Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/13

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CHAPITRE XIII.


Mort de la duchesse de Vendôme. — Adresses et ruses pour l’obscure garde de son corps, sur même exemple de Mlle de Condé ; ce qui n’a pas été tenté depuis. — Le grand prieur sert à la cène le jeudi saint pour la dernière fois, et s’absente, le lendemain, de l’adoration de la croix. — Cardinal de Polignac prétend présenter au roi l’évangile à baiser, de préférence au premier aumônier ; est condamné. — Le roi visite Mme la Princesse et Mmes ses deux filles sur la mort de Mme de Vendôme. — Douglas obscur, misérable, fugitif. — Mme la duchesse de Berry parle fort mal à propos au maréchal de Villars ; se hasarde de faire sortir Mme de Clermont de l’Opéra, etc. ; se raccommode bientôt après avec elle et avec Mme de Beauvau. — Abbé de Saint-Pierre publie un livre qui fait grand bruit, et qui le fait exclure de l’Académie française dont il étoit. — Incendie au Petit-Pont à Paris. — Mort et caractère de Mme de Castries. — Mme d’Épinai dame d’atours de Mme la duchesse d’Orléans en sa place. — Mort de la reine d’Angleterre à Saint-Germain. — Mort, extraction et famille du duc de Giovenazzo. — Bureau de cinq commissaires du conseil de régence pour examiner les moyens de se passer de bulles. — La peur en prend à Rome qui les accorde toutes, et sans condition, aussitôt. — Mort du comte d’Albemarle. — Sa fortune fatale à celle de Portland. — Mort, caractère, faveur de M. le Grand. — Mort de Mme de Chalmazel et de la duchesse de Montfort. — Mariage du duc d’Albret avec une fille de Barbezieux, et du fils du prince de Guéméné avec une fille du prince de Rohan. — Origine des fiançailles dans le cabinet du roi de ceux qui ont rang de prince étranger. — Mariage du comte d’Agenois et de Mlle de Florensac. — Prince et princesse de Carignan à Paris, où ils se fixent incognito. — Triste éclat de l’évêque de Beauvois. — Yolet, ayant quitté le service depuis treize ou quatorze ans, étant mestre de camp, fait maréchal de camp. — Bruit des mestres de camp de cavalerie sur le style des lettres que le comte d’Évreux leur écrivoit, qui finit par un mezzo-termine. — Augmentation de pension à la duchesse de Portsmouth. — Grandes grâces pécuniaires à M. le prince de Conti. — Origine de ce débordement de finances du roi aux princes et princesses du sang. — D’Antin obtient pour ses deux petits-fils les survivances de ses gouvernements, et Silly une place dans le conseil du dedans du royaume. — Grande sédition à Bruxelles. — Affaires étrangères.


Mme de Vendôme mourut à Paris le 11 avril de cette année, sans testament ni sacrements, de s’être blasée sur tout de liqueurs fortes dont elle avoit son cabinet rempli. Elle étoit dans sa quarante-unième année. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que ce fut une princesse du sang de moins. Elle étoit fort riche, parce que M. de Vendôme lui avoit donné tous ses biens par son contrat de mariage. On a vu ici, en son lieu, de quelle manière il se fit, lui par orgueil, elle pour s’affranchir, M. du Maine pour relever d’autant la bâtardise. En deux ans de mariage on peut compter au plus par jours ce qu’ils ont été ensemble, et comme il n’y eut point d’enfants et que le grand prieur, son beau-frère, ne pouvoit hériter de rien, toute cette grande succession tomba à Mme la Princesse, dont elle étoit la dernière fille, et à ses autres enfants.

Cette mort donna lieu à une continuation adroite et hardie des princes du sang de faire garder son corps. Jamais autres que reines, dauphines et filles de France n’avoient été gardées jusqu’à Mademoiselle, fille de Gaston, frère de Louis XIII, et de sa première femme, héritière de Montpensier, comme petite-fille de France, morte en 1693, et celle en faveur de qui ce nouveau rang de petit-fils de France fut formé comme on l’a vu, t. VII, p. 167, lequel tient plus du fils de France que du prince du sang. Mlle de Condé étant morte le 23 octobre 1700, M. le Prince, bien plus attentif à usurper qu’aucun autre prince du sang, même que le grand prince de Condé, son père, fit doucement en sorte que quelques dames de médiocre étage gardassent le corps de Mlle sa fille, et à leur exemple quelque peu d’autres d’un peu de meilleur nom, mais hors de tout et de savoir ce qu’on leur faisoit faire. Cette nouveauté, bien que si délicatement conduite, ne laissa pas de faire du bruit, quoique M. le Prince n’eût fait inviter les dames que de sa part, n’ayant osé le hasarder de celle du roi, et ce bruit, qui ouvrit les yeux, causa le refus des dernières invitées. Cela fit enrayer tout court. M. le Prince se hâta de faire enterrer Mlle de Condé, pour couper court à l’occasion de la garder. Il profita de l’absence de Blainville, grand maître des cérémonies, qui étoit sur la frontière des Pays-Bas, où tout se regardoit déjà, sur l’extrémité du roi d’Espagne qui mourut le 1er novembre suivant. Desgranges, un des premiers commis de Pontchartrain, étoit maître des cérémonies, et peu bastant pour faire à M. le Prince la plus légère résistance, qui fit glisser dans son registre ce qu’il voulut.

Sur ce fondement, les princes du sang voulurent continuer l’entreprise ; mais ils craignirent Mme la Princesse qui, toute glorieuse qu’elle fût, n’étoit pas si hardie qu’eux, ni si confiante en leurs forces et en la sottise du public ; elle savoit comme eux et mieux qu’eux, pour en avoir été témoin, que l’exemple de Mlle de Condé avoit été une tentative hardie, adroite, ténébreuse et peu heureuse ; ils se doutèrent qu’elle ne voudroit pas se commettre à une seconde. Ils s’avisèrent de la faire tonneler par Dreux, duquel j’ai eu occasion de parler assez pour n’avoir rien à ajouter, et qui n’étoit pas homme à manquer de faire sa cour à qui il craignoit, et à ne pas courir au-devant de tout ce qui leur pouvoit plaire. Ils comprirent que la timidité de Mme la Princesse céderoit à l’autorité d’un grand maître des cérémonies, sur le témoignage duquel elle auroit toujours, en tout cas, de quoi s’excuser ou à le faire valoir. L’expédient réussit comme ils l’avoient espéré. Néanmoins ils prirent bien garde au choix de dames qui ne pussent connoître ce qu’on leur proposoit, ni qui sussent se sentir, bien plus encore de s’adresser à pas une femme titrée ou même simple maréchale de France, ou encore d’un certain air dans le monde, ni qui sussent ce qu’elles étoient par leur qualité. Contents d’une récidive aussi adroite et aussi délicate, qui confirmoit la première entreprise, au premier petit bruit qu’ils en entendirent, et qui ne tarda pas, ils imitèrent la prudence de M. le Prince, et en firent cesser l’occasion tout court en se hâtant de faire enterrer le corps de, Mme de Vendôme.

Il fut porté, le 16 avril, aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, conduit par Mlle de Clermont, accompagnée des duchesses de Louvigny et d’Olonne, priées par Mme la Princesse et par M. le Duc, et point du tout de la part du roi. La cérémonie se passa comme celle de Mlle de Condé, où étoient ma mère et la duchesse de Châtillon, priées par M. le Prince, comme on l’a vu t. II, p. 443, et Dreux mit sur ses registres ce qu’il plut aux princes du sang, très peu scrupuleux d’ailleurs sur ce qu’il y écrivoit ou omettoit. Il est mort depuis bien des princesses du sang, sans qu’il ait plus été parlé de la garde de pas une. Les intéressés ont jugé apparemment qu’il n’étoit pas à propos de la tenter davantage.

Continuons le récit des entreprises. Le jeudi saint de cette année le grand prieur servit hardiment à la cène comme les princes du sang. Cette récidive de l’inouïe nouveauté de l’année passée, contre la parole expresse du régent, fut l’effet de la même politique qui l’avoit permise la première fois. Elle piquoit, elle excitoit ce qu’il y avoit de plus grand les uns contre les autres, qui étoit son manège favori. Cette année fut pourtant la dernière que cette entreprise eut lieu, quelque respect, comme on l’a expliqué ailleurs, que le régent eût pour le grand prieur, qui ne se présenta pas même le lendemain matin chez le roi, à l’office pour l’adoration de la croix. À la grand’messe de ce même jeudi saint, le cardinal de Polignac, qui eût mieux fait d’être en son archevêché d’Auch, où il n’a mis le pied de sa vie, prétendit présenter le livre des évangiles à baiser au roi, de préférence à l’évêque de Metz, premier aumônier, parce que le grand aumônier cardinal n’y étoit pas. Cette dispute toute nouvelle empêcha le roi de baiser l’évangile. Deux jours après le régent décida en faveur du premier aumônier, à qui les cardinaux ne l’ont plus disputé depuis. Il est vrai aussi que depuis que je suis chevalier de l’ordre, je me suis trouvé à une fête de l’ordre où il n’y eut ni grand ni premier aumônier, où les cardinaux de Polignac et de Bissy étoient en leurs places de commandeurs, et où le cardinal de Polignac présenta au roi l’évangile à baiser, de préférence aux deux aumôniers de quartier présents en leurs places, qui ne le disputèrent pas. Ce même jeudi saint, après ténèbres, le roi alla voir Mme la Princesse et Mmes ses deux filles, de Conti et du Maine, sur la mort de Mme de Vendôme.

On a vu, t. XIII, p. 291, l’affreuse aventure du Prétendant, échappé à Nonancourt par le courage et la sagacité de la maîtresse de la poste, à Douglas et aux autres assassins, dépêchés sous lui par Stairs après ce prince, et leur impudence après leur coup manqué. Ce Douglas étoit depuis tombé dans la dernière obscurité, par l’horreur de tous les honnêtes gens ; mais il étoit souffert à Paris sous la protection de Stairs, à qui le régent ne pouvoit rien refuser. Douglas, fort misérable, avoit fait des dettes de nature à pouvoir être arrêté chez lui. On le tenta, il se sauva par les derrières, et Stairs s’interposa en sa faveur. Mais le répit accordé fut court, et ne servit qu’à lui donner moyen de sortir de Paris et de se cacher ailleurs. On n’en a plus ouï parler depuis, quoiqu’il ait traîné encore du temps en France son infâme et obscure vie, qu’il auroit dû perdre entre quatre chevaux en revenant de Nonancourt. Il avoit épousé à Metz une demoiselle qui avoit du bien et qu’il a laissée veuve sans enfants il y a bien des années, et presque à la mendicité.

Mme la duchesse de Berry fit presque de suite deux traits qui furent très-contradictoires, et qui montrèrent également l’excès de son orgueil et de son peu de jugement. Entraînée par les roués de M. le duc d’Orléans, avec qui, toute fille de France qu’elle étoit, elle soupoit souvent, et dont plusieurs étoient pour se recrépir d’avec cette prétendue noblesse à qui tout étoit bon, [elle] se hasarda de parler chez elle, publiquement et fort mal à propos, au maréchal de Villars sur ses lettres aux colonels, dont cette prétendue noblesse s’avisoit de se plaindre. On fut surpris de la sagesse et de la modération du maréchal, qui n’étoit pas fait pour recevoir, non pas même du régent, une réprimande publique ; cette princesse, transportée d’orgueil, qui se croyoit droit de tout, et qui n’avoit pourtant pas celui de reprendre personne sur ce qui ne lui manquoit pas de respect, et si encore, avec la mesure convenable aux personnes, ne comprit pas qu’elle étoit en cela l’instrument et le jouet d’un ramas de gens de toutes les sortes, excités adroitement par M. et Mme du Maine et les plus dangereux ennemis de M. le duc d’Orléans, pour le culbuter, et qui, en attendant que leurs conducteurs vissent le moment de les faire frapper au véritable but, se laissoient éblouir du beau dessein de mettre tout dans une égalité qui, en défigurant l’État, le rendant dissemblable à ce qu’il est depuis sa fondation, et à tous les autres États du monde, anéantissoit les avantages de la grande, ancienne et véritable noblesse, ôtait les gradations, supprimoit les récompenses, détruisoit radicalement toute ambition, attaquoit l’autorité, le droit et la majesté du trône, à réduisoit tout au même niveau, et par une suite nécessaire, dans la dernière confusion, jetoit tout dans l’oisiveté, dans la paresse, dans le néant, vidoit la cour, désertoit les armées, les ambassades, etc., et ne laissoit de distinctions et d’avantages qu’aux richesses, par conséquent à la bassesse, à l’avarice, à la cupidité d’en acquérir et de les conserver par toutes sortes de moyens. En même temps elle [ne] vit pas combien par cette folle action elle manquoit de respect au roi, eu usurpant, bien que sa sujette, une autorité inséparable de sa couronne, et au régent son père, unique dépositaire, comme régent, de l’autorité du roi mineur, et le seul en France qui eût caractère pour l’exercer en son nom.

Incontinent après s’être si étrangement montrée protectrice de cette écume de noblesse, elle se porta à insulter en public toute la véritable et la haute noblesse, qu’elle offensa toute en la personne de deux dames de cette qualité. On a vu, ci-dessus, p. 64, comment et pourquoi Mmes de Beauvau et de Clermont-Gallerande avoient quitté les places qu’elles avoient auprès d’elle. Elle le leur pardonnoit d’autant moins qu’elles en étoient fort approuvées et qu’elles et leurs maris n’en avoient pas été moins bien traités depuis par Madame, et par M. et Mme la duchesse d’Orléans. Étant à l’Opéra, dans sa petite loge, elle se trouva si piquée de voir Mme de Clermont vis-à-vis d’elle dans la petite loge de M. le comte de Toulouse qui n’y étoit pas, qu’elle envoya sur-le-champ lui défendre par Brassac, exempt de ses gardes, de se trouver jamais dans les lieux où elle seroit. C’étoit bien en dire autant à Mme de Beauvau si elle s’y fût trouvée. Aussitôt Mme de Clermont sortit fort sagement de la loge et s’en alla avec la jeune Mme d’Estampes, qui s’y trouva seule avec elle. Cette action fit un grand bruit dans le monde, et fut en effet un acte de vraie souveraineté, tel qu’il n’appartient qu’au roi, qui seul a le pouvoir d’exiler et de bannir partout de sa présence. C’étoit attenter aussi à la liberté publique, et se mettre au-dessus de toute mesure, de toute règle, de toute loi. Les propos ne se continrent pas, mais ce fut presque tout. La princesse étoit fille du régent, on connoissoit sa violence et toute, la faiblesse de son père. Madame et lui ne laissèrent pas de lui en dire leur avis.

Après quelques jours de furie contre le scandale du public, elle ne put se dissimuler qu’elle n’en fût embarrassée. C’étoit dans ses embarras qu’elle s’ouvroit à Mme de Saint-Simon ; qui n’étoit point à cet opéra avec elle, et toutes deux jusqu’alors ne s’étoient pas ouvert la bouche l’une à l’autre de toute cette belle aventure. Elle connoissoit la sagesse de ses conseils, quoiqu’elle les prît rarement. Elle savoit combien elle étoit aimée et honorée dans sa maison ; elle n’ignoroit pas les sentiments de ces deux dames pour elle, qui, avant et depuis leur retraite, ne s’étoient pas cachées, que la seule considération de Mme de Saint-Simon les avoit arrêtées longtemps. Mme de Saint-Simon profita de ce trouble de Mme la duchesse de Berry pour lui faire sentir toute sa faute, et lui persuader de finir honnêtement et convenablement des procédés qui étoient insoutenables. Enfin elle la fit consentir à voir les deux dames et les deux maris, avec des manières, des honnêtetés et des propos qui pussent réparer tout ce qui s’étoit passé. Ce ne fut pas sans peine qu’elle l’amena à ce point ; la manière en fut une autre. Cette espèce d’avance en public pesoit trop à son orgueil. Elle voulut, pour cette première fois, éviter Luxembourg. Il fut donc convenu entre elles deux que Mme la duchesse de Berry irait deux jours après aux Carmélites du faubourg Saint-Germain où elle avoit un appartement ; que Mme de Saint-Simon avertiroit M. et Mme de Beauvau et M. et Mme de Clermont, et qu’elle-même les mèneroit aux Carmélites, où elle seroit témoin de la réception.

Cela fut exécuté le 4 juin, six semaines après l’affaire de l’Opéra, arrivé le 25 avril. Ils entrèrent tous dans le monastère, et allèrent droit à l’appartement de Mme la duchesse de Berry qui les y attendoit. Chacun de son côté se posséda assez pour que l’accueil fût également obligeant et bien reçu. Les deux hommes demeurèrent peu dans le couvent, parce qu’il est très rare que les hommes y entrent. Mme de Beauvau y fut retenue, et Mme la duchesse de Berry lui fit des merveilles. Mme de Clermont se trouva lors près de Fontainebleau, chez M. le comte de Toulouse, à la Rivière, et n’en put revenir à temps. Dès qu’elle fut revenue, elle alla chez Mme la duchesse de Berry, où tout se passa très bien de part et d’autre ; et depuis elles ont toutes deux été, et leurs maris, chez Mme la duchesse de Berry de temps en temps.

Une forte plate chose fit alors un furieux bruit. J’ai parlé quelquefois ici des Saint-Pierre, dont l’un étoit premier écuyer de Mme la duchesse d’Orléans ; l’autre, son frère, premier aumônier de Madame. Celui-ci avoit de l’esprit, des lettres et des chimères. Il étoit de l’Académie française depuis fort longtemps et fort rempli de lui-même, bon homme et honnête homme pourtant, grand faiseur de livres, de projets et de réformations dans la politique et dans le gouvernement en faveur du bien public. Il se crut en liberté par le changement du gouvernement et de donner l’essor à son imagination en faveur du bien public. Il fit donc un livre qu’il intitula la Polysynodie [1] ', dans lequel il peignit au naturel le pouvoir despotique et souvent tyrannique que les secrétaires d’État et le contrôleur général des finances exerçoient sous le dernier règne, qu’il appela des vizirs, et leurs départements des vizirats, et s’espaça là-dessus avec plus de vérité que de prudence.

Dès qu’il parut, il causa un soulèvement général de tout l’ancien gouvernement et de tous ceux encore qui se flattoient d’y revenir après la régence. Les anciens courtisans du feu roi se piquèrent aux dépens d’autrui d’une reconnoissance qui ne leur coûtoit rien. Le maréchal de Villeroy se signala par un vacarme épouvantable, et de gré ou de force ameuta toute la vieille cour. Hors ceux-là personne ne se scandalisoit d’un ouvrage qui pouvoit manquer de prudence, mais qui ne manquoit en rien à la personne du feu roi, et qui n’exposoit que des vérités, dont tout ce qui vivoit alors avoit été témoin, et dont personne ne pouvoit contester l’évidence. Les académies, les autres gens de lettres, le reste du monde, s’indigna même et le montra, que ces messieurs de la vieille cour ne pussent encore souffrir la vérité et la liberté, tant ils s’étoient accoutumés à la servitude. Mais le maréchal de Villeroy fit tant de manèges, de déclamations, de tintamarre, entraîna par ses violences tant de gens à n’oser ne pas crier en écho que M. le duc d’Orléans, qui de longue main n’aimoit pas les Saint-Pierre, et à qui le maréchal de Villeroy imposoit, ne voulut pas pour eux résister à ce tumulte. L’abbé de Saint-Pierre fut donc chassé de l’Académie française malgré l’Académie, qui n’osa résister jusqu’au bout ; mais de peu de maisons, dont à la vérité il en fréquentoit peu de considérables. Le livre fut supprimé ; mais l’Académie, profitant du goût du régent, pour les mezzo-termine, obtint qu’il ne se feroit point d’élection et que la place de l’abbé de Saint-Pierre ne seroit point remplie ; ce qui a été exécuté malgré les cris de ses persécuteurs jusqu’à sa mort.

Le feu prit, le 27 avril, au Petit-Pont. Un imprudent, cherchant quelque chose avec une chandelle dans des recoins d’un bateau de foin, l’embrasa. La frayeur qu’il ne communiquât le feu, à plusieurs autres, au milieu desquels il étoit, le fit pousser à vau-l’eau avec précipitation. Il vint donner contre un pilier des arches de ce Petit-Pont. La flamme, qui s’élevoit de dessus, prit à une des maisons du pont, et causa un assez grand incendie. Le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, les magistrats de police et beaucoup de gens y coururent. Le cardinal de Noailles y passa une partie de la nuit à faire porter chez lui quantité de malades de l’Hôtel-Dieu, dont les salles étoient en danger, et à les faire secourir chez lui en vrai pasteur et père. L’archevêché en fut tout rempli, et ses appartements ne furent point ménagés. On vit le moment que l’Hôtel-Dieu entier alloit être brûlé ; mais, par le bon et prompt ordre, il n’y eut que très peu de chose de cet hôpital et une trentaine de maisons brûlées ou abattues. Les capucins s’y signalèrent très utilement. Les cordeliers y servirent aussi fort bien. Le duc de Guiche y fit venir le régiment des gardes, qui rendit de grands devoirs, et le duc de Chaulnes fit garder les meubles et les effets par ses chevau-légers à cheval. On s’y moqua un peu du maréchal de Villars, qui y fit venir du canon pour abattre des maisons, remède qui n’eût pas été moins fâcheux que le mal sur des maisons toutes de bois et si entassées. Le maître des pompes n’y acquit pas d’honneur.

Mme de Castries, dame d’atours de Mme la duchesse d’Orléans, fut trouvée le matin dans son lit sans connoissance, qui, malgré tous les remèdes, ne revint point jusqu’à huit heures du soir, qu’elle mourut sans laisser d’enfants : elle se portoit très bien, et Mme de Saint-Simon avoit passé une partie du soir de la veille chez elle. Ce qui surprit davantage, c’est que ce n’étoit qu’esprit et âme sans presque de corps. Le sien étoit petit et si mince, qu’un souffle l’eût renversée. Ce fut grand dommage : j’ai parlé ailleurs d’elle et de son mari, qui, avec raison, ne s’en est jamais consolé. C’étoit une petite poupée manquée, foncièrement savante en tout, sans qu’il y parût jamais, mais pétillante d’esprit, souvent aussi de malice, avec toutes les façons, les grâces, et ce tour et cette sorte d’esprit et d’expressions charmantes et uniques, si vantées et si singulièrement propres aux Mortemart. Deux jours après, Mme d’Épinai fut choisie pour lui succéder. Un laquais de Mme de Castries, l’apprenant dans la cour du Palais-Royal : « Ah ! ma pauvre maîtresse, s’écria-t-il, dans quel étonnement seroit-elle si elle savoit qui lui succède ! » Mme la duchesse d’Orléans la voulut absolument parce qu’elle étoit fille de M. d’O. On a souvent parlé ailleurs de toute cette cordelle de bâtardise, Mme la duchesse d’Orléans voulut persuader le monde que ce choix étoit de M. le duc d’Orléans, qui le nia et lui renvoya la balle, et fut le premier à se moquer du choix. La pauvre femme y fit pourtant fort bien, et s’y fit aimer de tout le monde.

La reine d’Angleterre mourut le 7 mai à Saint-Germain, après dix ou douze jours de maladie. Sa vie, depuis qu’elle fut en France, à la fin de 1688, n’a été qu’une suite de malheurs qu’elle a héroïquement portés jusqu’à la fin, dans l’oblation à Dieu, le détachement, la pénitence, la prière et les bonnes œuvres continuelles, et toutes les vertus qui consomment les saints. Parmi la plus grande sensibilité naturelle, beaucoup d’esprit et de hauteur naturelle, qu’elle sut captiver étroitement et humilier constamment, avec le plus grand air du monde, le plus majestueux, le plus imposant, avec cela doux et modeste. Sa mort fut aussi sainte qu’avoit été sa vie. Sur les six cent mille livres que le roi lui donnoit par an, elle s’épargnoit tout pour faire subsister les pauvres Anglois, dont Saint-Germain étoit rempli. Son corps fut porté le surlendemain aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, où il est demeuré en dépôt, et où elle se retiroit souvent. La cour ne prit aucun soin ni part en ses obsèques. Le duc de Noailles alla à Saint-Germain comme gouverneur du lieu et comme capitaine des gardes, pour ordonner seulement que tout y fût décent. Le deuil ne fut que de trois semaines.

Cellamare, ambassadeur d’Espagne à Paris, perdit en même temps son père à Madrid, qui s’appeloit le duc de Giovenazzo, duquel le grand-père étoit médecin à Gênes, où il s’enrichit par le commerce. Son fils se transplanta à Naples, y fit de grandes acquisitions, continua le commerce, mais faisant l’homme de qualité, et augmenta beaucoup ses richesses. Ses deux fils se trouvèrent avoir beaucoup d’esprit, surtout l’aîné, qui s’intrigua si bien à la cour d’Espagne, qu’il s’y poussa à tous les emplois, et que Charles II le fit grand de troisième classe, et pour trois races, c’est-à-dire son fils et son petit-fils. Sa capacité très reconnue le fit mettre dans le conseil d’État, qui étoit lors le dernier comble de fortune. Philippe V le trouva ainsi revêtu, et eut pour lui beaucoup de considération, et il est vrai qu’il étoit fort compté à Madrid. Il mourut extrêmement vieux, et s’étoit toujours très bien conduit. Son frère ne s’étoit pas moins poussé à Rome. Son argent l’éleva de charge en charge, et enfin à la pourpre romaine. C’est le cardinal del Giudice, dont il est parlé ici en tant d’endroits. Il vécut aussi fort vieux, mais pas assez pour voir son neveu cardinal, qui prit aussi le nom de cardinal del Giudice. Celui-ci étoit frère de Cellamare, et passa sa vie à Rome dans les charges de prélature, puis de la maison du pape, et enfin dans le cardinalat. Pour Cellamare, il donnera ample occasion de parler de lui.

Il y avoit longtemps que le pape, persécuté par son nonce Bentivoglio, par les cardinaux de Rohan, surtout de Bissy, et par les plus emportés de ce parti, s’étoit rendu à eux malgré lui, à refuser des bulles. Grand nombre d’églises étoient sans évêque, quoique nommés la plupart. Il en étoit de même des abbayes, et le cardinal Fabroni tenoit le pape de court avec ses emportements ordinaires, pour empêcher que le pied lui glissât là-dessus. Dans les commencements de cette résolution, ils n’auroient pas été fâchés d’accorder des bulles à des conditions honteuses pour la France et pour des évêques, utiles à la domination romaine, qui est le but où toutes choses tendent en cette cour : des lettres soumises des nommés au pape, des signatures chez le nonce telles qu’il les auroit présentées, exclusion, indépendante de qui ils auroient voulu. Le régent, quelquefois ébranlé, seroit assez volontiers entré en composition sur la qualité des conditions ; mais le maréchal d’Huxelles, qui avoit quelquefois de bons intervalles sur ces matières de Rome, lui en remontra si bien la honte présente, et les conséquences pernicieuses pour l’avenir, qu’il le raffermit contre les manèges de toutes les sortes que la cabale employoit auprès de lui. À la fin, pressé par ceux qui avoient plus de sang françois dans les veines, il prit un parti dont Rome et les siens ne le jugeoient pas capable, et qui, toutes les fois qu’on en prendra un semblable suivant la nature des affaires, amènera toujours cette cour à raison.

Le régent déclara au conseil de régence qu’il falloit pourvoir à la dureté de la cour de Rome ; que, puisqu’elle s’opiniâtroit depuis si longtemps à refuser des bulles contre la loi réciproque du concordat, il falloit chercher et trouver le moyen de se passer d’elle là-dessus ; qu’il étoit d’avis d’établir un bureau de personnes capables défaire les recherches nécessaires à cet effet, d’en rendre compte au conseil de régence le plus tôt qu’il seroit possible, et aussitôt après se servir de la voie qui auroit été reconnue la meilleure pour faire sacrer tous les évêques nommés. Le conseil applaudit d’une voix, au grand regret de M. de Troyes, qui n’osa se commettre à se montrer d’avis différent, et qui se contenta de consentir d’une inclination de tête, en faisant la grimace en dessous. Tout de suite le régent proposa le choix qu’il faisoit de cinq commissaires pour composer ce bureau, et nomma le maréchal de Villeroy, d’Antin, le maréchal d’Huxelles, Torcy, et moi pour chef de ce bureau qui se tiendroit chez moi, comme l’ancien pair de ce bureau et de tout le conseil de régence, et le choix en fut approuvé. C’étoit à moi à donner les jours de bureau, et pour cela à en préparer les matières ; à moi encore, quand le travail y seroit achevé, de le rapporter au conseil de régence.

La matière m’étoit tout à fait nouvelle, je voulus m’en instruire à fond. Je pris donc soin de m’informer de ceux qui seroient les plus capables de me bien endoctriner. Je les vis au nombre de sept ou huit qui passoient pour l’être le plus en cette matière. J’eus quelques conversations et des mémoires de quelques-uns. Celui de tous qui me satisfit le plus par sa profonde science, sa mémoire sur les faits, son sens et son jugement pour l’application et le raisonnement, et ce que je trouvai assez rare parmi ces doctes, par la politesse et la science du monde, fut un abbé Hennequin, retiré dans une maison d’une des cours de l’abbaye de Sainte-Geneviève. M. Petitpied, qui avoit été des années en Hollande, exilé après au loin, puis rapproché près de Paris, me satisfit fort aussi, et un M. Le Gros, qui demeuroit en Sorbonne. Je demandai à M. le duc d’Orléans de permettre à M. Petitpied de revenir à Paris, parce que je ne pouvois pas aller souvent le chercher à Asnières. Il me l’accorda, et cela finit son exil.

Je n’eus pas le temps de me rendre bien habile ni de tenir un seul bureau. Rome en prit une telle frayeur que, sans balancer, le pape manda le cardinal de La Trémoille, à qui le régent avoit défendu de prendre les bulles de Cambrai, sans que les autres nommés eussent les leurs en même temps. Le pape, sans lui faire de plaintes du parti que le régent prenoit, qui avoit répandu l’alarme dans Rome, lui déclara qu’il accordoit toutes les bulles, et le pria de ne pas différer de dépêcher un courrier à Paris pour y porter cette nouvelle. Elle fit grand plaisir et auroit dû servir d’une grande leçon à l’avenir pour se conduire avec Rome. Les bulles furent expédiées incontinent après, et on n’entendit plus parler à Paris que de sacres d’évêques. Oncques depuis, Rome ne s’est jouée à un pareil refus, ni à faire faire aucune proposition à pas un nommé pour en obtenir. Ainsi finit ce bureau avant de s’être pu assembler, dont nous fûmes tous fort aises, et je pense que l’opinion que de longue main Bentivoglio et les principaux boutefeux avoient donnée à Rome de la plupart des commissaires, sur les matières qui regardent cette cour, et la constitution en particulier, n’y fit guère moins d’impression que la chose même, et que cette cour comprit par là qu’on vouloit sérieusement conduire à fin. Il y avoit trois archevêchés et douze ou treize évêchés.

On apprit la mort du comte d’Albemarle, gouverneur de Bois-le-Duc, et général des troupes hollandaises. Je le remarque, parce que ce fut lui dont la faveur naissante auprès du roi Guillaume prévalut sur celle de Portland, pendant sa brillante ambassade ici, aussitôt après la paix de Ryswick, et que cette jalousie lui fit abréger le plus qu’il put. La faveur de Portland [fut] la plus ancienne, la plus entière, la plus durable, et qui avoit eu la confiance de tous les manèges de ce prince en Hollande, pour s’y rendre peu à peu le maître, comme il le devint, de toutes ses pratiques dans toutes les cours de l’Europe, pour allumer et entretenir la guerre contre la France, enfin de toute l’affaire d’Angleterre, où devenu roi, il le fit comte de Portland, chevalier de la Jarretière, et lui donna des charges et des emplois. Portland, jusqu’à ce qu’il fût pair d’Angleterre, portoit le nom de Benting, qui étoit celui de sa famille. Il étoit Hollandois, et sa faveur avoit commencé dès le temps qu’il étoit paie de ce même prince d’Orange, et toujours augmenté depuis. Keppel, Hollandois comme lui, le désarçonna pendant sa courte ambassade de France, quoique sa faveur fût nouvelle. Il fut fait comte d’Albemarle. Elle augmenta sans cesse, et dura jusqu’à la mort de Guillaume, auprès duquel Portland n’eut plus que la considération, qu’après une si longue et si entière confiance, son maître ne lui put refuser. Belle leçon pour les courtisans et les favoris. Si un aussi grand homme que Guillaume III a été capable d’une telle légèreté, sans autre cause qu’une légèreté dont il avoit paru si incapable, lui si solide et si suivi en tout, et encore à son âge, quel fonds faire sur les autres princes ! Portland pensa plusieurs fois à se retirer en Hollande ; lui et son émule Albemarle s’y retirèrent tout à fait après la mort de Guillaume.

M. le Grand mourut en même temps à Royaumont, abbaye depuis longtemps dans sa famille, dont son père et lui avoient fait leur maison de plaisance et où il étoit allé prendre l’air, à près de soixante-dix-sept ans, à même âge et même maladie que le feu roi. Il fut un des exemples, également long et sensible, du mauvais goût de ce prince en favoris, dont il n’eut aucun qui ait joui, d’une si constante et parfaite [faveur], jointe à la considération et à la distinction la plus haute, la plus marquée, la plus invariable. Une très noble et très belle figure ; toute la galanterie, la danse, les exercices ; les modes de son temps ; une assiduité infatigable ; la plus basse, la plus puante, la plus continuelle flatterie ; toutes les manières et la plus splendide magnificence du plus grand seigneur, avec un air de grandeur naturel qu’il ne déposoit jamais avec personne, le roi seul excepté, devant lequel il savoit ramper comme par accablement de ses rayons, furent les grâces qui charmèrent ce monarque et qui acquirent, quarante ans durant, à ce favori toutes les distinctions et les privantes, toutes les usurpations qu’il lui plut de tenter, toutes les grâces, pour soi et pour les siens, qu’il prit la peine de désirer, qui réduisirent tous les ministres, je dis les plus, audacieux, les Seignelay, les Louvois et tous leurs successeurs, à se faire un mérite d’aller chez lui et au-devant de tout ce qui lui pouvoit plaire, et qu’il recevoit avec les façons de supériorité polie comme ce qui lui étoit dû. Il avoit su ployer les princes du sang même, bien plus, jusqu’aux bâtards et bâtardes du roi, à la même considération pour lui et à une sorte d’égalité de maintien avec eux chez lui-même. La goutte, qui lui fut d’abord un prétexte puis une nécessité de ne point sortir de chez lui, une grande et excellente table, soir et matin, et le plus gros jeu du monde, toute la journée, où abondoit une grande partie de la cour, lui furent d’un grand secours pour maintenir un air de supériorité si marquée. Il ne sortoit que rarement pour se faire porter chez le roi ou pour aller à Marly jouer dans le salon.

Jamais homme si court d’esprit ni si ignorant, autre raison d’avoir mis le roi à son aise avec lui, instruit pourtant de ce qui intéressoit sa maison et des choses de la Ligue, dont, avec plus d’esprit, il auroit eu l’âme fort digne. L’usage continuel du plus grand monde et de la cour suppléoit à ce peu d’esprit, pour le langage, l’art et la conduite, avec la plus grande politesse, mais la plus choisie, la plus mesurée, la moins prodiguée et l’entregent de captiver quoique avec un mélange de bassesse et de hauteur, tout l’intérieur des principaux valets du roi. D’ailleurs brutal, sans contrainte avec hommes et femmes, surtout au jeu, où il étoit très fâcheux et lâchoit tout plein d’ordures, sur le rare pied que personne ne se fâchoit de ses sorties, et que les dames, je dis les princesses du sang, baissoient les yeux et les hommes riaient de ses ordures. Jamais homme encore si gourmand, qui étoit une autre occasion fréquente de tomber sur hommes et femmes sans ménagements, si le hasard leur faisoit prendre un morceau dont il eût envie, ou s’il étoit prié à manger quelque part ou que lui-même eût demandé un repas et qu’il ne se trouvât pas à sa fantaisie. C’étoit, de plus, un homme tellement personnel qu’il ne se soucia jamais de pas un de sa famille, à la grandeur près, et qu’à la mort de sa femme et de ses enfants il ne garda aucune bienséance ni sur le deuil, ni sur le jeu, ni sur le grand monde. Au fond, il étoit bon homme, avoit de l’honneur, aimoit à servir et avoit en affaires d’intérêts les plus nobles et les plus grands procédés qu’il fût possible. Avec tout cela il ne fut regretté de personne. J’ai rapporté en leur temps ici quelques traits de lui singuliers, en bien et en mal. Il n’avoit presque servi qu’à la suite du roi dans les armées. Il vécut toujours au milieu du plus grand monde sans amis particuliers, et ne se mêla jamais de rien à la cour que de ce qui regardoit le rang de sa maison, dont il fut toujours très sensiblement occupé, sans aucun soin de ses affaires particulières, que Mme d’Armagnac savoit très bien gouverner et qu’il laissa conduire à ses gens après elle. Il ne découchoit presque jamais des lieux où le roi étoit, et c’étoit auprès de lui un autre grand mérite.

Mme de Chalmazel mourut ; je le remarque par la singularité d’être sœur de père du maréchal d’Harcourt et de mère de la maréchale sa femme.

Le comte de Grammont, de Franche-Comté, qui y commandoit, mourut à Besançon. J’obtins ce commandement pour M. de Lévi, en conservant sa place et son emploi au conseil de guerre, que je me doutois déjà qui ne dureroit pas longtemps, non plus que les autres conseils. Ce fut un état assuré, et vingt mille livres d’appointements.

La duchesse de Montfort, fille unique de Dangeau de son premier mariage, mourut au couvent de la Conception, où elle s’étoit retirée à la mort de son mari, malgré père et beau-père et belle-mère, qui la vouloient garder à l’hôtel de Luynes. C’étoit une bonne et aimable femme, qui avoit de l’esprit, mais à qui des infirmités presque continuelles avoient donné des fantaisies qui avoient un peu altéré ses biens.

Ces morts furent bientôt suivies de trois mariages. Il y avoit longtemps que le duc d’Albret vouloit épouser Mlle de Culant, qui étoit fort riche, fille de Barbezieux et de Mlle d’Alègre, sa seconde femme. Toute la famille de M. de Louvois ne le vouloit point, et d’Alègre, grand-père, étoit d’accord avec le duc d’Albret. La fille n’avoit ni père ni mère. Les procédés tournés en procès furent arrêtés par les menées de M. le prince de Conti, qui en fit son affaire pour M. d’Albret, et par l’autorité de M. le duc d’Orléans, qui n’y avoit que faire, mais qui s’y laissa peu à peu engager, dont M. de La Rochefoucauld et le duc de Villeroy, qui lui parlèrent vivement, furent fort piqués. Enfin, après bien du bruit, du temps et des difficultés, le curé de Saint-Sulpice publia deux bans. Dès que les Louvois le surent, ils s’y opposèrent, et se plaignirent amèrement du curé, qui les étonna fort en leur montrant un ordre du régent. Le troisième ban suivit et la nuit même la célébration du mariage à Saint-Sulpice. L’abbé de Louvois y accourut avec une opposition en forme. On s’en doutoit. M. le prince de Conti s’y trouva exprès, alla au-devant de lui et l’arrêta par un ordre qu’il lui fit voir de M. le duc d’Orléans. Peu de gens approuvèrent la chose et la manière.

Le fils aîné du prince de Guéméné épousa la troisième fille du prince de Rohan avec de grandes substitutions. Le mariage se fit dans l’église de Jouars, dont une fille du prince de Rohan étoit abbesse, et où ils allèrent tous pour éviter des fiançailles publiques. Mme la duchesse de Berry s’étoit fort choquée d’en voir faire dans le cabinet du roi pour les maisons de Lorraine, Rohan et Bouillon quand le marié et la mariée sont de même rang, ce que la faveur de l’un des deux a étendu quelquefois, comme aux fiançailles de Mme de Tallard, et de cette similitude avec celles des princes et des princesses du sang. Elle s’en étoit laissé entendre, et les prudents Rohan évitèrent de s’y commettre. Ces fiançailles et même les mariages en présence du roi et de la reine étoient communs à tous les grands seigneurs, même aux gens de faveur. La restriction peu à peu aux princes étrangers fut un des fruits de la Ligue, auquel MM. de Bouillon d’aujourd’hui et de Rohan ont participé, quand l’intérêt du cardinal Mazarin pour les premiers, et la beauté de Mme de Soubise pour les seconds, les a faits princes.

Le comte d’Agenois, fils du marquis de Richelieu, épousa Mlle de Florensac, presque aussi belle que sa mère, qui étoit Saint-Nectaire. Son père étoit frère du duc d’Uzès, gendre du duc de Montausier. Elle n’avoit plus ni l’un ni l’autre. Ces mariés ont fait depuis du bruit dans le monde lui par ses charmes, dont les intrigues de Mme la princesse de Conti, sœur de M. le Duc, ont récompensé les longs services et très publics, de l’usurpation juridique de la dignité de duc et pair d’Aiguillon, sans cour ni service de guerre ; elle, par l’art de gagner force procès, de faire une riche maison et de dominer avec empire sur les savants et les ouvrages d’esprit, qu’elle a accoutumés à ne pouvoir se passer de son attache, et les compagnies les plus recherchées à l’admirer, quoique assez souvent sans la comprendre.

Le prince de Carignan arriva ici. Il étoit fils unique de ce fameux muet, qui l’étoit du prince Thomas et de la dernière princesse du sang de la branche de Soissons. Ce prince de Carignan n’avoit rien entre les enfants de M. de Savoie et lui, qui étoit lors roi de Sicile, et il en étoit regardé comme l’héritier très possible. Ce prince en prit soin comme d’un de ses fils, et ne s’opposa point à l’amour qu’il conçut pour la bâtarde qu’il avoit de Mme de Verue, qui le conduisit à l’épouser. Le roi de Sicile, qui aimoit tendrement cette fille, en fut ravi, et redoubla pour eux de soins et de grâces. Les mœurs, la conduite et les folles dépenses du prince de Carignan y répondit si mal qu’il se brouilla avec le roi de Sicile, de la cour et des États duquel il s’échappa. Il n’osa, par cette raison, être ici qu’incognito sous le nom de comte del Bosco. On l’y laissa, pour que cette contrainte l’engageât à s’en retourner, comme le roi de Sicile le vouloit. Au lieu de cela, Mme de Carignan se sauva de Turin, ou en fit le semblant, pour venir trouver son mari. Celui-ci [y] est demeuré toute sa vie, c’est-à-dire plus de vingt ans, Mme de Carignan y est encore. Mme de Verue sut la dresser, et trouva au delà de ses espérances. Les personnages qu’ils y ont joués, les millions qu’ils y ont pris à toutes mains, ne se peuvent ni expliquer ni nombrer. Tout le monde l’a vu et senti ; on n’y a que trop reconnu les louveteaux du cardinal d’Ossat, même les plus grands et les plus affamés. L’incognito a toujours duré et a masqué les prétentions.

Le dérangement éclatant de l’évêque de Beauvois fit un étrange bruit, et ne put être arrêté ni étouffé par tous les soins de la duchesse de Beauvilliers, ni toute la charité du cardinal de Noailles, qui y firent tous deux des prodiges dont je fus témoin de bien près. Ce scandale, qui ne dura que trop longtemps, se termina enfin par la démission de son évêché, qui fut donné à un fils du duc de Tresmes, et le démis fut mis en retraite avec une grosse abbaye et des gens sûrs auprès de lui pour en prendre soin. Mme de Beauvilliers, qui l’avoit toujours aimé, et dont la surprise fut aussi grande que celle de tout le monde, en pensa mourir de douleur.

J’aurois dû placer à la suite de la promotion militaire dont j’ai parlé, il n’y a pas longtemps, une grâce que j’obtins de M. le duc d’Orléans, qui fit du bruit, mais qui me fit un plaisir très sensible. Yolet, mestre de camp du régiment de Berry, connu en Auvergne pour être de très bonne et ancienne noblesse, et dans les troupes pour avoir toujours servi avec valeur et application, avoit quitté le service il y avoit treize ou quatorze ans, piqué de n’avoir pas été fait brigadier, en l’ancienneté de l’être, dans la promotion où le lieutenant-colonel du régiment dont il étoit mestre de camp l’avoit été. Il vendit ce régiment au marquis de Sandricourt, c’est-à-dire à moi pour lui, qui en faisois comme de mon fils, et le marché se fit d’une manière si noble et si aisée de sa part que j’en fus singulièrement content, à propos des hoquets qu’il fallut essuyer du père de Sandricourt. Je suppliai le régent, avec instance, de remettre Yolet dans le service, en lui rendant son ancienneté, et de le faire maréchal de camp. Je l’obtins avec une joie extrême. Yolet étoit venu faire un tour à Paris pour ses affaires, bien éloigné de plus penser à rien sur le service, depuis qu’il avoit quitté. Je le sus à Paris, parce qu’il passa chez moi sans me trouver, depuis son affaire faite, comme j’allois lui écrire. Je le fis chercher, je lui dis qu’il étoit maréchal de camp, je le présentai à M. le duc d’Orléans. Je ne vis jamais homme si surpris ni si aise. On cria fort de cet avancement, parce qu’il faut toujours crier de tout ; mais tant d’autres qui avoient quitté sont rentrés avec conservation de leur ancienneté, Fervaques par exemple, et le beau cordon bleu dont cette grâce a été depuis le prétexte, que je ne troublai pas ma joie de l’envie des jaloux. Le pauvre Yolet n’en eut que le plaisir, j’avois parole qu’il serviroit quand il y auroit guerre ; je le lui avois dit, il en pétilloit, et sûrement il s’y seroit fort avancé. Il mourut avant d’avoir vu la première campagne.

Le comte d’Évreux, qui n’avoit de commun avec son grand-oncle, M. de Turenne, que d’être l’homme du monde le moins simple en affectant de le paroître le plus, et qui, avec un esprit au-dessous du médiocre, avoit le plus d’art, de manèges sous terre et d’application vers ses buts, comme M. de Turenne aussi, le plus attentif au rang qu’ils avoient conquis, et le plus touché d’usurper de plus en plus, étoit ravi de voir l’étrange fermentation contre les dignités du royaume et les officiers de la couronne, de ce qui s’appeloit si faussement la noblesse par le dépit de n’être pas ce qu’ils pouvoient devenir comme ceux qui y étoient parvenus, tandis que cet aveuglement ne leur permettoit pas de s’indisposer contre des nouveautés infiniment offensantes, puisque le rang de prince étranger ne porte que sur la différence de la naissance, et que ces messieurs ne trouvoient point mauvais parce qu’ils n’étoient pas nés de maisons souveraines, et ce qui est encore plus rare, parce qu’ils ne pouvoient espérer les mêmes conjonctures, qui avoient fait princes étrangers des gentilshommes comme eux, tels que, depuis si peu d’années, les Bouillon et les Rohan. Le comte d’Évreux, sans cesse appliqué à accroître ses avantages, essaya de profiter de la conjoncture ; il exerçoit quelques parties de sa charge de colonel général de la cavalerie, et avoit par là occasion d’écrire aux mestres de camp. Il hasarda un style qui leur déplut, et qui lui attira des réponses toutes pareilles, avec des propos publics qui firent grand bruit. Il ne fut pas à se repentir de sa tentative ; il couvrit le prétendu prince du colonel général, et prétendit que la supériorité de sa charge lui donnoit le droit de la conserver dans sa manière d’écrire aux mestres de camp. M. le duc d’Orléans qui craignoit bien moins ce qui n’avoit point de fondement, et ce qui se pouvoit détruire comme ces rangs de princes étrangers, encore moins ceux qui n’en avoient que le rang sans en avoir la naissance comme les Bouillon, les Rohan, que les dignités de l’État et les offices de la couronne, dont les racines sortent de celles de la monarchie même, et qui sont de sa même antiquité, eut recours à ses chers mezzo-termine, où il trouva moyen que le comte d’Évreux ne perdît pas tout ce qu’il auroit dû laisser du sien dans cette belle entreprise.

Le régent accorda à la duchesse de Portsmouth huit mille livres d’augmentation de pension à douze mille livres qu’elle en avoit déjà : elle étoit fort vieille, très convertie et pénitente, très mal dans ses affaires, réduite à vivre dans sa campagne. Il étoit juste et de bon exemple de se souvenir des services importants et continuels qu’elle avoit rendus de très bonne grâce à la France, du temps qu’elle étoit en Angleterre, maîtresse très puissante de Charles II.

M. le duc d’Orléans fit une autre grâce, et fort grande, à M. le prince de Conti, qui n’eut pas les mêmes raisons. Il augmenta ses pensions de trente mille livres pour qu’il en eût une de cent mille livres comme M. le Duc, et peu de jours après au même prince de Conti, quarante-cinq mille livres d’augmentation d’appointements du gouvernement de Poitou, qui lui en valoit trente-six mille, qui firent en tout quatre-vingt-un mille livres, et cent quatre-vingt-un mille livres avec la pension ; en sorte que ce fut en quinze jours un présent de soixante-quinze mille livres de rente. Ces débordements furent encore un fruit des bâtards. Le premier prince du sang, comme tel, n’a jamais eu plus de soixante mille livres de pension. Celles des autres princes et princesses du sang, quand ils en ont eu, n’en ont jamais approché. Les bâtards et bâtardes, gorgés de tout, laissèrent longtemps les princes du sang à sec. M. le Prince avec Mme la Princesse avoient un million huit cent mille livres de rente, en comptant son gouvernement de Bourgogne et sa charge de grand maître de France. M. son fils avoit eu les deux survivances en épousant Mme la Duchesse, et des pensions, lui et elle en bâtards, dont elle lui communiqua la profusion et à leurs enfants peu à peu. Il n’y avoit que M. le prince de Conti de prince du sang, qui n’eût que sa naissance, son mérite, sa réputation, l’amour, l’estime, et la plainte de tout le monde. Quelque dépit que le roi en eût, qui ne lui avoit jamais pardonné le voyage de Hongrie, et peut-être moins sa réputation et l’attachement public, par jalousie pour le duc du Maine qui n’eut jamais rien moins, ce contraste à la fin ne put se soutenir, et il fallut lui donner des pensions et à son fils : de là, titre envers le régent, qui leur laissa tout aller, et qui n’eut pas la force de défendre les finances de leurs infatigables assauts.

D’Antin, qui avoit perdu son fils aîné, comme on l’a vu, dans le temps de la mort de M. le Dauphin et de Mme la Dauphine, qui avoit laissé deux fils, obtint enfin pour l’aîné la survivance de son gouvernement d’Orléanois, etc., et pour le second celle de sa lieutenance générale d’Alsace. Il avoit déjà depuis quelque temps celle des bâtiments pour Bellegarde, son second fils, qui l’exerçoit sous lui.

Silly, dont j’aurai lieu de parler dans la suite plus à propos qu’ici, obtint d’être mis dans le conseil des affaires du dedans du royaume.

Le marquis de Prié, commandant général des Pays-Bas, excita une grande sédition à Bruxelles qui dura plusieurs mois et à violentes reprises. La cour de Vienne avoit fait mettre un impôt extraordinaire sur les corps des métiers par le conseil de finances de Bruxelles. Cet impôt fut refusé avec grande rumeur. On persista à Vienne à ne vouloir point écouter les représentations qui y furent envoyées par les taxés. Ils continuèrent, ce nonobstant, à refuser de payer. Prié leur parla fort hautement, puis les menaça, et s’attira par sa hauteur des réponses qui l’engagèrent à des procédés militaires, qui excitèrent la sédition. Elle ne fut enfin apaisée que parce que Prié n’auroit pu venir à bout d’eux que par des remèdes pires que le mal, et que la cour de Vienne, tout impérieuse et inflexible qu’elle soit, n’osa les pousser à bout. La taxe fut abandonnée, et personne ne fut châtié. C’étoit le même Prié qu’on a vu ici en son temps ambassadeur de l’empereur à Rome, lorsque le maréchal de Tessé y étoit de la part du roi, et qu’il en fit partir peu décemment, parce qu’il força le pape, par les exécutions militaires des troupes impériales dans l’État ecclésiastique, de reconnoître l’archiduc comme roi d’Espagne.

Il est temps de passer aux affaires étrangères, et de remonter pour cela au commencement de cette année ; mais il est à propos d’avertir, avant cette transition, que beaucoup de petites choses, qui viennent d’être racontées, sont un peu postérieures à d’autres plus importantes, dont la nature et la chaîne demandent de n’être pas séparées des événements qui les ont suivies. C’est ce qui les a fait laisser en arrière pour les exposer sans interruption des moindres choses qui viennent d’être narrées, et qui les fait remettre après le récit de ce qui s’est passé sur les affaires étrangères dans les premiers six mois de cette année.




  1. Ce mot, qui signifie pluralité des conseils, fut inventé par l’abbé de Saint-Pierre. L’ouvrage qui porte ce titre parut en 1718. Voy. à la fin du t. XII, une note sur les conseils tirée des Mémoires du marquis d’Argenson.