Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/5

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CHAPITRE V.


Année 1721. — Chaos des finances. — Retraite de Pelletier de Sousy. — Conseil de régence curieux sur les finances et la sortie de Law du royaume. — Réflexions sur ce conseil de régence. — Prince de Conti débanque Law. — Continuation de ce conseil de régence, orageux entre le régent et M. le Duc, à l’occasion de la retraite de Law. — M. le duc d’Orléans veut de nouveau ôter au maréchal de Villeroy la place de gouverneur du roi et me la donner. — Il s’y associe M. le Duc. — Je refuse. — Le combat dure plus d’un mois. — Je demeure si ferme, que le maréchal de Villeroy conserve sa place auprès du roi, faute de qui la remplir. — Sa misère là-dessus. — Le maréchal de Villeroy découvre le péril qu’il a couru pour sa place. — Il ne me pardonne pas d’avoir pu la remplir, si je l’avois voulu. — Je le méprise.


Depuis le changement du ministère des finances et la disjonction de tous les droits et revenus royaux d’avec la compagnie des Indes, excepté la ferme du tabac qui lui demeura unie, tout étoit resté dans l’inaction qui, jointe au défaut de confiance, achevoit de perdre le crédit du roi et laissoit une incertitude extrême dans la fortune des particuliers. Tout en ce genre se passoit entre le régent et La Houssaye, nouveau contrôleur général qui, outre le chaos des finances, n’y avoit trouvé ni registres, ni notions, ni qui que ce fût en aucune place, ni personne qui s’y présentât, parce qu’avec Law étoient tombés ceux qu’il y avoit mis. Toute circulation se trouvoit arrêtée, enfin un épuisement et une confusion au delà de tout ce qu’il s’en [peut] imaginer. Le duc de Noailles, lorsqu’il étoit chargé des finances, avoit montré l’exemple d’en communiquer les affaires tout le moins qu’il le pouvoit au conseil de régence, quoique vrai conseil alors, surtout dans la fin de son administration que ce conseil commençoit à tomber. Argenson qui lui succéda, avec l’autorité des sceaux, l’imita par une soustraction entière qui fut incontinent suivie de celle de toutes les autres véritables matières. Law, qui dans la suite administra les finances en diverses façons, passa jusqu’à ne donner pas même connoissance au conseil de régence des édits, des déclarations ni des arrêts qui étoient affichés en foule par les rues. La Houssaye commença son administration de la même manière, et notamment par disjoindre de la compagnie des Indes tout ce qui y avoit été uni des droits et revenus royaux.

Résolu d’aller plus avant, il crut apparemment devoir s’appuyer du nom du conseil de régence, quelque vain que ce conseil fût devenu, tellement que la première fois qu’il y entra en qualité de contrôleur général des finances, ce fut un jour ou il se passa des choses qui méritent bien d’être rapportées, que j’écrivis dès que j’en fus sorti pour n’en pas perdre une exacte mémoire, le voici :

CONSEIL LE RÉGENCE TENU AUX TUILERIES LE DIMANCHE 24 JANVIER 1721, À QUATRE HEURES APRÈS-MIDI ; PRÉSENTS ET SÉANTS EN CETTE SORTE :

LeRoi.

M. le duc d’Orléans, régent.

M. le prince de Conti.

M. le Duc, chef du conseil de régence.

M. le chancelier.

M. le comte de Toulouse.

M. le duc de La Force.

M. le duc de Saint-Simon.

M. le maréchal duc de Villeroy.

M. le maréchal duc de Grammont.

M. le duc de Noailles.

M. le duc de Saint-Aignan.

M. le duc d’Antin.

M. le maréchal duc de Villars.

M. le maréchal d’Estrées.

M. le maréchal duc de Tallard.

M. le maréchal de Bosons '’étoit malade et absent.

M. le maréchal d’Huxelles.

M. l’ancien évêque de Troyes (Bouthillier).

M. de Torcy.

M. de La Vrillière, secrétaire d’État.

M. l’archevêque de Rouen (Besons).

M. l’archevêque de Cambrai (Dubois), secrétaire d’État.

M. de La Houssaye, contrôleur général, mandé.

M, d’Armenonville, secrétaire d’État.

M. le marquis de Canillac.

M. Le Blanc, secrétaire d’État.

M. le duc de Chartres.

M. Le Pelletier de Sousy, doyen du conseil, qui étoit aussi du conseil de régence, avoit obtenu depuis quatre jours la permission de ne plus faire aucune fonction de ses emplois, à cause de son âge, qui passoit quatre-vingts [ans], mais avec la tête bonne et la santé aussi, chagrin contre des Forts [1], son [frère], avec qui il logeoit, et alla se re tirer à Saint-Victor, où l’ennui le gagna bientôt et peut-être le repentir.

Tout le monde assis, M. le duc d’Orléans dit au roi qu’il y avoit une affaire fort importante à délibérer qui regardoit la compagnie des Indes, et qui concernoit les papiers royaux, laquelle méritoit toute l’attention du conseil, dont M. de La Houssaye alloit rendre compte. Il ajouta vaguement deux périodes, après quoi M. le comte de Toulouse rapporta une bagatelle concernant une augmentation à la ville de Saint-Malo, laquelle finie, le régent donna la parole à La Houssaye.

En cet instant, M. le Duc se leva, contre l’usage de ceux qui opinent ou qui veulent parler, fit signe à La Houssaye d’attendre, se rassit et dit au roi qu’il n’étoit informé que de ce matin même de ce qui se devoit présentement proposer au conseil ; qu’intéressé comme il l’étoit avec la compagnie des Indes, il s’étoit d’abord proposé de ne point opiner, pour éviter que ce qu’il diroit pût être interprété d’intérêt particulier ; mais que depuis il avoit estimé plus convenable de se mettre en liberté pour pouvoir dire ce qu’il croyoit utile pour le bien de l’État ; qu’il avoit eu et déposé quinze cents actions ; qu’en outre il en avoit encore quatre-vingt-quatre sous son nom qui ne lui appartenoient pas ; que, si celui qui en étoit chargé se fût trouvé chez lui, il auroit déjà porté les siennes à M. le duc d’Orléans pour qu’il eût la bonté de les remettre à Sa Majesté, ou à la compagnie, ou bien de les brûler, comme il auroit voulu ; que ce qu’il n’avoit pu exécuter cejourd’hui il le feroit le lendemain dans la matinée, et que, le déclarant en si bonne compagnie, il se croyoit dès lors pouvoir compter hors d’intérêt et en état de pouvoir dire son sentiment sur la matière qu’on avoit à traiter, d’autant plus qu’il n’avoit jamais été pour la compagnie qu’autant qu’il avoit cru le devoir pour le service de Sa Majesté et pour le bien de ses sujets.

M. le prince de Conti prit alors la parole et dit que tout le monde savoit bien que depuis longtemps il n’avoit point d’actions, que ce qu’il en avoit eu il l’avoit rendu à Law, et qu’il offroit de remettre le duché de Mercœur qui en étoit le bénéfice. M. le Duc répondit assez bas que des offres vagues ne suffisoient pas, qu’il en falloit la réalité et l’exécution.

La Houssaye commença son discours sur les comptes de la compagnie avec le roi : tout son rapport fut parfaitement beau. Il conclut que la compagnie fût déclarée redevable de tous les billets de banque, et que ceux qui ne seroient point éteints par les quinze cents millions de récépissés retirés par la compagnie, elle devroit au roi l’excédant, attendu que le roi s’en charge ; que c’étoit une suite naturelle de l’union qui avoit été faite de la banque à la compagnie des Indes au mois de février dernier, où le roi avoit donné à la compagnie le bénéfice et la charge de la banque.

M. le Duc prit alors la parole, et dit que, par la même assemblée de la compagnie, il avoit été réglé qu’on ne feroit plus d’achats d’actions, et qu’il ne seroit point fait de billets de banque, sinon par une assemblée générale ; qu’il n’y en a point eu ; que, s’il a été fait des achats d’actions et de billets, ç’a été par ordres du roi et arrêts du conseil du propre mouvement, qu’ainsi c’est le roi qui en doit être tenu.

M. le duc d’Orléans a répliqué que M. Law étoit l’homme de la compagnie, aussi bien que celui du roi ; que ce qu’il avoit fait, il le croyoit du bien de la compagnie ; que cela est si vrai que dans l’arrêt qui ordonne l’achat des actions, il est dit que la dividende [2] accroîtra aux autres actionnaires ; que c’étoit aussi Law qui avoit fait faire des billets de banque pour cet emploi, afin de faire valoir les actions.

M. le Duc a répondu que M. Law ne pouvoit pas engager la compagnie, puisqu’il étoit l’homme du roi comme contrôleur général ; qu’il n’y avoit d’arrêts que pour douze cents millions de billets de banque ; qu’il avoit même été dit dans l’assemblée générale qu’on supprimeroit les billets de banque de dix livres ; que, loin de cela, on en avoit fait pour plus de cent millions des mêmes, et qu’il y avoit dans le public pour plus de deux milliards sept cents millions de billets de banque ; que cela ne pouvoit jamais être regardé comme un fait de la compagnie.

M. le duc d’Orléans expliqua que l’excédant des billets de banque avoit été fait par des arrêts du conseil, rendus sous la cheminée ; que le grand malheur venoit de ce que M. Law en avoit fait pour douze cents millions au delà de ce qu’il en falloit ; que les premiers six cents millions n’avoient pas fait grand mal, parce qu’on les avoit enfermés dans la banque ; mais qu’après l’arrêt du 21 mai dernier, lorsqu’on donna des commissaires à la banque, il se trouva pour autres six cents millions de billets de banque que Law avoit fait faire et répandu dans le public, à son insu de lui régent, et sans y être autorisé par aucun arrêt, pour quoi M. Law méritoit d’être pendu ; mais que, lui régent l’ayant su, il l’avoit tiré d’embarras par un arrêt qu’il fit expédier et antidater, qui ordonnoit la confection de cette quantité de billets.

Là-dessus M. le Duc dit à M. le régent : « Mais, monsieur, comment, sachant cela, l’avez-vous laissé sortir du royaume ? — C’est vous, monsieur, répliqua le régent, qui lui en avez fourni les moyens. — Je ne vous ai jamais demandé, répondit M. le Duc, de le faire sortir du royaume. — Mais, insista le régent, c’est vous-même qui lui avez envoyé les passeports. — Il est vrai, monsieur, répondit M. le Duc, mais c’est vous qui me les avez remis pour les lui envoyer ; mais je ne vous les ai jamais demandés, ni qu’il sortit du royaume. Je sais qu’on m’a voulu jeter le chat aux jambes dans le public là-dessus, et je suis bien aise d’expliquer ici ce qui en est puisque j’en ai l’occasion. Je me suis opposé qu’on mit M. Law à la Bastille, ou dans quelque autre prison, comme on le vouloit, parce que je ne croyois pas qu’il fût de votre intérêt de l’y laisser mettre après vous en être servi comme vous avez fait ; mais je ne vous ai jamais demandé qu’il sortît du royaume, et, je vous prie, monsieur, de vouloir bien dire en la présence du roi, et devant tous ces messieurs, si je vous l’ai jamais demandé. — Il est vrai, répondit M. le régent, que vous ne me l’avez pas demandé ; je l’ai fait sortir, parce que j’ai cru que sa présence en France nuiroit au crédit publie et aux opérations qu’on vouloit faire. — Je suis, reprit M. le Duc, si éloigné, monsieur, de vous l’avoir demandé, que, si vous m’aviez fait l’honneur de m’en demander mon avis, je vous aurois conseillé de vous bien garder de le laisser sortir du royaume. »

La Houssaye continua ensuite son rapport. Il lut la requête de la compagnie à ce que la banque lui fût unie, et que tous les profits d’icelle lui fussent donnés. On lut aussi les deux articles de l’arrêt du conseil qui intervint le lendemain de la requête qui faisoient à la question, et La Houssaye conclut que la compagnie seroit débitrice envers le roi des billets de banque.

Armenonville proposa là-dessus une opinion que la compagnie fût entendue. Le maréchal d’Estrées appuya cet avis ; le régent y fit des objections très fortes, et tout le conseil, excepté ces deux, furent de l’avis de M. de La Houssaye.

Ensuite il proposa que, comme il y avoit plusieurs particuliers qui avoient mis tout leur bien dans les actions sur la foi publique, il n’étoit pas juste que par la dette immense de la compagnie envers le roi ils se trouvassent ruinés, et que réciproquement ceux qui étoient sortis de la compagnie dans le bon temps, qui avoient converti leurs actions en billets ou qui les avoient achetées à vil prix sur la place, ou employées en rentes perpétuelles ou viagères, ou en comptes en banque, profitassent du malheur des actionnaires de bonne foi ; qu’ainsi il falloit nommer des commissaires pour liquider tous ces papiers et parchemins, et annuler ceux qui ne procéderoient point de biens réels.

M. le Duc dit à cela : « Il y a quatre-vingt mille familles au moins dont tout le bien consiste en ces effets : de quoi vivront-elles pendant cette liquidation ? » La Houssaye répondit qu’on nommeroit tant de commissaires, que cela seroit bientôt fait.

M. le Duc dit ensuite que, s’il y avoit des gens à liquider, ce n’étoient pas ceux qui étoient anciens porteurs des effets publics ; que le discrédit les ruineroit assez ; mais qu’il falloit chercher ceux qui avoient réalisé en argent ou en terres ou en maisons, ou qui avoient vendu leurs meubles à des prix exorbitants, ou qui avoient arrangé leurs affaires aux dépens de leurs créanciers.

La Houssaye dit qu’on les taxeroit aussi par rapport à ceux qui avoient des immeubles, mais que, par rapport à ceux qui avoient réalisé en argent, c’étoit une chose fâcheuse par la peine qu’il y avoit à les connoître ; qu’il arriveront cependant un bien de l’arrangement qu’on proposoit aujourd’hui, parce que le roi reprenant un nouveau crédit par la liquidation, et absorbant une partie des dettes, les réaliseurs en argent le mettroient au jour pour le prêter au roi, vu la facilité des billets payables au porteur.

M. de La Houssaye continua son discours. Après qu’il fut fini, il fut arrêté tout d’une voix qu’il seroit nommé des commissaires pour liquider les rentes sur le roi tant perpétuelles que viagères, les actions rentières et intéressées, les comptes en banque et les billets de banque.

M. le duc d’Orléans dit qu’il falloit faire un règlement qui seroit porté au premier conseil de régence pour prescrire aux commissaires les règles qu’on devoit tenir, après quoi il ne s’en mêleroit en aucune façon, renverroit tout aux commissaires, et ne feroit grâce à personne.

M. le Duc lui dit là-dessus que ce seroit le moyen que tout se passât dans la règle ; sur quoi le régent, s’adressant au roi, le supplia de lui permettre de dire qu’il lui avoit défendu de s’en mêler, et ordonné de laisser tout faire par les commissaires.

Le maréchal de Villeroy s’écria, en s’adressant à M. le duc d’Orléans : « N’êtes-vous pas revêtu de toute son autorité, parlant de celle du roi, et n’en avez-vous pas aussi toute la confiance ? » et à l’instant on leva le conseil.

On a omis plusieurs propos de ceux qui n’ont aucune importance, mais il ne faut pas oublier que le comte de Toulouse offrit ses actions, que le régent ne voulut pas accepter, comme provenant effectivement des remboursements qu’il avoit reçus.

Le duc d’Antin déclara aussi qu’il en avoit quatre cents qu’il rapporteroit le lendemain.

L’étonnement fut grand dans tous ceux qui se trouvèrent à ce conseil. Personne n’ignoroit en gros le désordre des finances ; mais le détail de tant de millions factices, qui ruinoient le roi ou les particuliers, ou pour mieux dire l’un et l’autre, effraya tout le monde. On vit alors à découvert où avoit conduit un jeu de gobelets, dont toute la France avoit été séduite, et quelle avoit été la prodigalité du régent, par la facilité de battre monnaie avec du papier, et de tromper ainsi l’avidité publique. Il y falloit un remède, parce que les choses étoient arrivées à un dernier période, et ce remède, qui alloit au dernier détriment des actionnaires et des porteurs des billets de banque, ne se pouvoit trouver que par le dévoilement de tout le mal, si longtemps tenu caché, autant qu’il avoit été possible, pour que chacun vît enfin où on en étoit au vrai, et la nécessité pressante aussi bien que les difficultés du remède.

Depuis l’arrêt du 22 mai, qui fut l’époque de la décadence de ce qui étoit connu sous les noms de Mississipi et de banque, et la perte de toute confiance par la triste découverte qu’il n’y avoit plus de quoi faire face au payement des billets, par leur excédant prodigieux au delà de l’argent, chaque pas n’avoit été qu’un trébuchement, chaque opération qu’un palliatif très foible. On n’avoit pu chercher qu’à gagner des jours et des semaines, dans des ténèbres qu’on épaississoit à dessein, dans l’horreur qu’on avoit de laisser voir au jour tant de séduction et de monstres de ruine publique. Law ne pouvoit se laver à la face du monde d’en avoir été l’inventeur et l’instrument, et il auroit couru grand risque, au moment de ce terrible et public dévoilement ; et M. le duc d’Orléans, qui, pour suffire à sa propre facilité et prodigalité, et satisfaire à l’avidité prodigieuse de chacun, avoit forcé la main à Law et l’avoit débanqué de tant de millions, au delà de tous moyens d’y faire face, et l’avoit précipité dans cet abîme, ne pouvoit se mettre au hasard de l’y laisser périr, et moins encore, pour le sauver, se déclarer le vrai coupable. Ce fut donc pour se tirer de ce premier et si mauvais pas, qu’il fit sortir Law du royaume, lorsqu’il se vit acculé et forcé de montrer à la lumière l’état des finances et de cette énorme gestion qui n’étoit que tromperie. Cette manifestation qui intéressoit si fort les actionnaires et les porteurs de billets de banque en général, mais bien plus vivement ceux qui les tenoient de leur autorité ou de leur faveur, et qui n’en pouvoient montrer d’autre origine, les mit tous au désespoir. Les plus importants, comme les princes du sang, les plus avant dans ces affaires, comme d’Antin, le maréchal d’Estrées, Lassai, Mme la Duchesse, Mme de Verue et d’autres en petit nombre, qui y avoient si gros, et dont les profits jusqu’alors avoient été immenses, avoient, de force ou d’industrie, arrêté cette manifestation tant qu’ils avoient pu, soutenu ce puissant mur qui s’écrouloit malgré eux, et suspendu le moment si funeste pour eux. Comme ils savoient à peu près le fond des choses, ils voyoient que le moment qu’elles seroient connues finiroit ces gains prodigieux et mettroit à néant les papiers dont ils s’étoient farcis à toutes mains et pur profit, sans y avoir mis un sou du leur pour les acquérir. C’est ce qui engagea M. le duc d’Orléans à leur cacher le jour de cette manifestation, pour éviter d’être importuné d’eux pour différer ce qui ne pouvoit plus l’être, et pour, en les surprenant, leur ôter le temps de se préparer à former des difficultés et des réponses aux opérations que La Houssaye avoit à proposer à leurs dépens. C’est aussi ce qui mit M. le Duc en fureur, et qui causa cette scène étrange entre lui et M. le duc d’Orléans, qui scandalisa et qui effraya tous ceux qui dans ce conseil en furent témoins ; tous deux y firent un mauvais personnage.

M. le Duc débuta par une vaine parade de la remise de ses actions, qu’il ne pouvoit plus garder, parce qu’elles étoient sans origine, et il ne fit qu’en manifester l’énorme quantité. Il crut par là imposer et se mettre en liberté de protéger la compagnie de toutes ses forces, parce qu’il y avoit le plus gros intérêt personnellement, ainsi que Mme la Duchesse sa mère. Personne ne l’ignoroit, aussi n’imposa-t-il à personne. Il haïssait et méprisoit le prince de Conti au dernier point. Il est vrai qu’en cela il étoit du sentiment unanime. Aussi ne put-il pas s’empêcher de relever l’offre de la remise du duché de Mercœur, volé à Lassai par un retroit [3] et un procès indigne, offre qu’il étoit bien sûr qui ne seroit pas acceptée. Ce prince avoit raison d’avancer que tout le monde savoit bien qu’il n’avoit point d’actions. Mais un peu de jugement l’auroit retenu de faire une protestation qui faisoit souvenir tout le monde qu’il avoit porté le premier et le plus mortel coup à la banque, en se faisant tout à coup rembourser en argent de tout son papier, dont Law ne s’est pu relever depuis. On vit arriver publiquement à l’hôtel de Conti quatre surtouts [4] chargés d’argent, et le prince de Conti pendu à ses fenêtres pour les voir entrer chez lui.

M. le duc d’Orléans, qui de goût et depuis par nécessité vivoit de ruses et de finesses, crut avoir fait merveilles d’avoir chargé M. le Duc des passeports de Law, et d’avoir caché ce qui se devoit traiter dans ce conseil de régence. Il vouloit affubler M. le Duc de la retraite de Law hors du royaume, et le prendre au dépourvu en ce conseil, pour lui ôter les moyens de contredire. Il en fut cruellement la dupe ; la matière touchoit à M. le Duc d’un si grand intérêt, qu’il étoit par lui, et par d’autres principaux intéressés, continuellement alerte sur ce qui devoit se proposer, et il arriva qu’il fut assez tôt averti pour bien apprendre sa leçon. La hardiesse et la fermeté ne lui manquoient pas ; il n’avoit rien à craindre, il connoissoit d’ailleurs par une expérience continuelle l’extrême faiblesse de M. le duc d’Orléans, il en voulut profiter, et puisque tout ce mystère d’iniquité se devoit enfin révéler en présence du roi et du conseil (et nombreux comme il l’étoit c’étoit dire au public), il se proposa de ne garder aucun ménagement pour tirer son épingle du jeu, faire retomber tout sur M. le duc d’Orléans, et se montrer soi comme le beau personnage, piqué de plus du secret qui lui avoit été fait de ce qui se devoit proposer en ce conseil, plus encore peut-être de la proposition même si contraire à la compagnie, et au grand intérêt qu’il y avoit ; piqué de plus de ce que M. le duc d’Orléans avoit adroitement fait passer à Law ses passeports par lui, pour donner lieu au monde de se persuader que M. le Duc les avoit demandés, conséquemment que c’étoit lui qui avoit obtenu de M. le duc d’Orléans sa sortie du royaume. Aussi fut-ce là-dessus qu’il pressa impitoyablement M. le duc d’Orléans, qu’il l’interpella, et qu’il le força d’avouer qu’il ne lui avoit jamais demandé cette sortie, qu’il protesta que, s’il en avoit été consulté, il n’en auroit jamais été d’avis, et qu’il reprocha si durement à M. le duc d’Orléans d’avoir laissé sortir Law du royaume, après avoir fait de son chef pour six cents millions de billets de banque contre les défenses si expresses de les multiplier davantage. Ce conseil donc nous apprit deux choses : que Law étoit mis à la Bastille sans M. le Duc, et qu’à l’insu du régent Law avoit fait et répandu dans le public pour six cents millions de billets de banque, non seulement sans y être autorisé par aucun arrêt, mais contre les défenses expresses.

Pour la première, je ne sais qui avoit pu donner un conseil si dangereux à M. le duc d’Orléans, qui au ton qu’il avoit laissé prendre au parlement, et que le parlement ne quittoit point malgré le lit de justice et son voyage de Pontoise, auroit profité du désordre connu des finances et de leur incroyable déprédation, et plus encore du mécontentement public pour en prendre connoissance et se venger enfin de Law, qui depuis si longtemps étoit sa bête, et par lui de M. le duc d’Orléans, qui se seroit trouvé bien empêché, et peut-être hors d’état de le tirer de prison, après l’y avoir mis, et de l’arracher au parlement qui se seroit fait honneur et délice de le faire pendre malgré le régent. Il y avoit bien de quoi, puisque le régent acculé par M. le Duc, l’avoua en plein conseil, et que, pour le tirer de péril, il avoit fait rendre un arrêt du conseil antidaté, qui ordonnoit cette confection si prodigieuse de billets de banque faits et répandus par Law de sa propre autorité. Mais quel aveu d’un régent du royaume, en présence du roi et d’un si nombreux conseil, dont la plupart ne lui étoient rien moins qu’attachés ! Et à qui espéra-t-il avec quelque raison de persuader que Law eût fait un coup si hardi, et de cette importance, à l’insu de lui régent, son seul appui contre le public ruiné, et contre le parlement, qui ne cherchoit qu’à le perdre, et cela, pour la première opération qu’il eût jamais faite, sans l’aveu et l’approbation du régent ? Voilà pourtant oh les finesses dont ce prince se repaissoit le conduisirent, et le dépit et la férocité de M. le Duc le forcèrent à un si étonnant aveu, et si dangereux, en présence du roi et d’une telle assemblée. J’en frémis en l’entendant faire, et il est incroyable que ce terrible aveu n’ait pas eu la moindre des suites que j’en craignis.

Pour la personne de Law, M. le Duc, tout bouché qu’il fût de soi-même, étoit trop éclairé par le grand intérêt qu’il avoit au papier, et trop bien conseillé par les siens qui n’y en avoient pas un moindre, qui étoient habiles et avoient les yeux bien ouverts, pour laisser mettre Law en prison, exposé à des suites aisément funestes, à tout le moins destructives de ce qu’ils comptoient bien sauver du naufrage et que par l’événement ils en sauvèrent en effet. À l’égard de la sortie de Law hors du royaume, c’est une obscurité entre M. le duc d’Orléans et M. le Duc, que je n’ai pu démêler. Bien ai-je expliqué ci-dessus les raisons qui m’ont paru celles qui engagèrent M. le duc d’Orléans à faire sortir Law du royaume, et sa petite finesse de lui en faire mettre les passeports entre les mains par M. le Duc, pour se décharger sur lui de cette sortie : car de tout cela M. le duc d’Orléans ne m’en dit rien, et la chose faite, je ne cherchai pas à en rien apprendre de lui ; mais que M. le Duc, qui avoit pour ses trésors de lui et des siens le même intérêt de ne pas exposer Law, non seulement à sa perte, mais encore à la nécessité de répondre juridiquement, et de parler, comme on dit des criminels, fût contraire à sa sortie du royaume, j’avoue que c’est ce que je n’entends pas ; moins encore qu’y étant si contraire, il ne l’ait pas témoigné à M. le duc d’Orléans, et fait effort pour l’empêcher lorsqu’il reçut de lui les passeports pour les remettre à Law, dont l’occasion étoit si naturelle, puisqu’il savoit bien que ces passeports étoient pour sortir du royaume ; qu’il ne l’ait pas fait alors, cela est clair, puisqu’il ne s’en seroit pas tu en ce conseil, et d’autre part, que M. le duc d’Orléans, si malmené par lui sur cette sortie, ne lui ait pas reproché ce silence en lui remettant les passeports, c’est encore ce que je ne puis comprendre.

Autre chose encore difficile à entendre. Quelque bouché et peu préparé que pût être M. le Duc à cette remise des passeports entre ses mains pour les donner à Law, comment voulut-il s’en charger, et comment ne sentit-il pas le but de ce passage par ses mains ? Quelle autre raison de ce passage put-elle se présenter à lui ? et tout homme en place de finance, ou Le Blanc, ou un autre secrétaire d’État, n’étoient-ils pas aussi bons et bien plus naturels que non pas M. le Duc, pour remettre à Law ses passeports ? En un mot, ce sont des ténèbres que j’avoue que je n’ai pu percer. Du reste, M. le Duc étoit venu bien préparé pour soutenir la compagnie en laquelle lui et les siens se trouvoient si grandement intéressés. Aussi faut-il convenir qu’il plaida bien cette cause, et qu’il n’obtint rien de plausible de tout ce qu’il se pouvoit dire en sa faveur. Le rare est qu’après une scène si forte, si poussée, si scandaleuse, si publique, il n’y parut pas entre M. le Duc et M. le duc d’Orléans. Le régent sentoit le poids énorme dont sa gestion étoit chargée par la confiance aveugle jusqu’au bout, et la protection si déclarée qu’il avoit donnée à Law envers et contre tous. Il étoit foible, je le dis à regret ; il craignoit M. le Duc, ses fougues, sa férocité, son peu de mesure, quoique d’ailleurs il connût bien le peu qu’il était. Cette débonnaireté, que je lui ai si souvent reprochée, lui fit avaler ce calice comme du lait, et le porta à vivre à l’ordinaire avec M. le Duc pour ne le point aigrir davantage, et à ne l’aliéner pas de lui. À l’égard de M. le Duc, ce n’étoit pas à lui à se fâcher, il avoit poussé M. le duc d’Orléans à bout sans le plus léger ménagement, toujours l’attaquant, toujours le faisant battre en retraite, jusqu’à lui avoir arraché l’aveu le plus étonnant et le plus dangereux. Il étoit donc content de l’issue de ce combat d’homme à homme, mais il n’avoit garde de l’être des résolutions prises au conseil, quoi qu’il eût pu dire en faveur de la compagnie, et par là il sentit le besoin qu’il auroit de M. le duc d’Orléans pour soi et pour les siens, pour n’être pas enveloppés dans la fortune commune des porteurs de papiers, et pour sauver les leurs du naufrage, comme il arriva en effet ; car ces quinze cents actions de la remise desquelles il fit tant de parade, quelque énorme qu’en fit le nombre, n’étoient rien en comparaison de celles qui lui restoient sous d’autres formes, et pareillement à Mme la Duchesse, à Lassai, à Mme de Verue, et à d’autres des siens, et qui profitèrent depuis si furieusement et pour longtemps encore. Ce n’est donc pas merveilles si, après une si étrange scène où il avoit eu tout l’avantage sur M. lé duc d’Orléans, il ne chercha depuis qu’à la lui faire oublier.

La fin de ce conseil ne fut pas plus heureuse pour M. le duc d’Orléans. Il s’y montra battu de l’oiseau, en protestant, je n’oserois dire bassement, qu’il laisseroit faire aux commissaires la liquidation dont ils seroient chargés, en pleine liberté, sans s’en mêler ; encore pis, quand M. le Duc lui fit comme une nouvelle injure par la façon dont il l’approuva et l’y exhorta en deux mots si énergiques, de se tourner au roi, et lui demander permission de publier que Sa Majesté lui avoit défendu de se mêler des liquidations. C’étoit avouer le peu de confiance que le public pouvoit prendre en lui et s’en moquer en même temps, en demandant cette permission ridicule à un roi sans pouvoir, par le défaut de son âge, d’ordonner ni de défendre rien d’important, et moins encore qu’à qui que ce fût, au dépositaire de toute son autorité [5]. Aussi le maréchal de Villeroy ne put-il contenir cette exclamation également ironique et satirique qui marquoit combien il trouvoit l’autorité du roi mal déposée, et le ridicule d’une confiance que le roi n’étoit pas en état d’accorder ni de refuser.

Je ne sais si cette dérision du maréchal de Villeroy, si impertinente et si publique, réveilla dans M. le duc d’Orléans le désir de le déplacer, mais peu après il me fit en général ses plaintes de la conduite du maréchal de Villeroy à son égard, de ses liaisons, de ses vues folles, mais dangereuses, et du péril pour lui régent de laisser croître le roi entre ses mains, et les conclut par me déclarer résolument qu’il me vouloit mettre en sa place. Je lui opposai les mêmes raisons que je lui avois alléguées les autres fois que cette même tentation l’avoit surpris. Je le fis souvenir combien il avoit approuvé le conseil que je lui avois donné vers la fin de la vie du feu roi, qu’au cas qu’avant sa mort, ou par testament, il ne disposât pas de la place de gouverneur de son successeur, lui, M. le duc d’Orléans, après toutes les horreurs qu’on avoit eu tant de soin de répandre partout, devoit se garder sur toutes choses de mettre en une place si immédiate à la personne du jeune roi aucun de ceux qui étoient publiquement ses serviteurs particuliers, moi moins que pas un, qui, dans tous les temps, ne m’étois jamais caché de l’être, et le seul qui eût continué à le voir hardiment, publiquement et continuellement dans l’abandon général où il s’étoit trouvé. J’insistai que ces mêmes raisons qui m’avoient engagé à le remercier avec opiniâtreté les autres fois qu’il m’avoit pressé d’accepter cette place, subsistoient toutes pour me la faire encore refuser. J’ajoutai que, convenant avec lui de tout sur le maréchal de Villeroy ces mêmes raisons qui m’éloignoient de lui vouloir succéder, militoient toutes pour l’y faire conserver ; que, de plus, le désordre dévoilé des finances, et la sortie de Law du royaume, auquel le maréchal de Villeroy s’étoit opposé dans tous les temps avec éclat, n’étoit pas le moment de l’ôter d’auprès du roi, et qu’il seroit tôt ou tard trop dangereux, après avoir renvoyé le duc du Maine, de réunir en faveur du maréchal de Villeroy et contre Son Altesse Royale le renouvellement des plus affreux soupçons, et le spécieux martyr du bien public, et de l’ennemi de Law et des ruines dont il avoit accablé l’État, mettre en furie Paris qui croyoit la vie du roi attachée à sa vigilance, le parti du duc du Maine caché sous la cendre, tout ce qui s’appeloit la vieille cour, c’est-à-dire presque tous les plus grands seigneurs, enfin le parlement et toute la robe que le maréchal de Villeroy avoit toujours bassement courtisée, et qui l’aimoit et le considéroit comme un protecteur.

Quelque fortes que fussent ces raisons, elles ne persuadèrent point M. le duc d’Orléans : il ne sut trop que répondre, parce qu’elles étoient péremptoires, mais le maréchal de Villeroy étoit une guêpe qui l’infestoit et que la vue du futur auprès du roi lui rendoit encore plus odieuse. Voir, par rapport à Son Altesse Royale, ce jeune monarque entre les mains du maréchal de Villeroy ou entre les miennes, étoit un contraste si puissant sur lui qu’il ne s’en put déprendre, et qui forma deux longues conversations fort vives entre lui et moi. Depuis le lit de justice des Tuileries, j’étois demeuré en grande familiarité, et même fort en confiance avec M. le Duc. Le régent en étoit bien aise, et tous deux se servoient de moi l’un envers l’autre assez souvent. M. le duc d’Orléans espéra apparemment plus de force sur moi en joignant M. le Duc à lui ; car je vis entrer Millain chez moi un matin deux jours après, qui, à ma grande surprise, me dit que M. le Duc l’avoit chargé de me dire que M. le duc d’Orléans ne lui avoit pas caché son désir de me faire gouverneur du roi, et ma résistance ; qu’il trouvoit que M. le duc d’Orléans avoit toutes sortes de raisons les plus solides d’ôter le maréchal de Villeroy d’auprès du roi, et n’avoit pas un meilleur choix, ni un autre choix à faire que de moi pour mettre en cette place, ni de qui que ce pût être que lui, M. le Duc, désirât davantage. Là-dessus, Millain se mit sur son bien-dire, tant pour l’expulsion du maréchal de Villeroy que pour me cajoler, m’enivrer, s’il avoit pu, de louanges et de persuasions, sans avoir pu faire ni l’un ni l’autre ne le priai d’abord de témoigner à M. le Duc combien j’étois sensible à une si grande marque de son estime et de sa bienveillance, et que, si quelque chose, après la volonté de M. le duc d’Orléans et son service, me pouvoit tenter d’accepter la place de gouverneur du roi, [ce] seroit d’avoir à compter d’une éducation si importante avec un surintendant, non bâtard, mais prince du sang, et tel que M. le Duc ; mais que je le suppliois de considérer toutes les raisons que j’avois alléguées à M. le duc d’Orléans, tant contre le déplacement du maréchal de Villeroy que contre le choix à faire de moi pour remplir sa place. Je les détaillai toutes à Millain, je n’oubliai ni force ni étendue, et je conclus par le prier de faire observer à M. le Duc que je méritois d’autant plus d’être cru, qu’il n’ignoroit pas que, si je m’opposois au déplacement du maréchal de Villeroy, ce n’étoit ni par estime ni par amitié, et que, si je tenois ferme au refus, ce n’étoit pas que je ne sentisse tout l’honneur du choix des deux princes, et tout l’avantage et la considération que cette grande place, et si importante, apporteroit à moi et aux miens.

Millain, bien instruit par M. le Duc ; qui m’aimoit depuis que je l’avois connu chez le chancelier de Pontchartrain, et qui, depuis le lit de justice des Tuileries, étoit demeuré dans l’habitude de suppléer, tant que cela se pouvoit, aux conférences entre M. le Duc et moi, contesta mes raisons plus de deux grosses heures sans me faire perdre une ligne de terrain. Les deux princes furent étonnés et fâchés de cette résistance, tous deux me le témoignèrent. La dispute recommença, M. le duc d’Orléans s’y prit de toutes les façons et à force reprises ; Millain m’assiégeoit sans cesse chez moi. Enfin, ils me déclarèrent qu’ils ne quitteroient point prise que je n’eusse accepté, et que cette lutte dureroit tant qu’il me plairoit, et jusqu’à ce que je la voulusse finir de la sorte elle dura ainsi cinq semaines. J’en étois excédé, et en même temps peiné de répondre si durement à l’amitié, à la confiance, à leur sentiment intime de la nécessité, surtout pour l’avenir si délicat et si important pour M. le duc d’Orléans. Ces considérations toutefois, quelque fortes qu’elles fussent, n’ébranlèrent aucune de mes raisons : elles ne faisoient qu’accroître mon malaise, et l’importunité que je recevois d’entendre et de répéter les mêmes raisons presque tous les jours.

À la fin je voulus terminer une contestation si journalière et si longue, et finir par Millain pour finir avec plus de mesure et moins durement. Je dis donc à Millain que, sans me départir d’aucune des raisons que j’avois si souvent alléguées aux deux princes et à lui, tant contre le déplacement du maréchal de Villeroy que contre le choix à faire de moi pour remplir sa place auprès du roi, que je croyois péremptoires et sans réplique devant tout homme éclairé et indifférent, je lui en dirois une autre, à moi plus personnelle et plus intime, que j’avois expliquée à M. le duc d’Orléans, et qu’il falloit donc aussi que M. le Duc sût, puisqu’il me pressoit avec tant de force et de persévérance. C’étoit en deux mots que, quelque attaché que je fusse à M. le duc d’Orléans, et quelque serviteur que je fusse de M. le Duc, mon honneur m’étoit plus cher que l’un ni l’autre, et que tout ce que la plus grande fortune me pourroit présenter ; qu’il savoit lui Millain, que personne n’ignoroit ce que de tout temps j’étois à M. le duc d’Orléans ; qu’il n’ignoroit pas aussi les horreurs si souvent renouvelées et répandues contre ce prince depuis leur première invention ; que, mis par lui en la place du maréchal de Villeroy, l’effroi factice des joueurs de ressorts de ces horreurs éclateroit de plus belle contre le régent, et le contre-coup sur moi ; que nul ne pouvoit me garantir que le roi fût exempt de tout accident et de toute maladie tant qu’il seroit entre mes mains ; que cette garantie se pouvoit étendre aussi peu sur sa vie, puisqu’il étoit mortel comme tous les autres hommes de son âge ; que, s’il lui arrivoit accident ou maladie, je me sentois incapable de soutenir tout ce qui se répandroit sur M. le duc d’Orléans, et qui en plein rejailliroit sur moi ; que, si malheur arrivoit au roi, je courois toutes sortes de risques d’entendre publier qu’il n’auroit été mis entre mes mains que pour avoir plus de liberté de s’en défaire, soit par ma négligence, soit par ma connivence, à quoi je me sentois radicalement incapable de survivre un moment ; par conséquent qu’il voyoit, et que M. le Duc verroit à plein par le compte qu’il alloit lui rendre, combien radicalement aussi j’étois incapable de me laisser vaincre par quoi que ce pût être pour accepter la place de gouverneur du roi, même quand elle vaqueroit par mort.

Millain, tout consterné qu’il me parût d’une résistance si ferme et si bien causée, ne se tint point battu ; il se mit à tâcher de m’éblouir, à vanter ma réputation, qui ne pouvoit être attaquée ; à m’alléguer qu’elle étoit demeurée intacte à la mort de nos princes, lors de la plus grande fureur et des discours les plus horribles répandus contre M. le duc d’Orléans ; et lorsqu’il avoit été si longtemps dans le décri et dans un abandon si général, que qui que ce soit, sans exception, n’osoit le voir ni même lui parler, tandis que moi, unique, n’avoir jamais cessé un moment de le voir et de l’entretenir chez lui et jusque sous les yeux du roi, dans le salon et dans les jardins de Marly, à Versailles, et partout, sans que pas un de ceux qui m’aimoient le moins ait jamais ni dit ni laissé entendre quoi que ce pût être qui pût m’intéresser. Il pressa tant qu’il put cet argument qu’il trouvoit si fort. En effet, ce qu’il disoit étoit vrai, et j’eus ce rare bonheur que les inventeurs, les instigateurs, les prôneurs de ces horreurs contre M. le duc d’Orléans, qui d’ailleurs et de plus, par mon attachement pour lui, étoient mes ennemis, n’imaginèrent jamais de laisser tomber sur moi l’ombre du soupçon le plus léger, ni le public à qui ils donnoient l’impulsion. Je convins avec Millain de cette vérité, mais je pus être persuadé que cette vérité, pour flatteuse qu’elle pût être, me mit à couvert sur ce qui pouvoit arriver du roi entre mes mains. Raisonnant un moment comme les inventeurs et les semeurs des bruits horribles si étrangement répandus contre M. le duc d’Orléans à la mort de nos princes, M. le duc d’Orléans non seulement n’avoit aucun besoin de moi pour l’exécution de tels crimes, mais au contraire grand besoin de s’en cacher de moi. « Je laisse, dis-je à Millain, la religion, l’honneur, la probité ; je ne toucherai que l’intérêt. »

Monseigneur étoit mort : le roi avoit pris toute confiance dans le nouveau Dauphin, il lui renvoyoit les ministres et les affaires, il donnoit les plus grandes charges à son choix, témoin le duc de Charost. Ce prince par ses vertus, son application, l’autorité que le roi lui faisoit prendre ; la Dauphine par ses charmes envers tout le monde, qu’elle animoit partout, étoit l’objet de la tendresse de son époux, de celle du roi, de celle de tout le monde. Le duc de Beauvilliers se trouvoit dans la plus brande splendeur, par l’influence entière qu’il avoit conservée sur son ancien pupille. Personne n’ignoroit à la cour, et M. le duc d’Orléans moins qu’aucun, que le duc de Beauvilliers m’aimoit plus qu’un fils et me confioit presque toutes choses, depuis bien des années que sa confiance alloit toujours croissant. Il avoit transpiré malgré toutes nos précautions qu’il m’avoit initié dans celle du Dauphin, que la Dauphine vouloit que Mme de Saint-Simon succédât à la duchesse du Lude, fort âgée déjà, et accablée de goutte. La couronne ne pouvoit tarder longtemps à tomber sur la tète du Dauphin. Que n’avois-je donc point à perdre en le perdant, comme j’y ai tout perdu en effet, sans compter ce qui est mille fois plus cher que les fortunes. C’étoit cette perspective charmante que le monde voyoit s’ouvrir devant moi, qui m’en attiroit l’envie et la jalousie, et qui étoit incompatible avec le partage ou la confidence des crimes dont on accabloit la réputation de M. le duc d’Orléans, dont le règne, s’il fut arrivé même sans trouble, quelque favorable qu’il me pût être, ne pouvoit jamais me dédommager du personnel incomparable du Dauphin, ni pour la fortune de ce que j’en pouvois attendre, sans compter ce que m’eût été de voir la couronne sur la tête d’une bâtarde de Mme de Montespan, au lieu de cette Dauphine si aimable, et de là sur les petits-fils de cette Montespan. Par conséquent quel rejaillissement sur ses frères, sur ses neveux, et quel éternel désespoir pour l’antipode si déclaré de la bâtardise ! M. le Duc étoit trop éloigné de la couronne, pour que ce propos fût déplacé, et M. le duc d’Orléans, trop frivole, trop peu touché par soi-même de la possibilité de régner, enfin trop accoutumé à moi, à mes sentiments, à mes manières pour en être embarrassé avec lui. J’ajoutai à Millain qu’il prît garde à la différence des temps et des circonstances pour en faire la comparaison, et porter un jugement sain de mon refus ; qu’il étoit clair que j’avois tout à perdre en perdant le Dauphin et la Dauphine ; qu’il ne l’étoit guère moins, pour continuer à ne traiter que l’intérêt et faire abstraction de toute autre considération, [que] je n’avois rien à perdre que de commun avec toute la France, si le roi lui étoit ravi, tandis qu’en mon particulier je ne perdrois que l’espérance très légère du crédit, qu’un gouverneur nouveau venu pourroit fonder de s’acquérir auprès d’un enfant qui avant quatorze ans seroit son maître, environné de gens qui ne songeroient qu’à l’entraîner, et à lui rendre son gouverneur odieux, tout au moins contraignant, importun et ridicule, tandis que j’avois tout à me promettre de M. le duc d’Orléans devenu roi. J’insistai avec raison et force sur cette si extrême différence des temps et des circonstances ; d’où je conclus que si ma réputation étoit demeurée intacte à la mort de nos princes, j’avois tout lien de craindre qu’elle ne la demeurât pas si, étant gouverneur du roi, j’avois le malheur de le perdre de quelque accident et de quelque maladie que ce pût être, pour palpablement naturelle qu’elle fût et qu’elle parût. Enfin qu’il fit considérer à M. le Duc une raison si touchante, que rien dans le monde ne me feroit passer pardessus.

Millain, étourdi de la solidité de cette raison finale, ne laissa pas de se reprendre aux branches et d’insister sur ma réputation, qui ne pouvoit jamais être tant soit peu attaquée. Je lui répondis que je m’en flattois parce que je m’étois conduit toute ma vie principalement vers ce but, mais que le moyen le plus certain de la conserver entière, sans tache et sans rides, étoit de ne l’exposer pas à aucun des cas qui pourroit la gâter quelque injustement que ce pût être, et de n’être ni assez présomptueux à cet égard, ni assez ambitieux pour risquer quoi que ce pût être, qui pût entraîner sur elle le doute le plus léger, quoique le plus visiblement mal fondé. Je finis une conversation qui consomma presque toute cette matinée, par l’assurer que je ne serois ébranlé par rien, que j’étois las de tant de redites, sur une matière plus qu’épuisée ; que je conjurois M. le Duc que je n’en entendisse plus parler et que je ferois la même déclaration à M. le duc d’Orléans ; je la lui fis en effet deux jours après, sur ce qu’il me pressa encore. Néanmoins, il se fonda encore en raisonnements, c’est-à-dire que les mêmes sur le maréchal de Villeroy et sur moi furent amplement rebattus, parce qu’il n’y avoit plus rien de nouveau à en dire. Il me demanda plusieurs fois si je le voulois livrer en proie au maréchal de Villeroy, et je vis combien il étoit touché et frappé de la différence, pour lui, de voir le roi entre de telles mains ou entre les miennes. En cela il n’avoit pas tort ; mais, comme je l’ai déjà dit, d’autres considérations plus fortes par un grand malheur devoient l’emporter pour conserver le maréchal de Villeroy dans sa place ; et quoique véritablement sensible à la peine de M. le duc d’Orléans de mon refus, ma réputation et mon honneur m’étoient trop chers pour les exposer le moins du monde, outre mes autres raisons, qui ont été expliquées.

Je comptai donc l’affaire finie à mon égard, et que faute de trouver quelque autre bien à point, le maréchal de Villeroy conserveroit sa place, comme en effet il arriva. Mais à mon égard, la persécution, si j’ose me servir de ce terme, n’étoit pas finie. Millain eut ordre de revenir encore à la charge, et il s’en acquitta si bien qu’il me mit enfin en colère ; je lui dis que c’étoit une tyrannie qu’exiger d’un serviteur, sur qui on a raison de compter, d’exposer son honneur et sa réputation, au hasard d’un futur contingent que j’espérois bien qui n’arriveroit pas, mais qui n’étoit que trop possible par les accidents communs à tous les hommes, et par la rougeole et la petite-vérole que le roi n’avoit point eues, et qui tourneroient la tête aux médecins. Qu’outre un si cher intérêt que celui de mon honneur et de ma réputation, j’avois allégué plusieurs fois à ces princes des raisons qui regardoient M. le duc d’Orléans, si péremptoires pour laisser le maréchal de Villeroy dans sa place, et pour, quoi qu’il arrivât de lui, ne me la jamais donner, que je ne pouvois attribuer cette opiniâtreté qu’à une espèce d’ensorcellement ; mais qu’en un mot, je l’avertissois pour le rendre à M. le Duc, et M. le Duc à M. le duc d’Orléans, si bon lui sembloit, que je ne me défendrois plus ; que de mon silence, ils en inféreroient tout ce qu’il leur plairoit ; que, si le maréchal de Villeroy étoit ôté d’auprès du roi, je ne dirois pas une parole, mais que, si j’étois nommé pour la remplir, je refuserois ferme et net ; que ce refus m’attireroit les applaudissements de tout le monde aux dépens de M. le duc d’Orléans, et peut-être de M. le Duc, qui pourroient bien m’envoyer à la Bastille et me retirer l’honneur de leurs bonnes grâces ; que je serois au désespoir d’être loué à leurs dépens, mais que, ne me restant plus que ce moyen pour me garantir d’une place qui pouvoit devenir funeste à mon honneur et à ma réputation, quelque faussement et injustement que ce pût être, je l’embrasserois comme un fer rouge, plutôt que de m’y exposer, que je ne les trompois point en cela, puisque je le lui disois à lui, pour qu’ils en fussent avertis, après quoi je n’ouvrirois plus la bouche sur une affaire si longuement rebattue, et qui auroit dû être finie et abandonnée depuis longtemps. Cela dit avec quelque force, je me levai, et par ma contenance, je fis entendre à Millain que tout étoit épuisé, et civilement qu’il n’avoit qu’à s’en aller. Telle fut la fin finale de cette affaire dont les deux princes ni Millain ne me parlèrent plus. M. le duc d’Orléans fut un peu fâché ; mais avec moi surtout ses fâcheries étoient légères et courtes. Pour M. le Duc, il me parut qu’il se paya, quoique à regret, de raison. Mon refus opéra la conservation du maréchal de Villeroy auprès du roi, faute, comme je l’ai dit, de trouver de qui la remplir.

M. le duc d’Orléans conta tout cela à l’abbé Dubois ; je l’appelle toujours ainsi, quoique sacré archevêque de Cambrai. On a vu ailleurs ici que souvent les choses intérieures les plus secrètes transpiroient du Palais-Royal et se savoient au dehors. Le maréchal de Villeroy apprit le risque qu’il avoit couru, et qu’il n’avoit tenu qu’à moi d’avoir sa place. Tout autre que lui auroit pu en être piqué contre M. le duc d’Orléans et contre M. le Duc, mais m’auroit su gré de mon refus et de ma conduite qui l’avoit conservé, d’autant que ce n’étoit pas pour la première fois, ni même pour la seconde, que pareil cas étoit arrivé, comme on, l’a pu voir ici en son temps, quoique avec moins de dispute et de longueur.

Ce sentiment à mon égard ne fut pas celui du maréchal de Villeroy. Trop fâché pour se contenir, trop bas et trop timide pour s’en prendre au régent, quoique si hardi en d’autres choses, mais qui alloient à ses projets, dont la cheville ouvrière étoit sa place auprès du roi, qu’il ne vouloit pas hasarder par une scène avec M. le duc d’Orléans, des intentions duquel et de celles de M. le Duc il ne pouvoit douter, il s’en prit honteusement à la partie foible, dont pourtant l’opiniâtre refus l’avoit sauvé. Il renouvela donc ses anciennes plaintes là-dessus et son ancien dépit contre moi. Malheureusement pour lui il ne sut et ne put par ou me prendre. Il eut recours à de misérables généralités et à aboyer à la lune. Cela me revint bientôt et de plusieurs côtés. Je ne voulois pas avouer, non plus que les précédentes fois, que la place de gouverneur du roi m’avoit été offerte ; je ne crus pas aussi devoir, comme la dernière fois, rassurer le maréchal de Villeroy, qui payoit si mal le service si essentiel que je lui avois rendu, et dont la basse jalousie allumoit l’ingratitude. Je pris le parti de mépriser ses discours, comme je faisois de tout temps sa personne, mais sans me lâcher sur lui en rien. Je me contentai d’en hausser les épaules et de traiter de radotage ce qu’on m’en contoit. Je n’avois jamais eu de commerce avec lui que de rare et légère bienséance pendant et depuis le dernier règne, excepté les derniers temps de la vie du feu roi, qu’on a vu en son lieu qu’il se jeta à moi pour essayer de me pomper avec une importunité extrême. J’allois peu chez le roi, dont l’âge ne comportoit pas l’assiduité du mien, et où encore je ne le rencontrois presque point, tellement que je ne le voyois qu’au conseil, où nous ne nous abordions guère, au plus que des moments, et où il étoit difficile, par l’ordre de la séance, que nous nous trouvassions l’un auprès de l’autre ; je n’eus donc rien à changer dans ma conduite à son égard, et je me contentai de piquer de plus en plus, par mon parfoit silence, son orgueil et sa vanité blessée.




  1. Pelletier ou Le Pelletier des Forts devint contrôleur général des finances en 1726.
  2. Saint-Simon fait ce mot féminin, sous-entendant le substantif partie.
  3. Action en justice, par laquelle on retirait un héritage qui avait été vendu.
  4. Charrettes qui servaient à porter les bagages.
  5. Il faut entendre par cette phrase un peu obscure, que le roi ne pouvait donner aucun ordre important, et moins encore qu’à personne, au duc d’Orléans, dépositaire de toute son autorité.