Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/16

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CHAPITRE XVI.


Négroni, odieux à la France, nommé vice-légat d’Avignon sans participation de la France, contre la coutume établie. — Ottobon veut lier avec Albéroni. — Nouvelles scélératesses de Bentivoglio. — Le pape refuse au cardinal Albéroni les bulles de l’archevêché de Séville. — Audace, plan, propos d’Albéroni uni d’attachement et de sentiment au duc de Parme. — Manèges réciproques entre le régent et Cellamare, qui le veut entraîner dans la guerre avec l’Espagne contre l’empereur. — Concert entre Cellamare et Provane. — Ils découvrent le mariage proposé de M. le duc de Chartres avec une sœur du roi de Portugal sans succès par les difficultés du rang. — Objets des ministres d’Espagne. — Corsini envoyé du grand-duc à Paris ; quel ; passe à Londres pour y faire des représentations inutiles. — Le régent s’ouvre à Provane de l’état de la négociation de Londres. — Sentiment de Cellamare là-dessus. — Plaintes de la cour de Vienne de la France, et ses propositions sur la Toscane appuyées des Anglois. — Quel étoit Schaub. — L’empereur répond par de fortes demandes aux demandes préliminaires de l’Espagne, et y est appuyé par l’Angleterre. — Manèges et souplesses de Stanhope. — Langage de l’abbé Dubois à Monteléon. — Il lui envoie avec précaution le modèle d’un billet à Albéroni en faveur de Nancré et de sa négociation, qu’Albéroni méprise, averti par Monteléon. — Conversation de Monteléon avec Stanhope qui le veut tromper, puis éblouir sur la destination de l’escadre anglaise. — Monteléon tâche à prendre d’autres mesures pour arrêter l’effet de cet armement. — Sagacité de Monteléon. — Fermes réponses des ministres de Sicile à Paris et à Londres à l’égard de la conservation de cette île à leur maître. — Plaintes et mouvements de Cellamare. — Monti peu satisfoit du régent. — Monteléon, sur des ordres réitérés, fait à Londres les plus fortes déclarations sur la destination de l’escadre. — Efforts d’Albéroni en Hollande. — Ses sentiments sur les traités d’Utrecht. — Ses vanteries. — Cache bien où il veut attaquer. — Sagacité de l’abbé del Maro. — Beretti trompé ou trompeur sur la Hollande. — Sage avis de Cellamare à Albéroni sur la France. — Propos publics de Cellamare ; retient sagement Provane ; dit à Nancré qu’il ne réussira pas.


Une affaire de peu de conséquence donna lieu à augmenter les brouilleries que la constitution causoit depuis trop longtemps entre Rome et la France. La vice-légation d’Avignon vaquoit. Avant d’y nommer, les papes faisoient toujours donner au ministre du roi à Rome les noms de ceux entre lesquels il vouloit choisir pour n’y pas envoyer un légat désagréable, prévenir le roi sur le nouveau vice-légat, et lui concilier une protection dont il avoit besoin dans un État aussi peu étendu, enclavé de toutes parts dans ceux du roi. Malgré cet usage le pape crut devoir profiter d’un temps de faiblesse et de minorité, plus encore d’un temps où on se croyoit tout permis à Rome contre la France, pour secouer ce qu’il voulut trouver être servitude. Ainsi il nomma le prélat Négroni sans en avoir rien fait dire au cardinal de La Trémoille. Tout le mérite du nouveau vice-légat étoit d’être neveu du cardinal Négroni, si noté par l’extravagance de ses emportements contre la France. Apparemment que le pape crut aussi que plus ce vice-légat seroit reconnu partial contre la France, plus le public seroit persuadé qu’elle n’avoit point de part à sa nomination. Quelque attention qu’eût le cardinal de La Trémoille à plaire à Rome et à prévenir les moindres sujets de plaintes, il ne laissa pas de s’apercevoir de l’impossibilité de dissimuler cette innovation. Quelque peu disposé qu’il fût à se plaindre du pape, il osa néanmoins le faire. On se plaignit aussi à Rome de cette prétention, quoique si bien fondée et si établie par l’usage. On ajouta que depuis quelques années les vice-légats d’Avignon étoient au moins soupçonnés en France de favoriser les fabrications de fausse monnaie dans le royaume, et de leur donner asile dans le comtat ; que Négroni étoit rigide, attentif, prudent, fort instruit des matières criminelles, et très propre à écarter les faux-monnayeurs. On comptoit à Rome pouvoir impunément entreprendre tout contre la France ; ceux même qui devoient être le plus attachés à la couronne par les bienfaits qu’ils en avoient reçus cherchoient des protections étrangères.

Le cardinal Ottobon, qui en étoit si comblé, écrivit au cardinal Albéroni, sous prétexte de zèle pour le bien de l’Italie, pour lui proposer d’établir et d’entretenir un commerce de lettres avec lui. D’ailleurs aucun des cardinaux regardés comme François ne s’employoit à pacifier les troubles que les véritables ennemis de la France cherchoient à susciter dans le royaume, sous ombre de maintenir la bonne doctrine en soutenant la constitution. Bentivoglio, le plus enragé de tous, ne se contentoit pas d’interpréter faussement, à son escient même, les intentions du régent sur les affaires de Rome. Fâché d’avoir eu ordre de le remercier de ses offices en Angleterre sur le ressentiment et les menaces de vengeance de la détention de Peterborough, il prétendit que ce prince n’avoit agi que parce qu’il savoit parfaitement que le roi d’Angleterre ne songeoit nullement à se venger du pape ; que si les bruits d’un armement de mer étoient évanouis, on ne le devoit attribuer qu’aux menaces de Monteléon, et à la juste crainte des Anglois de voir leur commerce interrompu. Ce nonce ajoutoit qu’il falloit faire connoître le juste prix des services que le régent rendoit au pape ; et sur cette supposition, il se croyoit en droit, même obligé de donner de fausses couleurs à toutes les démarches de Son Altesse Royale dont le pape auroit dû lui savoir le plus de gré.

Bentivoglio ramassoit tous les discours que le public mal instruit tenoit sur les affaires d’Angleterre, et les donnoit comme des vérités. Il avançoit hardiment que, sous prétexte de concilier et de terminer les différends entre l’empereur et le roi d’Espagne, le régent songeoit uniquement à s’unir et à faire des ligues avec les puissances principales de l’Europe, pour être secouru d’elles en cas d’ouverture à la succession à la couronne ; qu’il vouloit sur toutes choses prévenir une alliance entre l’empereur, le roi d’Espagne et le roi de Sicile, empêcher que ces princes ne convinssent entre eux pour leurs intérêts communs de faire monter le roi d’Espagne sur le trône de France, et celui de Sicile sur le trône d’Espagne, suivant la disposition des traités d’Utrecht. On ne démêloit point encore la vérité de celui qui se négocioit à Londres. Toutefois on en savoit assez pour donner au nonce lieu de dire qu’on offroit à l’empereur la Sicile, avec promesse de le laisser agir en Italie comme il le jugeroit à propos pour ses intérêts sans y former le moindre obstacle ; qu’on promettoit au roi de Sicile des récompenses dans le Milanois avec le titre de roi de Lombardie ; et qu’on espéroit endormir le roi d’Espagne, en le flattant d’établir en faveur de ses enfants du second lit des apanages considérables en Italie, tels que les États de Toscane, de Parme et de Plaisance. Bentivoglio, ajoutant ses réflexions à ce qu’il croyoit savoir du traité d’alliance, concluoit que, si des projets si légèrement formés, si difficiles à exécuter, étoient cependant accomplis, la France en seroit la victime, parce qu’elle auroit elle-même contribué à rendre ses ennemis trop puissants ; qu’en cet état ils feroient ce qu’ils croiroient le plus avantageux pour eux, non ce qu’ils auroient promis, et ce qu’ils seroient engagés de faire en vertu de l’alliance. Ces affaires, étrangères à celles de la constitution, étoient comme des épisodes que le nonce employoit pour animer la cour de Rome contre la conduite du régent, et pour faire comprendre au pape que le nombre de ses partisans augmenteroit en France, à mesure que celui des ennemis de Son Altesse Royale grossissoit par les négociations qu’elle faisoit avec les étrangers. Sur ce fondement, il ne cessoit d’empoisonner tout ce qui se passoit en France, et de porter le pape à tout ce qu’il pouvoit de plus violent sur les affaires de la constitution.

Le pape, continuant de penser qu’il ne pouvoit apaiser l’empereur qu’en se montrant irrité contre l’Espagne, voulut le paroître extrêmement contre lés ministres du roi d’Espagne, qui se portoient, disoit-il, contre l’autorité ecclésiastique et contre celle du saint-siège. Le roi d’Espagne ayant nommé le cardinal Albéroni à l’archevêché de Séville, Sa Sainteté se porta à un plus grand éclat. Elle lui en refusa les bulles, et lui fit dire qu’elle les lui auroit accordées, si, dans le temps qu’elle étoit sur le point de les proposer au consistoire, elle n’eût appris que l’évêque de Vich et un autre avoient été chassés violemment de leurs diocèses par ordre du roi d’Espagne. Ce frivole prétexte ne trompa personne ; tout le monde pénétra aisément le vrai motif du refus. Il n’y eut que les Impériaux qui ne voulurent pas en convenir ; mais les plaintes du pape firent peu d’effet à Madrid. Albéroni insista sur les raisons que le roi d’Espagne avoit eues de ne pas répondre au bref du 25 août, parce qu’il n’auroit pu le faire qu’en termes amers, et à peu près dans le sens que le public s’étoit expliqué sur cette pièce quand il l’avoit vue dans les gazettes. Ce cardinal prétendoit même avoir rendu un grand service au pape d’avoir gardé ce bref entre ses mains, parce qu’il ne pouvoit produire qu’un effet pernicieux. Il s’applaudissoit par avance de l’obligation que Rome lui avoit de ne s’être pas laissé endormir par les pièges des Impériaux, et de ce que le roi d’Espagne seroit incessamment maître de l’Italie ; mais il exhortoit en vain le pape et les princes d’Italie à profiter, par l’union, la force et le courage, des desseins trop déclaras de l’empereur par ses dernières réponses au nonce de Vienne.

Le duc de Parme, le plus foible et le plus menacé de tous, et qui s’étoit attiré la colère de l’empereur par le mariage de la reine d’Espagne et par les offices qu’il avoit rendus pour la promotion d’Albéroni à Rome, désiroit d’être secouru d’argent, pour mettre au moins Plaisance hors d’insulte. Son ministre étoit maître absolu en Espagne ; il lui devoit les commencements de cette fortune, et beaucoup encore sur son cardinalat. Il paraissoit avoir en vue les intérêts de son premier maître ; il suivoit ses maximes, et pensoit comme lui qu’il étoit impossible que l’Italie fût tranquille tant que les Allemands y conserveroient une seule place. Sur ce fondement, il traitoit de verbiages et d’illusoire le plan proposé à Londres. Il disoit qu’il n’étoit pas étonné de voir le roi d’Angleterre agir sous main en faveur de l’empereur, parce que depuis longtemps les engagements publics et secrets de l’électeur de Hanovre avec la maison d’Autriche étoient parfaitement connus ; mais qu’il étoit difficile de comprendre que le régent, sensible à l’honneur, aimant la gloire et connoissant ses véritables intérêts, prît des partis si opposés à des considérations si puissantes, qu’il choisît des routes si dangereuses pour lui, et que, se laissant aller à des conseils de gens qui ne songeoient qu’à leurs propres intérêts, il fermât les yeux à ses propres lumières pour se laisser conduire dans le précipice. Le cardinal assuroit que, loin de réussir par de telles routes, le régent verroit la guerre civile allumée dans le sein de la France. Ce présage alors ne paraissoit fondé que sur le génie des François, portés à se faire la guerre entre eux quand ils ne sont pas occupés par des guerres étrangères ; et comme la crainte d’engager le royaume dans une guerre nouvelle avec les étrangers étoit l’unique motif qui avoit obligé Son Altesse Royale à travailler aux moyens de ménager la paix entre l’empereur et l’Espagne, Albéroni, loin d’approuver cette crainte juste mais peu conforme à ses idées, la traitoit de terreur panique et s’épuisoit en raisonnements. Il croyoit intimider le roi d’Angleterre par la fermentation qui régnoit chez lui, et se savoit gré d’avoir menacé Bubb, à Madrid, de donner de puissants secours au Prétendant. Il vouloit engager le régent à parler sur le même ton à Georges. Il disoit que, s’unissant au roi d’Espagne, il lui feroit dépenser bien des millions en Italie, qu’il garderoit certainement pour des occasions plus éloignées, si Son Altesse Royale s’amusoit encore à des négociations frivoles, comme il paraissoit par le départ prochain de Nancré pour se rendre à Madrid. En même temps, il tâchoit de faire répandre que, sur l’article des négociations pour la paix, il n’étoit pas maître de l’esprit du roi d’Espagne ; que non seulement là-dessus, mais en beaucoup de choses qui ne regardoient que des affaires particulières, il avoit fort à le ménager et à compter avec lui.

Ces discours modestes d’Albéroni ne firent nulle impression à Paris ni à Londres ; on étoit très persuadé, parce que lui-même l’avoit dit plusieurs fois, qu’en grandes comme en petites choses il disposoit absolument de la volonté du roi d’Espagne. L’opinion en étoit confirmée par les ordres que recevoient les ministres d’Espagne et par la manière dont ils expliquoient les intentions du roi leur maître. Cellamare ne parloit que de tirer la France de sa léthargie. Il employoit auprès du régent Monti, nouvellement arrivé d’Espagne, qu’on croyoit fort avant dans la confidence d’Albéroni. Il ne s’agissoit point de négocier sur aucun plan de paix, de changer ou de modérer les conditions d’un traité. Les vues, et tous les discours de Cellamare au régent n’alloient qu’à le convaincre de la nécessité d’une union inaltérable entre la France et l’Espagne, et de ne pas compter que les insinuations ni les offices des médiateurs détournassent les Allemands des projets qu’ils pourroient faire pour troubler le repos de l’Italie. Le régent convenoit de tous les avantages de l’union des deux branches de la maison royale. Il ajoutoit même que, si les offices étoient inutiles, la France emploieroit ses forces pour empêcher un mal que la persuasion n’auroit pu détourner. Cellamare ne se reposoit pas sur de pareilles assurances. Il les trouvoit contredites par la conduite de l’abbé Dubois, qui agissoit seul à Londres sans aucun concert avec Monteléon, en sorte que le roi d’Espagne ne recevoit ni de Paris ni de Londres aucune communication de ce qui se passoit à Londres par rapport à ses intérêts. Cellamare faisoit les mêmes plaintes pour lui-même, et jugeoit de ce silence que les réponses que l’empereur avoit faites ne pouvoient être acceptées en Espagne, et que le voyage de Nancré, qu’on pressoit de partir pour Madrid, seroit inutile. Le régent l’assura cependant qu’il ordonneroit à l’abbé Dubois de confier à Monteléon le plan et l’état de la négociation. Mais Son Altesse Royale ne voulut point s’ouvrir sur les nouvelles qu’elle venoit de recevoir de Vienne parle secrétaire de Stanhope, qui tenoient Cellamare dans une grande curiosité. Il en reçut encore une assurance positive que Nancré ne partiroit pas de Paris sans porter avec lui un plan de paix dont le roi d’Espagne eût lieu d’être satisfoit. L’ambassadeur prétendit que Nancré lui avoit dit de plus qu’on obligeroit la cour de Vienne de recevoir ce plan de gré ou de force ; mais il demeuroit persuadé que le régent auroit grand’peine à s’y résoudre, qu’il seroit mal secondé par la cour de Londres, dont il étoit souvent obligé de combattre les idées et les propositions. Le régent lui fit même valoir la fermeté de l’abbé Dubois, et dit que c’étoit pour s’en plaindre que Stanhope avoit envoyé son secrétaire, espérant le trouver plus facile que son ministre. Cellamare ne le croyoit pas. Fortifié de Monti, ses représentations ne tendoient point à modifier les conditions du traité, mais à faire voir la nécessité de prendre les armes, et de prévenir la conclusion de la paix entre l’empereur et les Turcs. Elle étoit encore éloignée. Paris, plein de raisonnements politiques, croyoit avec Cellamare qu’elle étoit aisée à détourner, en employant le crédit et les talents de Ragotzi et la force de ses partisans en Hongrie, et de leur animosité contre la maison d’Autriche. Cellamare disoit que c’étoit par des motifs de passion particulière que des Alleurs, nouvellement revenu de Constantinople, décrioit le prince Ragotzi, et que le maréchal de Tessé étoit au contraire le seul qui jugeât sainement de l’utilité d’une diversion qu’on pourroit exciter en Hongrie par le moyen des mécontents. Il flattoit ainsi les idées d’Albéroni, qui sembloit compter sur la continuation de la guerre de Hongrie, et sur le secours dont elle lui seroit pour l’exécution de ses desseins.

Comme il paraissoit encore alors que les intérêts du roi d’Espagne et ceux du roi de Sicile étoient parfaitement unis, la même union régnoit aussi entre leurs ministres à Paris. Provane disoit à Cellamare que son maître s’exposeroit aux plus grands dangers plutôt que de consentir à l’échange de la Sicile. Cellamare faisoit agir Provane, soit auprès du régent pour le disposer plus favorablement pour l’Espagne, soit auprès des ministres étrangers résidents lors à Paris, qu’il croyoit à propos de ménager. Il sut par là que l’ambassadeur de Portugal avoit dit que le régent avoit fait proposer le mariage de M. le duc de Chartres avec l’infante, sœur du roi de Portugal, et qu’il s’y trouvoit des difficultés sur le rang de M. le duc de Chartres. Cette affaire n’étoit qu’un incident. Toute l’attention des ministres d’Espagne se portoit sur la négociation de Londres. Ils regardoient Georges comme un ennemi, et livré à l’empereur pour ses intérêts d’Allemagne. Ils y vouloient opposer ceux de la nation anglaise pour leur commerce, et persuader les membres du parlement de s’opposer au départ des vaisseaux destinés pour la Méditerranée, comme à une résolution capable de causer une rupture et d’entraîner la ruine totale du commerce. Ils pénétroient, mais ils ne savoient encore qu’imparfaitement les points et les difficultés de la négociation. Cellamare et Provane commençoient à découvrir par les bruits publics qu’il s’agissoit d’échanger la Sicile avec la Sardaigne, et se plaignoient tous deux de la liberté que se donnoient les médiateurs de disposer d’États dont ils n’étoient pas les maîtres. Les princes d’Italie, quoique fort alarmés, faisoient peu de mouvements. Enfin, le grand duc envoya ordre à son envoyé à Paris de passer à Londres, et d’y représenter l’injustice de disposer de ses États contre son gré. Ceux qui connoissoient le négociateur jugèrent peu favorablement de son succès. D’ailleurs, les choses étoient trop avancées pour attendre quelque changement. Cet envoyé du grand-duc étoit Corsini, qui est devenu cardinal et premier ministre à Rome, sous le pontificat de son oncle Clément XII, douze ans après. M. le duc d’Orléans expliqua lors à Provane de quoi il étoit question, mais verbalement. Provane auroit souhaité le plan du traité par écrit. Il se plaignit à Stairs de l’appui que le roi d’Angleterre donnoit à l’échange de la Sicile. La réponse fut simplement en termes fort généraux. Cellamare, instruit par Provane, dit à Nancré que, s’il ne portoit à Madrid des propositions plus avantageuses que celles dont on le disoit chargé, il ne devoit pas être étonné de ne pas réussir. Il se vanta même d’avoir convaincu Nancré, qui néanmoins partit.

La cour de Vienne prétendoit que le plan sur lequel on négocioit à Londres étoit absolument différent de celui que l’abbé Dubois avoit proposé, et [dont il] étoit convenu à Hanovre. Elle se plaignoit aussi d’entendre dire de tous côtés que, si l’empereur ne consentoit pas aux demandes de la France, cette couronne se joindroit à l’Espagne pour lui faire la guerre. Cette espèce de menace blessoit sa hauteur. Elle menaçoit de son côté de se rendre plus difficile, si elle parvenoit à faire la paix avec la Porte avant la conclusion du traité qui se négocioit à Londres. Les ministres de Georges sembloient appuyer les menaces des Impériaux. Non seulement Saint-Saphorin les trouvoit bien fondées, et tâchoit d’alarmer le régent mais Stairs, secondé d’un Suisse, grand fripon, nommé Schaub, qui avoit servi de secrétaire à Stanhope et qu’on renvoyoit de Londres à Vienne, parloit haut dans les conférences qu’ils eurent tous deux avec le régent. Quelque avantageuse que fût à l’empereur la médiation d’un roi d’Angleterre, électeur de Hanovre, si partial en sa faveur par tant de raisons générales et personnelles, l’empereur n’en paraissoit que plus difficile ; et retardoit l’utilité qu’il devoit se promettre de la conclusion du traité, par ses demandes. Il prétendoit qu’avant toutes choses le roi d’Espagne retirât ses troupes de la Sardaigne, et qu’il la remît en dépôt entre les mains d’un prince neutre, pour la garder en dépôt jusqu’à ce que toutes les conditions de la paix fussent réglées. Le roi d’Angleterre étoit le prince que l’empereur indiquoit, parce qu’il n’en pouvoit choisir un dont il fût plus sûr, et d’ailleurs cet honneur, disoit-il, étoit dû à ce prince par la manière dont il se portoit pour le succès de la négociation. Outre ce dépôt, l’empereur demandoit que, le grand-duc venant à mourir, ses États fussent démembrés, ne pouvant consentir qu’un prince de la maison de France possédât toute la Toscane telle qu’elle étoit possédée par la maison de Médicis. Il vouloit donc faire revivre l’ancienne république de Pise. Il vouloit de plus que Livourne fût érigée en ville libre sous la protection de l’empire. Il comptoit par ces propositions engager encore plus en sa faveur les puissances intéressées au commerce du Levant ; et véritablement les plus confidents ministres du roi d’Angleterre les appuyoient, jusqu’au point de représenter au régent qu’il s’exposeroit à faire échouer la négociation s’il s’opiniâtroit à la totalité de l’expectative des États du grand-duc pour un des fils de la reine d’Espagne, et disoient que souvent on n’obtenoit rien pour trop demander. Saint-Saphorin y joignoit les menaces, en faisant revenir au régent par l’Angleterre que les conférences pour là paix entre l’empereur et le Grand Seigneur s’alloient ouvrir ; que les conditions de part et d’autre en seroient bientôt réglées, les deux parties désirant également la fin de la guerre ; que, si ce n’étoit pas une paix définitive, ce seroit une trêve de quatre ou cinq ans, chacun demeurant dans la possession où il se trouvoit ; que la cour de Vienne, débarrassée de la guerre de Hongrie, deviendroit encore plus difficile avec l’Espagne.

Le roi d’Espagne avoit demandé deux conditions préliminaires : l’une que l’empereur promît de ne plus envoyer de troupes en Italie, l’autre de n’y plus exiger de contributions des princes. Les Impériaux répondoient à la première qu’il étoit étonnant que ce prince prétendît imposer à l’empereur la nécessité de ne point envoyer de troupes en Italie, quand elles y étoient le plus nécessaires pour la conservation de ses États, que l’Espagne avoit attaqués au préjudice de la neutralité ; qu’elle continuoit d’armer, et que, si elle vouloit empêcher l’empereur d’envoyer des troupes en Italie, il falloit qu’elle discontinuât auparavant ses armements par mer et par terre, qu’elle promît elle-même de demeurer en repos, et que, pour sûreté de sa parole, elle remît la Sardaigne en dépôt au roi d’Angleterre. Quant aux contributions, il y fut répondu que l’empereur ne les avoit demandées qu’en vertu d’un résultat de la diète de l’empire, fondé sur la nécessité de soutenir la guerre contre l’ennemi commun de la chrétienté ; qu’il étoit juste que toute puissance dépendante de l’empire, comme étoient les princes d’Italie, concourussent aux besoins et aux succès de cette guerre ; et que ce n’étoit point agir contre la neutralité que d’exiger d’eux des contributions pour cet effet ; qu’enfin, si l’Espagne réparoit les infractions qu’elle avoit faites à la neutralité, et qu’elle cessât d’en commettre de nouvelles, l’empereur cesseroit aussi d’exiger aucunes sommes des princes d’Italie, n’étant pas juste que, pendant que l’empereur se lieroit les mains, le roi d’Espagne se crût le maître d’agir librement comme il croiroit convenir à ses intérêts. Ces réponses de l’empereur furent non seulement goûtées à Londres, mais particulièrement appuyées du roi d’Angleterre et de ses ministres.

Stanhope n’oublia rien pour intimider Monteléon, et par lui le roi d’Espagne, en lui représentant les suites funestes de la guerre que ce prince vouloit allumer en Italie, qui, en deux ans, deviendroit générale, feroit revivre les droits de l’empereur sur l’Espagne, ceux de Philippe sur la France, et qu’il se trouveroit peut-être des princes qui prétendroient aussi régler la succession d’Angleterre ; et que le seul moyen d’éviter tant de maux étoit de terminer les différends entre l’empereur et l’Espagne de manière que le roi d’Espagne pût être satisfoit, et que la négociation entreprise à Londres eût un heureux succès. Il employoit les espérances et les menaces. Quelquefois il promettoit que, si l’empereur se rendoit trop difficile, le roi d’Angleterre se croiroit dégagé de toute garantie ; il disoit la même chose si les refus venoient de la part du roi d’Espagne. Stanhope cependant avoit l’adresse de faire voir un penchant particulier pour l’Espagne ; ou bien Monteléon vouloit le faire croire à Madrid, soit pour se faire un mérite d’avoir su gagner un des principaux ministres de Georges, soit pour donner plus de poids aux insinuations qu’il faisoit de temps en temps au cardinal Albéroni, mais toujours en tremblant pour le porter à la paix : II étoit persuadé que ce cardinal ne la désiroit pas, dont la preuve étoit le silence qu’il gardoit à son égard, à lui qui étoit le seul ministre du roi d’Espagne à portée de veiller à la négociation ; et de ménager les intérêts du roi son maître. Il falloit pour y réussir qu’il fût instruit de ses intentions, et il les ignoroit absolument ; en sorte que Stanhope le pressant pour savoir enfin ce que Sa Majesté Catholique demandoit, il étoit obligé de répondre en termes généraux, et de se servir de son esprit pour cacher le peu de confiance que sa cour avoit en lui. Il étoit instruit néanmoins de ce qui se passoit, mais par Stanhope et par Dubois. Cet abbé l’assuroit que le régent communiqueroit tout au roi d’Espagne ; que c’étoit le principal objet de la, mission de Nancré ; qu’il agiroit à Madrid d’un parfoit concert avec Albéroni ; et que, jusqu’à ce qu’il sût par lui les intentions du roi d’Espagne, le régent différeroit de consentir au projet qui lui étoit proposé par les Anglois. Voulant donner à Monteléon une preuve de la confiance qu’il prenoit en lui, il lui dit qu’il reconnoissoit en tout la partialité des ministres hanovriens et des Anglois de leur parti pour la cour de Vienne ; qu’il remarquoit qu’ils oublioient souvent leurs intérêts pour favoriser celui de l’empereur. Il excitoit Monteléon à redoubler ses assiduités auprès de Stanhope, pour animer davantage son penchant pour l’Espagne. Désirant disposer Albéroni favorablement pour Nancré, il pria l’ambassadeur d’en écrire à ce premier ministre en termes qui le disposassent favorablement pour la négociation, et le prévinssent en faveur du négociateur. Il parut même qu’il craignit de s’en rapporter à lui, car il lui envoya par Chavigny le modèle du billet qu’il le pria d’écrire à Madrid, et pour plus de sûreté, de lui en renvoyer la minute. Ce billet étoit conçu dans les termes suivants :

« L’abbé Dubois, que je sais de bonne part s’intéresser à votre gloire particulière, conjure V. E. de bien peser ce que le sieur de Nancré lui dira, et de ne perdre pas cette occasion de réunir la France, l’Angleterre et la Hollande avec l’Espagne, contre l’empereur, ce qui arrivera infailliblement si elle donne les mains à ce que ces trois puissances lui proposeront, soit qu’ensuite l’empereur l’accepte ou qu’il le refuse. »

Malgré ces précautions prudentes, Albéroni sut que le billet n’étoit pas du style de Monteléon, que l’abbé Dubois l’avoit dicté, et cependant n’en fit pas grand cas. Peut-être Monteléon lui-même eut-il quelque part au peu d’impression que firent les protestations de l’abbé Dubois ; car il est certain que cet ambassadeur prétendit avoir découvert (on dit [du] moins qu’il l’écrivit à Madrid) que la France et l’Angleterre s’étoient promis réciproquement de demeurer unies pour soutenir le projet du traité, et d’employer leurs forces pour obliger l’Espagne à l’accepter si elle y résistoit.

Quoi qu’il en soit, le roi d’Angleterre continuoit d’armer par mer. On disoit sans mystère que l’escadre, qui seroit de onze navires de guerre, étoit destinée pour la Méditerranée, où elle se joindroit à sept autres navires que l’Angleterre avoit déjà dans cette mer. Le roi d’Espagne fit demander à quel usage l’Angleterre destinoit cette escadre ; et comme jusqu’alors les ministres anglois s’étoient contentés d’assurer en général que l’intention du roi leur maître étoit d’entretenir la paix et la bonne intelligence avec Sa Majesté Catholique, Monteléon eut ordre de les engager à lui donner quelque parole plus précise. Il pressa donc Stanhope de lui déclarer par écrit, au nom du roi d’Angleterre, que l’escadre qu’il faisoit armer, non seulement ne seroit pas employée contre les intérêts du roi d’Espagne, mais même qu’elle ne passeroit pas dans la Méditerranée. Comme Stanhope répugnoit à donner une pareille déclaration, Monteléon lui proposa, pour tout expédient, d’ordonner au colonel Stanhope, alors envoyé d’Angleterre à Madrid, de la faire, ou tout au moins de s’expliquer clairement au cardinal Albéroni sur la destination de l’escadre. L’une et l’autre de ces propositions fut également rejetée. Stanhope voulut faire croire à Monteléon que le seul objet du roi d’Angleterre étoit d’obtenir du pape la satisfaction qu’il lui avoit demandée pour l’enlèvement de Peterborough ; qu’il ne doutoit pas qu’elle ne lui fût accordée ; mais qu’il falloit presser les délibérations de la cour de Rome, et faire paroître aux côtes d’Italie des forces suffisantes pour obliger le pape, par la crainte, à ce qu’il ne voudroit pas de bonne grâce accorder là-dessus aux instances de l’ambassadeur de l’empereur. Stanhope ajouta qu’il ne croyoit pas même qu’il fût nécessaire d’envoyer des vaisseaux dans la Méditerranée pour mettre le pape à la raison ; qu’on avoit donc travaillé très lentement à l’armement de cette escadre, et que, si depuis quelques jours il y paraissoit plus de diligence, la Méditerranée n’en étoit pas l’objet, mais la mer Baltique, où le roi d’Angleterre prétendoit faire passer vingt navires de guerre et dix bâtiments de suite. Monteléon auroit souhaité que Stanhope, lui confiant, disoit-il, les véritables intentions du roi d’Angleterre, lui eût promis formellement ce qu’il ne lui disoit que comme simple confidence. Il essayoit de faire voir à ce ministre qu’il ne devoit avoir aucune peine à promettre, pour le bien de la paix, que le roi d’Angleterre n’enverroit point de vaisseaux dans la Méditerranée, puisqu’il n’en avoit pas l’intention ; mais ces instances furent inutiles. Stanhope lui dit que le roi d’Angleterre ne pouvoit donner une telle parole sans manquer formellement aux engagements du traité qu’il avoit signé avec l’empereur, dont une des principales conditions étoit de lui garantir la possession des États dont il jouissoit actuellement en Italie. Stanhope déclara nettement que l’intention de son maître étoit d’y satisfaire ponctuellement, en sorte que personne ne pouvoit dire positivement jusqu’à quelle extrémité les choses seroient peut-être portées ; qu’il pouvoit seulement protester qu’à moins d’un grand malheur, l’Angleterre ne prendroit aucun nouvel engagement capable d’altérer la bonne correspondance qu’elle prétendoit entretenir avec l’Espagne. Monteléon répliqua que le moyen de la conserver entre les puissances amies étoit de s’expliquer franchement ; que les réponses ambiguës n’entretenoient point l’amitié ; qu’à son égard, il se croyoit obligé de dire nettement que, si l’Angleterre envoyoit une escadre dans la Méditerranée, le roi d’Espagne ne pourroit s’empêcher de prendre des mesures contraires au commerce des deux nations. Stanhope convint de tous les avantages que ce commerce apportoit à l’Angleterre, et comme il affectoit en toutes occasions de paroître disposé favorablement pour l’Espagne, il dit à Monteléon, qu’il consentiroit de tout son cœur à la proposition qu’il lui avoit faite d’ordonner au colonel Stanhope de confier au roi d’Espagne les intentions secrètes du roi d’Angleterre ; mais qu’il n’avoit que sa voix dans le conseil, composé d’ailleurs de différentes nations, en sorte qu’il ne pouvoit répondre ni des délibérations ni de la résolution. Il offrit ce qui étoit en lui, c’est-à-dire de rendre compte au roi d’Angleterre et à son conseil des propositions de Monteléon.

Cet ambassadeur étoit trop éclairé et connoissoit trop le caractère des Anglois pour se laisser éblouir par des réponses si vagues. Il jugeoit donc que si l’intention du roi d’Angleterre et de ses ministres étoit de se réserver la liberté d’accorder ou de refuser absolument la déclaration sollicitée, suivant le tour que prendroient les affaires générales, une telle incertitude ne pouvant convenir aux intérêts du roi d’Espagne, Monteléon résolut d’agir par d’autres voies : celle qu’il crut la plus sûre fut d’intéresser la nation. Rien ne lui étoit plus sensible que l’interruption de son commerce avec l’Espagne. Il n’oublia rien pour alarmer les membres du parlement, faisant envisager secrètement à quelques-uns des principaux le péril prochain dont ce commerce seroit menacé, si le roi d’Angleterre faisoit passer, comme on le disoit, une escadre dans la Méditerranée. Il leur insinua, comme un moyen d’éviter ce danger, de presser le roi leur maître de communiquer au parlement tous les traités qu’il avoit faits, en sorte que la nation assemblée pût aviser aux moyens de ne pas rompre avec l’Espagne. L’orateur de la chambre basse, frappé de cette crainte, vit secrètement Monteléon ; il reçut de lui des instructions, et protesta que la plus grande partie de la nation s’opposeroit à toute résolution de la cour, qui tendroit à rompre avec l’Espagne.

Quelques jours après, dans une séance du parlement, on tint quelques discours sur l’escadre que le roi d’Angleterre devoit envoyer dans la Méditerranée. Deux députés des communes représentèrent que ce seroit ruiner l’Angleterre que de donner occasion à l’Espagne d’interrompre le commerce si avantageusement établi entre les deux nations. Le premier effet des diligences de Monteléon ne l’éblouit pas. Comme il connoissoit le caractère et le génie de la nation anglaise, et les passions des particuliers qui avoient le plus de crédit sur l’esprit du roi d’Angleterre, il comprit qu’il ne devoit pas compter sur les dispositions apparentes de quelques membres du parlement, parce que la cour sauroit bien les gagner si leurs suffrages étoient de quelque poids, sinon que leurs contradictions ne traverseroient pas, ses résolutions. Quant aux ministres, il étoit persuadé que ce seroit inutilement qu’il entreprendroit de faire combattre la raison contre le désir qu’ils avoient de plaire aux Allemands, comme l’unique moyen de parvenir à l’avancement que chacun d’eux se proposoit. Ainsi, voyant les choses de près, il n’espéroit rien de bon de l’Angleterre pour le roi son maître. Il ne se promettoit pas un succès plus heureux de la négociation que la France vouloit entamer à Madrid. Toutefois il croyoit que, si on pouvoit envisager un moyen de sortir d’affaires avec quelque avantage, c’étoit celui de savoir plier aux conjonctures présentes, et de convenir, s’il étoit possible, de quelque proposition capable de concilier les intérêts de l’Espagne avec l’empressement que la France et l’Angleterre témoignoient à l’envi de ménager et de conclure la paix entre l’empereur et le roi d’Espagne.

Raisonnant sur le caractère des ministres de l’empereur, il pensoit que la cour de Vienne, inflexible et déraisonnable, disoit-il, n’admettroit aucun expédient quand il s’agiroit de réduire ses vastes prétentions, et qu’elle découvriroit elle-même son ambition de manière que ses amis même comprendroient les raisons et la nécessité de s’unir pour contraindre les Allemands à sortir de l’Italie. Cette cour, en effet, ne vouloit alors entendre à rien sur le point d’assurer l’expectative de la Toscane à un fils de la reine d’Espagne. Le plan du traité lui plaisoit en ce qui regardoit ses avantages ; mais l’empereur considérant ce qui lui étoit offert comme une restitution d’un bien qui lui appartenoit légitimement, croyoit que les demandes faites en faveur du roi d’Espagne étoient autant de démembrements que les médiateurs vouloient arracher aux droits légitimes de la maison d’Autriche.

On étoit à la fin de février ; jusqu’alors le détail de la négociation n’avoit pas encore passé les cours de Vienne, de France et d’Angleterre. Le roi de Sicile étoit inquiet d’un traité dont il devoit fournir la matière principale, puisque la Sicile étoit le prix que les négociateurs proposoient à l’empereur pour l’engager à se désister pour toujours de toute prétention sur la monarchie d’Espagne. Il paraissoit juste d’avoir le consentement de ce prince, qui possédoit actuellement la Sicile en vertu des traités faits seulement depuis cinq ans à Utrecht, dont la France et l’Angleterre étoient également garantes. Toutefois on ne parloit encore clairement au roi de Sicile ni de la disposition de cette île, ni du dédommagement qu’on lui offriroit pour obtenir son consentement. Le comte de Sunderland dit seulement à son envoyé que le roi d’Angleterre songeoit aux intérêts du roi de Sicile ; qu’il lui en diroit davantage dès le moment qu’il pourroit s’expliquer plus clairement. Bernsdorff, le principal des ministres hanovriens, dit à ce même envoyé qu’il jugeât lui-même s’il étoit possible au roi d’Angleterre de rien communiquer au roi de Sicile avant de savoir si l’empereur et le roi d’Espagne consentiroient à s’accommoder ensemble ; il ajouta qu’un projet n’étoit pas un traité, qu’avant d’en venir à la conclusion, il y avoit toujours beaucoup de choses à changer dans un premier plan ; que, lorsqu’elles en seroient à un certain point, le roi de Sicile en auroit une entière communication. L’envoyé fit en cette occasion les protestations que tout ministre croit être du goût de son maître en pareille conjoncture. Il dit que jamais ce prince ne plieroit pour quelque raison que ce pût être quand il s’agiroit de son honneur, de son avantage, de celui de sa maison ; que, plutôt que d’y souffrir volontairement le moindre préjudice, il s’exposeroit à toute sorte de péril ; que, s’il y succomboit, la honte de sa perte tomberoit entièrement sur les garants des derniers traités. Provane employoit moins de paroles, mais il parloit plus fortement à Paris que La Pérouse ne parloit à Londres ; car il laissoit entendre que, si son maître manquoit de forces ou de volonté, et ne défendoit pas pied à pied la Sicile, et s’il n’employoit pas pour la conserver tous les moyens que suggère un cas désespéré, il pourroit bien songer à des échanges très douloureux pour la France. Un tel discours n’avoit pas besoin d’explications, car il étoit aisé d’entendre que l’échange qu’il vouloit faire craindre étoit celui des États de Piémont et de Montferrat, que le roi de Sicile céderoit à l’empereur pour avoir de lui le royaume de Naples à joindre à la Sicile. Cellamare appuyoit les menaces indirectes de Provane. Il se plaignoit qu’il ne trouvoit que léthargie dans le gouvernement. Il réitéroit souvent et vivement ses sollicitations, mais il trouvoit que tout le monde crioit à la paix, et que personne n’appuyoit alors les propositions de l’Espagne.

Peterborough, nouvellement sorti des prisons du pape, vint à Paris dans ces circonstances. Cellamare ne manqua pas de le voir, et crut ne pouvoir mieux employer son éloquence qu’à le persuader que l’Angleterre devoit éviter avec soin de rompre avec l’Espagne. Peterborough convint de tout ce que lui dit Cellamare, il lui promit même de soutenir fortement les intérêts de l’Espagne quand il seroit en Angleterre. Il ne se contraignit point sur les sujets qu’il avoit de se plaindre de la cour de Vienne ; mais Cellamare s’aperçut cependant qu’il battoit la campagne, et qu’il y avoit aussi peu de fondement à faire sur ses raisonnements que sur ses promesses. Comme il perdoit peu à peu l’espérance d’interrompre le cours et d’empêcher le succès de la négociation de Londres, il crut devoir faire de nouveaux efforts en France pour détourner le régent de la suivre. Il représenta que le voyage de Nancré étoit inutile, que ses propositions seroient mal reçues. Il confioit à ses amis que l’air que la cour de Madrid respiroit n’étoit que de guerre. Monti, qui en arrivoit nouvellement, parla en même sens au régent. Il lui répondit qu’il avoit nouvellement combattu pour procurer au roi d’Espagne les conditions meilleures et les plus avantageuses, et qu’il ne falloit pas exposer au hasard d’une guerre ce qu’on pouvoit obtenir par un traité.

Albéroni raisonnoit différemment. Le duc de Parme lui représentoit souvent qu’il ne falloit pas se laisser endormir par les Impériaux, et le persuadoit aisément que, si l’Espagne leur donnoit le temps de s’établir en Italie, ils le feroient de manière que bientôt ils se trouveroient maîtres d’exécuter toutes les résolutions violentes qu’il leur plairoit de prendre. Ce raisonnement étoit depuis longtemps celui d’Albéroni, et, pour engager la France à s’y conformer, il disoit qu’elle suivoit une politique non seulement fausse, mais pernicieuse, même mortelle, en regardant comme un acte de prudence et d’habileté d’éviter de prendre les armes hors les cas de nécessité forcée. Il s’étendoit en raisonnements fondés sur ses désirs, tout au plus sur ses espérances, qu’il prétendoit appuyées sur des secrets dont lui seul avoit la connoissance. Ces secrets étoient ses anciennes chimères de l’éloignement de la paix des Turcs, de celui de la nation anglaise de perdre son commerce qui ne permettroit pas au roi d’Angleterre de rompre avec l’Espagne, de la jalousie secrète des Hollandois qui verroient sans se remuer, même avec joie, attaquer et humilier l’empereur. C’étoit avec quoi il ne se rebutoit point de vouloir persuader au régent de prendre les armes et de s’unir à l’Espagne et au roi de Sicile avec lequel pourtant il n’étoit rien moins que d’accord. Il vouloit cependant faire en sorte, par la France, pour que la haine du refus des propositions de paix ne tombât pas sur l’Espagne, mais sur les Impériaux. Il ne trouvoit aucune sûreté pour les garnisons espagnoles à mettre dans les États de Toscane et de Parme contre l’enlèvement que les troupes de l’empereur en pourroient faire d’un moment à l’autre. Il s’écrioit contre la violence qu’on vouloit exercer contre des princes vivants et possédant justement leurs États, tels que le grand-duc qui avoit un fils, le duc de Parme surtout, beau-père et oncle de la reine d’Espagne, lequel avoit un frère qui pouvoit avoir des enfants, et qu’on vouloit amuser et repaître de visions éloignées, et laisser cependant les Allemands si bien prendre leurs mesures qu’ils feroient échouer d’autres projets plus raisonnables et plus capables de maintenir l’équilibre de l’Europe. Tous ces langages furent tenus au régent par Cellamare, qui eut ordre de lui faire voir la lettre d’Albéroni, et par Monti son ami de confiance, chargés tous deux de n’oublier rien pour arracher le régent à la négociation de Londres et l’unir à l’Espagne et au roi de Sicile, duquel ils prétendirent être sûrs.

Albéroni, persuadé qu’il falloit marquer beaucoup de fermeté et de confiance en ses forces pour intimider, envoya ordre à Monteléon de s’expliquer beaucoup plus clairement qu’il ri avoit fait sur la destination de l’escadre anglaise.

Ainsi cet ambassadeur déclara que, si elle pas soit dans la Méditerranée, il partiroit sur-le-champ et retourneroit en Espagne, parce que le roi son maître regarderoit cette démarche comme un premier acte d’hostilité de la part du roi d’Angleterre. Monteléon eut ordre d’instruire les membres du parlement, particulièrement les intéressés en la compagnie de l’Asiento, des ordres qu’il avoit reçus, et de leur dire nettement qu’après tout ce que le roi d’Espagne avoit fait pour le roi Georges et pour la nation anglaise en des temps critiques, il avoit lieu d’attendre plus de reconnoissance de leur part ; qu’il auroit au moins dû compter sur leur indifférence ; qu’il vouloit enfin connoître ceux qui seroient ses amis ou ses ennemis, et pour mettre l’épée à la main s’il étoit nécessaire. Enfin, comme s’il y eût eu lieu de douter de l’exactitude de Monteléon et de le soupçonner de timidité et d’intérêt capable de le retenir ou de le ralentir, il reçut de nouveaux ordres très positifs de parler sans crainte et sans incertitude, et d’autant plus clairement que le roi d’Espagne savoit qu’on faisoit à Naples et à Lisbonne de grands préparatifs pour l’escadre anglaise qui devoit passer dans la Méditerranée.

Beretti, ambassadeur d’Espagne en Hollande, eut ordre, de son côté, de déclarer que le roi son maître ne se laisseroit pas amuser par de prétendus médiateurs ni par des propos de paix dont on répandoit les conditions dans le monde sans toutefois que Sa Majesté Catholique en eût encore la moindre connoissance ; mais que certainement ce seroit se tromper que de croire une pareille démence, comme la république de Hollande se tromperoit elle-même si elle laissoit à la maison d’Autriche la supériorité que les traités d’Utrecht lui avoient procurée. Albéroni s’abandonnoit à ses vanteries sur le bon état où il avoit déjà mis l’Espagne, qui ne craindroit plus personne dans deux ans. Ses discours annonçoient bien plus la guerre que la paix. Ses préparatifs se poussoient avec la plus grande diligence et le plus impénétrable secret. Il détestoit la paix d’Utrecht, il soutenoit que le feu roi n’avoit point de pouvoir légitime pour faire tomber comme il avoit fait tout le poids du traité sur le roi, son petit-fils, et que le consentement qu’y avoit donné ce prince n’avoit point été libre, mais forcé par une juste crainte pour le roi son grand-père ; respect si imprimé dans son cœur qu’il lui auroit donné sa femme et ses enfants, s’il les lui eût demandés, avec la même docilité qu’il avoit cédé la Sicile. Il ajoutoit que les souverains étoient toujours mineurs, maîtres par conséquent de se délivrer des violences qu’ils avoient souffertes quand la Providence en faisoit naître les occasions. La cession de la Sicile, citée par Albéroni comme un exemple de la complaisance du roi d’Espagne pour le roi son grand-père, ne fut pas regardée si simplement par l’abbé del Maro, ambassadeur de Sicile à Madrid. Il soupçonnoit depuis longtemps la cour d’Espagne de former des desseins sur ce royaume, et il persista toujours dans sa pensée, quoique l’opinion publique fût que la destination de la flotte fût pour Naples. On disoit même que le dessein étoit d’attaquer cette capitale, sans s’amuser à Gaëte ni à Capoue. On prévoyoit cependant que la France et l’Angleterre ne le souffriroient pas tranquillement, et que, s’il étoit impossible de porter l’Espagne à un accommodement, ces deux puissances prendroient si bien leurs mesures par mer et par terre, qu’elles feroient échouer les projets de l’Espagne. Albéroni auroit bien voulu détruire cette opinion du public en lui laissant croire qu’il y avoit entre la France et l’Espagne une intelligence secrète ; mais il ne put le tromper. Il réussit mieux à lui cacher son véritable projet ; en sorte que bien des gens crurent qu’il pourroit tourner ses armes contre le Portugal, autant que les porter en Italie. Albéroni cependant vantoit la puissance de l’Espagne, qui avoit sur pied quatre-vingt mille hommes, une bonne marine, ses finances en bon état, et continuoit ses déclamations et ses péroraisons contre les propositions des médiateurs, et pour persuader la nécessité, la facilité et les grands fruits de l’union armée de la France, avec l’Espagne.

Le voyagé prochain de Nancré à Madrid paraissoit moins une disposition pour rétablir la bonne intelligence entre les deux cours qu’un moyen que celle de France vouloit tenter pour déclarer au roi d’Espagne que, s’il n’acceptoit le projet concerté avec l’Angleterre, son refus produiroit une rupture ouverte entre la France et lui. Mais Albéroni, persuadé qu’il devoit en cette conjoncture tenir et montrer bonne contenance, disoit que nonobstant tout ce qui pourroit arriver, le roi d’Espagne suivroit son projet ; que, s’il ne réussissoit pas, il en seroit quitte pour se retirer sur son fumier où il attendroit des conjonctures plus favorables. Enfin la résolution étoit prise de ne faire aucun accommodement avec l’empereur. Monti eut ordre d’Albéroni de le dire au régent et de l’assurer qu’avec un peu de temps il verroit des changements dans les mesures qu’il avoit prises avec le roi Georges, que le temps feroit aussi que l’amitié du roi d’Espagne seroit recherchée, et d’autres pareilles vanteries. Albéroni comptoit sur la neutralité au moins de la Hollande. Beretti, pressé de plaire et de se faire valoir, l’en assuroit. Il lui mandoit l’assurance qu’il en avoit eue de Santen, nouveau bourgmestre d’Amsterdam, que cette ville n’admettroit rien contre le service du roi d’Espagne, et qu’il en avoit averti Buys et le Pensionnaire pour les contenir, parce qu’il les savoit tous deux très attachés à l’Angleterre et à la maison d’Autriche. La faiblesse où se trouvoit cette république, la difficulté de fournir à un armement très nécessaire pour la mer Baltique par les dettes immenses qu’elle avoit contractées pendant la guerre terminée par la paix d’Utrecht, lui rendoient les levées de troupes impossibles, à ce que prétendoit Beretti. Ces mêmes raisons lui ôtaient aussi toute espérance de porter les États à attaquer l’empereur, et c’est ce qui redoubloit le désir d’Albéroni que la France leur en donnât l’exemple. Cellamare ne le laissa pas dans l’abus de cette espérance : il lui manda que, quelques bonnes dispositions que le régent eût fait paroître en différentes occasions pour l’Espagne, son but n’avoit jamais varié sur la conservation de la paix, à quelque prix que ce pût être ; que ce n’étoit que pour gagner du temps qu’il avoit quelquefois flatté le roi d’Espagne d’espérances agréables ; que le moyen d’éviter ces pièges étoit d’obliger Nancré de s’expliquer tout en arrivant et clairement, et de ne pas remettre à son retour à Paris la décision des affaires. Cellamare crut qu’il étoit du service du roi son maître, d’en parler comme de chose déjà décidée. Il publia que le roi d’Espagne se vengeroit enfin des outrages qu’il avoit reçus, et qu’il soutiendroit ses droits quand même il seroit abandonné de ceux dont il devoit naturellement et raisonnablement attendre du secours. Provane, qui le secondoit alors, alla plus loin. Il vouloit que le roi d’Espagne demandât passage par la France pour cinquante mille hommes qu’il enverroit défendre l’Italie ; mais Cellamare y trouva trop de rodomontade, et crut qu’il falloit ne dire que ce qu’on étoit à peu près en état de faire. Le bruit se répandit néanmoins que ce passage étoit demandé pour vingt-cinq mille hommes. Cellamare, sans appuyer ni démentir ce bruit, dit à Nancré avant son départ qu’il ne pouvoit faire que de mauvais augures de la négociation dont il étoit chargé.