Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/14

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CHAPITRE XIV.


État de la négociation à Londres pour traiter la paix entre l’empereur et le roi d’Espagne. — Deux difficultés principales. — Staremberg le plus opposé à la cession future de la Toscane. — Propositions des Impériaux pleines de jalousie et de haine. — Plaintes artificieuses des Impériaux du régent. — Point de la tranquillité de l’Italie pendant la négociation. — Partialité ouverte des Anglois pour l’empereur. — Leurs hauteurs et leurs menaces au régent. — Le roi d’Angleterre, inquiet sur le nord, s’assure du czar ; méprise le roi de Prusse. — La czarine veut s’assurer de la Suède pour la transmission de la succession de Russie à son fils. — Agitations et reproches du czar sur cette affaire. — Le régent pressé par l’Angleterre. — L’Espagne ne pense qu’à se préparer à la guerre ; déclare à l’Angleterre qu’elle regardera comme infraction tout envoi d’escadre anglaise dans la Méditerranée. — Albéroni ennemi de la paix. — Ses efforts ; ses manèges ; sa politique. — Il veut gagner le régent et le roi de Sicile. — Forte conversation d’Albéroni avec le ministre d’Angleterre. — Plaintes et chimères d’Albéroni. — Il écrit au régent avec hardiesse. — Inquiétude sur Nancré. — Albéroni espère du régent, pressé par Cellamare et Provane, d’augmenter l’infanterie et d’envoyer un ministre à Vienne. — Le régent élude enfin leurs demandes. — Reproches de Cellamare à la France ; sort peu content d’une audience du régent. — Cellamare, pour vouloir trop pénétrer et approfondir, se trompe grossièrement sur les causes de la conduite du régent.


La paix à faire entre l’empereur et le roi d’Espagne étoit toujours sur le tapis et l’objet de l’attention de toute l’Europe. Penterrieder pour l’empereur, et l’abbé Dubois pour la France, la négocioient à Londres avec les ministres du roi d’Angleterre. La Hollande paraissoit s’en rapporter à ce monarque, sans charger de rien à cet égard le ministre que la république tenoit à Londres. Le Pensionnaire, dévoué en toute dépendance à ce prince, apprenoit de lui-même ses volontés, lorsqu’il vouloit faire entrer cette république dans les engagements qu’il vouloit prendre de concert avec elle. Monteléon, ambassadeur d’Espagne à Londres, très habile et fort expérimenté, auroit été plus capable que personne de servir utilement son maître, si ce prince eût voulu traiter sur le plan qui lui étoit proposé. Monteléon croyoit que la paix convenoit à l’Espagne, mais il craignoit de dire franchement son avis, persuadé qu’Albéroni ne pensoit pas comme lui, et que ce seroit se perdre inutilement que de combattre son sentiment et peut-être son intérêt. Il se contenta donc pendant quelque temps de combattre l’espérance que ce tout puissant ministre avoit prise de voir bientôt des troubles en Angleterre, en lui démontrant que la désunion du roi d’Angleterre et du prince de Galles ne causeroit aucun mouvement dans le royaume, qu’il n’y avoit aucun fondement à faire sur les mesures et l’impuissance des mécontents du gouvernement, et que le roi d’Angleterre trouveroit dans la suite des séances de son parlement la même soumission à ses volontés qu’il avoit éprouvée à leur ouverture. Cet ambassadeur ne se rebuta point d’assurer le roi d’Espagne que les intentions du régent à son égard étoient bonnes, que l’abbé Dubois lui avoit répété plusieurs fois que les instructions qu’il attendoit formeroient une union et une intelligence parfaites entre Sa Majesté Catholique et Son Altesse Royale ; et il représenta, sous le nom de cet abbé, que, si le roi d’Espagne différoit à s’expliquer, le ministre de l’empereur gagneroit du terrain à Londres ; et il étoit vrai que les ministres les plus confidents du roi d’Angleterre étoient tous à l’empereur, et traitoient de prétentions injustes les propositions que le régent faisoit et appuyoit en faveur de l’Espagne.

Les principales difficultés roulèrent sur deux points, tous deux essentiels, que le régent demandoit : le premier une renonciation absolue et perpétuelle de la part de l’empereur à tous les États de la monarchie d’Espagne actuellement possédés par Philippe V ; le second que, les maisons de Médicis et Farnèse venant à s’éteindre, la succession aux États de Toscane et de Parme fût assurée au fils aîné de la reine d’Espagne, et successivement à ses enfants mâles, cette princesse étant héritière légitime des deux maisons.

Les Impériaux se plaignirent de ce que le régent étoit plus attentif à procurer les avantages du roi d’Espagne que ce prince n’étoit à les demander. Ils dirent qu’il étoit injuste d’exiger une renonciation absolue de l’empereur à ses droits sur la monarchie d’Espagne, pendant qu’on ne lui en offroit pas une pareille du roi d’Espagne aux États d’Italie et des Pays-Bas possédés par Sa Majesté Impériale, regardant comme une sorte de violence de faire subsister les droits d’une partie pendant qu’on éteignoit avec tant de soin ceux de l’autre partie.

Ils s’écrièrent encore plus sur les successions de Toscane et de Parme, comme s’il s’agissoit de porter la guerre en Italie, et de la faire perdre à l’empereur, par la facilité de débarquer les troupes d’Espagne à Livourne, d’entrer sans peine en Lombardie, tandis que les Impériaux arrêtés par les Apennins ne pourroient pénétrer en Toscane, pour empêcher les Espagnols de s’y fortifier et de s’y faciliter les secours d’Espagne. Ils cédèrent néanmoins, sur l’article de Parme et de Plaisance, parce que ses États éloignés de la mer ne pourroient recevoir de secours étrangers, et dépendroient toujours de l’empereur, enclavés comme ils sont dans les terres, si le prince qui les posséderoit tentoit de s’agrandir. Mais la Toscane, surtout Livourne, entre les mains d’un prince de la maison de France, leur paraissoit d’un péril continuel et inévitable à chasser l’empereur d’Italie toutes les fois que la France et l’Espagne le voudroient.

Le comte de Staremberg, qui avoit acquis la plus grande confiance de l’empereur, pour avoir été son conseil et le général sous lui en Espagne, étoit le plus touché de cette crainte de tous les ministres de la cour de Vienne. Il dit qu’il se croyoit en droit plus que personne d’insister fortement au refus de l’article de la Toscane, parce qu’il avoit appuyé plus fortement que personne le projet de prendre de justes mesures pour assurer le repos de l’Europe, et qu’il s’étoit souvent exposé à déplaire à l’empereur en combattant les visions dont on entretenoit sa passion de recouvrer la monarchie d’Espagne ; que cet article de Toscane, au lieu d’établir une paix solide, entretiendroit une cause de guerre perpétuelle, et feroit perdre l’Italie à l’empereur ; qu’il lui conseilleroit plutôt que d’y consentir, de faire la paix avec les Turcs aux dépens même de toutes ses conquêtes sur eux, et de regarder comme sa plus capitale affaire d’empêcher l’établissement en Italie d’une branche de la maison de France, et qu’elle y prît des racines assez solides pour donner la loi à la maison d’Autriche ; et il n’estimoit pas que l’acquisition de la Sicile pût balancer la crainte d’un pareil établissement. Il convenoit aussi que l’Europe auroit raison de s’alarmer si l’empereur prétendoit s’emparer quelque jour de ces successions ; qu’aussi son intention étoit d’en assurer l’expectative au duc de Lorraine (que Vienne vouloit faire regarder comme un prince neutre, quoique de tout temps et lors plus que jamais seule et même chose avec elle) et dont l’agrandissement ne devoit donner d’ombrage à aucune puissance. L’empereur, vouloit bien qu’il achetât ce bel établissement par la cession du Barrois, mouvant à la France [1]. Néanmoins, les ministres de l’empereur, n’espérant pas qu’on pût se relâcher sur la Toscane en faveur d’un fils de la reine d’Espagne, imaginèrent de la partager avec lui en faisant céder l’État de Pise au duc de Lorraine. Leur grand objet étoit que le prince d’Espagne n’eût point de ports de mer, et ils prétendoient y intéresser les Anglois par la jalousie du commerce du Levant. Ils renouvelèrent aussi les instances qu’ils avoient inutilement faites aux traités de Rastadt et de Bade, pour la restitution des privilèges de l’Aragon et de la Catalogne, et celle des biens confisqués sur les Espagnols qui avoient suivi le parti de l’empereur. Outre l’honneur de ce prince, ils étoient persuadés que la suppression des privilèges de ces deux provinces augmentoit de quatre ou cinq millions le revenu du roi d’Espagne, à qui ils les vouloient faire perdre par ce rétablissement. À l’égard des biens confisqués, l’empereur s’ennuyoit de payer libéralement ces rebelles sur ses revenus d’Italie. Ses ministres, qui les haïssaient, se plaignoient aigrement sur cet article des instances trop opiniâtres, disoient-ils, du régent, pour les avantages du roi d’Espagne.

La cour de Vienne, accoutumée à reprocher à ceux avec qui elle traite, le peu de bonne foi dont elle-même ne sait que trop s’aider, la reprochoit à ce prince dans cette négociation de Londres. Elle prétendoit que Bonnac avoit tâché par ses démarches et ses discours d’engager les principaux officiers ottomans de continuer la guerre contre l’empereur ; que le régent avoit envoyé Ragotzi en Turquie ; que Son Altesse Royale n’avoit rien oublié pour engager le roi de Prusse à faire un traité avec la France, et en conséquence la guerre à l’empereur, quoique ce traité fût très innocent. Ils accusoient le régent d’avoir communiqué à l’Espagne le plan du traité dressé avec le roi d’Angleterre à Hanovre, et d’être, sinon le promoteur, au moins la cause indirecte de l’entreprise de Sardaigne. Ces mêmes ministres de l’empereur lui faisoient un crime de fortifier de garnisons les places du royaume frontières de l’empire, tandis qu’en amusant Kœnigseck de belles paroles il s’étoit fait l’agent du roi d’Espagne, mais bien plus habile que lui pour en soutenir les intérêts. Leur conclusion étoit que l’acquisition de la Sicile ne les mettoit pas suffisamment en sûreté ; qu’ils n’en pouvoient avoir qu’en maintenant un assez gros corps de troupes en Italie, pour empêcher la maison de France d’y mettre jamais le pied, encore moins de s’y établir en aucune des parties maritimes.

Comme un des points principaux de la négociation étoit d’assurer, au moins pendant sa durée, le repos de l’Italie, le roi d’Espagne avoit demandé que l’empereur promit de n’y point commettre d’hostilité, de n’y lever aucunes contributions, et de n’y point faire passer de troupes pendant le cours de la négociation. L’empereur parut assez disposé aux deux premières demandes ; pour la troisième, il prétendit que ce seroit abandonner l’Italie à un ennemi qui l’avoit attaqué, tandis qu’il étoit occupé contre les Turcs en Hongrie, qui lui avoit enlevé la Sardaigne ; qu’il en demandoit la restitution si l’Espagne vouloit un engagement formel de sa part de n’envoyer point de troupes en Italie. Ses ministres, persuadés que le régent traitoit secrètement, et ne songeoit qu’à s’unir avec l’Espagne, déclarèrent que leur maître feroit la paix avec le Turc à quelques conditions que ce pût être.

La cour de Londres pressoit la négociation. Elle représentoit au régent qu’elle étoit dans sa crise ; qu’il ne tenoit qu’à lui de la finir par une bonne résolution qui le mettroit pour toujours en sûreté, et le délivreroit de la tutelle insupportable d’une cabale espagnole très puissante en France, et totalement occupée à sa ruine. Les ministres hanovriens soutenoient comme excellent le projet de donner l’État de Pise avec Livourne et Portolongone au duc de Lorraine, en cédant par lui à la France le Barrois mouvant. Ils ne se rebutèrent point du refus. Voyant enfin qu’ils ne réussiroient pas, ils firent un dernier effort sans espérance, mais pour se justifier auprès de l’empereur et le persuader qu’il n’avoit pas tenu à leurs soins d’emporter un point qui lui étoit si capital, qui étoit le moins, ajoutèrent-ils, qu’ils pussent faire pour Sa Majesté Impériale. Avec une telle partialité on ne devoit pas se flatter que l’Angleterre acceptât la proposition que le régent lui fit alors de s’unir à lui et à l’Espagne, pour forcer les oppositions de l’empereur, et d’accepter enfin le projet du traité tel qu’il étoit proposé. Aussi les ministres hanovriens dirent-ils nettement que, si la proposition étoit sérieuse, il ne restoit que de rompre toute négociation ; et se défiant toujours des intentions secrètes du régent, ils déclarèrent que le roi leur maître faisoit dresser un plan du traité tel qu’il prétendoit qu’il fût signé ; que l’article de la renonciation de l’empereur et celui de la succession de la Toscane y seroient compris de la manière que Son Altesse Royale le désiroit ; qu’on y comprendroit aussi les engagements qu’elle devoit prendre pour assurer la Sicile à l’empereur ; qu’on la prieroit de signer ce plan, qu’il seroit ensuite envoyé à Vienne pour le faire signer à l’empereur ; qu’enfin, si le régent refusoit sa signature, le roi d’Angleterre sauroit à quoi s’en tenir, et prendroit d’autres mesures. Ces menaces furent faites à l’abbé Dubois à Londres, en même temps que Stairs eut ordre d’expliquer à Paris, en même sens, les intentions du roi d’Angleterre.

Ce prince avoit eu de grandes inquiétudes des négociations du czar avec la Suède, de ses attentions pour le roi de Prusse, de ses préparatifs par mer et par terre qu’on croyoit destinés contre les Turcs ; et il craignoit que, très mal satisfoit de lui depuis longtemps, il ne méditât quelque vengeance. Il fut enfin rassuré par la promesse qu’il en tira de fermer tout accès auprès de lui aux Anglois rebelles, et d’interdire l’entrée de Pétersbourg au duc d’Ormont, s’il s’y vouloit réfugier. Georges crut savoir avec certitude que les négociations avec la Suède n’étoient fondées que sur les instances de la czarine, pour engager le czar d’écouter le baron de Gœrtz, par sa passion dominante d’assurer la succession au trône de Russie à son fils, au préjudice de son frère aîné du premier mariage. Elle avoit pris des mesures auprès du roi de Suède, et engagé le czar à lui restituer une partie de ses conquêtes, moyennant quoi le roi de Suède devoit garantir ce nouvel ordre de succession.

Le czar, naturellement opposé à restituer, parut sentir les remords du renversement de l’ordre naturel et légal de la succession, surtout quand il vit la joie de ses peuples au retour d’Italie du czarowitz, qui lui fit craindre même une révolution s’il poussoit ce projet en faveur de son jeune fils. Il étoit tombé dans un chagrin extrême. Il reprochoit à la czarine les embarras où le jetoit son ambition pour son fils, et les peines que lui coûtoit cette malheureuse affaire. Il se plaignoit de ses sollicitations de faire sa paix particulière avec la Suède ; il craignoit la puissance et la vengeance de ses alliés dans cette guerre s’il les abandonnoit. Il traitoit de scélérat Menzicoff jusqu’alors son favori, avec qui la czarine étoit fort liée. Il en disoit autant de Goertz qui avoit traité avec lui de la part de la Suède, et le tenoit capable de tromper et lui et son propre maître. Le roi d’Angleterre, informé de ces agitations du czar, ne le croyoit pas en état de prendre des liaisons avec la Suède au préjudice de la ligue du nord, à laquelle l’impuissance plus que la volonté l’obligeroit de demeurer fidèle ; la bonne foi du roi de Prusse lui étoit également suspecte ; mais ses ministres le regardoient comme un zéro (c’étoit leur expression), capable de rien sans l’appui du czar, ni d’oser déplaire à l’empereur sans des sûretés bien réelles. Ils espéroient tout de la témérité du roi de Suède à la veille de périr dans chacune de ses entreprises. Son entrée en Norvège, à la fin de janvier, leur parut aussi folle qu’elle l’avoit semblé à ses ministres et à ses généraux qui s’y étoient tous inutilement opposés, et Gœrtz plus qu’aucun, dans la vue d’intérêt particulier qu’il avoit de porter le roi de Suède vers le Holstein, pour rétablir son neveu dans cet État usurpé par le roi de Danemark. Le ministère anglois, uni à celui de Hanovre, se fondoit sur ces dispositions des affaires du nord, pour montrer au régent qu’il se flatteroit en vain d’y former une ligue capable de tenir tête à l’empereur ; qu’il n’y avoit d’alliance assurée pour Son Altesse Royale que celle dont il s’agissoit actuellement ; qu’elle devoit donc en aplanir les difficultés ; et que l’article de la Toscane n’en étoit pas une assez importante pour retarder une conclusion si essentielle à la France, et si nécessaire à l’Europe.

Le roi d’Espagne, loin de souscrire an projet dont il s’agissoit pour, la paix, ne songeoit qu’à se préparer à la guerre. Il déclaroit qu’il vouloit conserver la bonne intelligence avec l’Angleterre ; mais il lui fit en même temps déclarer par son ambassadeur que, si elle envoyoit quelque escadre dans la Méditerranée, il regarderoit cette expédition comme faite contre ses intérêts, et non pour se venger du pape d’avoir fait arrêter le comte de Peterborough. Enfin, Sa Majesté Catholique exigeoit du roi d’Angleterre une déclaration générale à l’égard de toute escadre anglaise qui pourroit être employée dans la Méditerranée. Il sembloit qu’Albéroni, en faisant demander toutes ces sûretés, cherchoit un prétexte de déclarer la guerre. Il faisoit, avec empressement, tous les préparatifs nécessaires pour la commencer, cherchoit chez l’étranger ce que l’Espagne ne lui pouvoit fournir pour se défendre et pour attaquer, et regardoit tout autre soin comme inutile. Néanmoins, malgré les assurances de Beretti, il ne put tirer aucuns vaisseaux des Hollandois. Il menaçoit en même temps les Anglois et les Hollandois de la ruine de leur commerce, s’ils donnoient le moindre sujet de plainte à l’Espagne par leurs liaisons avec l’empereur. Il étoit si persuadé de l’effet de ces menaces qu’il regardoit la négociation de Londres comme un vain amusement, et que, lorsqu’il apprit l’envoi de Nancré, il dit qu’il y seroit le bienvenu, mais qu’il s’ennuieroit bientôt à Madrid, et souhaiteroit retourner promptement à Paris, comme il étoit arrivé à Monti. À l’égard du public, à qui il falloit un leurre, il fondoit l’éloignement du roi d’Espagne pour la négociation commencée sur la connoissance qu’il avoit des mauvais desseins et de la mauvaise foi des Allemands par la conduite tyrannique qu’ils avoient en Italie, qu’il détailloit, et parce qu’ils bloquoient actuellement les États de Parme et de Plaisance. En même temps, il exhortoit le duc de Parme de souffrir ces vexations, de ne point augmenter la garnison de Parme, quoique l’Espagne en voulût bien faire la dépense ; qu’il ne convenoit point à un petit prince d’irriter l’empereur, main d’attendre que l’oppression de tous les princes d’Italie les obligeât d’implorer unanimement le secours du roi d’Espagne pour les affranchir de la tyrannie de l’empereur. Albéroni, sans nommer personne, espéroit gagner incessamment le roi de Sicile. Il fit dire au régent que, s’il vouloit s’unir au roi d’Espagne ; le roi de Sicile entreroit sur-le-champ dans la même union ; qu’elle suffiroit pour forcer les Allemands à sortir d’Italie ; que les Hollandois verroient cet événement avec plaisir et tranquillité, mais qu’ils auroient souhaité, à ce qu’il prétendoit savoir, qu’immédiatement après la conquête de la Sardaigne, le roi d’Espagne eût fait marcher ses troupes à celle du royaume de Naples.

Ce cardinal n’oublia rien pour piquer les médiateurs du point d’honneur. Il leur disoit que la conduite de l’empereur étoit pour eux le dernier mépris, puisque leur seule considération y avoit suspendu le progrès des armes d’Espagne, qui sans cela auroient été en état de s’opposer avec plus de vigueur à son ambition ; que la reconnoissance qu’il en témoignoit à la France et à l’Angleterre étoit la continuation des mêmes violences, sans nul égard aux offices et à l’honneur de ces deux couronnes ; qu’il étoit étonné que, malgré ce peu d’égards de l’empereur, le ministre d’Angleterre à Madrid lui avoit fait des propositions, encore nouvellement, en faveur de l’empereur, et lui avoit dit depuis deux jours que, si la médiation du roi, son maître étoit acceptée, il feroit en sorte d’engager l’empereur à renoncer à l’Espagne aussi bien qu’à la succession de Toscane. Sur quoi il avoit répondu qu’un médiateur seroit inutile lorsqu’il ne s’agiroit que de telles conditions ; que le roi d’Espagne ne craignoit point d’être attaqué dans le continent de son royaume ; que, quant à la succession de Toscane, il la regardoit comme un futur contingent, persuadé que, suivant les conjonctures, toute garantie pou voit devenir inutile, dont il citoit pour exemple l’effet des garanties promises pour la Catalogne et pour Majorque. L’Anglois défendit son maître par ses engagements pris avec l’empereur. Le cardinal répondit qu’il étoit malheureux qu’il se souvînt si bien de ses engagements avec l’empereur, et qu’il eût sitôt et si aisément oublié tant de services essentiels et de preuves d’amitié qu’il avoit reçues du roi d’Espagne, dont il avoit promis une reconnoissance éternelle. Il ajouta que la nation anglaise trouveroit peut-être quelque peine à soutenir des engagements pris contre un prince dont elle recevoit continuellement tant d’avantages considérables pour son commerce, et pris en faveur d’un autre dont elle ne pouvoit que recevoir beaucoup de préjudices. Alors le ministre anglois, oubliant un peu ses ordres et son caractère, répondit, suivant le génie de sa nation, que tout bon Anglois connoissoit assez la force des engagements pris avec l’empereur, qui au fond étoient considérés comme s’ils n’existoient pas. Son but néanmoins fut toujours de persuader que rien n’étoit plus capable d’assurer le repos public que de traiter suivant le plan proposé, et de conclure une paix dont l’exécution seroit garantie par les principales puissances de l’Europe. Albéroni protestoit des désirs sincères du roi d’Espagne pour une solide paix ; qu’il ne faisoit point la guerre pour agrandir ses États, mais pour se venger des insultes des Allemands, et pour affranchir le monde, particulièrement l’Italie, de leurs violences ; que d’en chasser les Allemands, et de rendre leurs usurpations à la couronne d’Espagne, auroit à la vérité été le moyen d’assurer le repos de l’Italie et l’équilibre de l’Europe ; mais que Sa Majesté Catholique, occupée seulement du bien public, étoit prête d’acquiescer à tout autre expédient qu’on trouveroit utile et conduisant également au but qu’elle se proposoit.

Albéroni s’élevoit souvent contre la léthargie des puissances de l’Europe. Il condamnoit l’ignorance crasse, disoit-il, de ceux qui croyoient une guerre universelle nécessaire pour mettre l’empereur à la raison. Il formoit un projet facile selon lui pour parvenir à ce but. Il demandoit seulement que la France fournît quarante mille hommes, et s’unît aux rois d’Espagne et de Sicile pour s’opposer de concert aux entreprises des Allemands. Il assuroit que, cette union faite, aucune autre puissance n’aideroit l’empereur ; que les Hollandois demeureroient spectateurs ; que les Anglois, retenus par l’intérêt du commerce, n’oseroient, pour complaire à leur roi, fournir à l’empereur les secours qu’il lui avoit promis. Dans cette confiance, il protestoit que rien ne l’empêcheroit de suivre son chemin. Il avouoit qu’il se flatteroit d’un succès certain si la France entroit dans les projets qu’il méditoit. Il écrivoit au régent qu’il ne pouvoit trouver d’intérêt ni de bonheur solide que dans une union avec le roi d’Espagne, la seule que l’honneur et la probité lui indiquoient ; que tout autre engagement seroit au contraire accompagné de déshonneur et d’opprobre. Il soutenoit que l’un et l’autre se trouvoient dans ce qui se proposoit à Londres ; que les garanties des successions de Parme et de Toscane, dont les souverains et un successeur de chacun étoient pleins de vie, étoient des sûretés imaginaires ; qu’il seroit nécessaire, avant d’entrer en négociation, de proposer des moyens plus solides d’empêcher ces États de tomber entre les mains de l’empereur lorsque ces successions viendroient à s’ouvrir.

Le bruit du prochain envoi de Nancré à Madrid s’y étant répandu, les ministres étrangers qui y résidoient en prirent de l’inquiétude, et interrogèrent Albéroni sur les dispositions qu’ils crurent voir à quelque nouveau traité. Il répondit qu’il étoit vrai que Cellamare l’avoit averti du voyage que Nancré se disposoit à faire, mais que le motif en étoit inconnu à l’ambassadeur et à lui-même, que le temps l’éclairciroit, et qu’il protestoit cependant non comme ministre, mais comme homme d’honneur, qu’il n’en avoit pas la moindre connoissance. L’empressement des dispositions qu’il faisoit pour la guerre, et qui coûtoient beaucoup, répondoit à son éloignement de la paix. On y remarqua néanmoins un ralentissement, qui fut attribué aux scrupules du roi d’Espagne et aux représentations de son confesseur. Mais Aubenton, dont Albéroni étoit bien sûr, n’auroit osé proposer au roi d’Espagne d’autres points de conscience que ceux qui convenoient aux intérêts du cardinal. Lui-même attendoit peut-être quelques changements aux projets dont il étoit question. Cellamare et le comte de Provane, envoyé du roi de Sicile à Paris, ne cessoient de détourner le régent des mesures qu’il vouloit prendre avec l’empereur et l’Angleterre, et de le presser d’en prendre d’autres, qu’ils représentoient comme plus honorables et plus sûres pour s’opposer aux desseins de l’empereur. Ils prétendirent que le régent, acquiesçant à leurs raisons, leur avoit promis deux choses : l’une d’augmenter incessamment l’infanterie française, l’autre d’envoyer à Vienne de la part du roi ; mais ils n’eurent pas longtemps cette espérance, qui les avoit fort flattés, du peu d’effet qu’auroit la négociation d’Angleterre. Il ne fut pas question de l’augmentation de l’infanterie. Cellamare crut avoir pénétré que les ministres des finances et même le maréchal de Villars avoient représenté la facilité de la faire du jour au lendemain, dès que cela seroit nécessaire, et l’inconvénient de charger de ce surcroît les finances si chargées de dettes avant la nécessité. Sur ce fondement, il fut répondu à Cellamare que les forces impériales qui étoient en Italie n’étoient pas à craindre, et qu’elles ne passoient pas vingt mille hommes, suivant les traités. Sur l’envoi à Vienne on lui dit qu’il s’y étoit trouvé deux difficultés : la répugnance invincible de Biron qui avoit été choisi, dont l’ambassadeur fut bien aise, parce que Biron étoit beau-père de Bonneval, et qu’on supposoit que les ministres du roi ne jugeoient pas convenable d’envoyer à Vienne, sans charger celui qui y irait de propositions préliminaires pour procurer un accommodement raisonnable entre l’empereur et l’Espagne.

Cellamare se plaignoit, comme d’un reproche injuste, [de] celui que la France faisoit à l’Espagne de renouveler les hostilités et les troubles de l’Europe. Il reprochoit lui-même aux François de se laisser tellement frapper de la crainte de la puissance des Allemands, qu’il sembloit que ceux qui avoient part aux affaires eussent toujours devant les yeux le fantôme formidable de la dernière ligue, qui rendoit inutiles les meilleures raisons, en sorte que la terreur des forces ennemies persuadoit bien plus que l’intérêt de l’État. Il disoit que le régent, seul capable de calmer ces frayeurs, étoit poussé par une force secrète, dont la source étoit dans son intérêt particulier différent de celui de l’État. Persuadé que le moyen de l’en détourner étoit de l’engager à l’exécution des deux points dont on vient de parler, il en obtint, le 13 janvier, une audience particulière, dans laquelle il insista sur ces deux points qu’il prétendit qu’on lui avoit promis, et au plus tôt. Sur le premier le régent répondit qu’il donneroit toute son attention à choisir un sujet capable de se bien acquitter de l’emploi de Vienne ; que cependant, avant de le nommer, il vouloit avoir encore des réponses de l’abbé Dubois, et savoir les intentions du roi d’Angleterre plus précisément qu’il n’en étoit instruit. Sur le second, il dit à Cellamare, mais comme en confidence intime, que, suivant l’avis de ceux qu’il avoit chargés des affaires de la guerre, même de plusieurs officiers généraux, il avoit abandonné sa première idée d’augmenter de dix hommes chaque compagnie d’infanterie ; que, prenant un expédient plus conforme à l’épuisement des finances, son dessein étoit de former un corps de soldats de milices de soixante mille hommes commandés par les officiers réformés que le roi entretenoit, avec quoi il comptoit pouvoir mettre aisément en campagne les cent quatre-vingts bataillons que le roi avoit à sa solde. Cellamare combattit ce projet, puis voyant ses objections inutiles, il représenta qu’il ne suffiroit pas de prendre des précautions pour la sûreté de l’Italie, si Son Altesse Royale ne les faisoit savoir au roi de Sicile à temps, parce que, se croyant abandonné, il étoit vraisemblable qu’il feroit quelque démarche, où on ne pourroit plus remédier quand une fois l’engagement seroit pris. L’ambassadeur obtint du régent promesse d’en parler à Provane ; mais, peu content de son audience, il voulut remonter à la source du changement qu’il trouvoit. Il crut avoir pénétré que le maréchal de Villars et Broglio avoient proposé l’expédient des milices dans la vue d’empêcher une nouvelle guerre, la France n’ayant rien à craindre du trouble que l’empereur pouvoit apporter au repos de l’Italie, ni de ses entreprises contre le roi de Sicile. Cette opinion, frondée par Cellamare, étoit, disoit-il, celle d’un petit nombre de gens peu éclairés, et mal instruits des véritables intérêts de l’Europe, dont le maréchal d’Huxelles et la partie la plus judicieuse du ministère raisonnoient selon lui avec plus de justesse, et trouvoient que le roi avoit grand intérêt de s’opposer aux ambitieux desseins des Allemands, quoiqu’il ne dût recourir à la force qu’après avoir tenté tous les moyens possibles de parvenir à un accommodement raisonnable.

Je me suis toujours étonné qu’un homme d’autant d’esprit, de perspicacité, d’application que Cellamare, et qui n’étoit pas nouvellement arrivé, assez mêlé de plus dans la bonne compagnie, et qui savoit en profiter, se trompât si lourdement dans ses conjectures et dans ce qu’il croyoit avoir pénétré. Le mystère toutefois n’étoit pas difficile. L’intérêt particulier ne dominoit point le régent qui vouloit et alloit sincèrement au bien de l’État ; mais il l’étoit par l’abbé Dubois, qui l’avoit infatué de bonne heure de l’Angleterre, aidé du duc de Noailles et de Canillac dans les commencements, qui tous trois avoient stylé Stairs à lui parler d’un ton à lui imposer, lequel en avoit su si bien profiter qu’il en abusa sans cesse, et réduisit en assez peu de temps le régent à le craindre, et à n’oser, pour ainsi dire, branler devant lui, appuyé de plus en plus, et conduit par l’abbé Dubois à mesure qu’il croissoit lui-même. Dubois, qui ne se soucioit ni de l’État ni de son maître que pour sa fortune, et qui de grand matin, comme on l’a vu, ne l’avoit espérée que par l’Angleterre, la voyoit par là en grand train, et nulle espérance par ailleurs. Il avoit ainsi repris son ancien ascendant sur M. le duc d’Orléans ; cet ascendant se fortifioit sans cesse par le commerce d’affaires qu’il tiroit tout à soi, mais qu’il ne pouvoit embler que relativement à celles d’Angleterre. L’esprit, les raisons, le bon sens emportoient quelquefois le régent d’un autre côté, mais pour des moments. Un propos de Stairs, qui se faisoit jour chez lui avec audace, et qui étoit informé à point de l’intérieur par les valets affidés à Dubois, une dépêche de cet abbé renversoient à l’instant les idées que le régent avoient prises, et l’attachoient de nouveau à l’Angleterre. C’étoit l’unique cause du changement que Cellamare cherchoit à démêler. Le maréchal de Villars ne fut jamais Anglois, mais toujours Espagnol. D’ailleurs, c’étoit l’homme du monde que le régent consultoit le moins, et qui, pour en dire le vrai, méritoit moins de l’être, par son incapacité en affaires et la légèreté de son sens. Broglio n’étoit plus de rien depuis ses deux projets dont j’ai parlé, et dont M. le duc d’Orléans se repentit toujours. Broglio, retombé au bas étage des roués, fut encore trop heureux d’y être souffert, et n’en remonta plus. Cette remarque suffit pour éclaircir bien des choses sur les affaires étrangères, dont il faut reprendre le cours.


  1. Terme féodal qui signifie relevant de la France.