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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/13

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CHAPITRE XIII.


Mlle de Chartres prend l’habit à Chelles. — Mort d’Armentières. — Mort du duc de Béthune. — Mort de Mme d’Estrades. — Son beau-fils va en Hongrie avec le prince de Dombes. — Indécence du carrosse du roi expliquée. — Maupeou président à mortier, depuis premier président. — Nicolaï obtient pour son fils la survivance de sa charge de premier président de la chambre des comptes. — Bassette et pharaon défendus. — Mort et famille de la duchesse douairière de Duras. — Mort de la duchesse de Melun. — Mort de la comtesse d’Egmont. — Mort de Mme de Chamarande. — Éclaircissement sur sa naissance. — Mort de l’abbé de Vauban. — Mariage d’une fille de la maréchale de Boufflers avec le fils unique du duc de Popoli. — Le duc de Noailles manque le prince de Turenne pour sa fille aînée, et la marie au prince Charles de Lorraine, avec un million de brevet de retenue sur sa charge de grand écuyer ; et un triste succès de ce mariage. — M. le comte de Charolois part furtivement pour la Hongrie par Munich. — Personne ne tâte de cette comédie. — Il ne voit point l’empereur ni l’impératrice, quoique le prince de Dombes les eût vus, dont M. le Duc se montre fort piqué. — L’abbé de La Rochefoucauld va en Hongrie et meurt à Bude. — Conduite de M. et de Mme du Maine dans leur affreux projet. — Causes et degrés de confusion et de division dont ils savent profiter pour se former un parti. — Formation d’un parti aveugle composé de toutes pièces sans aveu de personnes, qui ose de soi-même usurper le nom de noblesse. — But et adresse des conducteurs. — Folie et stupidité des conduits. — Menées du grand prieur et de l’ambassadeur de Malte pour en exciter tous les chevaliers, qui reçoivent défense du régent de s’assembler que pour les affaires uniquement de leur ordre. — Huit seigneurs veulent présenter au nom de la prétendue noblesse un mémoire contre les ducs. — Le régent ne reçoit point le mémoire et les traite fort sèchement. — Courte dissertation de ces huit personnages. — Embarras de cette noblesse dans l’impossibilité de répondre sur l’absurdité de son projet.


Mlle de Chartres ayant persévéré longuement à vouloir être religieuse contre le goût et les efforts de M. le duc d’Orléans, il consentit enfin qu’elle prît l’habit à Chelles, dont une sœur du maréchal de Villars étoit abbesse. M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans y allèrent, et n’y voulurent personne. L’action fut ferme et édifiante, et tout s’y passa avec le moins de monde et le plus de simplicité qu’il fut possible.

Armentières mourut chez lui en Picardie, assez jeune, d’une fort longue maladie. Il étoit premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans, qui donna cette place à son frère Conflans, qui étoit aussi son beau-frère, comme on l’a vu ailleurs. Il étoit surprenant de trouver en ce M. d’Armentières un homme aussi parfaitement bouché, avec deux frères qui avoient tant de savoir et d’esprit ; d’ailleurs bon et honnête homme.

Le duc de Béthune mourut à soixante-seize ans. C’étoit un bon et vertueux homme. J’ai parlé plus d’une fois de la fortune de son père et de lui, qu’il vit refleurir en lui et en son fils et son petit-fils après une légère éclipse, et qui après lui augmenta encore beaucoup.

Mme d’Estrades mourut aussi. Elle étoit sœur de Bloin, premier valet de chambre du roi, et avoit été fort belle. Le fils aîné du maréchal d’Estrades l’avoit épousée en secondes noces par amour. Elle étoit mère de Mme d’Herbigny. La considération que M. le duc d’Orléans conserva toujours pour la famille du maréchal d’Estrades, qui avoit été son gouverneur, et un homme illustre dans les armes et dans les négociations, dont Mme d’Herbigny étoit petite-fille, fit uniquement son mari conseiller d’État. Le comte d’Estrades lieutenant général, de la belle-mère de qui en vient de dire la mort, se laissa engager par M. du Maine à aller en Hongrie avec le prince de Dombes. C’étoit un honnête homme et de distinction à la guerre. Le régent le lui permit, mais le roi ni lui n’y entrèrent pour rien.

Le roi s’alla promener au cours. Il étoit au fond de son carrosse, serré entre le duc du Maine et le maréchal de Villeroy avec la dernière indécence. Tant que le feu roi admit des hommes dans son carrosse, jamais aucun prince du sang n’y a été à côté de lui. C’étoit un honneur réservé aux seuls fils de France. M. le Prince le dernier donnant au roi une fête à Chantilly, où étoit toute la cour, il se trouva pendant le voyage une fête d’Église solennelle, pour laquelle le roi alla à la paroisse du lieu, seul, dans sa calèche qui n’étoit qu’à deux places sur le derrière, le devant étant accommodé pour y mener des chiens couchants. Jamais personne n’y montoit avec lui, sinon Monseigneur ou Monsieur, encore si rarement qu’il ne se pouvoit davantage. On regarda comme une distinction fort grande due à la magnificence de la fête de Chantilly, et à la nouveauté du mariage de Mme la Duchesse, que le roi sortant de l’église, et monté dans sa calèche, voyant M. le Prince à la portière, lui ordonna d’y monter et de se mettre auprès de lui, parce qu’il n’y avoit point d’autre place. C’est l’unique fois que cela soit arrivé. Le maréchal de Villeroy avoit bien dans le carrosse du roi, comme son gouverneur, une place de préférence, mais non pas de préséance sur le grand écuyer, ni sur le grand chambellan, ni même sur le premier gentilhomme de la chambre en année. Mais tout étoit en pillage et en indécence, qui s’augmenta sans cesse en tout de plus en plus.

Maupeou, maître des requêtes, fit un marché extraordinaire avec Menars, président à mortier, pour s’assurer sa charge et lui en laisser la jouissance sa vie durant à certaines conditions. Le prix fut sept cent-cinquante mille livres et vingt mille livres de pot-de-vin. Je ne marque cette bagatelle que parce que le même Maupeou est devenu premier président [1], et a fait passer à son fils sa charge de président à mortier, tous deux avec réputation. Peu de jours après, Nicolaï, premier président de la chambre des comptes, obtint la survivance de cette charge pour son fils. Ce fut comme bien d’autres une grâce perdue pour M. le duc d’Orléans, qui ne trouva pas ce magistrat par la suite moins singulièrement audacieux à son égard. Ce prince fit plus utilement par la défense sévère qui fut publiée de la bassette et du pharaon sans distinction de personne. Ce débordement de ces sortes de jeux quoique défendus étoit devenu à un point, que les maréchaux de France avoient établi à leur tribunal qu’on ne seroit point obligé à payer les dettes qu’on feroit à ces sortes de jeux.

La duchesse de Duras mourut à Paris à cinquante-huit ans d’une longue maladie ; elle étoit veuve dès 1697 du duc de Duras, fils et frère aîné des deux maréchaux de Duras. Il n’avoit que vingt-sept ans, et ne lui avoit laissé que deux filles, dont elle avoit marié l’aînée, comme on l’a vu en son temps, au prince de Lambesc, petit-fils de M. le Grand, et avoit, comme on le verra, arrêté le mariage de l’autre lorsqu’elle mourut. Son nom étoit Eschallard ; elle étoit fille de La Boulaye, qui fit un moment tant de bruit à Paris dans le parti de M. le Prince, et qui est si connu dans les histoires et les mémoires de la minorité de Louis XIV. La Boulaye avoit épousé une fille unique du baron de Saveuse, et il fut tué maréchal de camp au malheureux combat du maréchal de Créqui à Consarbruck, en 1675. Son père avoit épousé en 1633 une fille d’Henri-Robert de La Marck, comte de Brame, capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, mort en 1652, fils de Charles-Robert, comte de Maulevrier et chevalier du Saint-Esprit, aussi capitaine des Cent-Suisses, frère puîné du père de l’héritière de Bouillon, Sedan, etc., qu’épousa le vicomte de Turenne, dit depuis le maréchal de Bouillon, contre lequel après la mort sans enfants de l’héritière, il en prétendit la succession, se fit appeler duc de Bouillon, disputa toute sa vie et précéda partout le maréchal de Bouillon. On a assez parlé ailleurs de toute cette grande affaire et de toute cette descendance. Le marquis de Mauny, frère cadet du beau-père de La Boulaye, qui étoit chevalier du Saint-Esprit, capitaine des gardes, puis premier écuyer de la reine-mère et la marquise de Choisy-L’Hospital si connue dans le grand monde, sœur de Mme de La Boulaye, n’ayant point eu d’enfants, ni cette dernière de frère, La Boulaye son mari prit hardiment le nom et les armes de La Marck, que sa postérité a conservés, quoiqu’il restât une branche de la maison de La Marck, comtes de Lumain en Wéteravie, dont est demeuré seul de ce grand nom le comte de La Marck, chevalier du Saint-Esprit et de la Toison, grand d’Espagne, connu par ses ambassades, dont le fils unique a épousé une fille du duc de Noailles.

La duchesse de Melun, fille du duc d’Albret, mourut dans la première jeunesse, étouffée dans son sang en couches, pour n’avoir point voulu être saignée dans sa grossesse qui étoit la première. La fille dont elle accoucha ne vécut pas.

La comtesse d’Egmont mourut aussi à Paris. Elle étoit nièce de l’archevêque d’Aix, si connu par les aventures de sa vie et commandeur de l’ordre, et parente proche des Chalois. Mme des Ursins, qui aimoit fort tout ce qui appartenoit à son premier mari, étant à Paris avant la mort de son second mari, l’avoit fait venir de sa province chez elle, où elle demeura jusqu’à son mariage avec le dernier de la maison d’Egmont, dont elle n’eut point d’enfants, et dont elle étoit veuve.

Chamarande perdit sa femme, qui avoit du mérite, et qui étoit fille du comte de Bourlemont, lieutenant général et gouverneur de Stenay, frère de l’archevêque de Bordeaux. J’observerai, pour la curiosité, qu’on disoit que ces Bourlemont portoient le nom et les armes d’Anglure, dont ils n’étoient point ; que leur nom est Savigny, qui sûrement ne vaut pas l’autre. Chrestien de Savigny, seigneur de Rosne, s’attacha au duc d’Alençon, dont il fut chambellan, et par sa valeur et ses talents s’éleva dans les emplois et se fit un nom. À la mort de son maître, il s’attacha aux Guise, alors tout-puissants, et devint, par son esprit, un de leurs principaux confidents et un des chefs de la Ligue sous eux. Lorsque, après le meurtre d’Henri III, le duc de Mayenne attenta à tout, jusqu’aux fonctions de la royauté, de Rosne fut un des maréchaux de France qu’il fit, avec MM. de La Châtre et de Brissac, et d’autres qui le demeurèrent par leurs traités avec Henri IV ; mais de Rosne n’en eut pas le temps. Il étoit lieutenant général de Champagne et commandoit à Reims pour la Ligue ; il étoit devenu fort audacieux, et son attachement pour le duc de Mayenne, dont il tenoit son prétendu bâton de maréchal de France, ne lui avoit [point] donné d’affection pour le jeune duc de Guise qui, par s’être échappé de la prison où il avoit été mis lorsque son père et le cardinal son oncle furent tués à Blois, avoit ôté toute espérance au duc de Mayenne de faire couronner son fils avec l’infante d’Espagne par les prétendus états généraux assemblés à Paris. Le duc de Guise, allant en Champagne, y donna ses ordres que Rosne ne se crut pas obligé de suivre. Étant l’un et l’autre à Reims, les disputes s’échauffèrent tellement, qu’en pleine place publique le duc de Guise, poussé à bout de son insolence, lui passa son épée à travers du corps et le tua roide. C’est ce même de Rosne qui avoit épousé la fille unique et héritière de Jacques d’Anglure, seigneur d’Estoges, en qui cette branche d’Estoges finit, et qui étoit frère aîné [de] René d’Anglure, seigneur de Givry en Argonne, qui a fait la branche de Givry. Pour revenir au prétendu maréchal de Rosne, il eut un fils que son grand-père maternel substitua aux nom et armes d’Anglure ; mais ces faux Anglure n’ont point prospéré et sont demeurés obscurs. Le comte de Bourlemont, ami de mon père, frère des archevêques de Toulouse et de Bordeaux, et père de la femme de Chamarande, étoit fils puîné de Nicolas d’Anglure, quatrième descendant d’autre Nicolas d’Anglure, chef de la branche de Bourlemont et d’Is, du Châtelet, lequel étoit puîné de Simon d’Anglure, vicomte d’Estoges, mort en 1499. En voilà assez pour revendiquer cette vérité.

En même temps mourut l’abbé de Vauban, uniquement connu pour avoir été frère du célèbre maréchal de Vauban.

La maréchale de Boufflers, qui n’avoit pas grand’chose à donner à sa seconde fille, conclut son manège avec le fils unique du duc de Popoli, duquel il a été parlé plus d’une fois. Excepté d’aller en Espagne, le nom, les établissements, les biens, tout étoit à souhait. Une place de dame du palais de la reine d’Espagne attendoit la nouvelle mariée en arrivant. Popoli, toujours épineux, ne voulut pas que le prince de Pettorano vînt jusqu’à Pâris, parce que les fils aînés des grands ont en Espagne des distinctions qui sont inconnues en France. Il s’arrêta donc à Blois, et y attendit six semaines la maréchale de Boufflers, qui y mena sa fille. Le mariage s’y fit, et les deux époux partirent deux jours après pour Madrid. Si Dieu me donne le temps d’écrire mon ambassade en Espagne, j’aurai lieu de dire quel fut le triste succès de ce mariage.

Il s’en fit un autre en même temps, qui ne réussit pas mieux, mais qui ne fit le malheur de personne. La faveur du duc de Noailles, et beaucoup plus la place et l’autorité entière qu’il avoit dans les finances, tentèrent le duc d’Albret de finir par une alliance les longs et fâcheux démêlés des deux maisons. Le comte d’Évreux, qui en sentit l’importance pour un rang et un échange aussi peu solide que le leur, n’oublia rien pour y réussir. L’affaire fut même si avancée, qu’ils la crurent faite, et que des deux côtés elle fut donnée comme telle. Néanmoins elle se rompit par tout ce que le duc d’Albret ne cessa de prétendre, dont son frère le blâma au point que, pour ne pas irriter le crédit du duc de Noailles, il demeura toujours de ses amis. Le duc d’Elboeuf, qui n’avoit pas les mêmes raisons, mais qui fut toute sa vie fort avide, avoit envie de marier le prince Charles qu’il regardoit comme son fils, et qui, avec ses grands établissements en survivance, n’avoit point de bien. Il crut trouver dans ce mariage une alliance convenable et tous les avantages d’une affaire purement d’argent pour le prince Charles, et pour soi-même le moyen de puiser dans les finances.

Le duc de Noailles, piqué de la rupture du duc d’Albret, se trouva flatté de trouver sur-le-champ un prince véritable, au lieu du faux qui lui manquoit avec des établissements extérieurs encore plus éblouissants qui le firent passer pardessus l’inconvénient des biens, immenses chez les Bouillon, nuls dans le prince Charles. Ainsi le mariage également désiré fut bientôt arrêté, moyennant huit cent mille livres, et ce que l’on ne disoit pas, et la patte du duc d’Elboeuf largement graissée. Les deux familles obtinrent pour le prince Charles un million de brevet de retenue sur la charge de grand écuyer, publiquement volée à mon père, et qui ne leur avoit jamais rien coûté, comme on l’a vu au commencement de ces Mémoires. Jamais on n’avoit ouï parler d’un pareil brevet de retenue, qui assuroit à toujours la charge dans la famille ; parce que personne ne pouvoit être en état de le payer. Le cardinal de Noailles les maria dans sa chapelle, et donna un grand dîner à l’archevêché, et le soir il y eut une fête à l’hôtel de Noailles, où sur le minuit M. le duc d’Orléans alla donner la chemise au prince Charles, qui voulut continuer d’être nommé ainsi, et sa femme la comtesse d’Armagnac, comme on appeloit la femme de M. Le Grand. Celle-ci n’avoit pas encore treize ans ; ainsi le mari ne fut au lit avec elle qu’un moment pour la cérémonie, et chacun demeura chez soi jusqu’à un temps fixé, qu’elle alla chez son mari, où elle ne demeura pas longtemps. Tant que le duc de Noailles eut les finances, tout alla à merveilles ; vers leur déclin, les rats le sentirent, et se hâtèrent de dénicher. Une très légère imprudence de Mme d’Armagnac causa un éclat qui dure encore. Elle entra aux filles de Sainte-Marie du faubourg Saint-Germain, où une sœur de son père étoit religieuse, et où elle vécut plusieurs années très régulièrement. Elle y reçut toute la maison de Lorraine, hommes et femmes, qui prirent son Parti contre son mari, Mme d’Armagnac même, qui en demeurèrent brouillés avec lui, et des compliments de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Lorraine. Il n’y eut que le duc d’Elboeuf qui ne vit plus aucun Noailles, et qui ne les épargna pas. Le prince Charles ne salua même plus son beau-père, et ils en sont demeurés là. Au bout de quelques années, Mme d’Armagnac alla demeurer à l’hôtel de Noailles. Elle aborda la haute dévotion, et à là fil a pris une maison à elle fort éloignée de toutes celles de ses parents. La dévotion n’y nuit point à l’intrigue si naturelle aux Noailles. Mais il n’y a jamais en moyen d’obtenir du prince Charles qu’elle mît les pieds à la cour.

M. le comte de Charolois, étant à Chantilly, fit semblant le 30 avril d’aller courre le sanglier dans la forêt d’Halatre, suivi de Billy tout seul, qui étoit un gentilhomme de M. le Duc, qui avoit beaucoup de sens et de mérite, et ils ne revinrent plus. M. le Duc, qui étoit à Chantilly, revint à Paris le lendemain essayer de persuader M. le duc d’Orléans et le monde qu’il n’avoit aucune part à cette équipée, dont il n’avoit pas su un mot. Mme la Duchesse tint le même langage. Deux jours après, ils reçurent tous des lettres datées de Mons de M. de Charolois et de Billy, remplies [de demandes], de pardons de son départ sans leur permission, et d’excuses de Billy sur les serments du secret que M. de Charolois lui avoit fait faire avant que de lui, déclarer de quoi il s’agissoit. Il ajoutoit que ce prince prendroit incognito, sous le nom de comte de Dammartin, la route de Munich, où il attendroit leurs ordres et leurs secours. Personne ne fut un moment la dupe de cette partie de main, dont la maison de Condé ne tira pas le fruit qu’elle s’en étoit promis. Mme la Princesse et la duchesse d’Hanovre, mère de l’impératrice, étoient sœurs. Mme la Duchesse et M. le Duc espérèrent intimider M. le duc d’Orléans par ce voyage à Vienne et en Hongrie, et par cet air de fuite et de secret n’avoir point à répondre de ce qui s’y passeroit. L’artifice étoit trop grossier pour laisser imaginer à qui que ce fût qu’un prince du sang de dix-sept ans fût parti de Chantilly pour la Hongrie sans l’aveu d’une mère et d’un frère aîné tels que Mme la Duchesse et M. le Duc. Le seul accompagnement de Billy, connu pour avoir leur confiance, auroit levé le voile. M. le duc d’Orléans ne prit aucune inquiétude de cette disparate, qui en effet n’en pouvoit donner la plus légère. Il se contenta de n’y prendre aucune part, et ne fut pas fâché de plus de se trouver par là hors d’atteinte des attaques de bourse pour fournir aux frais. M. de Charolois fut magnifiquement reçu à Munich par l’électeur de Bavière, qui avoit continuellement vécu avec Mme la Duchesse dans tous ses voyages à Paris et à la cour. Il fit présent à ce prince de beaucoup de chevaux tant pour sa personne que pour ses gens. Mais à Vienne, il ne put voir ni l’empereur ni l’impératrice. M. le Duc en fut extrêmement piqué et s’en prit vainement à Bonneval, qu’il crut l’avoir empêché. On ne comprit point quelle en fut la difficulté, puisque le prince de Dombes, arrivé auparavant, les avoit vus. Quelque différence réelle qu’il y eût entre eux deux, il n’y en avoit alors aucune pour le rang et pour tout l’extérieur. Le prince de Dombes avoit bien sûrement sa leçon très distincte, et M. du Maine étoit trop attentif à la qualité de prince du sang, dont il jouissoit alors en plein, et qu’il avoit conquise pour soi et pour ses enfants, pour en avoir commis la moindre chose sur un si grand théâtre. Apparemment que M. le comte de Charolois en voulut plus qu’on n’avoit donné à M. de Dombes ; cependant l’incognito couvroit tout. Il est vrai que MM. les princes de Conti n’avoient point vu l’empereur Léopold à leur voyage de Hongrie, ni en allant ni revenant, qui ne voulut pas leur donner le fauteuil comme aux électeurs ; mais il est vrai aussi qu’ils passèrent à Vienne à visage découvert.

On a vu, on son temps, tout ce que l’abbé de La Rochefoucauld eut à essuyer de sa famille, à la fin du règne du feu roi ; et depuis, qui le vouloit forcer, lorsqu’il fut devenu l’aîné, à céder tous ses droits d’aînesse à son frère, ou à quitter tous ses riches bénéfices, sans lui en donner de dédommagement. Enfin, ils le résolurent à s’en aller en Hongrie avec une dispense du pape de porter l’épée trois ans en gardant ses bénéfices. Le prince Eugène, le chevalier de Lorraine, le marquis de Forbin lieutenant général et capitaine des mousquetaires gris, et bien d’autres, ont toujours servi avec des abbayes sans dispenses, et ont porté l’épée et gardé leurs bénéfices jusqu’à la mort, sans être chevaliers de Malte ni de Saint-Lazare ; mais le scrupule convenoit aux desseins de M. et Mme de La Rochefoucauld. Il n’a pas paru que Dieu y ait répandu sa bénédiction ; mais en attendant, ils furent tous bien soulagés. L’abbé de La Rochefoucauld partit mal volontiers peu de jours après M. de Charolois ; il arriva à Bude, où, avant d’avoir joint l’armée impériale, il fut pris de la petite vérole, et en mourut.

On a vu à la mort du roi le succès de la noire et profonde scélératesse du duc de Noailles à mon égard ; par une calomnie et une perfidie qui a, je crois, peu d’exemples, et combien elle seconda le projet du duc et de Mme la duchesse du Maine, résolue à bien tenir les épouvantables paroles qu’elle avoit dites à Sceaux aux ducs de La Force et d’Aumont. On les a vues, t. XI, p. 421, et à propos de quoi elles furent dites ; mais il est nécessaire ici de les répéter. Les voici : « Qu’elle vouloit bien leur dire, pour qu’ils ne prétendissent pas en douter, que quand on avoit une fois acquis l’habilité de succéder à la couronne, il falloit plutôt que se la laisser arracher, mettre le feu au milieu et aux quatre coins du royaume. » Ces furieuses paroles furent les dernières de cette belle conférence qui fut unique. Ce fut dans la vue d’une si monstrueuse exécution, si besoin en étoit, qu’ils continuèrent plus que jamais d’échauffer tout ce qu’ils purent contre les ducs ; premièrement pour effrayer et se maintenir dans leurs usurpations contre eux, en empêchant par ce bruit, tout jugement dans la suite ; secondement pour, sous prétexte de l’objet des ducs, s’attacher et se former un parti, dont ils pussent faire à leur gré toutes sortes d’autres usages, à quoi ils ne cessèrent de travailler tant que le roi vécut, surtout sur la fin.

Une image d’ordre et de distinction s’étoit soutenue jusqu’à la mort du roi, au milieu de toutes les entreprises et de toute décadence. Après lui, le peu de dignité de M. le duc d’Orléans jusque pour lui-même, sa légèreté, sa facilité, sa politique si favorite, divide et impera, confondirent tout à son avènement à la régence. Plus de cour, un roi enfant, ni reine ni dauphine, et deux uniques veuves de fils de France : Madame, toujours enfermée, sa toilette et son dîner fort déserts ; Mme la duchesse de Berry renfermée ou en parties, voulant et ne voulant point de cour, et se trouvant fort abandonnée, imagina d’en réchauffer une, en permettant aux dames d’y venir en robes de chambre ; établit des tables, de jeu, et on retint plusieurs à souper tous les soirs. Cela éclipsa les tabourets, parce que, y ayant cette heure commode de la voir, on ne tint plus compte d’aller à sa toilette, ni guère plus d’aller aux audiences qu’elle donnoit aux ambassadeurs, ni à celles de Madame, laquelle on avoit négligée assez de tout temps. Dès les dernières années du roi, les princes et les princesses du sang, dont le temps n’a voit pu diminuer le dépit du rang de M. [le duc] et de Mme la duchesse d’Orléans, qu’en dernier lieu la prétention pour ses filles avoit encore aigri, s’étoient établis sur de petites chaises à des de paille, plus mobiles, disoient-elles, et plus légères et commodes pour travailler et pour jouer. Par ce moyen, plus de distinction de sièges, et ils ne prenoient et ne donnoient des fauteuils à qui ils en devoient, que lorsqu’ils ne pouvoient s’en dispenser en des visites de cérémonie, comme de mort, de mariage, etc. Les gens de qualité, accoutumés ainsi à ne trouver plus de différence d’avec les gens titrés, commencèrent bientôt à ne plus donner puis offrir leurs places, en quoi les gens titrés leur avoient montré un fort sot exemple depuis plus longtemps, qu’ils avoient cessé entre eux le même usage presque tous. Je l’avois trouvé établi en entrant dans le monde ; il ne cessa peu à peu que longtemps depuis. Moi et quelques autres ducs et duchesses l’avions toujours conservé ; la maison de Lorraine l’avoit continué par aînesse, et ses singes de Rohan et de Bouillon n’y manquoient pas non plus chacune entre elles. Mais toutes trois eurent à cet égard la même nouvelle conduite à essuyer que les ducs et les duchesses.

Rien ne pouvoit être plus agréable à M. et à Mme du Maine. La division étoit leur salut. Ils l’avoient procurée et mise au comble entre les ducs et le parlement, ils n’oublièrent rien pour la porter aussi loin qu’elle put aller entre les ducs et tous ceux qui ne l’étoient pas, en même temps pour profiter de l’une et de l’autre à lier, unir et amalgamer ensemble le parlement, et tout ce qu’ils pouvoient animer de gens contre les ducs. Ils y parvinrent bientôt, et dès que leurs mesures là-dessus eurent réussi, ils commencèrent à former et à organiser leur parti sans y paroître à découvert.

Ce mélange de gens de qualité de moindre, et des plus petits compagnons, ne blessa point ceux de la plus grande naissance, et pour faire nombre tout leur fut bon. Quelques gens d’esprit de la première qualité passèrent là-dessus pour parvenir à grossir assez, pour, après le prétexte des ducs, venir à des choses plus importantes, à ventiler le gouvernement et parvenir à ce que se proposent ceux qui s’élèvent contre le roi ou le régent ou le premier ministre, comme on a vu dans tous les troubles domestiques et les guerres civiles de tous les âges de la monarchie. Le grand nombre de ces gens de toutes qualités étoient menés par le nez, comme il arrive toujours, par le chef ou les chefs, et le petit nombre de leurs confidents, qui détachent des émissaires, et qui tournent les esprits, sous divers prétextes, à faire tout ce qui leur convient, et ce qui ne convient qu’à eux ; et qui se rient et se moquent de ce grand nombre d’instruments dont ils font la même sorte de cas qu’un artisan et un ouvrier font de leurs outils, dont tout le travail n’est utile qu’à eux, et est inutile aux outils mêmes, qui, après avoir bien servi leurs maîtres, deviennent usés, ébréchés, cassés, et ne sont plus de nul usage, ni ramassés par personne. Tel fut ce groupe qui, depuis les Châtillon, les Rieux, etc., jusqu’aux Bonnetot et autres fils de secrétaires du roi ou de fermiers, osèrent se produire comme un corps sous l’auguste nom du second des trois États du royaume, de leur unique autorité. Ce fut donc ce monstre sans titre légitime, ni même l’ombre illégitime, sans convocation, sans élection, sans pouvoir, ni instruction ni commission, [qui] se donna sous le nom de la noblesse, dont les trois quarts auroient eu grande peine à prouver la leur. Je n’en nomme aucun, parce que je ne prétends pas entrer en des généalogies, qui n’ont d’autre fruit que de désoler ceux qui ne peuvent montrer de vérité, et si j’ai nommé ce Bonnetot, c’est par le contraste d’avoir pour sa richesse épousé une fille de M. de Châtillon, et [avoir été] admis par lui, et en sa considération, par tous les autres, à être indistinctement regardé comme M. de Châtillon même, et à son exemple, tous les gens de peu ou de rien qui s’empressèrent d’y entrer, pour se faire un titre dans les suites d’avoir été de ces assemblées de la noblesse qui commencèrent à se tenir tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.

Mais dans ces assemblées où sans savoir pourquoi on rugissoit contre les ducs d’impulsion du duc et de la duchesse du Maine, l’embarras fut longtemps d’un objet particulier. Ils éclatoient en plaintes qu’ils faisoient retentir partout avec une sorte de tumulte tantôt que les ducs prétendoient faire un corps à part de la noblesse, tantôt que la noblesse ne vouloit plus que les ducs fissent corps avec elle. On débitoit des choses qui ne se pouvoient appeler que de véritables pauvretés, sans nombre, sans vérité, sans la moindre apparence, sans aucune sorte d’existence, de tentatives des ducs, les unes ridicules, les autres parfaitement inutiles ou indifférentes, quand même elles auroient existé, telles qu’on auroit honte de les rapporter et de les réfuter. Elles tomboient aussi d’elles-mêmes à mesure qu’elles étoient alléguées, mais pour faire place à d’autres aussi faussement et misérablement inventées, et qui ne vivoient pas plus longtemps. La fécondité en substituoit d’autres pour entretenir l’effervescence et le bruit, qui ne duroient pas plus longtemps, mais auxquelles on en faisoit succéder d’autres, qui n’avoient pas plus de fondement ni un meilleur sort. Quand des ducs ou gens de qualité, et de différentes qualités, car il s’en falloit bien que tous se fussent laissé ensorceler, demandoient à des parents et à des amis de cette noblesse (car pour s’entendre, il les faut bien désigner par le nom qu’ils avoient usurpé), quand, dis-je, on leur demandoit de quoi ils se plaignoient, ce qu’ils vouloient, et que par amitié, ou pour ne pas montrer qu’ils ne le savoient pas eux-mêmes, ils vouloient répondre, ils balbutioient et ne savoient qu’articuler. Quand on leur démontroit combien on se jouoit d’eux par toutes les puérilités sans vérité et sans vraisemblance dont on les abusoit, ils demeuroient muets et honteux. Quand on leur faisoit sentir que les ducs ne pouvoient pas n’être point du corps de la noblesse, et qu’il [était] absurde de les accuser de n’en vouloir pas être, et impossible de les en exclure, parce que, n’y ayant que trois ordres dans l’État, il falloit bien qu’ils fussent de l’un des trois par leur naissance et leur dignité française, et qu’ils ne pouvoient pas être du premier ni du troisième, quelques-uns sembloient se rendre ; mais la plupart, ne sachant que répondre à ce dilemme, se mettoient en fureur. En un mot, ils ne savoient que dire, ils y suppléoient par crier et parler à tort et à travers.

L’affaire n’étoit pas assez mûre ni assez préparée pour aller plus loin. On y travailloit sans relâche, on cabaloit les provinces pour en attirer des députations en y soufflant le même feu ; et, pour l’entretenir et l’augmenter à Paris, on prépara un mémoire contre le rang et les honneurs des ducs et des duchesses. Ce n’étoit pas que les moteur de cette requête en imaginassent aucun succès, mais il falloit tenir cette noblesse ensemble et en mouvement, se l’attacher de plus en plus, l’encourager à des tentatives hardies, la piquer par lui faire recevoir des refus, et pour cela lui donner de la pâture par des prétentions absurdes qui flattassent leur vanité. Quand ce mémoire fut prêt, et qu’il fut question de le présenter, les directeurs jugèrent à propos de se servir de ce qui étoit sous leur main pour augmenter le nom et le nombre. Le grand prieur étoit intéressé pour ses propres entreprises de n’en pas voir tomber les fondements, et les princes du sang pressoient le régent sans relâche de leur tenir parole et de les juger ; le premier président, le plus envenimé de tous contre les ducs par les perfidies qu’il leur avoit faites dans l’affaire du bonnet, publiquement déshonoré, par l’amas de scélératesses qu’il y avoit commises, et que les ducs avoient exposées fidèlement au plus grand jour, esclave d’ailleurs de M. et de Mme du Maine, disposoit de son misérable frère non moins déshonoré que lui, mais par d’autres endroits, que M. du Maine avoit par le feu roi fait ambassadeur de Malte ainsi joints dans cette affaire avec le grand prieur, ils soulevèrent tout ce qui étoit à Paris de l’ordre de Malte qui se joignit à cette noblesse, et ils convoquèrent tout ce qui en portoit la croix pour accompagner la présentation du mémoire. Le régent qui en fut averti, sentit l’inconvénient de cet attroupement, et manda l’ambassadeur de Malte la veille de la présentation du mémoire, auquel il dit qu’il défendoit toutes assemblées des chevaliers de Malte, à moins que ce ne fût uniquement pour les affaires de leur ordre.

Le samedi 18 avril, MM. de Châtillon, chevalier de l’ordre, de Rieux, de Laval, de Pons, de Baufremont et de Clermont vinrent au Palais-Royal, et entrèrent ensemble pour présenter leur mémoire au régent qui ne voulut pas [le] recevoir, leur dit deux mots de mécontentement fort secs, leur tourna le dos, et entra dans une pièce de derrière. M. de Châtillon avoit fait sa fortune par sa figure chez Monsieur, dont peu à peu il devint premier gentilhomme de la chambre ; il le fut après de M. son fils, qu’il suivit en Italie. À la figure près, qui étoit singulièrement belle, et à la valeur ; il n’y avoit rien, et quoique cette figure l’eût mis longtemps dans un certain grand monde, il n’y avoit été souffert que par ses qualités corporelles, et il y avoit longtemps qu’il menoit une vie fort obscure. M. de Rieux avoit beaucoup d’esprit, fort avare, fort méchant, fort glorieux, fort pensant en dessous, fort obscur, qui n’avoit jamais vu ni guerre, ni cour, ni monde. Les intendants, les impôts, le pouvoir absolu lui déplaisoit infiniment par gloire et par avarice, et il auroit voulu donner le ton au gouvernement, ou se faire donner et compter avec lui sans se donner la peine de paroître. Il n’étoit pas assez simple pour compter gagner rien sur les ducs ; il ne regardoit cette entreprise que comme le chausse-pied d’autres plus solides et plus importantes, mais par cela même des plus vifs pour animer le gros à poursuivre le fantôme qui les ameutoit. M. de Laval, fils du frère de la duchesse de Roquelaure, étoit sur le même moule que M. de Rieux, mais il avoit vu la cour et le monde plus que lui, et avoit servi avec assez de distinction. Il avoit tâché de tirer un grand parti d’une blessure qu’il avoit reçue à la mâchoire, et, pour le distinguer des autres Laval, on l’appeloit la Mentonnière, parce qu’il en conserva une, toute sa vie, de taffetas noir, qui d’ailleurs ne l’incommodoit en rien, mais qu’il crut qui affichoit son mérite militaire. Cette mentonnière ne lui ayant pas valu ce qu’il avoit espéré, il quitta le service avec hauteur ; et retomba dans l’obscurité tant que le roi vécut, et ne songea qu’à s’enrichir. Il y parvint en épousant la sœur de Turménies, veuve de Bayez, qui étoit fort riche, et tous deux fort appliqués le devinrent de plus en plus par quantité d’intrigues et d’affaires d’argent. Celui-là devint le bras droit de Mme du Maine, le confident de tous ses ressorts et le plus ardent de toute cette noblesse. On verra dans la suite que ses vues étoient pernicieusement vastes, et qu’il ne put se rendre capable de ce prélude, que par un chemin à des révolutions d’État après lesquelles il soupiroit sans cesse. M. de Pons étoit encore de même genre.

Comme MM. de Châtillon et de Laval et presque comme M. de Rieux, il étoit né pauvre, mais si pauvre qu’il n’avoit rien ; il étoit parent de M. de La Rochefoucauld le père, qui logeoit chez lui un cadet de cette maison, qui portoit le nom de La Case, et qu’il avoit défrayé longtemps, jusqu’à ce que, devenu par le temps et les grades lieutenant des gardes du corps, il les quitta avec un cordon rouge et le gouvernement de Cognac, mais logé toute sa vie, et monté aux chasses par M. de La Rochefoucauld. La Case lui parla du triste état de l’aîné d’une maison si ancienne et si distinguée, et M. de La Rochefoucauld, qui étoit fort noble et très bienfaisant, le fit venir de Saintonge, le mit avec ses petits-fils, et on fit comme de l’un d’eux. Tout contribua à le faire entrer agréablement dans le monde avec un tel appui, un grand nom, un des plus beaux visages et des plus agréables qu’on pût voir dans la fleur de quatorze ou quinze ans, beaucoup d’esprit, d’art et de tour, qui surprennent infiniment à cet âge, et à cette arrivée de province, enfin la compassion d’un abandon si total de fortune avec tant de talents naturels. Il fut ainsi à la cour plusieurs années avant la mort du roi, qui, à la prière de M. de La Rochefoucauld, lui donna enfin pour rien un guidon de gendarmerie. Le fils aîné du maréchal de Tallard avoit épousé en 1704 la fille unique de Verdun, aîné de sa maison et cousin-germain de son père, pour terminer de grands procès. Il mourut sans enfants des blessures qu’il reçut à la bataille d’Hochstedt. Sa veuve étoit également laide et riche. M. de Pons, qui n’avoit rien, se mit en tête de l’épouser. Il y parvint par ses charmes en 1710. Il quitta la cour, MM. de La Rochefoucauld, dont il compta n’avoir plus besoin, et le service, et montra plus de talent à faire valoir des procès que pour la guerre ; il désola le maréchal de Tallard, et il montra souvent aux procureurs les plus lestes qu’il en savoit plus qu’eux. Mme de Montmorency-Fosseux s’étant bientôt lassée d’être dame d’honneur de Mme la Duchesse (Conti), M. le Duc et Mme sa mère se piquèrent de ne pas déchoir, et mirent Mme de Pons en sa place. Rien de si avare, de si glorieux, de si pointilleux, et si la naissance permettoit de le dire, de si audacieux que M. de Pons avec un air de politesse et un débit sentencieux de maximes, et que Mme de Pons avec l’aigreur et l’emportement d’une femme qui connoissoit peu le monde et les mesures. Leur règne fut donc assez court à l’hôtel de Condé, d’où ils sortirent brouillés avec tout ce qui y alloit, et plus encore avec les maîtres. De ce moment on ne les a plus vus dans le monde, uniquement appliqués à s’enrichir de plus en plus, et M. de Pons raccroché par Mme du Maine à former son parti, avec le même but et le même feu que M. de Laval ; mais comme ayant bien plus d’esprit et d’instruction, car il s’étoit orné l’esprit de lecture, il garda plus de ménagements pour sa propre sûreté, et en servant Mme du Maine avec autant et plus même d’art que lui, et qu’aucun de ceux qui étoient dans la bouteille, il eut celui de se préserver des accidents personnels.

M. de Baufremont, avec bien de l’esprit et beaucoup de bien et de désordre, étoit un fort sérieux, très sottement glorieux, qui se piquoit de tout dire et de tout faire, et qui avoit épousé une Courtenay plus folle que lui encore en ce genre. Les conducteurs en savoient trop pour s’en servir autrement que d’un pion avancé. Il n’en vouloit qu’aux ducs, et disoit tout haut que, ne pouvant pas le devenir ; il les vouloit détruire. En cela il faisoit plus de justice à son mérite qu’à sa naissance. M. de Clermont étoit un bellâtre tout à fait dépourvu de sens et d’esprit, qui, débarqué du Mans par le coche, car il n’avoit rien, se targuoit de son nom et de sa figure avec quoi il prétendoit faire fortune. Il épousa la seconde fille de M. et de Mme d’O ; c’étoit la faim et la soif ensemble. Mais il espéra tout du crédit de cette alliance par laquelle il vécut à la cour, et y attrapa des emplois à la guerre. D’O bien plus au duc du Maine et à Mme du Maine qu’au comte de Toulouse, mais à qui la prudence ne permettoit pas de se montrer, paya de ce gendre que sa gloire et sa sottise enrôlèrent contre les ducs sans rien apercevoir au delà, et qu’on se garda bien aussi de lui découvrir. Il se crut un homme principal de se voir en si belle compagnie, où il aboya des mieux en écho. Tels furent les chiens de confiance de cette meute, auxquels on étoient sourdement joints d’autres, qui ne paraissoient pas à découvert, tant du petit nombre du conseil à divers degrés de confiance du secret, que de pions.

Cette levée de boucliers ne fit pas grand’peur aux ducs ; ils virent le mémoire par quelques amis, car on se garda bien de le laisser courir, et ils le méprisèrent jusqu’à n’y pas faire la moindre réponse. Quand on demandoit à ces messieurs en quel pays civilisé des quatre parties du monde il n’y avoit point de grands avec des rangs distinctifs de quiconque ne l’étoit pas, quand on leur demandoit la date de leur commencement partout sous quelque nom qu’ils fussent connus dans tous les âges, quand on leur proposoit d’expliquer ce que deviendroit en les abolissant l’ambition et l’émulation, le service de l’État, le pouvoir des rois et l’utilité des grandes récompenses, quand on les pressoit sur la possibilité des préférences par naissance parmi la noblesse sans dignités et sans distinctions marquées, quand on les poussoit sur ce qui étoit le plus fâcheux à supporter, d’un rang distinctif par dignité que tout homme de qualité pouvoit posséder, dont il étoit capable, et qui n’étoit presque composé que de gens de qualité comme eux, et qui n’étoient que tels avant que cette dignité leur eût été donnée, ou d’un rang distinctif par naissance hors la maison régnante, qui s’étend à toute une maison mâles et femelles à l’infini, et qui dit tacitement sans cesse à tous les gens de qualité, mais très clairement et très palpablement, qu’ils sont et ont ce que les gens de qualité ne peuvent jamais être par la disproportion de naissance qui est entre eux ; à ces courtes et pressantes considérations nulle réponse, les uns muets et honteux, les autres furieux balbutiant de rage, et ne disant pas quatre mots suivis. Quand on les poussoit sur la comparaison de leurs pères ou prédécesseurs, ou qu’on leur donnoit la cause d’un changement du blanc au noir si contradictoire, car ceux-ci ne disoient mot sur le rang de princes étrangers, on apprenoit à la plupart ce qu’ils ignoroient, qui en ouvroient la bouche et de grands yeux, et en demeuroient stupéfaits, et les autres ne savoient où se mettre. Ce contraste mérite bien place ici pour ne le pas laisser périr dans l’oubli, et au moins en rafraîchir la mémoire.


  1. René-Charles de Maupeou fut reçu président à mortier le 23 mars 1718, devint premier président en 1743, et, longtemps après la mort de Saint-Simon, garde des sceaux et vice-chancelier de France en 1763, enfin chancelier en 1768 (15 septembre). Il céda presque immédiatement cette charge à son fils, René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou, qui s’est rendu célèbre par sa lutte contre les parlements.