Mémoires (Saint-Simon)/Tome 17/6

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CHAPITRE VI.


Année 1719. Conduite du duc du Maine. — Conduite de Mme du Maine. — Mme la Princesse obtient quelques adoucissements à Mme du Maine, et à Mme de Chambonnas, sa dame d’honneur, de s’aller enfermer avec elle ; puis son médecin. — Commotion de la découverte de la conspiration. — Conduite du duc de Noailles. — Netteté de discours et de procédé du comte de Toulouse. — Faux sauniers soumis d’eux-mêmes. — Adresse de l’abbé Dubois. — Il fait faire par Fontenelle le manifeste contre l’Espagne. — Il est examiné dans un conseil secret au Palais-Royal, passé après en celui de régence, et suivi aussitôt de la publication de la quadruple alliance imprimée, et de la déclaration de guerre contre l’Espagne. — Le tout très mal reçu du public. — Pièces répandues contre le régent sous le faux nom du roi d’Espagne, très faiblement tancées par le parlement. — Incendie du château de Lunéville. — Conspiration contre le czar découverte. — Le roi de Suède tué. — Prétendants à cette couronne, qui redevient élective, et la sœur du feu roi élue reine avec peu de pouvoir, qui obtient après l’association au trône du prince de Hesse, son époux, mais avec force entraves contre l’hérédité et le pouvoir. — Baron de Goertz est décapité, et le baron Van der Nath mis en prison perpétuelle. — M. le duc de Chartres a voix au conseil de régence, où il entroit depuis quelque temps. — Saint-Nectaire ambassadeur en Angleterre. — Rareté de son instruction et de celle des autres ministres de France au dehors. — Maligne plaisanterie du duc de Lauzun fait cinq ans après le vieux Broglio maréchal de France. — Officiers généraux et particuliers nommés pour l’armée du maréchal de Berwick. — M. le prince de Conti obtient d’y servir de lieutenant général et de commandant de la cavalerie, et de monstrueuses gratifications. — Prodigalités immenses aux princes et princesses du sang, excepté aux enfants du régent. — Prodigalités au grand prieur. — Il veut inutilement entrer au conseil de régence ; mais ce fut quelque temps après être revenu d’exil ; et cela avoit été oublié ici en son temps. — L’infant de Portugal retourne de Paris à Vienne. — Le duc de Saint-Aignan entre en arrivant au conseil de régence. — Mort et caractère de Saint-Germain Beaupré. — Mort du prince d’Harcourt. — Mort et aventure de Mme de Charlus. — Mort de M. de Charlus. — Jeux de hasard défendus. — Blamont, président aux enquêtes revient de son exil en une de ses terres. — Le grand prévôt obtient la survivance de sa charge pour son fils qui a six ans. — Milice levée.


Le duc du Maine, outre l’aîné La Billarderie, lieutenant des gardes du corps qui l’avoit arrêté, fut conduit et gardé à Dourlens par Favancourt, maréchal des logis des mousquetaires gris et qui étoit sous-brigadier de mon temps dans la brigade où j’étois ; il m’avoit toujours vu depuis de temps en temps, et néanmoins il fut chargé de ce triste emploi sans que je le susse et sans même que j’eusse pensé à personne pour cela. Je n’eus aussi aucun commerce avec lui direct ni indirect pendant tout le temps qu’il le garda, et il fut auprès de lui jusqu’à sa sortie. Quoique gentilhomme de Picardie, il étoit fin et désinvolte à merveilles, et s’acquitta si bien de son emploi qu’il satisfit ceux qui l’y avoient mis et en même temps le duc du Maine, qui a depuis particulièrement protégé sa famille.

Au retour de Favancourt, je fus curieux de l’entretenir à fond. Il me conta que la mort étoit peinte sur le visage du duc du Maine pendant tout le voyage depuis Sceaux jusqu’à Dourlens ; qu’il ne lui échappa ni plainte, ni discours, ni question, mais force soupirs. Il ne parla point du tout les premières cinq ou six heures et fort peu le reste du voyage, et dans ce peu presque toujours des choses qui s’offroient aux yeux en passant. À chaque église devant quoi on passoit, il joignoit les mains, s’inclinoit profondément et faisoit force signes de croix, et par-ci, par-là, marmottoit tout bas des prières avec des signes de croix. Jamais il ne nomma personne, ni Mme la duchesse du Maine, ni ses enfants, ni pas un de ses domestiques, ni qui que ce soit. À Dourlens il faisoit ou montroit faire de longues prières, se prosternoit souvent, étoit petit et dépendant de Favancourt comme un très jeune écolier devant son maître, avoit trois valets avec lui avec qui il s’amusoit, quelques livres, point de quoi écrire ; il en demanda fort rarement, et donnoit à lire et à cacheter à Favancourt ce qu’il avoit écrit. Au moindre bruit, au plus léger mouvement extraordinaire, il pâlissoit et se croyoit mort. Il sentoit bien ce qu’il avoit mérité et jugeoit par lui-même de ce qu’il avoit lieu de craindre d’un prince qu’il avoit pourtant dû avoir reconnu plus d’une fois être si prodigieusement différent de lui. Pendant le voyage et à Dourlens il mangea toujours seul.

Mme la duchesse du Maine, conduite par le cadet La Billarderie, aussi lieutenant des gardes du corps, trouva en lui de la complaisance. Elle en abusa et M. le duc d’Orléans le souffrit avec cette débonnaireté si accoutumée. On eût dit, pendant la route, que c’étoit une fille de France qu’une haine sans cause et sans droit traitoit avec la dernière indignité. L’héroïne de roman, farcie des pièces de théâtre qu’elle jouoit elle-même à Sceaux depuis plus de vingt ans, ne parloit que leur langage, où les plus fortes épithètes ne suffisoient pas à son gré à la prétendue justice de ses plaintes. Elles redoublèrent en éclats les plus violents quand, à la troisième journée, elle apprit enfin qu’on la conduisoit à Dijon. Ses projets connus et renversés, l’insolence qu’elle disoit éprouver d’être arrêtée, tous les insupportables accompagnements de sa captivité dont elle n’avoit cessé de se plaindre en furie, ne furent rien en comparaison de se voir mener dans la forteresse de la capitale du gouvernement de M. le Duc, où il étoit parfaitement le maître ; elle vomit contre lui tout ce que la rage soutenue d’esprit peut imaginer de plus injurieux ; elle oublia qu’elle étoit sœur de M. son père ; elle n’épargna pas leur origine commune, et triompha de bien dire sur l’enfant de treize mois. Elle fit la malade, changea de voiture, s’arrêta à Auxerre et partout où elle put, dans l’espérance que Mme la Princesse pourroit obtenir un changement de lieu, peut-être dans celle de faire peur de ses transports. En effet, Mme sa mère importuna tant M. le duc d’Orléans, qu’on lui envoya trois femmes de chambre et que Mme de Chambonnas, sa dame d’honneur, obtint la permission de s’aller enfermer avec elle, puis son médecin et une autre fille à elle ; mais ce fut dans le château de Dijon, sur lequel tout changement fut refusé. Ces égards étoient du bien perdu. M. le duc d’Orléans ne pouvoit l’ignorer, mais telle étoit sa déplorable faiblesse.

Plusieurs gens, mais de peu, furent successivement arrêtés et mis à la Bastille et à Vincennes. La commotion de la prison de M. et de Mme du Maine fut grande ; elle allongea bien des visages de gens que le lit de justice des Tuileries avoit déjà bien abattus. Le premier président et d’Effiat, qui de concert avoient ourdi tant de trames et tenu si longtemps le régent dans leurs filets ; le maréchal de Villeroy, qui en lui parlant se figuroit toujours de parler à M. le duc de Chartres, du temps de feu Monsieur, et qui se persuadoit être le duc de Beaufort de cette régence ; le maréchal de Villars, qui piaffoit en conquérant ; le maréchal d’Huxelles, tout important dans son lourd silence, tout du Maine, tout premier président, et qui, lié aux autres par ces mêmes liens, se persuadoit être le Mentor de la cabale et en sûreté avec ces personnages ; Tallard, qui avec tout son esprit ne fut jamais que le frère au chapeau du maréchal de Villeroy et le valet des Rohan ; Mme de Ventadour, transie par son vieil galant et bien d’autres en sous-ordre, pas un n’osoit dire un seul mot ; ils évitoient de se rencontrer ; leur frayeur peinte sur leurs mornes visages les déceloit. Ils ne sortoient de chez eux que par nécessité. L’importunité qu’ils recevoient de ce qui alloit les voir se montroit malgré eux. La morgue étoit déposée ; ils étoient devenus polis, caressants, ils mangeoient dans la main, et, par ce changement subit et l’embarras qui le perçoit, ils se trahissoient eux-mêmes.

Je ne puis dire de quelle livrée fut le duc de Noailles, mais il se soutint mieux que les autres, quoique avec un embarras marqué, malgré son masque ordinaire, et il s’aida fort à propos de son enfermerie à laquelle tout le monde étoit accoutumé. S’il étoit ou n’étoit pas de l’intrigue, je n’ai pu le démêler ; mais ce qui fut visible, c’est qu’il fut fort fâché de la découverte. La perte des finances, le triomphe de Law n’avoient pu être compensés par toutes les grâces dont le régent l’accabla. Il fut outré de plus de n’avoir été de rien sur le lit de justice, ni sur l’arrêt de M. et Mme du Maine, et je crois qu’il auroit voulu jouir de l’embarras du régent par quelque succès de la conspiration. D’un autre côté, il étoit trop connu et trop méprisé des principaux personnages pour que je me puisse persuader qu’ils lui eussent fait part de leurs secrets.

Le comte de Toulouse, toujours le même, vint, aussitôt l’arrêt du duc et de la duchesse du Maine, trouver M. le duc d’Orléans. Il lui dit nettement qu’il regardoit le roi, le régent et l’État comme une seule et même chose ; qu’il l’assuroit sans crainte et sans détour qu’on ne le trouveroit jamais en rien de contraire au service et à la fidélité qu’il leur devoit, ni en cabale ni intrigue ; qu’il étoit bien fâché de ce qui arrivoit à son frère, mais duquel, il ajouta tout de suite, il ne répondoit pas. Le régent me le redit le jour même, et me parut, avec raison, charmé de cette droiture et de cette franchise. J’ai touché plus haut cette conversation.

Ce coup frappé sur M. et Mme du Maine acheva d’éparpiller cette prétendue noblesse dont ils s’étoient joués et servis avec tant d’art, de succès et de profondeur ; le gros ouvrit enfin les yeux sans que personne en prit la peine ; le petit nombre des confidents, et qui servoient à mener et aveugler les autres, tombèrent dans la consternation et l’effroi. De ce moment, les faux sauniers, qui s’étoient peu à peu mis en troupes, et qui avoient souvent battu celles qu’on leur avoit opposées, mirent partout armes bas, et demandèrent et obtinrent pardon. Cette promptitude mit tout à fait au clair qui les employoit et ce qu’on en prétendoit faire. Je l’avois inutilement dit, il y avoit longtemps, à M. le duc d’Orléans, qui de lui-même m’avoua alors que j’avois eu raison ; mais malheureusement je l’avois trop souvent et trop inutilement avec lui.

Pendant toute cette commotion, l’affaire du traité contre l’Espagne étoit publique. Stairs, Koenigseck et l’abbé Dubois avoient pris soin de la répandre dès que la résolution en fut prise, afin qu’il n’y eût plus à en revenir, de forcer le régent à une prompte déclaration de guerre, et à agir aussitôt après en conséquence. Dubois, qui se servoit toujours de la plume de Fontenelle, si connu par son esprit, la pureté de son langage et ses ouvrages académiques, le chargea de la composition du manifeste qui devoit précéder immédiatement la déclaration de guerre. Avant que le montrer au conseil de régence, M. le duc d’Orléans assembla dans son cabinet M. le Duc, le garde des sceaux, l’abbé Dubois, Le Blanc et moi, pour l’examiner. Je fus surpris de l’ordre qu’il m’en donna après tout ce que je lui avois si fortement représenté contre cette guerre. M. le Duc, si étroitement lié avec le régent depuis le lit de justice, étoit là pour la forme, et Argenson et Le Blanc, comme les deux acolytes de l’abbé Dubois. Je ne compris donc point ce qui m’y faisoit admettre en cinquième, à moins que Dubois n’ait voulu orner son triomphe d’un captif qu’il n’osoit et ne pouvoit mépriser, et montrer à son maître qu’il n’étoit point blessé contre ceux qui ri étoffent point de son avis, ou que le régent, honteux avec moi, m’eût voulu faire cette petite civilité, et peut-être s’appuyer de moi pour adoucir des termes trop forts du manifeste.

Le Blanc fit posément la lecture de la pièce. On voulut l’interrompre pour y faire quelque changement. Je proposai qu’on l’entendît tout de suite pour en prendre le total et le sens, faire chacun à part soi ses remarques, et à la seconde lecture interrompre et dire ce qu’on jugeroit à propos : cela fut exécuté de la sorte. Cette pièce fut ce qu’elle devoit être, c’est-à-dire masquée, fardée, mais pitoyable jusqu’à montrer la corde, parce que nul art ne pouvoit couvrir le fond ni produire au public rien de plausible ; du reste, écrite aussi bien qu’il étoit possible, parce que Fontenelle ne pouvoit mal écrire. On raisonna assez, on conclut peu, on y fit peu de changements. Ce beau manifeste fut porté deux jours après au conseil de régence. Il y passa tout d’une voix, comme tout ce que le régent y présentoit. Le public ne fut pas si docile. Il le fut encore moins à la déclaration de la guerre, qui suivit de près le manifeste contre l’Espagne. Cela ne servit qu’à montrer quelle étoit la disposition de la nation ; mais comme rien n’étoit organisé, et que ceux qui auroient voulu brouiller se trouvoient étourdis et effrayés du lit de justice des Tuileries et du coup de tonnerre tombé tôt après sur le duc et la duchesse du Maine et sur l’ambassadeur d’Espagne, tout se borna à une fermentation qui ne put faire peur au gouvernement. Le traité de la quadruple alliance fut imprimé bientôt après, qui ne trouva point d’approbateurs. L’Angleterre déclara en même temps la guerre à l’Espagne, et la Hollande ne tarda pas à accéder à la quadruple alliance, c’est-à-dire de la France, l’empereur, l’Angleterre et la Hollande. Il ne laissa pas de paroître une lettre du roi d’Espagne, fabriquée à Paris, très offensante pour M. le duc d’Orléans, et qui tout aussitôt se trouva fort répandue à Paris et dans les provinces, tandis que le roi d’Espagne ignoroit ce que c’étoit, ainsi que toute l’Espagne. Elle fut incontinent après suivie d’une autre pièce, faite dans quelque grenier de Paris, pour essayer d’exciter des troubles à l’occasion de la guerre contre l’Espagne, de l’indisposition générale contre l’administration des finances, et des partis pour et contre la constitution, où les mœurs et la conduite du régent n’étoient pas épargnées. Elle portoit le faux nom de Déclaration du roi catholique du 25 décembre 1718. Le parlement, qui se souvenoit amèrement du dernier lit de justice, et qui en même temps en trembloit encore, n’osa demeurer dans le silence sur ce second libelle, comme il avoit fait sur le premier, mais aussi se contenta-t-il de supprimer comme séditieuse et fausse une pièce qui méritoit les plus grandes rigueurs de la justice. M. le duc d’Orléans méprisa également la pièce et le jugement du parlement ; aussi ne fit-elle aucune fortune.

Il y eut un grand incendie à Lunéville. Le duc de Lorraine y avoit bâti un beau et grand château qu’il avoit bien meublé et fort orné. Presque tout le château et tous les meubles furent brûlés.

Le czar découvrit une grande conspiration contre lui et contre toute sa famille. Il y eut force personnes arrêtées, quelques-unes punies de mort, plusieurs reléguées en Sibérie, d’autres confinées en diverses prisons.

Charles XII, roi de Suède, de la maison palatine, dont les exploits et les merveilles avoient étonné et effrayé l’Europe et ruiné radicalement ses États, fut tué la nuit du 11 au 12 décembre devant Frédéricshall en Norvège, appartenant au roi de Danemark, dont il faisoit opiniâtrement le siège à la tête de dix-huit cents à deux mille hommes. Il étoit allé la nuit aux travaux avec un aide de camp et un page pour toute suite, et regardant, au clair de la lune, entre deux gabions, un boulet perdu lui fracassa le menton et l’épaule, et le tua roide. Il n’avoit que trente-sept ans et n’avoit point été marié.

Ce funeste accident enleva un héros à l’Europe et à la Suède un fléau [1]. Le roi son père en avoit été un obscur, qui avoit désolé son royaume, ruiné les lois, abattu le sénat, anéanti l’ancienne noblesse avec tout l’artifice et l’acharnement des tyrans les plus détestés. Aussi mourut-il jeune et empoisonné dans de longues et cruelles douleurs. La fin du roi, son fils parut aux Suédois une autre délivrance, dont ils surent profiter pour se relever de leur dégradation domestique, en attendant que les années et la suite des temps d’un gouvernement plus sage prit relever les affaires du dehors, qui pour le présent paraissoient sans ressource. Ils commencèrent par se remettre en possession de leur droit d’élire leurs rois qu’ils avoient perdu d’effet, il y avoit près d’un siècle, et depuis par une renonciation expresse que le père du roi qui venoit de mourir leur avoit extorquée.

Charles XII, unique mâle de sa branche, avoit eu deux sœurs. L’aînée, qui étoit morte veuve du duc de Holstein, tué en une des premières batailles du roi du Suède, avoit laissé des enfants, dont l’aîné duc de Holstein étoit au siège de Frédéricshall. Ulrique, l’autre sœur, avoit épousé le fils du landgrave de Hesse qui étoit aussi à ce siège. C’est le même qui servit longtemps dans les troupes de Hollande, qui fit contre la France toute la guerre qui a fini par la paix d’Utrecht, qui perdit en Italie un grand combat contre Médavy quelques jours après la bataille de Turin, et qui commandoit l’armée que le maréchal de Tallard battit à Spire. Cette mort du roi de Suède combla la grandeur naissante de la Russie. Le duc de Holstein, comme fils de la sœur aînée, prétendoit succéder à la couronne de Suède ; le prince de Hesse aussi, comme mari de l’unique sœur vivante. Tous deux avoient leur parti, mais la jeunesse du duc de Holstein et la mort de sa mère lui portèrent un grand préjudice, peut-être encore plus l’ancienne haine des deux couronnes du nord. Il étoit de même maison que le roi de Danemark, mais de deux branches presque toujours brouillées sur l’administration dés États qu’elles avoient en commun.

Cette source de division entre elles ne put rassurer les Suédois, dont l’armée voulut proclamer le prince de Hesse. Il brusqua sur-le-champ une trêve avec les Danois, et se rendit au plus vite à Stockholm où peu de jours après l’élection fut rétablie, et la princesse Ulrique élue reine, sans faire mention du prince de Hesse son époux. En même temps le pouvoir de la reine fut tellement limité qu’il ne lui en resta que l’ombre. Tout l’exercice et l’autorité en fut transmis au sénat, et aux quatre ordres des états généraux de la nation plus entièrement et avec beaucoup plus de précautions qu’autrefois. Il est vrai, pour le dire ici tout de suite, qu’ils accordèrent quelque temps après aux prières de leur reine de lui associer son époux, mais ils ne le firent qu’avec les mêmes précautions contre son autorité et contre la succession, et ils se sont depuis si bien soutenus dans cette sage jalousie qu’il n’est roi de Pologne, ni doge plus entravé qu’il l’est demeuré.

Trois mois après l’élection de la reine de Suède, le baron de Gœrtz, dont il a été assez parlé ci-devant sur les affaires étrangères, paya chèrement l’entière confiance que le roi de Suède avoit en lui depuis plusieurs années. La haine que la ruine de la Suède y avoit allumée contre le gouvernement du feu roi de Suède tomba sur son principal ministre, dont la fortune, les biens, les hauteurs avoient excité l’envie. Il fut accusé de malversations bien ou mal fondées ; il fut arrêté, son procès lui fut fait, et il eut la tête coupée ; et le baron Van der [Nath], impliqué dans la même affaire, fut condamné et mis en prison perpétuelle.

M. le duc d’Orléans, qui avoit fait entrer depuis quelque temps M. le duc de Chartres au conseil de régence et au conseil de guerre sans voix, la lui donna. Il parut qu’il s’en repentit, en l’entendant opiner, bien des fois. Saint-Nectaire fut nommé ambassadeur en Angleterre et pressé de se rendre à Hanovre où étoit le roi Georges. Quand il demanda ses instructions, l’abbé Dubois lui répondit sans détour de n’en point attendre de lui, mais de les prendre des ministres du roi Georges, et d’être bien exact à s’y conformer. Ainsi les Anglois nous gouvernoient sans voile, et par l’abbé Dubois le régent leur étoit aveuglément soumis. En Hollande, Morville avoit le même ordre. Tous deux s’y conformèrent très exactement ; les autres ministres au dehors eurent les mêmes ordres.

Broglio, qui n’avoit pas servi depuis la défaite du maréchal de Créqui à Consarbruck, et que le crédit de Bâville, son beau-frère, avoit fait lieutenant général et commandant en Languedoc pour y être, lui-même Bâville, le maître absolu et sans contradiction, comme il le fut bien des années, s’avisa de demander, sur les bruits de guerre, le bâton de maréchal de France à M. le duc d’Orléans, sous le beau prétexte qu’il étoit le plus ancien lieutenant général. Le régent se mit à rire, et lui dit que M. de Lauzun l’étoit avant lui. Une plaisanterie de M. de Lauzun avoit donné lieu à cette demande qui fut alors très justement et très unanimement moquée, mais qui, toute ridicule qu’elle fût, eut son effet dans la suite. La guerre donna lieu à des bruits d’une promotion de maréchaux de France, parce que le duc de Berwick étoit le seul d’entre ceux qui l’étoient, en état de servir. Le monde en nomma à son gré de toutes les sortes et plusieurs fort étranges. Cela donna lieu au duc de Lauzun, toujours prêt aux malices, de les désarçonner tous par un sarcasme, bien plus dangereux en ces occasions-là que les plus mauvais offices. Il alla donc trouver le régent, et, de ce ton bas, modeste et doux, qu’il avoit si bien fait sien, il lui représenta qu’au cas qu’il y eût une promotion de maréchaux de France comme le vouloit le public, et qu’il en fît d’inutiles, de vouloir bien se souvenir qu’il étoit depuis bien des années le premier des lieutenants généraux. M. le duc d’Orléans, qui étoit l’homme du monde qui sentoit le mieux le sel et la malignité, se mit à éclater de rire, et lui promit, qu’au cas qu’il exposoit il ne seroit pas oublié. Il en fit après le conte à tout le monde, dont les prétendus candidats se trouvèrent bien fâchés, et Broglio affublé de tout le ridicule que M. de Lauzun avoit prétendu donner. Mais le rare est que ce qui lui attira la déraison publique alors le fit maréchal de France cinq ans après ; il est vrai que la dérision fut pareille, mais il le fut.

En Languedoc, où le crédit et l’intérêt de Bâville l’avoit mis et soutenu après une longue oisiveté, on étoit fort las de lui. Le mépris s’y joignit, les sottises qu’il fit au passage du prince royal de Danemark le pensèrent perdre, comme on l’a vu en son lieu. Enfin, le crédit de la jadis belle duchesse de Roquelaure, et l’embarras que faire de son mari après sa triste déconfiture des lignes de Flandre, avoient fait rappeler Broglio et mettre Roquelaure en Languedoc. De retour à Paris, il y languit dans l’obscurité et arriva à une longue et saine vieillesse, lorsque son second fils, qui fut depuis maréchal de France et bien pis encore, se trouva assez à portée de M. le Duc, premier ministre, et de ce qui le gouvernoit, pour faire valoir la primauté de lieutenant général de son père, et leur faire accroire que c’étoit obliger tous les officiers généraux que le faire maréchal de France.

Par cette qualité, Broglio voulut comme que ce fût illustrer sa famille dans l’avenir, laquelle, en effet, en avoit grand besoin, tandis que son frère aîné, pétri d’envie et de haine, déploroit, disoit-il, cette sottise et un ridicule dont son pauvre père se seroit bien passé. En effet, il fut complet de tous points, et, pour qu’il n’y en manquât aucun, il fut remarqué que La Feuillade, qui avoit très peu servi avant Turin et point du tout depuis, et le duc de Grammont, qui furent tous deux maréchaux de France en la même promotion, n’étoient entrés tous deux dans le service qu’au siège de Philippsbourg, fait par Monseigneur en 1688, c’est-à-dire treize ans complets depuis que Broglio l’eut quitté, c’est-à-dire cessa d’être employé, n’étant que maréchal de camp.

Beaucoup de régiments de gens distingués et plusieurs officiers généraux eurent ordre de se rendre à Bayonne pour servir contre l’Espagne sous Berwick, à qui le roi d’Espagne ne pardonna jamais. M. le prince de Conti obtint d’être fait lieutenant général, de servir dans l’armée du duc de Berwick et d’y commander la cavalerie. Il s’y montra étrangement dissemblable à M. son père et au sang de Bourbon, jusque-là que toutes les troupes, jusqu’aux soldats n’en purent retenir leur scandale. Sa conduite d’ailleurs ne répara rien, et jusqu’à beaucoup d’esprit qu’il avoit lui tourna à malheur. Il eut cent cinquante mille livres de gratification et beaucoup de vaisselle d’argent en présent. Il se fit encore payer ses postes, qu’il courut avec une petite partie de sa suite aux dépens du roi, tant en allant qu’en revenant. Ce n’est pas que le roi n’eût acheté et payé pour lui gouvernement et régiment, et qu’il ne se fût fait lourdement partager d’actions de la banque de Law qui ne lui coûtèrent rien. On rit un peu de l’invention de se faire payer les postes et de la dispute là-dessus qui retarda son départ de dix ou douze jours. À la fin son opiniâtreté l’emporta. Gouvernements et régiments [furent] achetés par le roi pour les princes du sang, les appointements de ces gouvernements triplés pour eux, pensions énormes et gratifications pareilles, sans nombre et sans mesure ; des monts d’or au Mississipi, dont tout le fonds donné et payé par le roi ; les princesses du sang, femmes et filles, traitées pareillement, excepté les seuls enfants de M. le duc d’Orléans, Madame et Mme sa femme, laquelle pourtant sur la fin en tira quelque parti, mais pour elle seule.

Un mois ou six semaines après cette rafle de M. le prince de Conti, Mlle de Charolois eut une augmentation de pension de quarante mille livres, et Mme de Bourbon, sa sœur, religieuse à Fontevrault, une de dix mille francs.

Le grand prieur, pour qui M. le duc d’Orléans avoit un foible, même un respect fort singulier, comme l’impie et le débauché le plus constant et le plus insigne qu’il eût jamais vu, après la tolérance de plusieurs entreprises de princes du sang qui furent enfin tout à fait arrêtées, fut au moins traité en prince du sang quant aux libéralités. J’ai oublié de dire que, environ un an ou quinze mois après son retour, il voulut entrer au conseil de régence, et j’eus vent que M. le duc d’Orléans y consentiroit. Je lui en parlai, et son embarras me montra que l’avis que j’avois eu étoit bon. Je lui montrai l’infamie d’admettre au conseil de régence un homme sans mœurs, sans honneur, sans principe, sans religion, qui depuis trente ans ne s’étoit couché qu’ivre, qui ne voyoit que des brigands, des débauchés comme lui, des gens sans aveu et sans nom ; un homme déshonoré sur le courage et le pillage, qui avoit volé son frère, et capable de prendre dans les poches ; enfin un homme que ses infamies avoient tenu exilé une partie de sa vie, et nouvellement les dix dernières années du feu roi. M. le duc d’Orléans ne put disconvenir de pas un de ces articles, y ajouta même, voulut tourner la chose en plaisanterie, puis me dit que je prenois l’alarme chaude, parce que le grand prieur voudroit me précéder au conseil. Je lui répondis que le grand prieur étoit bien assez insolent pour le prétendre, et lui régent assez foible pour le souffrir, mais, comme que ce fût, qu’il pouvoit s’assurer que ni moi ni pas un autre due ne céderions au grand prieur. Le régent, au lieu de se fâcher, se remit à plaisanter, mais en évitant toujours d’articuler rien de certain.

L’objet de cette façon de répondre étoit premièrement de ne se point engager contre ce qu’il vouloit faire, puis de me donner à croire que ce qu’il me répondoit n’étoit que pour se divertir à m’impatienter, comme il lui arrivoit quelquefois ; mais je le connoissois trop pour m’y méprendre. Je sentis que le parti étoit pris, mais que l’embarras de l’exécution la différoit. Je profitai du temps, et tout de suite j’informai de cette conversation et de ce que je pressentois les maréchaux de Villeroy, Harcourt et Villars, et d’Antin, parce que ces deux derniers venoient rapporter à la régence les affaires de leurs conseils. Je n’eus pas de peine à les exciter. Nous convînmes qu’ils parleroient tous quatre séparément au régent en même sens que j’avois fait, et qu’ils finiroient par lui déclarer que, dans le moment que le grand prieur entrevoit dans le cabinet du conseil pour y prendre place, nous en sortirions tous, et lui remettrions les nôtres. Ils exécutèrent très bien et très fortement ce qui avoit été résolu, et mirent le régent dans le plus grand embarras du monde.

Je vins après eux et lui demandai de leurs nouvelles. Je vis un homme rouge bien plus qu’à son ordinaire, empêtré, et qui n’avoit plus envie de plaisanter. J’avois su du maréchal de Villeroy qu’il l’avoit bourré et imposé, des deux autres maréchaux qu’ils l’avoient extrêmement embarrassé, et de tous les quatre que la déclaration de leur retraite l’avoit mis aux abois ; qu’il avoit tâché de leur persuader qu’ils prenoient l’alarme mal à propos ; leur avoit fait tout plein de caresses, assuré qu’il n’étoit point question de cela, mais sans jamais leur dire que cela ne seroit point. Chacun lui répéta sa protestation de retraite si cela arrivoit jamais, pour le lui mieux inculquer.

Le régent me dit que ces messieurs lui avoient parlé fort vivement ; puis me donna du même verbiage dont il les avoit servis, sans me parler de la retraite. Je lui répondis froidement qu’il devoit savoir maintenant dans quelle estime le grand prieur étoit dans le monde, quand il l’auroit pu ignorer auparavant, depuis ce que ces messieurs lui en avoient dit ; qu’il me taisoit le plus important de leur conversation, quoiqu’il pût bien juger que je ne l’ignorois pas ; que c’étoit maintenant à lui à peser le mérite du grand prieur contre celui du maréchal d’Harcourt si universellement reconnu, contre ses emplois et ceux du maréchal de Villeroy pendant toute sa vie, contre ceux du maréchal de Villars, tous trois si magnifiquement traités dans le testament du feu roi, si grandement établis et si fort considérés dans le monde ; que je ne lui parlois plus de leur dignité à la façon dont il s’en étoit joué, mais qui à force d’injures pouvoient s’en souvenir à propos ; que je me contentois du parallèle de ces trois hommes avec le grand prieur, et de le supplier comme son serviteur, faisant abstraction de tout autre intérêt que le sien, de réfléchir un peu sur l’effet que feroit dans le monde le troc qu’il feroit au conseil de régence de ces trois hommes-là pour y mettre un bandit, un homme de sac et de corde, à qui, depuis tant d’années, il n’y avoit pas un honnête homme qui voulût lui parler.

Jamais je ne vis homme plus embarrassé que M. le duc d’Orléans le fut de ce discours, que je lui fis lentement, tranquillement, posément, et qu’il écouta sans m’interrompre. Il demeura court, et le silence dura un peu. « Monsieur, lui dis-je ; en le rompant le premier, nous savons tous le respect que nous devons à un petit-fils de France et à un régent du royaume ; ainsi nos représentations seront toujours parfaitement respectueuses. Nous sommes aussi parfaitement éloignés de nous écarter assez de notre devoir pour oser vous faire une menace ; mais rendre compte à Votre Altesse Royale d’une résolution prise, et très fermement, et des raisons qui nous engagent à la prendre, est un respect que nous vous rendons pour que, le cas avenant, vous ne soyez pas surpris de l’exécution. Ayez donc la bonté de ne vous pas méprendre en croyant qu’on veut vous faire peur de vous remettre nos emplois à l’instant, et que, le cas arrivant, nous nous en garderions bien ; mais persuadez-vous au contraire que nous le ferons, ainsi que ces messieurs et moi avons eu l’honneur de vous le dire ; que nous nous déshonorerions autrement ; que, de plus, nous nous en sommes donné réciproquement parole positive, et que, quoi qu’il en pût arriver, nous l’exécuterons, avec résolution de ne rien écouter, pas pour une minute, et de rendre le public, même le pays étranger, juge de la préférence. »

Cette réplique, prononcée avec le même sang-froid, acheva d’accabler M. le duc d’Orléans. Il demeura encore quelques moments en silence, puis me dit que c’étoit bien du bruit pour une imagination. « Si cela est, monsieur, repris-je, mettez-vous à votre aise et nous aussi : promettez à chacun de ces messieurs et à moi, et donnez clairement et nettement votre parole que jamais le grand prieur n’entrera dans le conseil de régence, et trouvez bon en même temps que nous disions que vous nous l’avez promis. » Il fit quelques pas, car nous étions debout, mais sans marcher, puis revint à moi et me dit : « Mais volontiers, je vous la donne, et vous le pouvez dire à ceux qui m’ont parlé : — Non pas, s’il vous plait, monsieur ; mais, si vous le trouvez bon, je leur dirai de votre part de la venir prendre de vous-même. »

Il rageoit à part soi et ne le vouloit pas montrer pour nous persuader qu’il n’avoit jamais songé à mettre le grand prieur dans le conseil, mais à qui il l’avoit promis et dont il ne savoit comment se défaire. Il voulut donc me faire entendre qu’il n’étoit pas besoin qu’il reparlât à ces messieurs, qui ne pourroient, sans m’offenser, ne pas ajouter foi à ce que je leur dirois de sa part. Je répondis qu’en telles matières je ne m’offensois pas si aisément, mais qu’il me permettroit de lui dire avec une respectueuse franchise qu’eux et moi désirions sûreté entière, qui ne se pouvoit trouver pour nous que dans ce que je lui proposois. « Voilà un homme bien entêté et bien opiniâtre, » me dit-il ; puis tout de suite, avec un peu d’air de dépit : « Oh bien, ajouta-t-il, je la leur donnerai s’ils veulent ; » puis changea tout court de conversation.

Après qu’elle eut un peu duré, et que je le vis remis avec moi à son ordinaire, je pris congé et j’allai ce soir-là et le lendemain rendre compte à d’Antin et aux trois maréchaux de ce que je venois d’emporter. Tous me louèrent fort d’avoir insisté sur la parole à donner à chacun d’eux, et sur la permission de n’en pas faire un mystère. Je m’en applaudis plus qu’eux parce que j’évitai par là d’en être la dupe, de voir entrer le grand prieur au conseil et M. le duc d’Orléans nier sa parole. Ces quatre ducs ne tardèrent pas à aller recevoir la parole positive de M. le duc d’Orléans, qui la leur donna très nette d’un air aisé, et qui après leur voulut persuader qu’elle ne lui coûtoit rien sur une chose qu’il n’avoit jamais pensé à faire. Ces messieurs prirent tout pour bon, mais le supplièrent, en se retirant, de n’oublier pas qu’ils avoient sa parole. On peut juger que nous n’en gardâmes pas longtemps le secret avec la permission que j’en avois arrachée. Cela mit le grand prieur aux champs, et M. le duc d’Orléans en proie à ses reproches, qui en fut quitte pour un peu d’argent, avec quoi il fit taire le grand prieur, lequel, se voyant la porte du conseil tout à fait fermée, fut encore bien aise d’en tirer ce parti. Revenons maintenant où nous en étions, après cet oubli réparé.

Le frère du roi de Portugal, lassé d’être depuis quelques mois à Paris logé chez l’ambassadeur de cette couronne, sans distinction et sans recevoir aucune honnêteté du roi, du régent, ni du monde à leur exemple, songea à se raccommoder avec le roi son frère, qui lui envoya de l’argent pour revenir à sa cour. Ce prince, toutefois, n’osa s’y fier et s’en retourna à Vienne. Il avoit fait deux campagnes en Hongrie avec réputation.

Le duc de Saint-Aignan arriva d’Espagne et entra au premier conseil de régence qui se tint après.

Saint-Germain-Beaupré, ennuyeux et plat important qui n’avoit jamais été de rien, mourut chez lui. Il avoit cédé son petit gouvernement de la marche à son fils, homme fort obscur, en le mariant à la fille de Doublet de Persan, conseiller au parlement, qui trouva le moyen de percer partout et d’être du plus grand monde.

Le prince d’Harcourt mourut aussi à Monjeu chez sa belle-fille, après avoir mené une longue vie de bandit et presque toujours loin de la cour et de Paris. Il en a été ici parlé ailleurs assez pour n’avoir rien à y ajouter.

La marquise de Charlus, sœur de Mezières et mère du marquis de Lévi, devenu depuis duc et pair, mourut riche et vieille. Elle étoit toujours faite comme une crieuse de vieux chapeaux, ce qui lui fit essuyer maintes avanies parce qu’on ne la connoissoit pas, et qu’elle trouvoit fort mauvaises. Pour se délasser un moment du sérieux, je rapporterai une aventure d’elle d’un autre genre.

Elle étoit très avare et grande joueuse. Elle y auroit passé les nuits les pieds dans l’eau. On jouoit à Paris les soirs gros jeu au lansquenet chez Mme la princesse de Conti, fille de M. le Prince. Mme de Charlus y soupoit un vendredi, entre deux reprises, avec assez de monde. Elle n’y étoit pas mieux mise qu’ailleurs, et on portoit en ce temps-là des coiffures qu’on appeloit des commodes, qui ne s’attachoient point et qui se mettoient et ôtaient comme les hommes mettent et ôtent une perruque et un bonnet de nuit, et la mode étoit que toutes les coiffures de femmes étoient fort hautes. Mme de Charlus étoit auprès de l’archevêque de Reims, Le Tellier. Elle prit un oeuf à la coque qu’elle ouvrit, et, en s’avançant après pour prendre du sel, mit sa coiffure en feu, d’une bougie voisine, sans s’en apercevoir. L’archevêque, qui la vit tout en feu, se jeta à sa coiffure et la jeta par terre. Mme de Charlus, dans la surprise et l’indignation de se voir ainsi décoiffée sans savoir pourquoi, jeta son oeuf au visage de l’archevêque, qui lui découla partout. Il ne fit qu’en rire, et toute la compagnie fut aux éclats de la tête grise, sale et chenue de Mme de Charlus et de l’omelette de l’archevêque, surtout de la furie et des injures de Mme de Charlus qui croyoit qu’il lui avoit fait un affront et qui fut du temps sans vouloir en entendre la cause, et après de se trouver ainsi pelée devant tout le monde. La coiffure étoit brûlée, Mme la princesse de Conti lui en fit donner une, mais avant qu’elle l’eût sur la tête on eut tout le temps d’en contempler les charmes et elle de rognonner toujours en furie. M. de Charlus, son mari, la suivit trois mois après. M. de Lévi crut trouver des trésors ; il y en avoit eu, mais ils se trouvèrent envolés.

Les jeux de hasard furent de nouveau sévèrement défendus [2].

M. le duc d’Orléans permit au président de Blamont de revenir du lieu de son exil en une de ses terres ; et il accorda au grand prévôt la survivance de sa charge pour son fils, qui n’avoit que six ans, et donna quelques petites pensions. Il ordonna aussi une grande levée de milices pour suppléer, mêlées avec quelques troupes, aux garnisons des places en temps de guerre.


  1. Voyez la Note publiée à la fin du t. XIV.
  2. Le marquis d’Argenson, dans la partie de ses Mémoires qui est encore inédite, donne quelques détails sur la fureur du jeu pendant la régence : « J’ai vu, au commencement de la régence, s’introduire une irruption de jeux universelle ; du moins ornait-elle Paris alors ; car on voyait dans les cours et sur le devant des portes des pots à feux qui ornaient Paris. M. le duc d’Orléans fit cesser cela partout. »