir, de parler, de s’instruire, et de discerner, les simples et les ignorants, éclairés par les appels des évêques, d’un nombre infini d’ecclésiastiques du second ordre, de religieux, de corps entiers séculiers et réguliers, enfin par celui des parlements, reviendroient de la crainte servile qui les avoit enchaînés ; et qu’alors il verroit avec surprise que le grand nombre seroit des appelants, et le très petit, et encore méprisé et honni comme celui des tyrans renversés, se trouveroit des constitutionnaires.

En cet endroit le régent m’interrompit, et avec une sorte d’angoisse : « Mais, monsieur, me dit-il, que voulez-vous que je croie, quand le duc de Noailles lui-même m’arrête sur les appels, et me maintient que j’y hasarde tout, parce que le très grand nombre est pour la constitution, et qu’il n’y a qu’une poignée du parti opposé ; et si vous ne nierez pas combien il y est intéressé pour son oncle ? — Monsieur, repris-je, cela est horrible, mais ne me surprend pas. Vous savez que je ne vous parle jamais du duc de Noailles depuis les premiers temps de ce qui s’est passé entre nous ; mais puisque vous me le mettez en jeu et en opposition si spécieuse, si faut-il aussi que je vous y réponde. M. de Noailles, monsieur, est un homme qui n’a ni religion ni honneur, et qui jusqu’à toute pudeur, l’a perdue, quand il croit y trouver le plus petit avantage. Du temps du feu roi, rappelé d’Espagne, brouillé avec lui, avec Mme de Maintenon, avec Mme la duchesse de Bourgogne, craint et mal voulu de tout le monde, en un mot perdu en Espagne et ici, il n’avoit d’appui ni d’existence que son oncle, et par lui, ce qui s’appeloit son parti, ainsi il y tenoit. Depuis qu’il vole de ses ailes, ce même oncle et son parti, ne lui servant plus à rien, lui pèsent ; ainsi il veut en tirer le fruit de se faire considérer de l’autre comme un homme impartial, traitable sur un point qui lui doit être si sensible, éteindre de ce côté-là craintes et soupçons, ranger ainsi les obstacles qu’il en appréhende dans le chemin de la fortune, et de la place de premier ministre, qui lui a fait commettre un crime si noir et si pourpensé à mon égard, de laquelle il n’abandonnera jamais le désir et l’espérance, tandis que misérablement adoré par son oncle, qui ne voit pas assez clair pour le connoître, il l’entraîne dans les panneaux pour se faire valoir de l’autre côté, pendant que son oncle le vante dans le sien, que lui, de son côté, trompe et cajole. Son compte est de faire durer la querelle pour se faire admirer des deux côtés, et vous parler comme il fait pour vous persuader d’un attachement pour vous, et d’une vérité pour la chose, à l’épreuve du sang, de l’amitié et de tout intérêt. Voilà, monsieur, quel est le duc de Noailles, et, puisque vous m’y forcez, jusqu’à quel point vous êtes sa dupe. Mais moi, qui suis plus vrai, plus droit et plus franc, je vous parlerai sur un autre ton : c’est que je ne me cache à vous, à personne ni à lui-même, que le plus beau et le plus délicieux jour de ma vie ne fût celui où il me seroit donné par la justice divine de l’écraser en marmelade, et de lui marcher à deux pieds sur le ventre, à la satisfaction de quoi il n’est fortune que je ne sacrifiasse. Je ne suis pas encore assez dépourvu de sens et de raisonnement pour ne pas voir que, quelque mobilité, quelque adresse, quelque finesse et quelque art qu’ait le duc de Noailles, il ne peut éviter de se trouver perdu si son oncle est perdu, et que Rome et les constitutionnaires viennent à bout de le traiter comme ils ont été si près de faire sous le feu roi, et comme ils travaillent tous les jours à y revenir. Ce que j’avance est manifeste. S’ils vous persuadent par degrés de le leur abandonner, et qu’ils le dépouillent de la pourpre et de son siège, voilà un homme au moins anéanti, si pis ne lui arrive, par être confiné quelque part, ou envoyé à Rome. Dans cet état, de deux choses l’une nécessairement ou le duc de Noailles suivra la fortune de son oncle, ou il l’abandonnera pour conserver la sienne. S’il suit la fortune de son oncle, le voilà retiré, hors de place, ne voulant plus se mêler de rien sous un prince qui égorge son oncle, ou qui du moins l’abandonne à la boucherie et à la rage de ses ennemis. Voilà où le sang, l’amitié, l’honneur le conduisent, et moi, par conséquent, nageant dans la joie de le voir entraîné et noyé sans retour par le torrent qui emporte son oncle. Si, au contraire, avec des tours et des distinctions d’esprit, il abandonne son oncle pour se cramponner en place, il devient l’homme le plus publiquement et le plus complètement déshonoré ; il devient, de plus, suspect au parti qu’il ménage au prix du sang de son ondé, et à vous-même qui n’oserez jamais vous fier à lui de quoi que ce soit ; il devient l’horreur du monde, et l’exécration du parti de son oncle, qui tout entier ne sauroit périr avec lui ; il devient enfin l’opprobre et le mépris de toute la terre ; et moi, par conséquent, jouissant d’un état dont l’infamie ne laisse plus rien à faire ni à désirer à ma vengeance. Mon intérêt le plus vif et le plus cher, si j’étois aussi scélérat que le duc de Noailles, auroit donc été, dès les premiers jours de votre régence, de répondre aux empressements des cardinaux de Rohan et de Bissy, et de leurs consorts, de m’unir étroitement à eux, de les servir auprès de vous de toutes mes forces. La bonté et la confiance dont vous m’honorez m’auroit rendu parmi eux l’homme laïque le plus principal, le conseil et le modérateur du parti, avec une intimité et une considération d’autant plus solides que nous aurions travaillé de toutes nos forces au même but, et que nous y serions peut-être déjà parvenus. Ne croyez pas que cette réflexion me soit nouvelle, ni que ces messieurs-là soient demeurés jusqu’à présent à me la faire suggérer, jusqu’à me faire dire de leur part, et plus d’une fois, qu’ils ne comprenoient pas comment, avec toute ma haine publique pour le duc de Noailles, que je pouvois perdre sûrement et solidement en perdant son oncle, je demeurois l’ami du cardinal de Noailles, et, pour user de l’abus de leurs termes, son plus puissant protecteur. Mais si je suis encore incapable de cette vertu qui ne vous coûte rien, et que sans nul mérite vous portez souvent au plus pernicieux abus, qui est le pardon des ennemis, à Dieu ne plaise que je succombe assez au plaisir de la vengeance, et devienne assez scélérat pour me tourner contre la vérité connue, la droiture et l’innocence manifeste, et le bien de la religion et de l’État, et que je cesse de vous les représenter de toutes mes forces, et tout votre intérêt personnel qui y est attaché, tant que vous voudrez bien m’écouter sur un si grand chapitre ! » Je conclus ce propos péremptoire par lui dire que c’étoit à lui [à] discerner qui, du duc de Noailles ou de moi, lui parloit avec plus de désintéressement et de vérité sur l’appel.

Revenant tout court au fond de la chose, je lui dis qu’avec le nombre il falloit aussi peser la qualité ; qu’il devoit voir que d’un côté étoient tous les ambitieux, les mercenaires et les ignorants, séduits par quelques savants et quelques simples de bonne foi ; que de l’autre, étoient les prélats les plus doctes, les plus vertueux, les plus désintéressés, les plus pieux et des meilleures mœurs, enfin de vrais pasteurs, résidant, travaillant, adorés dans leur diocèse, et en exemple non contredit à toute l’Église de France, toutes les écoles et les universités, les collèges, les curés et les chapitres de Paris et de presque toute la France, en un mot, la presque totalité du second ordre, non des abbés aboyants, mais de ce second ordre, pieux, éclairé, qui ne prétendoit à rien et qui ne vendoit point sa foi et sa doctrine ; enfin les parlements, qui en ce genre formoient un groupe respectable, et que Rome redouteroit toujours ; que le gros de la cour, du monde, du public par tout le royaume étoit encore du même côté soit lumière ou prévention, et grand nombre aussi par indignation des violences, et des mœurs, de l’ambition, de la conduite du plus grand nombre des évêques du parti opposé, et d’abominables intrigues dont le temps avoit fait la découverte ; qu’avec les lois de l’Église et de l’État pour lui, avec les évêques, les docteurs, le clergé séculier et régulier le plus estimé et le plus distingué, les corps entiers séculiers et réguliers les plus vénérables, et les compagnies supérieures qui se feroient toutes honneur de suivre les parlements, qui sont en ce genre les gardiens et les protecteurs des lois, il se trouveroit à la tête d’un bien autre parti que ne seroit celui de la constitution, d’un parti sur qui la religion, la vérité, les canons de l’Église, ses règles immuables, les lois de l’État, les libertés de l’Église gallicane, qui ne sont que la conservation de l’ancienne discipline de l’Église envahie ailleurs par l’usurpation des papes et la despotique tyrannie de Rome, sur qui enfin la conscience pouvoit tout, l’ambition, l’intérêt rien, comme tant et de si vives persécutions si grandement souffertes le démontroient avec la dernière évidence, parti, puisqu’il faut [se] servir de ce terme quoiqu’il ne convienne qu’à celui qui lui est opposé, parti qui lui seroit solidement et inviolablement attaché par les liens de sa conscience, de la religion, de la vérité, de la reconnoissance, et que nul intérêt temporel n’en pourroit débaucher, qui grossiroit sans cesse de tous les ignorants de l’autre, à qui alors il seroit libre de parler, et de les éclairer, à eux d’écouter et d’être instruits, et d’une foule de mercenaires dont il avoit vu les variations à mesure de celles du crédit de leur parti, et qui étoient incapables d’en suivre aucun que pour des vues humaines. Alors que deviendroit le parti opposé, chargé du mépris de ses artifices, de la haine de ses violences, dépouillé du pouvoir d’en commettre, et de l’affranchissement du pouvoir des lois et des tribunaux, et de la censure des doctes, de cette foule de personnages de la plus grande réputation chacun dans leur état ? Comment soutenir une cause qui arme la raison et toutes les lois contre elle, qui s’est noircie de tout ce que l’artifice et la persécution ont de plus odieux, et opposer la honte de l’épiscopat et du sacerdoce en tout genre pour la plupart à l’élite qui forme tout l’autre parti, décorée de ses souffrances et purifiée par le feu de la persécution ? Que pourroient opposer à tant de savoir et de vertu les grâces alors flétries par faute de pouvoir, et les mines de protection du premier de ses chefs, et les repoussantes clameurs de l’autre ; les rusés si reconnues de leurs principaux ouvriers du premier et du second ordre, dont les mœurs de la plupart, la conduite et l’ambition de tous, les ont rendus l’abomination du monde jusque dans l’usage le plus effréné de leur crédit et de leur pouvoir et Rome qui recule devant un roi de Portugal, et pour une grâce qui ne dépend que d’elle, qui ne tient ni à vérité ni à religion, grâce injuste, même scandaleuse, sera-t-elle plus audacieuse contre un groupe si vénérable du premier et du second ordre, soutenu de la multitude rendue à la liberté, et des parlements engagés par leur appel dans la même cause, Rome, dis-je, dépouillée de l’autorité royale, qui faisoit tout trembler sous elle, mais qui avec ce terrible avantage n’a pourtant jamais osé que menacer.

J’ajoutai à cette peinture que son personnage, à lui régent, étoit bien honnête et bien facile. Il n’avoit qu’à laisser faire et jouir de ce qui se feroit et des appels en foule qu’il verroit éclater. Dire au pape et aux chefs de la constitution qu’ils ne devoient pas attendre du pouvoir précaire d’un régent plus qu’ils n’avoient pu obtenir de la redoutable et absolue autorité du feu roi, qui l’avoit si longtemps déployée on leur faveur tout entière ; qu’il y a de plus, bien loin de ce dont il s’agissoit alors à ce qui s’entreprenoit aujourd’hui. Alors il ne s’agissoit que de la condamnation d’un livre, et de se taire sur la constitution. Aujourd’hui que, les desseins croissant avec le pouvoir, il ne s’agit de rien moins que d’embraser la France par toutes les intrigues imaginables, jusqu’à y vouloir faire entrer les premières puissances étrangères, et faire recevoir, signer, croire et jurer comme articles définis de foi, au moins en attendant comme règle de foi qui en est le parfoit synonyme, tout ce qui est dans la constitution ; ce comble de pouvoir qui n’est permis et donné qu’à l’Église assemblée, appliqué à une bulle qui bien ou mal à propos a soulevé toute la France dès qu’elle a paru, que les uns trouvent inintelligible, les autres non recevable dans ce qui s’en entend, bulle dont le pape, contre la coutume de ses plus saints et plus illustres prédécesseurs, n’a jamais voulu ni expliquer, ni souffrir que les évêques l’expliquassent, depuis tant d’années qu’il on est supplié et conjuré avec tout le respect et l’humilité possible, il n’est pas étonnant que, poussées enfin à bout, les consciences se révoltent, forcent la main au régent, et aient enfin recours au dernier remède de tout temps établi dans l’Église, et dont les plus saints et les plus grands papes ne se sont jamais offensés. Ajouter que vous êtes affligé d’un si grand éclat, et impuissant pour l’arrêter, mais qu’étant régent du royaume, et n’ayant jusqu’à ce jour omis travail, peine, ni soin pour procurer la satisfaction du pape, et votre vénération personnelle, jusqu’à y employer l’autorité dont vous êtes dépositaire plus encore que le feu roi n’avoit fait et, malheureusement vous ne mentirez pas, vous n’êtes pas résolu aussi à ne pas protéger les lois de tout temps on usage, auxquelles le feu roi lui-même à ou recours en d’autres occasions, ni à laisser mettre le feu et le trouble dans le royaume. Faire en même temps avertir le nonce d’être sage, et de ne vous pas forcer par sa conduite à des démarches qui lui seroient désagréables, et dont les suites pourroient arrêter sa fortune ; et prendre des précautions mesurées mais justes pour rendre ses communications difficiles avec les chefs et les enfants perdus du parti. Écrire aussi en même sens au cardinal de La Trémoille, d’une façon à faire peur au pape s’il pensoit aller plus loin, tant sur la chose en général que sur le cardinal de Noailles et aucun autre en particulier ; et lui envoyer une lettre pour le pape remplie des plus beaux termes d’attachement, de douleur, de vénération, mais imprimée vaguement d’une teinture de fermeté qui soutînt la lettre au cardinal de La Trémoille ; surtout n’oublier, pas de faire parler françois aux principaux jésuites d’ici à leur général à Rome, et aux supérieurs de Saint-Sulpice et de Saint-Lazare ; puis demeurer fermé à quelque proposition que ce pût être, et les plus spécieuses. Ouvrir les prisons, et rappeler et rétablir les exilés, et la liberté, mais parler ferme aux principaux, et donner au cardinal de Noailles et aux parlements des ordres sévères et y être inexorable, pour que la liberté, bien loin de se tourner en licence et en triomphe ; se contienne dans les plus étroites bornes de sagesse, de prudence, de modestie, de charité, de respect pour l’épiscopat et pour les évêques, de mesure à l’égard de la personne du nonce, de vénération pour celle du pape, de soumission pour le saint-siège, et de toutes les précautions nécessaires pour éviter toute occasion de donner prise à l’autre parti, et tout prétexte de crier au schisme ou le faire craindre avec la plus légère apparence.

Après ce discours, que M. le duc d’Orléans écouta fort attentivement et qu’il me parut goûter, je vins au point sensible. Je lui remis devant les yeux le défaut des renonciations, où on n’avoit voulu souffrir ni formes ni apparence de liberté ; et je lui répétai, ce que je lui avois dit souvent, qu’il ne pouvoit tirer aucun fruit de ces actes, si le malheur du cas en arrivoit, que de l’estime et de l’affection de la nation par la sagesse, la douceur, l’estime de son gouvernement ; que ce que je lui proposois en étoit une des voies la plus assurée en protégeant les lois, la raisonnable et juste liberté, et se rendant le conservateur de ce qui dans l’ecclésiastique et le civil étoit en la plus grande et solide réputation par la doctrine et la vertu, et s’amalgamant les parlements et les autres tribunaux ; tandis qu’en prenant l’autre parti c’étoit un chemin de continuelles violences aux consciences, aux lois ecclésiastiques et civiles, une suspension continuelle de l’exercice et des fonctions de la justice, des exils et des prisons sans fin, pour plaire à une cour impuissante, ingrate, qui ne vouloit que soumettre la France comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie, avec les inconvénients temporels et si serviles qu’en éprouvent ces souverains rendus si dépendants de Rome en autorité et en finance par les excès de l’immunité ecclésiastique, et pour des mercenaires qui, de concert avec Rome, demanderoient toujours pour régner, et ne sauroient gré d’aucun succès général ou particulier qu’à leur artifice et à leur audace.

Je lui dis qu’il ne devoit pas se faire illusion à lui-même, mais qu’il devoit bien comprendre et bien se persuader que les hommes ne se conduisent jamais que par leur intérêt, excepté quelques rares exemples de gens consommés en vertu ; qu’il ne falloit donc pas qu’il s’imaginât que quoi qu’il pût faire pour Rome, pour les jésuites et pour le parti de la constitution, il pût jamais les gagner contre le roi d’Espagne ; que, pour peu qu’il fît de comparaison entre ce prince et lui, il sentiroit bien tôt lequel des deux emporteroit tous leurs vœux et leur choix, par conséquent tous leurs efforts ; que leur but étoit de régner, de dominer, de subjuguer la France comme sont l’Espagne, le Portugal et l’Italie, à quoi ils n’avoient jamais eu plus beau jeu que par le moyen de l’état où ils avoient su porter l’affaire présente ; qu’il n’y avoit point aussi de prince plus expressément formé à leur gré pour ce dessein, qu’un esprit accoutumé à se reposer de tout sur autrui, dans l’habitude de tant d’années de règne sous le joug entier qu’ils vouloient imposer ici, d’une conscience sans lumière, toujours tremblante au nom de Rome et de l’inquisition, livré entièrement à toutes les prétentions ultramontaines tournées en lois dans ses vastes États, abandonné depuis toute sa vie aux jésuites, et à deux reprises, dont la dernière étoit lors dans sa vigueur, au fabricateur de la constitution, enfermé de plus par habitude et par goût, et inaccessible à tout excepté à une épouse italienne pétrie des mêmes maximes romaines, à son confesseur et à son ministre, et incapable par ses mœurs de laisser aucun lieu de craindre rien qui puisse déranger des préventions si favorables aux projets de Rome et des constitutionnaires et des maximes ultramontaines qu’il tient être des parties intégrantes de la religion. Avec un prince fait de la sorte, il n’y a qu’à vouloir et faire ; et l’État absolu et sans forme auquel il est accoutumé de régner en Espagne joignant en lui, revenu en France, la jalousie de l’autorité à ce qu’il croiroit de si étroite obligation de sa conscience, jusqu’à quels excès ne pourroit-il pas être mené sans autre peine que de vouloir et de dire ! « Croyez-vous, monsieur, continuai-je, être en même parallèle avec tout votre esprit, votre savoir, votre discernement, vos lumières, le dérèglement affiché de votre vie, votre accès libre à tout le monde, vos connoissances étendues et si extraordinaires à votre naissance, enfin avec ce mépris de la religion, et ce libertinage d’esprit dont vous affectez de tout temps une profession si publique ? Pour peu que vous y pensiez un moment, vous serez intimement convaincu que vous ne pouvez jamais devenir l’homme de Rome et des jésuites, et qu’il ne manque au roi d’Espagne aucune des qualités qui le rendent un roi fait et formé tout exprès pour eux. Ôtez-vous donc bien exactement de la tête que, quoi que vous puissiez faire, vous ayez jamais Rome, jésuites, constitutionnaires, dans votre parti. Si le malheureux cas arrive, persuadez-vous au contraire bien fortement que vous les aurez pour vos plus grands ennemis, et qui n’auront rien de sacré contre vous. Si avec cela vous allez prendre le parti qui leur est opposé, qui est celui des lois et de l’estime publique ; Si vous négligez de vous rapprocher les parlements en cessant de les irriter par des violences à cet égard, des défenses de recevoir des plaintes et d’y prononcer des évocations sans fin dès qu’il y a le moindre trait véritable ou supposé à l’affaire de la constitution, des cassations d’arrêts au gré des constitutionnaires, qui est la chose qui blesse le plus les parlements, la totalité de la magistrature, tout le public même le plus neutre et le plus indifférent, et ce qui le révolte encore plus sans mesure ; Si vous continuez et redoublez même, comme l’extrémité où les choses se portent vous y forceront, les exils, les prisons, les saisies de temporel, les inouïs expatriments, les privations d’emplois et de bénéfices ; qui aurez-vous pour vous, si le malheureux cas arrive, de l’un ou de l’autre parti, ou, s’il en reste encore, dans les termes où on viennent les choses, des neutres et des indifférents ? »

Je m’arrêtai là et n’en voulus pas dire davantage, pour juger de l’impression que j’avois faite. Elle passa mon espérance sans toutefois me rassurer ; je vis un homme pénétré de l’évidence de mes raisons (il ne fit pas difficulté de me l’avouer) ; en même temps en brassière et dans l’embarras d’échapper à ceux que j’ai nommés, et qui, dans ces moments critiques de laisser aller le cours aux appels ou de les arrêter, se relayoient pour ne le pas perdre de vue. Il raisonna sur l’état présent de l’affaire et les inconvénients des deux côtés ; il convint de toute la force de ce que je lui avois représenté. Je ne disois alors que quelques mots de traverse pour le laisser parler, et le bien écouter ; et je ne vis qu’un homme, convaincu à la vérité, et de son aveu, sans réponse à pas une des raisons que je lui avois représentées, mais un homme dans les douleurs de l’enfantement. Nous en étions là, quand la toile tomba. Nous fûmes tous deux surpris et fâchés de la fin du spectacle. Malgré le brouhaha qu’il produisit par l’empressement de chacun pour sortir, nous demeurâmes encore quelques moments sans pouvoir cesser cette conversation. Je la finis on lui disant que le nonce ne le connoissoit que trop bien quand il disoit que le dernier qui lui parloit avoit raison ; que je l’avertissois qu’il étoit veillé par des gens qu’il se croyoit affidés et qui ne l’étoient qu’à eux-mêmes, à leurs vues, à leurs intrigues, à leurs intérêts, et veillé comme un oiseau de proie ; qu’il seroit la leur s’il ne prenoit bien garde à lui, parce que la vérité n’avoit pas auprès de lui des surveillants si à portée ni si empressés ; qu’il prît donc garde au trop vrai dire du nonce, et qu’il ne se laissât pas misérablement entraîner. Là-dessus il sortit de sa petite loge, et moi avec lui. Tout le dehors étoit rempli de tout ce qui successivement s’y étoit amassé pour entrer dans sa loge ou l’en voir sortir, dont la plupart le regardèrent attentivement, et moi encore plus. Il étoit si concentré de tout ce que nous venions de dire qu’il passa assez sombrement. Il alla dans son appartement avec tout ce monde, dans le fond duquel j’aperçus Effiat et Besons. Effiat avoit été apparemment averti du tête-à-tête de l’Opéra, et s’étoit fortifié de Besons pour saisir le court moment de la fin de la journée publique, et du commencement de la soirée des roués, pour explorer ce qui s’étoit passé et le détruire à la chaude. Je ne sais ce qu’ils devinrent, car je m’en allai aussitôt.

Mais pour ne pas revenir aux appels, je ne dis que trop vrai au régent en sortant de la petite loge. Il fut si bien veillé, relayé, tourmenté qu’ils l’emballèrent. D’Effiat, le premier président et les autres l’emportèrent. Le régent arrêta les appels, mit toute son autorité à empêcher celui du parlement, et lui fit suspendre un arrêt contre des procédures monstrueuses de l’archevêque de Reims, et contre d’autres fureurs d’évêques constitutionnaires. Je me contentai d’avoir convaincu, et puis je laissai faire, sans courir ni recommencer à raisonner avec un prince que je savois circonvenu de façon que sa facilité et sa faiblesse seroit incapable de résistance. Il devint enfin tout ce qu’ils voulurent, entraîné par leur torrent ; et il en arriva dans les deux partis le fruit que je lui avois prédit par leurs sentiments à son égard. S’il m’avoit cru, ou plutôt s’il en avoit eu la force, la constitution tomboit avec toutes ses machines et ses troubles, l’Église de France seroit demeurée en paix, et Rome de plus eût appris par un si fort exemple à ne la plus troubler de ses artifices et de ses ambitieuses prétentions. Le pape, si soutenu par tant d’évêques en France, ou ignorants, ou simples, ou ambitieux, et si continuellement pressé et tourmenté par son nonce et par les autres boutefeux de se porter à des démarches violentes, n’avoit jamais osé s’y commettre. Il avoit menacé trop souvent pour qu’on n’y fût pas accoutumé. Il ne s’agissoit pourtant que de sévir contre la personne du cardinal de Noailles en particulier, et en gros contre d’autres de son parti, en dernier lieu contre les appelants. Rien ne fut oublié de la part de Bentivoglio et des furieux pour l’y engager, sans que jamais il ait osé passer les menaces, et encore sans s’en expliquer. Pouvoit-on craindre qu’il se fût porté à des extrémités contre ce nombre immense d’appelants en corps et en particuliers, écoles célèbres et nombreuses, diocèses entiers, congrégations fameuses et étendues, contre les parlements qu’il a toujours redoutés, on un mot contre le régent à la tête de tout le royaume, armé de ses lois, des canons, de la discipline de l’Église reconnue et pratiquée jusque sous le feu roi. Rien de schismatique en cette démarche de l’appel de tout temps, encore une fois pratiquée et suspensive dans l’Église ; on ne le devient point quand on ne veut pas l’être, et le pape se seroit bien gardé de se risquer la France pour un sujet aussi dépourvu de tout fondement après les pertes que Rome a faites de plus de la moitié de l’Europe. Il se seroit donc réduit à des plaintes, à se contenter des respects qu’on ne lui auroit pas épargnés, et à se satisfaire comme d’un gain des assurances qu’il auroit exigées qu’on ne parlant plus de sa bulle, personne aussi n’auroit la témérité de la combattre en aucune sorte ni occasion, puisqu’il ne s’en agiroit plus ; que de part et d’autre on laisseroit tomber tout ce qui s’étoit fait là-dessus, et qu’il seroit même remercié de sa condescendance. Ce qu’on verra bientôt qui arriva sur les bulles est une démonstration que les choses se seroient passées aussi doucement que l’opinion que j’en avois, et que je rapporte ici. Je n’ajouterai rien sur la façon dont parut peu après l’appel du cardinal de Noailles, ni des divers succès qu’il eut, qu’on a vu que je lui avois prédits pour l’avoir trop différé ; cela appartient à la constitution sans avoir produit d’occasion qui me regarde.