Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/6

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CHAPITRE VI.


Forte conversation entre M. le duc d’Orléans et moi, qui ébranle l’abbé Dubois fortement, mais inutilement. — Faiblesse étrange de M. le duc d’Orléans, qui dit tout à l’abbé Dubois, se laisse irriter contre moi jusqu’à me faire de singuliers reproches, dont à la fin il demeure honteux ; m’avoue sa faiblesse et défend à l’abbé Dubois de lui jamais parler de moi. — Étrange trait sur le chapeau de Dubois entre M. le duc d’Orléans et Torcy. — Naissance du prince de Galles à Rome. — Sentiments anglois sur cette naissance. — Mort du comte de Stanhope et de Craggs, secrétaires d’État d’Angleterre, succédés (sic) par Townsend et Carteret. — Leur caractère. — Mort du docteur Sachewerell. — Mort et caractère de Huet, ancien évêque d’Avranches ; de la duchesse de Luynes ; de la duchesse de Sully (Coislin) ; de la duchesse de Brissac (Vertamont). — Embrasement de Rennes. — Cailloux singuliers.


Quoique M. le duc d’Orléans ne me mit plus au fait de tout comme avant que l’abbé Dubois se fût entièrement et ouvertement rendu le maître de toutes les affaires du dehors et du dedans, et fût parvenu à tenir de court son maître et à le resserrer avec ses plus sûrs serviteurs, avec moi surtout dont il craignoit la liberté et l’ancienne habitude avec ce prince, il ne put néanmoins le tenir de si court à mon égard, que, quelque réservé que je me rendisse depuis que j’avois aperçu la réserve insolite de M. le duc d’Orléans avec moi, l’abbé Dubois, dis-je, ne put si bien faire qu’il n’échappa toujours quelque chose à l’habitude et à la confiance pour moi. Je l’ai déjà dit et il faut le répéter ici, les petits chagrins que ce prince avoit quelquefois contre moi, étoient légers et courts. Ainsi celui qu’il avoit pris de mon opiniâtre refus de la place de gouverneur du roi tomba incontinent après. Une après-dînée que je travaillois avec lui, seul à mon ordinaire, il me parla du traité entre l’Espagne et l’Angleterre qui s’avançoit fort, et m’en apprit les détails qui donnoient les plus grands avantages au commerce de l’Angleterre, aux dépens de l’Espagne qui avoit grand’peine à y consentir, et qui ruinoient celui de France, en transportant aux Anglois tous les avantages que les François y avoient eus depuis l’avènement de Philippe V à la couronne, la plupart conservés de façon ou d’autre depuis la paix d’Utrecht. Nous y avions perdu à la vérité la traite des nègres ; mais le vaisseau de permission et beaucoup d’autres avantages nous étoffent restés, que l’Angleterre prétendoit nous faire ôter et les obtenir, et desquels l’abbé Dubois ne leur faisoit pas moins litière qu’il ne pressoit l’Espagne de se couper la gorge à elle-même en faveur des Anglois.

Dès les commencements de la régence, on a pu voir ici et plusieurs fois depuis combien ce joug Anglois me pesoit ; plus il s’appesantissoit, plus il me devenoit insupportable. Je ne pus donc tenir au récit que me fit M. le duc d’Orléans. Je lui fis sentir le préjudice extrême que le commerce de France alloit recevoir et l’Espagne elle-même si elle se laissoit entraîner aux conditions qu’il m’exposoit, et combien lui-même seroit un jour comptable au roi et à la nation d’avoir souffert que l’abbé Dubois vendit des intérêts si grands et si chers à l’Angleterre, qui sauroit bien dans tous les temps se conserver ce qui lui seroit accordé. Je l’exhortai du moins à laisser traiter cette affaire au congrès de Cambrai qui s’alloit ouvrir, où presque tous les ministres des premières puissances étrangères étoient arrivés, duquel l’objet n’étoit pas moins de régler les difficultés entre l’Angleterre et l’Espagne sur le commerce et avec nous-mêmes, que de tacher d’ajuster l’Espagne avec l’empereur et de parvenir à une paix entre eux. Que là, en présence de tant de ministres, des Hollandois surtout, quoique si liés à l’Angleterre par terre, mais jaloux et si las de leurs progrès au delà des mers, l’Espagne trouveroit des secours et l’Angleterre des embarras et des difficultés très profitables ; à tout le moins lui, régent, éviteroit le blâme de s’être hâté d’égorger la France et l’Espagne sous la cheminée, en procurant à l’Angleterre toutes ses nouvelles et très injustes prétentions. Le détail fut long sur les plaies qui étoient portées par les conditions demandées par les Anglois à l’Espagne ; et au commerce de France qu’elles ruinoient, et à celui de toute l’Europe qu’elles attaquoient et qui en demeureroit extrêmement affaibli si elles étoient accordées, et sur la certitude qu’elles demeureroient toujours aux Anglois, si elles tomboient une fois entre les serres d’une nation si avide, si avantageuse, si puissante par mer, si fort née pour les colonies et pour le commerce, si jalouse d’y dominer, si suivie, si pénétrée de son intérêt, du commerce, dis-je, qui intéresse chaque particulier et qui est tout entier et dans toutes ses parties entre les mains de la nation, dans les parlements et absolument hors de prise à leur roi et à ses ministres. J’insistai donc sur le grand intérêt de la France et de l’Espagne de laisser porter ces prétentions au congrès de Cambrai, où l’intérêt palpable du commerce de toute l’Europe tiendroit les yeux de tous les ministres ouverts, et formeroit des obstacles et des entraves aux Anglois, dont le régent n’auroit point le démérite, tout au plus ne feroit que le partager avec toutes les autres puissances, et sauveroit ainsi en tout ou en la plus grande partie le commerce de France, celui d’Espagne et le commerce de toute l’Europe dont l’Angleterre se vouloit emparer, et deviendroit enfin la maîtresse de l’Europe, puisqu’elle en posséderoit seule tout l’argent, qui par le commerce s’est jusqu’ici distribué en toutes ses parties plus ou moins inégalement à proportion du commerce de chacune.

Ce discours plus fort et bien plus détaillé, et plus long que je ne le rapporte, fit une grande impression à M. le duc d’Orléans. Il entra en discussion, il convint avec moi de beaucoup de choses, et peu à peu que j’avois raison. Cela m’encouragea, de sorte qu’après l’avoir battu sur ses objections par rapport à ses entraves avec l’Angleterre, je lui dis qu’il n’avoit qu’à voir où l’intérêt personnel de l’abbé Dubois l’avoit conduit ; que je lui avois souvent dit qu’il ne songeoit qu’à être cardinal, et que toujours, lui régent, s’étoit récrié d’indignation, vraie ou feinte, et qu’il le feroit mettre dans un cul de basse-fosse s’il le surprenoit dans une telle pensée ; que néanmoins rien n’étoit plus vrai ; que je ne lui enviois le cardinalat en aucune sorte, qu’il ne seroit pas le premier cuistre ni le centième qui le seroit devenu ; qu’un régent de France, tel qu’il l’étoit, devoit assez se sentir et être en effet assez considérable pour pouvoir récompenser d’un chapeau qui que ce fût, surtout un homme qui avoit le vernis d’avoir été son précepteur, et acquis depuis le caractère épiscopal d’un grand siège et celui de ministre très principal ; mais qu’il étoit vrai que je ne pouvois souffrir que l’abbé Dubois se fît cardinal par l’autorité que l’empereur exerçoit despotiquement à Rome, et par le crédit tout-puissant du roi d’Angleterre sur l’empereur. Que pour se rendre le roi d’Angleterre et ses ministres non seulement favorables à Vienne, mais pour leur faire épouser son intérêt par le leur, il n’avoit songé qu’à lier lui régent à l’Angleterre, à se rendre nécessaire pour serrer cette union, faire plusieurs voyages à Hanovre et à Londres parce qu’on dit ce qu’on n’ose écrire, peu après engager la rupture, puis la guerre entre la France et l’Espagne, sans autre intérêt que le sien, pour flatter Londres et Vienne, non seulement contre l’intérêt de la France, mais en exposant lui régent personnellement, aux derniers dangers, comme je le lui avois prédit dans le temps, comme il en [a] éprouvé une partie dans l’affaire de Cellamare, et comme il a hasardé bien pis, si la guerre eût duré et se fût échauffée. Que lui seul n’avoit pas voulu voir ce qui fut clair alors à toute l’Europe, que cette guerre n’eut jamais d’autre objet que de satisfaire la jalousie des Anglois sur la marine renaissante d’Espagne dont le maréchal de Berwick eut l’ordre, qu’il exécuta, de brûler tous les vaisseaux, tous les chantiers, tous les magasins des ports du Ferrol et des autres voisins, ce qui anéantit toute la marine d’Espagne ; tout aussitôt après quoi l’abbé Dubois termina cette déplorable guerre. « De là, ajoutai-je, il vous a fait entièrement passer sous le joug des Anglois, a été leur homme auprès de vous plus que ne le fut jamais l’impudent Stairs, son bon ami ; et maintenant il vend, pour son chapeau, la France, l’Espagne, le commerce de toutes les nations de l’Europe à l’Angleterre sans le moindre retour ; se vend en même temps à eux et s’applaudit de sa trahison et de sa ruse, qui lui va incessamment procurer le chapeau auquel votre considération n’aura pas la moindre part, mais la seule autorité de l’empereur, parla vive et pressante entremise du roi d’Angleterre, ou plutôt en vertu du traité secret de ses ministres avec l’abbé Dubois. »

L’impression de ce vif et trop vrai raccourci de la conduite de l’abbé Dubois, si pourpensée et si bien suivie, frappa le régent au delà de ce que je l’ai jamais vu. Il s’appuya les coudes sur la table qui étoit entre lui et moi, se prit la tète entre ses deux mains et y demeura quelque peu en silence, le nez presque sur la table. C’étoit sa façon quand il étoit assis et fort agité. Enfin il se leva tout à coup, fit quelques pas sans parler, puis se prit à se dire à soi-même : « Il faut chasser ce coquin. — Mieux tard que jamais, repris-je ; mais vous n’en ferez rien. » Il se promena un peu en silence avec moi. Je l’examinois cependant, et je lisois sur son visage et dans toute sa contenance la vive persuasion de son esprit, même de sa volonté, combattue par le sentiment de sa faiblesse, et de l’empire absolu qu’il avoit laissé prendre sur lui. Il répéta ensuite deux ou trois fois : « Il faut l’ôter, » et comme l’habitude me le faisoit connoître très distinctement, je croyois à son ton et à son maintien entendre tout à la fois l’expression la plus forte d’une nécessité instante et de l’insurmontable embarras d’avoir la force de l’exécuter ; dans cet état, je vis clairement qu’il ne me restoit plus rien à dire pour arriver à la conviction parfaite de la nécessité urgente de chasser l’abbé Dubois ; mais que pour lui en inspirer la force, mes paroles seroient inutiles, et ne feroient qu’affaiblir celles qui lui avoient fait une si forte impression, parce qu’elles ne feroient que le dépiter en lui faisant sentir plus fortement sa faiblesse, sans lui donner la force de la surmonter. Cela m’engagea à me retirer pour le laisser à lui-même, et le soulager de la peine et de la honte de me voir le témoin de ce combat intérieur. Je lui dis donc que je n’avois plus rien à ajouter à une matière si importante à l’État, à toute l’Europe, singulièrement à lui-même, que je le laissois à ses réflexions, et qu’il ne me restoit qu’à désirer qu’elles eussent sur lui tout le pouvoir qu’elles devoient avoir. Il étoit si occupé qu’à peine me répondit-il je ne sais quoi, et me laissa aller sans peine contre son ordinaire toutes les fois qu’il se trouvoit fort agité. Je m’en allai content d’avoir rempli mon devoir par une conversation si forte et si nécessaire, mais avec peu d’espérance du fruit qu’elle devoit si naturellement produire.

Achevons cette matière tout de suite trop intéressante et trop curieuse pour être interrompue et en faire à deux fois ; trois semaines à peu près se passèrent sans que j’aperçusse rien que d’ordinaire en M. le duc d’Orléans avec moi. Dans mes jours de travail, il ne me parla ni d’affaires étrangères ni de l’abbé Dubois ; de mon côté, je me gardai bien de lui en ouvrir la bouche. Néanmoins, j’avois su que le lendemain de la conversation que je viens de raconter, il y avoit [eu] tant de bruit et si long par reprises entre M. le duc d’Orléans et l’abbé Dubois, que les chambres voisines s’en étoient fortement aperçues, malgré des pièces vides entredeux, et je fus informé aussi que M. le duc d’Orléans avoit paru longtemps occupé et de mauvaise humeur, lui qui n’en montroit et n’en avoit même comme jamais ; en même temps que l’abbé. Dubois étoit plus furieux et plus intraitable qu’il ne l’avoit jamais paru. J’en conclus de plus en plus la volonté et la faiblesse ; qu’il y avoit eu des reproches et des éclats qui ne menoient à rien, car il n’y avoit qu’à le chasser sans le voir et sans donner prise à la faiblesse ; enfin que cette faiblesse l’emporteroit sur les plus importantes considérations, et que l’abbé Dubois demeureroit le maître. Je ne me trompai pas.

Vers la fin des trois semaines depuis la conversation, allant travailler avec M. le duc d’Orléans, je le trouvai seul qui se promenoit dans la pièce de son grand appartement la plus proche du passage de son petit appartement. Il me reçut contre son ordinaire d’un air si froid et si embarrassé, qu’après quelque peu de mots indifférents je lui demandai franchement à qui il en avoit, et que je voyois bien qu’il y avoit quelque chose sur mon compte. Il balança, il tergiversa. Je le pressai, l’apostume creva. Il me dit donc, puisque je voulois le savoir, qu’il étoit fort peiné contre moi, et tout de suite me débagoula, car c’est le terme qui convient à la façon dont il se déchargea, que je voulois qu’il fit tout ce qu’il me plaisoit, et que je refusois de faire tout ce qui ne me plaisoit pas ; que j’avois refusé les finances, la place de chef du conseil des affaires du dedans, depuis de me trouver avec lui et tous les pairs et les maréchaux de France au grand conseil, les sceaux après, et trois fois de le délivrer de la plus fâcheuse épine en refusant autant de fois la place de gouverneur du roi. « N’y a-t-il que cela, lui répondis-je, qui vous mette en cette humeur contre moi ? — Non, reprit-il vivement, il me semble que c’est bien assez. — Or bien, monsieur, lui dis-je, il faut commencer par les refus que vous me reprochez, parce que ce sont des faits ; nous viendrons après à la plainte vague de vouloir vous faire faire tout ce qu’il me plaît. Des deux premiers refus, souvenez-vous s’il vous plaît qu’il n’y en a qu’un qui porte, qui est celui des finances. Il est vrai que vous fûtes fâché, il est plus vrai encore que vous l’auriez été davantage, si je les avois acceptées ; ma raison de les refuser fut mon incapacité et mon dégoût naturel de ces matières, j’y aurois fait autant de fautes que de pas, et en finances il n’y a point de petites fautes. Si je n’entends rien aux finances ordinaires, comment aurois-je pu comprendre les diverses opérations de Law, et tenir ce timon qui a enfin rompu entre vos mains à vous-même ; et si la souplesse et la bassesse du duc de Noailles pour le parlement, jusqu’à rendre compte des finances à ses commissaires, n’a pu émousser ses entreprises à cet égard, pensez-vous que ma conduite lui eût été plus agréable avec l’affaire du bonnet et ma rupture sans nul ménagement avec le premier président ? Voilà donc, monsieur, pour les finances. À quoi on n’a jamais imputé à mal à personne le refus d’une place grande par son autorité, son importance et ce qu’elle vaut, ni l’aveu d’une incapacité véritable. J’oserois dire, s’il s’agissoit d’un autre, que ce refus mériteroit louange et estime, et qu’il n’est pas commun. La place de président du conseil des affaires du dedans, il est vrai que je la refusai, parce que je la trouvois trop forte et trop laborieuse à me charger du détail de tout ce qui vient de procès, de disputes, de règlements au conseil de dépêches, et de les rapporter au conseil de régence ; souvenez-vous du peu d’ambition que je témoignai dans la formation des conseils : vous me demandâtes sur ces deux refus ce que je voulois donc prendre, et j’eus l’honneur de vous répondre que c’étoit à moi à vous laisser disposer de moi, mais que, si vous vouliez m’employer à quelque chose, et me mettre à ce dont je croirois m’acquitter le moins mal, ce seroit de me donner une place dans ce même conseil des affaires du dedans, sur quoi vous vous moquâtes de moi, et me dites avec bonté, que, ne voulant ni des finances ni de la place de chef de ce conseil du dedans, il n’y en avoit point d’autre pour moi, que dans le conseil où vous seriez vous-même. J’ai donc raison de dire que ce refus-ci ne porte pas, puisque je me contentois de bien moins dans le même conseil et que vous n’avez pas eu lieu de vous plaindre du travail, de l’onction, de la capacité de d’Antin, que je vous proposai pour chef de ce conseil, et que vous en chargeâtes. Quant au grand conseil, dites-moi, monsieur, en avez-vous sitôt perdu la mémoire ? Si cela est, rappelez-vous, s’il vous plaît, que je ne savois pas un mot de cette belle séance, lorsque j’arrivai de Meudon, pour travailler avec vous ; que je vous trouvai dans cette même pièce-ci, donnant vous-même des commissions à des garçons rouges et à d’autres de vos gens ; que je vous demandai ce que c’étoit que tout cela que je n’entendois qu’à bâtons rompus ; que vous me l’expliquâtes, et tout de suite me dites en souriant qu’à mon égard ce seroit le contraire des autres pairs mandés ; que vous me priiez de ne me pas trouver au grand conseil, parce que sûrement je ne serois pas de l’avis que vous vouliez qui y passât et que je disputerois contre comme un diable ; à quoi j’eus l’honneur de vous répondre que je réputois à grâce très particulière cette défense qui me délivroit de la nécessité de vous déplaire en public, et peut-être de vous embarrasser beaucoup, pour suivre le mouvement de ma conscience et de mon honneur pour le service de l’État, et en particulier de l’Église et de la vérité. Vous vous mîtes à rire de ma réponse avec votre légèreté ordinaire ; là-dessus la conversation se fit ensuite sur cette séance du lendemain, que je ne pus approuver ; j’eus ensuite l’honneur de travailler avec vous. Vous ne fûtes fâché ni alors ni depuis, et aujourd’hui est la première fois que vous vous en avisez : franchement, monsieur, pardonnez-moi si je vous le dis cela est-il raisonnable ? Passons maintenant aux sceaux, permettez-moi de vous dire que je n’ai jamais compris quelle a été la fantaisie de me les vouloir donner, et une fantaisie aussi opiniâtre : faire une sorte d’insulte à toute la magistrature de les donner à un homme d’épée, à un homme entièrement ignorant du sceau et de tout ce qui y a rapport, à un homme pour être entre vous et le parlement, répondre à ses remontrances et à ses entreprises, y présider, y parler, y prononcer, en cas de lit de justice, toutes choses très difficiles à allier, pour ne pas dire incompatibles, avec la séance et la fonction de pair ; et de tous les pairs choisir l’ennemi déclaré du premier président, avec qui, en tant d’occasions, il faut conférer, et de plus des moins agréables au parlement, et, par rapport à vous, montrer une légèreté singulière en ôtant les sceaux au chancelier à qui vous veniez si nouvellement de les rendre, et de le rappeler de Fresnes où vous l’aviez exilé. Mon refus, que j’ose dire avoir été sage, fit laisser les sceaux au chancelier, et vous avez vu qu’il ne vous en est pas arrivé le moindre inconvénient ni le moindre embarras. Reste donc la place de gouverneur du roi ; mais cette place n’est-elle pas assez importante, assez brillante ? ne tire-t-elle pas naturellement d’assez grandes suites pour tenter un homme de mon âge, qui a une famille, qui n’est revêtu que de sa dignité de duc et pair, et qui n’a jamais été avec le maréchal de Villeroy sur aucun pied de sentir le moindre embarras de recevoir sa place, avec la satisfaction de ne l’avoir ni demandée ni désirée. Enfin, cette place, en honneur, en confiance, en considération, en toutes sortes d’avantages réels, peut-elle [être] refusée et refusée jusqu’à trois différentes fois sans des considérations de contre-poids les plus fortes et les plus démontrées ? Leur base est une suite d’horreurs dont il a fallu vous remettre trop souvent [le tableau] devant les yeux pour vous les renouveler encore. Mais au nom de Dieu, monsieur, faites-y réflexion, et je m’assure que vous me rendrez justice. »

Jusqu’ici M. le duc d’Orléans m’avoit laissé parler sans m’interrompre. Ou il n’avoit pas trouvé de réplique à mes réponses, ou ces refus ne l’avoient affecté que dans le moment que l’abbé Dubois l’avoit poussé, dont mes réponses effaçoient l’impression ; mais l’importunité qu’il recevoit du maréchal de Villeroy, que rien de sa part n’avoit pu gagner, et ce qu’il en craignoit auprès du roi dans les suites, lui tenoient au cœur. Il ne put donc se satisfaire de mes réponses sur mon refus si opiniâtre et si constant de la place de gouverneur du roi. Il m’en fit des plaintes amères, et me contraignit de reprendre avec lui les raisons de mon refus, qu’on a vues ici, avec beaucoup plus d’étendue. Comme cette longue explication ne roula que sur les mêmes principes, tant à l’égard des raisons de ne point ôter le maréchal de Villeroy de cette place, quelque mal qu’il s’en acquittât, quelque incapable qu’il en parût, et qu’il en fût, quelque dangereux qu’il y pût être au régent, et sur celles de ne m’y point mettre quand même elle deviendroit vacante par mort, je n’en allongerai pas ce récit. Je me contenterai de dire que je mis enfin M. le duc d’Orléans à bout sur cet article, après une longue et forte discussion, et que je le forçai de convenir que tous mes refus ne méritoient point de reproches, et que j’avois eu raison de les faire. De là, j’eus beau jeu sur le reproche général que je ne voulois rien faire que ce qui me plaisoit, et que je voulois lui faire faire tout ce que bon me sembloit.

Sur la première partie, je le fis souvenir de la façon dont je m’étois conduit chez le chancelier dans ce comité de finances dont il voulut si absolument que je fusse, quoi que j’eusse pu dire et supplier au contraire plusieurs fois dans son cabinet de ma juste répugnance, par mon incapacité sur les finances où je n’entendois rien, de mon ignorance de la gestion du duc de Noailles qui en cachoit tout au conseil de régence, et sur le personnel du duc de Noailles, avec lequel j’étois hors de toute mesure, qui avoit apparemment ses raisons pour vouloir que je fusse de ce comité, et que je ne me rendis qu’au commandement inattendu et absolu qu’il m’en fit en nommant les commissaires de ce comité au conseil de régence, dans lequel je protestai de mon incapacité en cette matière, et de mon inutilité en choses où je n’entendois rien. Je le priai encore de se souvenir de diverses autres choses qu’il avoit exigées de mon obéissance, à quoi je m’étois soumis malgré moi, et du commerce qu’il avoit si fortement voulu que j’eusse une fois au moins la semaine avec Law sur sa banque et son Mississipi, auxquels il savoit que je m’étois si fort opposé dans son cabinet, et en plein conseil de régence, lorsqu’il fut question de les établir. « Vous m’avez, malgré tout ce que je pus faire, dire et prédire, forcé par une violence d’autorité absolue d’aller apprendre à Mme la duchesse d’Orléans la chute de son frère, au sortir du lit de justice des Tuileries, ce qui depuis m’a brouillé entièrement avec elle, comme je le prévis et ne pus vous en persuader. Enfin, monsieur, ajoutai-je, je n’ai refusé rien de tout ce que vous avez désiré de moi, en choses générales et faisables, tant qu’il m’a été possible, et vous ne m’en sauriez citer une seule que j’aie refusée, sans que vous ayez trouvé que j’eusse raison : voilà pour la première partie de votre reproche général. À l’égard de la seconde, vous savez si je vous ai importuné pour moi ou pour les miens. Pour ce qui est des autres, je ne vous ai jamais rien demandé que de juste ou de convenable à votre réputation pour les choix, et à votre intérêt, très souvent sans égard à mon amitié pour les personnes, témoin les chefs des conseils et plusieurs membres que je vous ai proposés et que vous avez faits. Si vous et moi pouvions nous souvenir de quantité de grâces que j’ai procurées, par les représentations que j’ai cru vous devoir faire, vous trouveriez que le même principe m’a conduit, et que vous en trouveriez fort peu, et encore de celles-là de conséquence indifférente, où mon amitié ou ma considération pour les gens aient eu toute la part ; si de là vous passez à vous rappeler les affaires, vous trouverez que celles que j’ai eues le plus à cœur ne sont pas celles qui ont réussi, comme le rang des bâtards, l’affaire du bonnet, si criantes et si souvent et solennellement promises, les autres querelles du parlement, ses entreprises sur vous-même, les dangereuses et folles démarches de cette prétendue noblesse, toutes choses où vous vous êtes laissé abuser, dont vous vous êtes très mal tiré, qui en ont enfanté de pires, comme je vous l’avois prédit, et dont vous ne sauriez me nier que vous ne vous soyez repenti de la conduite que vous y avez tenue, puisque vous me l’avez avoué vous-même, et, traité de fripons ceux qui vous y ont entraîné. Souvenez-vous donc, s’il vous plaît, que rien ne m’a jamais si vivement intéressé que ces choses-là, mais qu’après vous avoir pressé à mesure sur chacune, et remontré tout ce que j’ai cru vous devoir être représenté, j’ai embrassé tellement le parti du silence que je ne vous en ai depuis ouvert la bouche une seule fois, et que, quand vous avez voulu quelquefois me mettre sur ces chapitres, je n’y ai jamais pris, et toujours détourné la conversation à autre chose sur-le-champ. Est-ce donc là, monsieur, vouloir vous faire faire tout ce qui me plaisoit, et quand vous a plu à vous de faire si souvent tout l’opposé de ce qui m’affectoit le plus, m’avez-vous vu après moins attaché à vous et moins occupé de votre intérêt et de votre avantage ? Sur les affaires publiques, vous m’avez trouvé également fidèle à ce que j’ai cru de l’intérêt de l’État, à vous le représenter, tout le plus fortement de raisons qu’il m’a été possible, à demeurer inébranlable dans mon avis quand ce que vous ou vos ministres y ont opposé ne [m’a] pas paru solide, à vous proposer de m’abstenir du conseil quand vous y craindriez que mon opposition préjudiciât à ce que vous aviez à cœur d’y faire passer, et à m’en abstenir en effet, sous prétexte de quelque incommodité ; toutes les fois que vous l’avez désiré ; il me semble donc, monsieur, que mes réponses à vos reproches, tant en gros qu’en détail, sont catégoriques, plus que suffisantes et sans aucune sorte de réplique. J’attends la vôtre, si tant est que vous en trouviez, et cependant je n’en puis être en peine. »

M. le duc d’Orléans demeura quelque temps sans parler. Il étoit la tête basse comme quand il se sentoit embarrassé et peiné, tantôt marchant, tantôt nous arrêtant pendant cette conversation. Rompant enfin le silence, il se tourna à moi, et me dit en souriant que tout ce que j’avois dit étoit vrai, et qu’il ne falloit plus penser à tout cela ; qu’il étoit vrai que ce groupe de refus s’étoit présenté à lui sous une autre face, et l’avoit fâché, et que je voyois qu’il n’avoit pas été longtemps sans me le dire franchement ; mais qu’encore une fois il n’y falloit plus penser et parler d’autre chose. « Très volontiers, lui répondis-je, monsieur, mais qu’il me soit permis aussi de vous parler franchement à mon tour. Vous avez été conter à l’abbé Dubois ce que je vous dis dernièrement du traité d’Angleterre et d’Espagne, et de sa conduite énorme pour obtenir un chapeau par le ricochet du roi d’Angleterre à l’empereur et de l’empereur au pape, et de là cet honnête prêtre et si désintéressé vous a mis dans la tête tous ces potages réchauffés que vous venez si bien de m’étaler et que j’ai encore mieux fait fondre. Avouez-moi la vérité. — Mais, me répondit-il d’un air honteux et embarrassé au dernier point, cela est vrai, c’est l’abbé Dubois qui m’a rabâché tous ces refus, qui m’a poussé et qui m’a fâché contre vous. — Hé bien ! monsieur, lui répliquai-je, mes réponses vous ont-elles pleinement satisfoit ? — Oui, me dit-il, il n’y a rien à y répondre ; je le savois bien, mais il m’a embrouillé l’esprit. »

La même faiblesse qui lui avoit fait tout dire à l’abbé Dubois, et recevoir de lui, malgré toute sa connoissance, les impressions qu’il avoit voulu lui donner contre moi, fit le même effet lorsqu’à mon tour je le tins tête à tête, opéra le renouvellement de sa première conviction sur ma conduite, dès que je la lui justifiai ainsi en détail, enfin l’aveu implicite d’avoir révélé à l’abbé Dubois ce que je lui avois dit de lui, et l’aveu formel que c’étoit l’abbé Dubois qui lui avoit aigri l’esprit contre moi et fourni les reproches qu’il m’avoit faits. Alors je le suppliai de réfléchir en quelles mains il s’étoit livré, et si qui que ce soit leur pouvoit échapper, si son plus ancien et son plus assuré serviteur n’en étoit pas hors de prise, et sur choses hors de toute sorte de raison et connues pour telles par Son Altesse Royale, et ce que pourroit devenir tout homme hors de portée de sa privance et d’explications avec elle, toutes les fois qu’il plairoit à l’abbé Dubois de l’écarter et de le perdre. « Vous avez raison, me répondit M. le duc d’Orléans dans la dernière honte, à ce qu’il me parut ; je lui défendrai si bien et si sec de me parler de vous que cela ne lui arrivera plus. Allons, qu’avez-vous pour aujourd’hui ? » J’eus pitié, si je l’ose dire, de l’état où je le vis. Je ne répondis rien, et je me mis à lui rendre compte de ce que j’avois pour ce jour-là. Peu après il entra dans son petit cabinet. J’y travaillai avec lui assez courtement, parce que l’entretien que je viens de rapporter avoit été fort long ; et sans plus en rien remettre en avant, nous nous séparâmes le mieux du monde sans qu’il y ait du tout paru depuis, et j’eus lieu de croire par la suite que M. le duc d’Orléans m’avoit tenu parole, et défendu à l’abbé Dubois de lui parler de moi. On peut juger des dispositions de ce bon ecclésiastique à mon égard, après une pareille confidence de son maître, de ce que je lui avois dit de lui, entées sur tant d’autres choses, qui m’avoient mis fort mal avec lui. Le récit simple, tel qu’on vient de le voir de cette dernière, supplée à toute réflexion, et peint au naturel quels étoient le maître et le valet à l’égard l’un de l’autre.

Mais, pour achever le coup de pinceau, je joindrai ici ce qui arriva peu après à Torcy, et qu’il m’a conté lui-même. Quelques mesures que prit Dubois pour cacher ses machines à Rome, Torcy vit tant de choses par le secret de la poste, qu’il crut devoir avertir M. le duc d’Orléans des menées de l’abbé Dubois à Rome. Il lui dit donc, avec sa mesure accoutumée, que si cet abbé y travailloit pour son chapeau de l’aveu de Son Altesse Royale, il n’avoit rien à dire ; mais que, dans l’incertitude, il avoit cru de son devoir de l’avertir de ce qu’il en voyoit. M. le duc d’Orléans se mit à rire. « Cardinal ! répondit-il, ce petit faquin ! vous vous moquez de moi ; il n’oseroit y avoir jamais songé. » Et sur ce que Torcy insista et montra les preuves, le régent se mit en colère, et dit que, si ce petit impudent se mettoit cette folie dans la tête, il le feroit mettre dans un cul de basse-fosse. Ce même propos fut répété à Torcy deux ou trois fois, c’est-à-dire toutes celles que Torcy lui rendoit un nouveau compte de ce qu’il trouvoit dans les lettres étrangères sur la continuation de l’intrigue pour ce chapeau. Enfin, la dernière fois, qui fut proche du temps que ce chapeau fut obtenu, Torcy reçut la même réponse avec la même colère ; mais le lendemain précis de cette réponse, Torcy étant allé au PalaisRoyal, M. le duc d’Orléans l’appela, le tira dans un coin et lui dit : « A propos, monsieur, il faut écrire de ma part à Rome pour le chapeau de M. de Cambrai ; voyez à cela, il n’y a pas de temps à perdre. » Torcy demeura sans parole comme une statue, et le régent le quitta dès qu’il lui eut donné cet ordre avec le même sang-froid que s’il ne se fût pas emporté là-dessus avec Torcy, la veille, et qu’il eût toujours été question entre lui et Torcy de favoriser l’abbé Dubois à Rome. C’est bien de ceci qu’on peut dire ce mauvais proverbe : Cela lève la paille [1]. Aussi Torcy n’en pouvoit-il revenir, non de la conduite actuelle de M. le duc d’Orléans sur ce chapeau, non qu’il n’eût toujours soupçonné de la comédie dans les réponses menaçantes de M. le duc d’Orléans là-dessus, mais de la transition en vingt-quatre [heures] de ces mêmes menaces de cul de basse-fosse, tout archevêque qu’il fût, à ordonner à Torcy, qui ne lui en donnoit aucune occasion, et qu’il appela exprès, d’écrire à Rome en son nom, de lui régent, pour favoriser le chapeau de l’abbé Dubois, avec la tranquillité la plus parfaite : tel étoit le terrain d’alors.

Rome me fait souvenir qu’on apprit alors la naissance du prince de Galles, le dernier décembre 1720. Les cardinaux Paulucci, secrétaire d’État, Barberin, chef de l’ordre des cardinaux-prêtres, Sacripanti, protecteur d’Écosse, Gualterio, protecteur d’Angleterre, Imperiali, protecteur d’Irlande, Ottoboni, protecteur de France et vice-chancelier de l’Église, n’y ayant point de chancelier, et Albane, neveu du pape et camerlingue de l’Église, tous cardinaux des plus distingués du sacré collège, se trouvèrent à ces couches, par ordre et de la part du pape. Le sénat romain y fit assister de sa part les évêques de Segni et de Monte-Fiascone, Falconieri, gouverneur de Rome, depuis cardinal, Colligola et Ruspoli, protonotaires apostoliques [2]. Les ambassadeurs de Bologne et de Ferrare s’y trouvèrent aussi. Les princesses des Ursins, Piombino, Palestrine et Giustiniani, et les duchesses de Fiano et Salviati. Le prince fut baptisé sur-le-champ par l’évêque de Monte-Fiascone, et nommé Charles. Le pape envoya complimenter ces Majestés Britanniques, et porter au roi d’Angleterre dix mille écus romains, un brevet à vie de jouissance de la maison de campagne jusqu’alors prêtée à Albano, et deux mille écus pour la meubler. On chanta un Te Deum dans la chapelle du pape, en sa présence, et il y eut des réjouissances à Rome. Lorsque la reine d’Angleterre vit du monde, le cardinal Tanara la fut complimenter en cérémonie de la part du sacré collège. Le décanat vaquoit alors, contesté entre Tanara, qui l’emporta enfin, et Giudice, par un jugement contradictoire du pape et du sacré collège. Cette naissance fut très sensible à la cour d’Angleterre et aux papistes et jacobites de ce pays, en sentiments fort différents : non seulement les catholiques et les protestants, ennemis du gouvernement, en furent ravis, mais presque tous les trois royaumes en marquèrent ; de la joie autant qu’ils osèrent, non par attachement pour la maison détrônée, mais par la satisfaction de voir continuer une lignée dont ils pussent toujours menacer leurs rois et leur famille, et la leur pouvoir opposer. On n’osa en France rien marquer là-dessus, on y étoit trop sujet de l’Angleterre, et le régent et Dubois trop grands serviteurs de la maison d’Hanovre, dans le point surtout où Dubois en étoit pour son chapeau.

L’Angleterre perdit en ce même temps deux ministres, dont on a vu ci-devant beaucoup de choses en rapportant les affaires étrangères, le comte Stanhope et Craggs, les deux secrétaires d’État, qui moururent à peu de jours l’un de l’autre. Craggs étoit violent et emporté ; Stanhope ne perdoit point le sang-froid, rarement la politesse, avoit beaucoup d’esprit, de génie et de ressources. Ils furent remplacés par Townsend et Carteret, deux grands ennemis de la France, indépendamment de la raison d’État. Un autre personnage singulier qui avoit fait grand bruit en son temps, les suivit de fort près, le docteur Sachewerell qui, par ses sermons sous la reine Anne, commença à attaquer le ministère et le système d’alors, qui ne vouloit que la guerre, dont la reine se défit après.

En même temps, il y eut aussi en ce pays-ci plusieurs morts : Huet, si connu de toutes sortes de savants, à quatre-vingt-huit ans, avec la tête encore entière et travaillant toujours. Sa science vaste et nette, et sa sage et sûre critique, avec de très bonnes mœurs, l’avoient fait associer au célèbre Fléchier, depuis évêque de Nîmes, dans la place de sous-précepteur de Monseigneur. Huet eut ensuite l’évêché de Soissons, qu’il troqua pour celui d’Avranches avec Sillery, frère de Puysieux, qui se vouloit rapprocher de la cour. L’étude, qui étoit la passion dominante d’Huet, comme la fortune étoit celle de Sillery, le fit défaire enfin de son évêché d’Avranches pour une abbaye ; il se retira à Paris dans un appartement que lui donnèrent les jésuites, dans leur maison professe, pour y jouir à son aise de leur belle bibliothèque et de la conversation de leurs savants. Il y mourut après y avoir passé un grand nombre d’années, toujours dans l’étude, sans presque sortir, et menant une vie très frugale. Il y voyoit beaucoup de savants, et n’avoit point d’autre plaisir ni de commerce.

La duchesse de Luynes à vingt-quatre ans, dont ce fut grand dommage, qui laissa des enfants et beaucoup de regrets. Elle étoit fille unique d’un bâtard obscur du dernier comte de Soissons, prince du sang, tué à la bataille de Sedan ou la Maffée. Mme de Nemours, irritée contre M. le prince de Conti et contre tous ses héritiers, fit légitimer ce bâtard, lui donna tout ce qu’elle put, qui fut immense, et lui fit épouser la fille du maréchal duc de Luxembourg.

La duchesse de Sully à cinquante-six ans : elle étoit fille et nièce du duc et du cardinal de Coislin, la meilleure femme du monde, et qui seroit morte de faim sans son frère l’évêque de Metz. Sa mort ne démentit point son nom : il lui vint un abcès en lieu que la modestie ne lui permit pas de montrer à un chirurgien. Une femme de chambre la pansa quelque temps en cachette, puis expliqua le mal aux chirurgiens. Ce n’étoit rien s’ils eussent pu la traiter comme une autre ; mais jamais personne ne put gagner cela sur elle. La femme de chambre disoit l’état du mal à travers la porte aux chirurgiens, et faisoit ce qu’ils lui prescrivoient ; mais cette manière de traiter par procureur la conduisit bientôt au tombeau. Elle étoit veuve sans enfants.

La duchesse de Brissac à soixante-trois ans. C’étoit une petite bossue, sœur de Vertamont, premier président du grand conseil, extrêmement riche, que le duc de Brissac, frère de la dernière maréchale de Villeroy, veuf sans enfants de ma sœur, avoit épousée pour son bien, qu’il mangea. Devenue veuve et parfaitement ruinée, son frère la prit chez lui et lui donnoit jusqu’à des souliers. Elle avoit beaucoup de vertu, infiniment d’esprit, de conversation agréable et de lecture. La duchesse de Lesdiguières-Gondi, qui l’aimoit fort, lui avoit donné en mourant une pension assez honnête.

On n’a jamais su par quel accident l’embrasement d’une maison d’artisan embrasa toute la ville de Rennes ; le malheur fut complet, pour la vie et les biens. La ville a été rebâtie depuis beaucoup mieux qu’elle ne l’étoit auparavant, et avec bien plus d’ordre et de commodités publiques. Il se trouva parmi l’ancien pavé des cailloux précieux par leurs couleurs et leur vivacité et variété, dont on f t beaucoup de tabatières de différentes formes, qui égalèrent presque les plus belles de ces sortes de beaux cailloux.


  1. On dit figurément et proverbialement de certaines choses qui excellent en leur genre, que cela lève la paille.
  2. Officiers de la cour de Rome, qui ont un degré de prééminence sur tous les notaires de la même cour ; ils reçoivent les actes des consistoires publics et les expédient en forme.