Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/15

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CHAPITRE XV.


Sage avis de Cellamare au roi d’Espagne. — Est inquiet du prétendu mariage du prince de Piémont avec une fille du régent, dont le régent et le roi de Sicile sont aussi éloignés l’un que l’autre. — Erreur aveugle de Beretti. — Proposition des Anglois sur la Toscane. — Inquiétudes mutuelles. — Division dans la famille du roi d’Angleterre, qui retranche quarante mille livres sterling de rente au prince de Galles, et fait payer cent trente mille livres sterling à l’empereur, qui est fort recherché. — Visions d’Albéroni. — Préliminaires demandés par l’Espagne à l’empereur. — Folle conduite d’Albéroni. — Il fait faire une déclaration menaçante aux Hollandois pour en acheter des vaisseaux. — Riperda rappelé ; résolu depuis longtemps de revenir s’établir en Espagne. — Mauvois état de la personne du roi d’Espagne. — Pouvoir sans bornes d’Albéroni. — Aubenton et Aldovrandi excitent l’Espagne en faveur de la constitution. — Fortes démarches et menaces terribles de l’empereur au pape. — Consternation de Rome. — Ses soumises et basses résolutions. — Politique et ruse odieuse de Vienne. — Le pape, dans sa frayeur de l’empereur, tombe pour l’apaiser sur l’Espagne et sur Aldovrandi. — Brefs ne sont point reçus par l’empereur ni par les rois de France et d’Espagne, sans que leurs copies n’aient été vues par leurs ministres, qui les admettent ou les rejettent. — Opinion générale prise du pape à l’égard de l’Espagne. — Les Impériaux veulent qu’Aldovrandi soit rappelé et châtié. — Faibles manèges du pape à cet égard ; jugement qu’ils en font porter.


Stairs et Provane dirent tous deux à Cellamare que l’empereur offroit de s’engager à ne point inquiéter les princes d’Italie, de se contenter des domaines qu’il y possédoit, de ne pas s’opposer aux droits de la reine d’Espagne sur les États de Parme et de Plaisance, de s’accorder avec les médiateurs pour régler la succession de la Toscane en faveur d’un prince qui ne fût ni de la maison d’Autriche ni de la maison de France, parce que Naples et Milan seroient trop exposés si un des fils de la reine d’Espagne avoit la Toscane avec Parme et Plaisance. Quoique ces dispositions ne fussent pas telles qu’il étoit nécessaire pour conclure, et que Cellamare fût persuadé que l’empereur ne cherchoit qu’à suspendre les entreprises du roi d’Espagne, gagner temps et faire sa paix avec le Turc, amuser et cependant se mettre en état d’envahir les princes d’Italie, montrer en attendant que les difficultés ne venoient pas de sa part, et que, si les médiateurs devoient tourner leurs armes contre celui qui rejetteroit les propositions d’un accommodement raisonnable, ce n’étoit pas contre lui qu’elles se devoient employer ; cet ambassadeur conseilloit au roi son maître de se comporter comme s’il écoutoit les propositions de la cour de Vienne, de peur qu’en les rejetant, il lui laissât l’avantage de persuader le monde que les Impériaux étoient véritablement dociles, et que les refus et l’opiniâtreté venoit des Espagnols. Cette maxime, bien suivie, lui paraissoit une base solide pour établir sur elle à l’avenir des prétentions et des demandes plus essentielles. Il ajoutoit que cette conduite ne pouvoit engager le roi d’Espagne au delà de ce qu’il voudroit, parce qu’il seroit toujours le maître d’éloigner la conclusion tant qu’il voudroit, en demandant des sûretés que vraisemblablement ses ennemis ne lui accorderoient pas ; que, par ce refus, il feroit retomber sur eux la haine de voir échouer une négociation regardée comme nécessaire pour assurer la tranquillité générale ; que si, contre son opinion, ses ennemis consentoient aux sûretés qu’il leur demanderoit, il profiteroit par là des avantages qui lui seroient accordés.

Cellamare, inquiet des bruits du mariage du prince de Piémont avec une fille du régent, en parla à Provane, qui lui dit franchement n’en avoir pas fait la moindre insinuation ; que les intérêts d’État, non les liens du sang, formoient les chemins qui unissent les princes ; et que les mariages se faisoient à la fin non au commencement des comédies et des poèmes. On a vu en son lieu qui avoit le premier imaginé ce mariage, comment il fut traité quelque temps entre Plénœuf, retiré à Turin, et moi ; combien peu le régent y prit, et je crois aussi peu le roi de Sicile ; combien aussi je fus pressé de prier le régent que j’en remisse la négociation à l’abbé Dubois, à son premier retour d’Angleterre, et qu’il n’en fût plus question depuis. Tout ce qui pouvoit éloigner le régent des vues de l’Angleterre étoit odieux à l’abbé Dubois. L’empereur étoit buté à ravoir la Sicile, qui étoit la chose que le roi de Sicile craignoit le plus. Le roi d’Angleterre, servilement attaché à l’empereur, par rapport à ses États d’Allemagne et à l’affermissement de son usurpation des duchés de Brême et de Verden, auroit été au désespoir de trouver la France trop opposée à ce désir de l’empereur, qu’il favorisoit de tout son pouvoir, par conséquent d’un mariage qui, dans son commencement surtout, eût lié le régent au roi de Sicile par intérêt et par honneur, et qui le pouvoit jeter dans une alliance avec l’Espagne et les princes d’Italie, qui auroit renversé toute la négociation qui se faisoit à Londres. L’abbé Dubois y étoit un des principaux acteurs ; il la regardoit comme la base de sa plus haute fortune ; il n’avoit donc garde de la laisser troubler par le mariage du prince de Piémont avec une fille de M. le duc d’Orléans.

Cellamare et Provane, de concert, ne cessoient de presser le régent de se préparer à la guerre pour arrêter les violences des Impériaux et leurs desseins en Italie. L’ambassadeur d’Espagne en Hollande protestoit que, si les Anglois vouloient agir en faveur de l’empereur, ils n’auroient pour eux ni la France ni la Hollande, et que la nation anglaise, trop intéressée pour son commerce, résisteroit, en ce cas, à Georges et à ses ministres. Saint-Saphorin, que le roi d’Angleterre faisoit négocier à Vienne, étoit totalement impérial. Il exagéroit les difficultés sur la Toscane comme insurmontables ; il y étoit fortement appuyé par les ministres hanovriens.

Ceux-ci firent ordonner à Stairs de presser le régent sur cet article. Il lui proposa même de convenir que la république de Pise seroit rétablie, que Livourne lui appartiendroit, et que le fils de la reine d’Espagne se contenteroit de Florence et de la partie de la Toscane qui avoit autrefois été de la dépendance de cette ville. Ces ministres hanovriens trouvèrent l’abbé Dubois trop aheurté sur cet article. Ils n’oublièrent rien pour persuader le régent, tantôt par les espérances, tantôt par les alarmes des troupes, que l’empereur enverroit incessamment en Italie, et d’une négociation secrète entre ce prince et le roi de Sicile. Le ministre piémontois à Londres se définit de l’abbé Dubois, qui ne lui communiquoit rien de la négociation, quoique son maître lui eût positivement écrit que le régent vouloit qu’il en fût instruit. Monteléon, qui se loua quelque peu de temps de la conduite de l’abbé Dubois avec lui, de ses assurances de la parfaite intelligence qui alloit régner entre le roi d’Espagne et le régent, de ses desseins et de ses promesses de procurer dans la négociation toutes sortes d’avantages à Sa Majesté Catholique, ne trouva bientôt plus que réserve et mystère en ses discours. Il ne recevoit aucune instruction d’Espagne ; ses ordres se bornoient depuis longtemps à faire connoître à la cour d’Angleterre que le roi son maître regarderoit comme une infraction tout envoi d’une escadre anglaise dans la Méditerranée. Stanhope l’assuroit toujours que [les Anglais] ne donneroient jamais aucune occasion de plainte ni de soupçon à l’Espagne, mais aussi que le roi et la nation anglaise seroient obligés pour leur honneur de tirer satisfaction de l’enlèvement du comte de Peterborough, si le pape ne la leur donnoit lui-même de cet affront qu’il leur avoit fait. C’étoit le voile dont ils couvroient l’armement destiné pour la Méditerranée. Ce voile étoit bien clair ; il y avoit longtemps que Peterborough avoit été relâché après une détention fort courte, et que le pape épouvanté avoit fait toutes les excuses possibles.

Pendant que le roi d’Angleterre se préparoit à des guerres étrangères, la division continuoit à régner dans sa famille. Nulle négociation n’avoit pu lui réconcilier le prince de Galles ; il crut donc devoir employer d’autres moyens pour le soumettre. Il lui fit déclarer par Copper, chancelier d’Angleterre, le duc de Kingston et le comte de Stanhope, que, sur les cent mille livres sterling qui lui étoient assignées pour la dépense de sa maison, il lui en retranchoit quarante [mille], sous prétexte de la dépense que le roi s’obligeoit de faire pour la subsistance des enfants du prince. En même temps Georges fit passer en parleroient qu’on payeroit à l’empereur cent trente mille livres sterling pour reste des subsides de la dernière guerre, moyennant une quittance générale de toutes ses prétentions. Ainsi la cour de Vienne profitoit de tout. Elle étoit sûre des ministres confidents de Georges, hanovriens et anglois, et recherchée par le roi de Sicile qui ne songeoit qu’à apaiser sa colère, et ne croyoit d’alliance solide qu’avec elle. Il agissoit en même temps à Paris et à Londres comme ne voulant se conduire que par les médiateurs. Il se plaignoit de temps en temps du mystère qu’ils lui faisoient de l’état de la négociation. Provane s’en plaignoit encore davantage, et protestoit que son maître n’écouteroit jamais aucune proposition d’échange du royaume de Sicile. Il voulut se figurer que le régent ne seroit jamais favorable à son maître, parce que Son Altesse Royale avoit lieu de croire que, le cas arrivant, le roi de Sicile aideroit le roi d’Espagne à monter sur le trône de France, espérant lui-même monter sur celui d’Espagne ; et prétendit avoir appris par la comtesse de Verue que le régent traitoit le mariage de M. son fils avec l’infante de Portugal, où on s’alarmoit des préparatifs de l’Espagne, et où l’envoyé d’Angleterre ne parloit que de guerre et offroit des secours, si l’Espagne l’attaquoit. Albéroni calma bientôt cette inquiétude par les assurances positives qu’il y donna, et qu’il en reçut, du désir réciproque de demeurer en bonne intelligence. Il retira même les troupes des frontières de Portugal, dont l’ambassadeur à Madrid offrit de la part de son maître, de réduire à trois cent mille écus les six cent mille écus qu’il demandoit depuis longtemps à l’Espagne, si on vouloit terminer les différends entre les deux cours. Albéroni jugea à propos de faire connoître les sentiments pacifiques de ces deux cours l’une pour l’autre en France, en Angleterre, en Hollande ; en prit occasion d’y faire connoître les intentions du roi d’Espagne, et de publier la chimère qu’on a déjà vue de ses raisonnements sur l’union de la France et de l’Espagne pour abaisser l’empereur, la tranquille joie qu’en auroit la Hollande, et l’inutilité des secours que Georges, démenti par l’intérêt de commerce de la nation anglaise, voudroit donner aux Allemands, flatté de plus que ceux du roi de Sicile, si directement opposés à l’envahissement de l’Italie, le mettroient de son côté.

Persuadé que l’empereur étoit résolu de sacrifier tout à la paix avec le Turc, pour avoir la liberté de pousser ses projets en Italie, il ordonna à Monteléon de déclarer aux Anglois que les conditions que le roi d’Espagne demandoit comme préliminaires avant d’examiner celles de la paix, étoient un engagement formel de la part de l’empereur sur les articles suivants : 1° qu’il n’enverroit plus de troupes en Italie ; 2° qu’il n’exigeroit aucune contribution, sous quelque prétexte que ce pût être ; 3° qu’il promettroit de concourir de bonne foi aux mesures qu’on jugeroit nécessaires pour assurer l’équilibre de l’Italie et le repos général de l’Europe. À ces conditions, le roi d’Espagne permit à Monteléon d’écouter les propositions qui lui seroient faites, se réservant à lui donner de nouveaux ordres, si par quelques changements nouveaux Sa Majesté Catholique se croyoit obligée de changer aussi de maximes. Le cardinal ne le croyoit pas. Son plan étoit fait ; il le vouloit suivre, persuadé qu’il étoit impossible de préserver l’Italie de sa perte totale, tant que les Allemands y conserveroient un pouce de terre, que la conjoncture étoit la plus favorable, et de ses chimères déjà expliquées sur la France, la Hollande, la nation anglaise et le roi de Sardaigne. Il affectoit une grande fermeté à suivre son projet sans s’écarter de son point de vue, disant que le pis qu’il en pût arriver à l’Espagne seroit d’avoir à défendre son continent, qui avoit des forces suffisantes pour le défendre, et que tout l’enfer ne pouvoit attaquer. Dans cette complaisance d’avoir mis l’Espagne en si bon état, ce qu’il regardoit comme son ouvrage, il traitoit de visions les conditions offertes par les médiateurs, et s’espaçoit en dérisions de toute leur négociation. Il redoubla de chaleur pour les préparatifs ; et, s’apercevant enfin du peu de volonté des Hollandois de l’accommoder de vaisseaux, il ordonna à Beretti de déclarer aux États généraux que, s’ils y formoient quelque opposition, le roi d’Espagne la regarderoit comme une offense publique faite à sa personne, et qu’il pourroit même en venir aux dernières extrémités. Castagneta, chef d’escadre envoyé en Hollande avec tout l’argent comptant nécessaire pour faire ces achats, reçut ordre en même temps de revenir diligemment à Madrid, la chose faite ou manquée, son retour étant un point essentiel d’où dépendoient toutes les autres négociations.

Riperda continuoit de flatter le cardinal sur les bonnes dispositions de ses maîtres en tout ce qui regardoit l’Espagne ; mais il vouloit le flatter. Les États venoient de rappeler cet ambassadeur. Il avoit pris depuis longtemps la résolution de retourner s’établir en Espagne, après qu’il auroit rendu compte aux États de son ambassade. Il y avoit même acquis déjà quelques terres, et une maison appartenant autrefois à l’amirante de Castille et depuis tombée dans la confiscation de ses biens. Quoique le public doutât encore à la fin de janvier si l’Espagne, sans la France et sans aucun allié, oseroit et pourroit seule entreprendre la guerre, le dessein d’Albéroni étoit d’entrer de bonne heure en campagne. Le duc de Parme l’en pressoit sans cesse comme de chose nécessaire pour le salut de l’Italie. Mais une raison secrète jetoit l’incertitude dans ses résolutions, et le retardement à l’exécution de ses projets. Le roi d’Espagne, bien plus malade d’esprit que de corps, se croyoit sur le point de mourir à chaque instant, et persuadé que ses forces l’abandonnoient, il mangeoit pour les réparer avec tant d’excès que tout en étoit à craindre. Il se confessoit tous les soirs après son souper, et il retenoit son confesseur auprès de son lit jusqu’à ce qu’il se fût endormi. Il n’étoit pas permis à la reine de le quitter un seul instant. Ce prince étant donc hors d’état d’entendre parler d’aucune affaire, le pouvoir d’Albéroni étoit plus souverain que jamais. Il régloit tout et disposoit de tout au nom du roi ; qui que ce soit n’osoit lé contredire, et il avoit déclaré plusieurs fois aux secrétaires d’État que, si quelqu’un d’eux manquoit à son devoir pour l’exécution de ses ordres, il lui en coûteroit la vie.

On répandoit néanmoins dans le public que la santé du roi étoit parfaitement rétablie. Le P. Daubenton disoit à ses amis que ce prince avoit trop de scrupules. Tout occupé qu’il étoit auprès de lui, il ne laissoit pas d’apporter tous ses soins à trouver en Espagne des défenseurs à la constitution. Il y servoit d’agent non seulement au pape, mais au cardinal de Bissy. Il avoit eu soin de faire tenir ses lettres au patriarche de Lisbonne, aussi bien que de solliciter les évêques et les chapitres d’Espagne d’écrire en faveur de la constitution. Il auroit voulu modérer leur zèle sur l’infaillibilité du pape, et sur la supériorité qu’ils lui attribuoient sur les conciles. Mais cette maxime étant le principe et le fondement de leur soumission sans réserve à la bulle, le jésuite qui l’avoit faite avec Fabroni, comme on l’a vu en son lieu, auroit en vain essayé de les empêcher, comme il disoit, de fourrer dans leurs écrits des maximes très déplaisantes à la France. Le nonce Aldovrandi pressoit de son côté les évêques d’Espagne de faire au plus tôt une acceptation universelle, publique et positive de la constitution. Quoique, par les raisons de domination suprême qu’on a vues ci-devant, Rome n’eût pas approuvé les premières instances qu’il avoit faites pour la procurer, il crut qu’il devoit les continuer, même les redoubler. Elles lui parurent absolument nécessaires pour remédier au mal qui se répandoit dans l’Espagne. Le frein du saint-office retenoit encore les malintentionnés, et les obligeoit à se cacher ; mais on avertissoit le nonce qu’il n’en falloit pas moins prendre garde aux progrès qu’ils pourroient faire. Aldovrandi, continuellement occupé de sa fortune, n’étoit pas fâché de faire voir à la cour de Rome que c’étoit injustement qu’elle lui avoit reproché la démarche qu’il avoit faite pour exciter le zèle des évêques d’Espagne, et que cette cour n’avoit pas lieu d’être aussi sûre qu’elle le croyoit des sentiments de la nation espagnole. Je n’insère ce mot sur la constitution que parce qu’il est nécessaire par rapport à ce nonce sur les autres affaires. Il avoit à se justifier sur d’autres articles plus considérables, dont ses ennemis se servoient plus utilement pour le détruire dans l’esprit du pape.

Les Allemands faisoient un crime à Sa Sainteté de l’intelligence que, par le moyen de son nonce, ils lui supposoient avec le roi d’Espagne pour l’entreprise de Sardaigne. Comme leurs reproches étoient ordinairement suivis des effets, le pape les sentoit tous par avance, et gémissoit de cette horrible calomnie, qui le présentoit à l’empereur comme complice du funeste manquement de parole du roi d’Espagne envers Sa Sainteté comme envers toute la chrétienté. Toute frivole et dénuée de tout fondement que le pape la disoit, elle venoit de lui attirer des réponses de Vienne dont Rome étoit consternée. L’empereur premièrement avoit refusé de recevoir le bref que le pape lui avoit écrit. Il avoit dit que, le roi d’Espagne ayant refusé celui que le pape lui avoit écrit sur l’entreprise de Sardaigne, il vouloit tenir la même conduite. Le nonce à Vienne avoit inutilement représenté que le bref avoit été remis au roi d’Espagne. Les ministres impériaux pour le démentir montrèrent une lettre de l’abbé del Maro, portant en termes formels que, par la collusion d’Aldovrandi avec Albéroni, jamais le bref n’avoit été présenté au roi d’Espagne ; que le contenu lui en avoit été rapporté seulement, preuve, dirent-ils, de l’intelligence du pape avec le roi d’Espagne, et cause, par conséquent, du mauvais état où l’empereur avoit laissé la Sardaigne. Ils ajoutèrent des protestations de la plus terrible vengeance. Ils déclarèrent qu’ils feroient la paix avec les Turcs, à quelque prix que ce fût ; que la France leur laissoit la liberté de faire tout ce qu’ils voudroient, déclarant qu’elle n’y prendroit pas le moindre intérêt. Ainsi l’empereur, ne craignant plus d’obstacle à ses desseins, fit dire au pape qu’il avoit donné ordre à ses ministres en Angleterre de cesser toute négociation de paix avec l’Espagne. Il prétendoit avoir déjà fait une ligue avec le roi de Sicile, et laissoit entendre que l’Italie en étoit l’objet. Enfin l’empereur, affectant une défiance, qu’il traitoit de juste, des intentions du pape, lui demanda pour sûreté de ses protestations et de sa conduite, la ville de Ferrare pour en faire sa place d’armes. Il demanda de plus le logement dans l’État ecclésiastique pour douze mille hommes. Il y joignit plusieurs autres circonstances exigées toutes comme des satisfactions, dont la cour de Rome eut horreur. Tout commerce avec la cour fut en même temps, interdit au nonce ; les ministres impériaux lui signifièrent qu’il étoit libre de se retirer de Vienne ou d’y demeurer, mais que, s’il prenoit ce dernier parti, son séjour et sa présence seroient totalement inutiles. L’empereur déclara en même temps que c’étoit de son pur mouvement, et sans consulter aucun de ses ministres, qu’il avoit fait chasser le nonce de Naples ; que cet ordre avoit été envoyé au comte de Gallas, son ambassadeur à Rome, pour le faire exécuter, si le pape refusoit de lui accorder les satisfactions qu’il lui avoit demandées.

Ces nouvelles causèrent une étrange consternation dans le palais. Le pape, tremblant, ne connoissoit d’autres voies, pour apaiser la colère de l’empereur, que la soumission, même la bassesse, et de lui accorder toutes les satisfactions qu’il imposoit. Ses neveux, encore plus consternés, étoient aussi plus empressés que leur oncle, parce qu’il s’agissoit pour eux de perdre les revenus dont l’empereur les faisoit jouir dans le royaume de Naples, qui étoit le plus bel article de leurs finances. On ne doutoit donc pas des conseils qu’ils donneroient au pape et qu’il ne les suivît ; et que, voyant les Impériaux à ses portes, maîtres d’entrer dans l’État ecclésiastique toutes les fois qu’ils le voudroient, et nulles forces d’Espagne encore en Italie, jugeant que la France, dans la crainte de s’engager dans une guerre étrangère, refuseroit de se joindre à l’Espagne, tant de raisons pressantes ne l’entraînassent à céder à son penchant naturel de timidité et de faiblesse, indépendamment même de l’intérêt de ses neveux. On ne laissoit pas de lui rendre justice sur le prétexte odieux et supposé que les Allemands prenoient de lui faire querelle. Il n’y avoit personne qui pût croire que Sa Sainteté eût eu connoissance de l’entreprise sur la Sardaigne, ni que ce secret eût été conservé si la confidence lui en eût été faite.

Comme le pape n’osoit se plaindre à Vienne de la conduite des Allemands, il porta ses plaintes à Madrid ; et, comme il croyoit cette cour plus foible que l’autre, il y joignit les menaces, et fit entendre qu’il seroit obligé de recourir aux remèdes extrêmes pour effacer de l’esprit des hommes les soupçons indignes et les calomnies répandues contre le vicaire de Jésus-Christ. Il en représenta les effets pernicieux, l’interdiction du nonce à Vienne, celui de Naples chassé, et l’autorité apostolique totalement abolie dans ce royaume ; enfin, les autres menaces encore plus fâcheuses, si par des faits il ne démentoit promptement l’imposture. De là, il passoit aux supplications, et demandoit instamment à la piété du roi d’Espagne de restituer la Sardaigne à l’empereur, comme le seul moyen de persuader ce prince qu’il n’avoit jamais concouru à cette invasion. Il demandoit pressamment la réponse au bref du 25 août, se plaignoit amèrement qu’au lieu de cette réponse, attendue depuis si longtemps, on ne songeoit en Espagne qu’à se préparer à la guerre. Aldovrandi reçut en même temps beaucoup de reproches de sa conduite. Le pape l’accusoit d’être la cause indirecte de tous ces malheurs, fruits des calomnies répandues contre Sa Sainteté, pour n’avoir pas présenté au roi d’Espagne son bref du 25 août. Il étoit également tancé d’avoir délivré les brefs pour la levée des subsides ecclésiastiques, et de ce qu’ils avoient eu leur exécution. Pour y remédier, le pape voulut que son nonce pressât le roi d’Espagne de répondre à ce bref du 25 août, parce que son silence le privoit d’un moyen très nécessaire et très puissant pour confondre ses calomniateurs. Il lui ordonna de plus très expressément de retirer les brefs contenant les concessions qu’il avoit faites au roi d’Espagne, et disoit qu’il ne comprenoit pas la difficulté à les rendre, puisqu’ils ne pouvoient avoir d’exécution, et n’en devenoient pas plus efficaces pour demeurer entre les mains des ministres de Sa Majesté Catholique. Il déclara en même temps que, si le roi d’Espagne prétendoit en faire quelque usage, il ne pourroit s’empêcher de les révoquer expressément pour satisfaire à sa conscience. Il reprocha vivement à Aldovrandi d’avoir négligé de l’informer de l’usage que le P. Daubenton avoit fait du pouvoir qu’il lui avoit conféré, d’absoudre le roi d’Espagne de ce qu’il avoit fait contre l’autorité du saint-siège pendant les différends entre les deux cours ; et se plaignit de plus d’être si mal instruit par son nonce, qu’il étoit obligé de recourir aux lettres particulières, même aux gazettes, pour apprendre ce qui se passoit en Espagne ; en un mot, il vouloit, à quelque prix que ce fût, trouver des sujets de se plaindre, soit de son nonce, soit de l’Espagne. Il croyoit que c’étoit la seule voie d’apaiser les Allemands et de les désabuser de l’opinion qu’ils avoient prise ; mais les simples paroles n’y suffisoient pas, et le pape n’avoit point d’autre ressource. Plus le péril lui paraissoit grand, plus il cherchoit les moyens de s’en tirer. J’ajouterai qu’ils étoient d’autant plus difficiles que la colère étoit factice, politique, utile aux Impériaux de paroître persuadés de ce dont ils ne l’étoient point, pour avoir prétexte de tirer du pape tout ce qu’ils pourroient en places et en subsistances de troupes, et pour l’appesantir sur l’Espagne, au point de causer à cette couronne tous les embarras possibles au dedans et au dehors. Revenons.

Le pape tint devant lui une congrégation formée à dessein de délibérer sur les partis à prendre. On y examina : 1° si le pape devoit recevoir Gallas à son audience. Toutes les voix furent pour l’y admettre toutes les fois qu’il la demanderoit. Mais loin qu’il en fît instance, pressé quelques jours auparavant de voir le pape par le cardinal Albane, cet ambassadeur déclara avec hauteur qu’il n’irait plus au palais. 2° On agita si le pape devoit excommunier les ministres impériaux qui avoient mis les mains sur les revenus ecclésiastiques séquestrés par ordre de l’empereur dans le royaume de Naples, et [il fut] unanimement résolu de temporiser : maxime favorite de tout ce pontificat, surtout quand il s’agissoit des Allemands. 3° On délibéra sur les démarches qu’il convenoit de faire pour apaiser l’empereur. Il fut conclu qu’il falloit envoyer à Vienne un cardinal, avec des facultés très amples d’accorder à ce prince toutes les grâces qu’il demanderoit, et que le chef de l’Église avoit le pouvoir de lui accorder. Quant à celles qui ne dépendoient pas de Sa Sainteté, le soin du légat devoit être de faire connoître à l’empereur que, si elle ne les accordoit pas, c’étoit uniquement parce qu’elles étoient hors de son pouvoir. Il fut après question du choix. Le cardinal Piazza fut proposé ; mais l’opinion publique fut qu’il ne l’accepteroit pas. Le pape désiroit son neveu, le cardinal Albane, mais il ne vouloit pas le témoigner ; il vouloit paroître forcé à le nommer sur le refus d’un autre. On délibéra ensuite sur la conduite à tenir avec le roi d’Espagne. Il fut résolu que le pape lui écriroit un bref plus doux que celui du 25 août, que ce prince avoit refusé de recevoir, et qu’il seroit ordonné au nonce Aldovrandi de prendre si bien ses mesures que ce bref parvînt entre les mains de Sa Majesté Catholique.

Albéroni, bien averti de toutes ces délibérations, étoit maître d’empêcher Aldovrandi de présenter aucun bref sans en avoir auparavant communiqué la copie, ainsi qu’on en usait en France et à Vienne. Le ministre d’Espagne pouvoit rejeter le bref ou bien y faire une réponse peu satisfaisante pour Sa Sainteté, mais ce dernier parti n’auroit pas été le plus désagréable pour le pape, parce que, recevant une réponse dure, il en auroit fait usage pour se justifier auprès de l’empereur de la partialité qu’il lui reprochoit ; et véritablement les Allemands n’étoient pas les seuls qui, raisonnant sur le véritable intérêt du saint-siège et de l’État ecclésiastique, croyoient que le pape regarderoit intérieurement comme son salut d’être aidé par l’Espagne ; qu’il avoit voulu seulement que le public trompé pût croire que les secours qu’il recevroit lui seroient donnés contre sa volonté, et que la source de ce ménagement étoit la crainte que, les Espagnols ne réussissant pas, toute la fureur allemande ne retombât sur lui. Ils demandoient pressement qu’Aldovrandi fût châtié, le regardant comme le promoteur et le confident de l’intelligence secrète qu’ils supposoient entre le pape et le roi d’Espagne. Sa Sainteté, toujours occupée de ménager les deux partis autant que la crainte du plus fort le lui pouvoit permettre, vouloit par cette raison complaire aux Impériaux par quelque mortification légère à son nonce, sans toutefois le rappeler par considération pour la cour d’Espagne, comme le vouloit celle de Vienne. Le pape crut avoir trouvé ce tempérament en changeant là disposition qu’il avoit faite du neveu d’Aldovrandi tout nouvellement arrivé de Madrid à Rome, d’y retourner sur-le-champ porter à Albéroni la barrette. Il ordonna donc à ce neveu de partir dans l’instant non pour Madrid, mais pour Bologne sa patrie, et d’y demeurer malgré toutes les instances du cardinal Acquaviva. Ce neveu fut même accusé d’avoir reçu du roi d’Espagne une pension sur l’évêché de Malaga. Pendant que le cardinal Paulucci étoit chargé de porter ces refus à Acquaviva, le pape, par des voies souterraines, faisoit passer à ce dernier ses gémissements et ses larmes sur l’état et la conduite d’Aldovrandi ; et par ce double manège autorisoit les discours de ceux qui ne se contraignoient pas de publier que tout n’étoit que fiction dans Sa Sainteté, excepté la frayeur des Impériaux, et le désir extrême de les apaiser. De là on prévoyoit qu’il ne s’accommoderoit ni avec la France ni avec le roi de Sicile, parce que cela déplairoit à la cour de Vienne, et l’obligeroit à changer de langage. Le pape en effet éludoit de répondre sur les affaires de Sicile. Pressé par le cardinal de La Trémoille de déclarer ses intentions, il prit pour prétexte de se taire qu’il n’avoit point encore de réponse du roi de Sicile ; qu’il désiroit savoir si La Trémoille pourroit engager ce prince à s’expliquer ; et qu’il verroit ensuite s’il feroit quelque proposition qui se pût accepter.