Mémoires (Saint-Simon)/Tome 18/7

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CHAPITRE VII.


Affaire du duc de La Force. — Saint-Contest et Morville, plénipotentiaires au congrès de Cambrai. — Mort, fortune et caractère de Foucault, conseiller d’État. — Méliant, Harlay, Ormesson, conseillers d’État. — Alliance des Neuville et des Harlay. — Mort de Coettensao ; de Joffreville ; d’Ambres ; son caractère. — Mort de la comtesse de Matignon. — Ambassadeur extraordinaire du Grand Seigneur à Paris. — Son entrée. — Sa première audience. — Vienne, en Autriche, archevêché. — Mort de la reine de Danemark (Mecklembourg). — Dix-huit jours après, le roi épouse la Rewenclaw, sa maîtresse. — Duperie étrange du cardinal de Rohan par Dubois. — Mort de Clément XI (Albane). — Innocent XIII (Conti) élu. — Condition étrange de son exaltation. — Albéroni à Rome et rétabli. — Intérêt des cardinaux. — Robert Walpole comme grand trésorier d’Angleterre. — M. le duc de Chartres colonel général de l’infanterie. — Survivance [de la charge] de premier écuyer et du gouvernement de Marseille au fils de Beringhen, et des bâtiments au fils de d’Antin. — Perfidie du maréchal de Villeroy à Torcy et à moi.


En ce temps-ci commença une affaire si honteuse à la faiblesse de M. le duc d’Orléans, si fort ignominieuse à celle des pairs, si scandaleuse au parlement, à son animosité et à ses entreprises, si scélérate au premier président, si abominable à l’avarice du prince de Conti, en un mot si infâme en toutes ses parties, que je crois devoir me contenter de l’énoncer et tirer le rideau sur les horreurs qui s’y passèrent pendant le reste, de cette année. Les apparences très prochaines de la déroute de Law et de ses suites nécessaires, hâtèrent ceux qui étoient le plus à portée de les prévoir de réaliser promptement leurs papiers. Le prince de Conti, qui en avoit amassé à toutes mains, et à qui il en restoit encore après avoir asséché Law du plus gros par les quatre surtouts d’argent en espèces qu’on a vu naguère qu’il se fit payer tout à la fois à la banque et voiturer tout à la fois chez lui, cherchoit à employer encore des papiers qui lui restoient. Il sut que le duc de La Force étoit prêt d’acheter une terre obscure, mais considérable pour sa valeur ; il courut sur son marché déjà conclu. Il trouva de la résistance, et l’orgueil joint à l’avarice ne la put pardonner. Il avoit toujours fait une cour basse au parlement et au premier président de Mesures, pour essayer de donner de l’ombrage à M. le Duc et à M. le duc d’Orléans même, qui le méprisèrent trop pour en prendre jamais. Mesmes et le parlement, bien aises d’avoir un client prince du sang, le cultivoient ; il se promettoit tout d’eux. Law parti et la banque et la compagnie en désarroi, le prince de Conti imagina de faire faire une insulte juridique au duc de La Force, sous prétexte de monopole, bien assuré que Mesmes et le parlement se porteroient de grand cour à faire cet affront à un duc et pair. Il ne se trouva à la fin que de la Chine, des paravents et quelques autres colifichets semblables, qui montrèrent en plein l’iniquité, l’excès et l’abus de la passion. Il ne s’en fallut rien dans le cours de l’affaire que le maréchal d’Estrées ne fût attaqué ; la prise y étoit tout entière, quoiqu’il n’y eût jamais pensé mal ; mais M. le duc d’Orléans imposa, et comme il n’étoit pas duc et pair, et ne le fut qu’en juillet 1723, par la mort du dernier duc d’Estrées, en directe [1] gendre du duc de Nevers, le parlement ni le premier président ne se soucièrent pas de cette poursuite.

Saint-Contest, qui avoit été troisième ambassadeur plénipotentiaire à Bade, et Morville, ambassadeur à la Haye, furent nommés plénipotentiaires au congrès de Cambrai, et partirent incontinent pour s’y rendre.

La mort de Foucault, qui avoit été intendant de Caen et chargé des affaires de Madame, fit vaquer une troisième place de conseiller d’État. On a vu en son lieu combien j’avois été content de Méliant, maître des requêtes, dans une grande affaire que je gagnai au conseil, contre le duc de Brissac, la duchesse d’Aumont, etc., dont il étoit rapporteur, et que je gagnai depuis au fond au parlement de Rouen. Je désirois depuis longtemps qu’il fût conseiller d’État. Il avoit été intendant de l’armée en Espagne sous M. le duc d’Orléans, et l’étoit alors de Lille. Cette place et son ancienneté l’y portoient naturellement. Il étoit, de plus, sans aucun reproche. Il avoit déplu en Espagne aux valets de M. le duc d’Orléans, qui lui en avoient donné de mauvaises impressions, en sorte que j’eus toutes les peines du monde à lui faire rendre cette justice. Le maréchal de Villeroy, qui dans le mécontentement extrême dont étoit M. le duc d’Orléans de lui, en obtenoit d’autorité tout ce qu’il vouloit, fit donner la seconde de ces trois places à Harlay, fils du premier ambassadeur plénipotentiaire à Ryswick. Celui-ci étoit un fou plein d’esprit, plaisant, dangereux, et peut-être la plus indécente créature qu’on pût rencontrer, de plus ivrogne, crapuleux et d’une débauche débordée ; il avoit été intendant de Metz, puis d’Alsace ; la capacité ne lui manquoit pas, mais il ne prenoit pas la peine de rien faire ; ses secrétaires faisoient tout ; il lui étoit arrivé partout mille scandales publics, et il étoit si accoutumé et si heureux à s’en tirer, et à monter toujours de place en place jusqu’à l’intendance de Paris, qu’il disoit : « Encore une sottise, et je serai secrétaire d’État. » Le maréchal de Villeroy le protégeoit hautement ; il avoit été fort ami du premier président Harlay, et parent des Harlay, qui s’en faisoient honneur réciproquement. Alincourt, fils de Villeroy, secrétaire d’État, avoit épousé la fille unique de Mandelot, gouverneur de Lyon, etc., et d’une Robertet. La Ligue avoit fait ce mariage, et Alincourt eut la survivance du gouvernement de son beau-père. Il n’eut qu’une fille unique de ce mariage, qui épousa le marquis de Courtenvaux, chevalier du Saint-Esprit, premier gentilhomme de la chambre, fils du maréchal de Souvré, dont une fille unique, que le premier maréchal de Villeroy sacrifia à la faveur, et maria, étant son tuteur, à M. de Louvois.

M. d’Alincourt, veuf de la Mandelot, épousa la fille aînée du célèbre Harlay-Sancy, dont il eut le premier maréchal de Villeroy ; enfin le chancelier, à qui les sceaux avoient pensé être ôtés, comme on l’a vu, depuis si peu de temps, ne laissa pas d’avoir le crédit de faire donner la troisième place à d’Ormesson, intendant des finances, frère de sa femme.

Foucault, conseiller d’État, qui venoit de mourir, étoit un honnête homme, savant en antiquités et en médailles, dont il avoit un beau cabinet. Ce goût commun avec le P. de La Chaise lui en acquit la connoissance, puis l’amitié, qui l’avança et le protégea toujours [2]. Il étoit père de ce Magny, dont il a été parlé en soin lieu, et qui passa en Espagne, où je le trouvai.

Je perdis en ce temps-là Coettenfao, brave gentilhomme et très galant homme, fort mon ami, lieutenant général, que j’avois fait chevalier d’honneur de Mme la duchesse de Berry. Il n’étoit point vieux et n’eut point d’enfants.

Joffreville, lieutenant général distingué, mourut aussi. Il étoit fort bien avec M. le duc d’Orléans et fort ami du maréchal de Berwick, sous qui il avoit servi en Espagne. Le feu roi l’avoit nommé, par son testament, sous-gouverneur du roi d’aujourd’hui ; il étoit aussi fort bien avec le duc du Maine ; il vit promptement la difficulté de ce double attachement dans cette place auprès du jeune roi. C’étoit un honnête homme et sage ; il refusa sous prétexte de sa santé ; et Ruffey, qui se disoit Damas et ne l’étoit point, eut cette place : il étoit du pays de Dombes, extrêmement attaché à M. du Maine.

Le marquis d’Ambres mourut en même temps à quatre-vingt-deux ans. C’étoit un grand homme très bien fait, du nom de Gelas, très brave homme, qui avoit grande mine, de l’esprit, beaucoup de hauteur, qui quitta le service pour ne pas écrire monseigneur à Louvois, qui ne lui pardonna jamais, ni le roi non plus. Il avoit de grandes terres, où il fit le petit tyran de province, comme autrefois, s’y fit des affaires désagréables, et eut force dégoûts dans sa charge de lieutenant général de Guienne. Son père fut chevalier de l’ordre en 1633 ; il ennuyoit souvent le peu de monde qu’il voyoit à la cour, où, quoique mal, il alloit souvent. Après la mort du roi, il tint chez lui, à Paris, quelques jours de la semaine, une petite assemblée de vieux ennuyeux comme lui, où se débitoient les nouvelles et la critique d’esprits chagrins.

Le comte de Matignon, chevalier de l’ordre, dont le fils épousa Mlle de Monaco, avec de nouvelles lettres de duc et pair de Valentinois, comme on l’a vu en son lieu, promises par le feu roi et depuis exécutées, perdit sa femme, fille aînée de son frère aîné, qui lui en avoit apporté tous les biens. C’étoit une femme peu propre au monde, et qui vécut toujours fort retirée.

Paris vit un spectacle peu accoutumé, le dimanche 28 mars, qui donna beaucoup de jalousie aux premières puissances de l’Europe. Le Grand Seigneur, qui ne leur envoie jamais d’ambassades, sinon si rarement à Vienne, à quelque grande occasion de traité de paix, en résolut une, sans en être sollicité, pour féliciter le roi sur son avènement à la couronne, et fit aussitôt partir Méhémet-Effendi Tefderdar, c’est-à-dire grand trésorier de l’empire, en qualité d’ambassadeur extraordinaire, avec une grande suite, qui s’embarquèrent sur des vaisseaux du roi, qui se trouvèrent fortuitement dans le port de Constantinople. Il débarqua au port de Sète, en Languedoc, parce que la peste étoit encore en Provence. Il lit même quarantaine et le détour par Bordeaux pour venir à Paris, défrayé de tout depuis son débarquement, où il fut reçu par un gentilhomme ordinaire du roi et des interprètes de langues, qui l’accompagnèrent jusqu’à Paris. Il y arriva le 8 mars, au faubourg Saint-Antoine, où il demeura huit jours, complimenté de la part du roi, etc., comme les ambassadeurs extraordinaires des monarques de l’Europe.

Le dimanche 16 mars, le maréchal d’Estrées et Rémond, introducteur des ambassadeurs, l’allèrent prendre à une heure après midi. Dès qu’ils furent arrivés, ils montèrent à cheval avec l’ambassadeur entre eux deux. Deux carrosses du maréchal, force valets de pied, pages, gentilshommes, chevaux de main, la police avec trompettes et timbales, trois escadrons d’Orléans-Dragons, douze chevaux de main des écuries du roi, trente-six Turcs à cheval deux à deux, portant des fusils et des lances, Merlin, aide introducteur, à cheval, puis les principaux officiers de l’ambassade, quatre trompettes de la chambre du roi, six chevaux de main de l’ambassadeur, harnachés à la turque, et tout cela extrêmement magnifique ; enfin l’interprète du roi, précédant immédiatement l’ambassadeur, dont le cheval étoit harnaché à la turque. Il marchoit de front avec le maréchal et l’introducteur, environnés de leur livrée et de valets de pied turcs. L’écuyer de l’ambassadeur marchoit à cheval derrière lui, portant son sabre, et vingt martres du Colonel-général les côtoyoient à droite et à gauche ; venoient ensuite les grenadiers à cheval, le régiment Colonel-général, puis les carrosses du roi et les autres qui vont aux entrées, côtoyés par la connétablie [3]. Le régiment d’infanterie du roi, la compagnie de la Bastille, celle des fusiliers, se trouvèrent en haie jusqu’à la place Royale ; l’ambassadeur fut conduit par de longs détours à la rue Saint-Denis, Saint-Honoré, etc., et partout des pelotons, des escouades du guet. Il trouva la compagnie du prévôt de la monnaie en haie dans cette rue, le guet à cheval sur le pont Neuf bordé du régiment des gardes, et force trompettes et timbales autour de la statue d’Henri IV. La compagnie du lieutenant de robe courte [4], et celle du prévôt de l’île [5], se trouvèrent dans les rues Dauphine et de Vaugirard. Arrivés à l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, rue Tournon, ils mirent pied à terre dans la cour. Le maréchal accompagna l’ambassadeur jusque dans sa chambre, qui aussitôt après, lui donnant la main, le conduisit à son carrosse, et le vit sortir de sa cour. Tous les chevaux que montèrent l’ambassadeur et sa suite étoient des écuries du roi, et les chevaux de main de l’ambassadeur aussi, menés par des Turcs à cheval.

Le vendredi 21 du même mois, le prince de Lambesc et Rémond, introducteur des ambassadeurs, allèrent dans le carrosse du roi prendre l’ambassadeur à l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, où il fut toujours logé et défrayé avec toute sa nombreuse suite, tant qu’il fut à Paris, et aussitôt ils se mirent en marche pour aller à l’audience du roi la compagnie de la police avec ses timbales et ses trompettes à cheval, le carrosse de l’introducteur, celui du prince de Lambesc, entourés de leur livrée, précédés de six chevaux de main, et de huit gentilshommes à cheval, trois escadrons d’Orléans, douze chevaux de main, menés par des palefreniers du roi à cheval, trente-quatre Turcs à cheval, deux à deux, sans armes, puis Merlin, aide introducteur, et huit des principaux Turcs à cheval, le fils de l’ambassadeur à cheval, seul, portant sur ses mains la lettre du Grand Seigneur dans une étoffe de soie, six chevaux de main, harnachés à la turque, menés par six Turcs à cheval, quatre trompettes du roi à cheval ; l’ambassadeur entre le prince de Lambesc et l’introducteur, tous trois de front à cheval, environnés de valets de pied turcs et de leurs livrées, côtoyés de vingt maîtres du régiment Colonel-général ; ce même régiment, précédé des grenadiers à cheval, suivoit ; puis le carrosse du roi et la connétablie. Les mêmes escouades et compagnies ci-devant nommées à l’entrée se trouvèrent postées dans les rues du passage, dans la rue Dauphine, sur le pont Neuf, dans les rues de la Monnaie et Saint-Honoré, à la place de Vendôme, devant le Palais-Royal, à la porte Saint-Honoré, avec leurs trompettes et timbales ; depuis cette porte en dehors jusqu’à l’esplanade, le régiment d’infanterie du roi en haie des deux côtés, et dans l’esplanade les détachements des gardes du corps, des gens d’armes, des chevau-légers, et les deux compagnies entières des mousquetaires. Arrivés en cet endroit, les troupes de la marche et les carrosses allèrent se ranger sur le quai, sous la terrasse des Tuileries : l’ambassadeur, avec tout ce qui l’accompagnoit et toute sa suite à cheval, entra par le pont tournant dans le jardin des Tuileries, depuis lequel jusqu’au palais des Tuileries, les régiments des gardes françaises et suisses étoient en haie des deux côtés, les tambours rappelant et les drapeaux déployés. L’ambassadeur et tout ce qui l’accompagnoit passa ainsi à cheval le long de la grande allée, entre ces deux haies, jusqu’au pied de la terrasse, où il mit pied à terre, et fut conduit dans un appartement en bas, préparé pour l’y faire reposer en attendant l’heure de l’audience.

À midi, l’ambassadeur, accompagné du prince de Lambesc et de l’introducteur, sortit de cet appartement avec tout son cortège, précédé de son fils, qui portoit la lettre du Grand Seigneur sur ses mains élevées, et suivoit l’aide introducteur. Il trouva, comme les autres ambassadeurs extraordinaires, le grand maître et le maître des cérémonies au bas de l’escalier, bordé jusqu’au haut par les Cent-Suisses ; il en trouva d’autres en haie dans leur salle, leur drapeau déployé, et Courtenvaux à l’entrée pour le recevoir, qui faisoit la charge de leur capitaine pour son neveu enfant. Le duc de Noailles, capitaine des gardes en quartier, le reçut à l’entrée de la salle des gardes, en haie et sous les armes. Il traversa le grand appartement jusqu’à la galerie. Elle étoit tendue des plus belles tapisseries de la couronne ; les dames fort parées remplissoient les gradins magnifiquement ornés, et la galerie, couverte de beaux tapis de pied, étoit fort remplie d’hommes. Au fond, elle étoit traversée de trois marches, et au bout de quelque espace, de deux autres sur lesquelles étoit le trône du roi ; à ses côtés étoient, à droite et à gauche, M. le duc d’Orléans et les princes du sang, debout et toujours découverts. Le grand chambellan, le premier gentilhomme de la chambre, le grand maître de la garde-robe et le maréchal de Villeroy, étoient tous quatre derrière le roi ; l’archevêque de Cambrai au bas des deux premières marches ; à droite et plus reculés, les trois autres secrétaires d’État sur le même plain-pied.

Dès que l’ambassadeur put être aperçu du roi, il s’inclina très profondément à l’orientale, sa main droite sur sa poitrine. Alors le roi se leva sans se découvrir, et l’ambassadeur s’avança au pied des trois premières marches, où il fit sa seconde révérence. Il monta ensuite ces trois degrés, ayant à sa droite le prince de Lambesc et le duc de Noailles ensemble de front, à gauche l’introducteur et l’interprète, derrière lui son fils, portant la lettre du Grand Seigneur en la manière qu’on a dit ; l’ambassadeur fit là sa troisième révérence, prit des mains de son fils la lettre du Grand Seigneur, qu’il éleva sur sa tête, puis la remit à l’archevêque de Cambrai, comme secrétaire d’État des affaires étrangères, lequel la posa sur une table près et à la droite du trône, couverte de brocard d’or. L’ambassadeur fit au roi son compliment de très bonne grâce, d’un air fort respectueux, mais point timide ni embarrassé. L’interprète l’expliqua. Le roi ne parla point ni M. le duc d’Orléans ; le maréchal de Villeroy fit une courte réponse que l’interprète rendit à l’ambassadeur. Alors il fit sa révérence et se retira à reculons, sans tourner le dos tant qu’il put être vu du roi, fit ses deux autres révérences où il les avoit faites en venant, puis s’en alla lentement, regardant fort et d’un air très assuré tout ce qui s’offroit à sa vue. Le prince de Lambesc le conduisit à l’appartement où il étoit entré d’abord et y prit congé de lui. L’ambassadeur s’y reposa un peu ; puis l’introducteur à côté de lui, à sa gauche, il traversa la terrasse du palais des Tuileries, monta à cheval avec tout ce qui l’accompagnoit, trouva dans la grande allée, au pont tournant, à l’esplanade, les mêmes troupes dans les mêmes postes et les mêmes honneurs qu’en venant, le régiment du roi d’infanterie en haie jusqu’à la porte de la Conférence, les troupes qui l’avoient accompagné rangées sur le quai des Tuileries, et les carrosses, qui se remirent en marche dans le même ordre qu’en venant. Il passa sur le pont Royal, le quai des Théatins, devant le collège Mazarin, la rue Dauphine, et trouva partout, jusqu’à la porte de l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, les mêmes troupes et détachements, instruments de guerre qu’il avoit trouvés allant à l’audience, pendant laquelle elles s’étoient postées sur les lieux de son retour. La singularité de la cérémonie m’a engagé à l’insérer ici, quoiqu’elle se trouve dans les gazettes.

On approuva fort le chemin qu’on fit prendre à cet ambassadeur, surtout celui du jardin des Tuileries, avec tout cet air si martial de ce grand nombre des plus belles troupes, et de l’avoir fait retourner par le quai des Tuileries et par celui des Théatins, qui sont les endroits où Paris paroît le mieux. Que seroit-ce si on dépouilloit le pont Neuf de ces misérables échoppes, et tous les autres ponts de maisons et les quais de celles qui sont du côté de la rivière ? Peu de jours après l’ambassadeur turc fut au Palais-Royal, à l’audience de M. le duc d’Orléans, mais tout simplement, et reçu comme les ambassadeurs extraordinaires, conduit sans troupes et avec peu de cortège par l’introducteur de M. le duc d’Orléans.

L’empereur obtint enfin l’érection de l’évêché de Vienne en archevêché, avec un petit démembrement des diocèses de Passau et de Salzbourg. Ces deux prélats et leurs chapitres s’y étoient longuement opposés à Vienne et à Rome.

La reine de Danemark mourut à Copenhague d’une longue maladie, à cinquante-quatre ans. Elle étoit fille de Gustave-Adolphe de Mecklembourg-Gustrow et d’une Holstein-Gottorp. Elle avoit épousé, en décembre 1695, Frédéric IV, roi de Danemark, le même qui voyagea et vint en France étant prince royal. Elle mourut le 15 mars de cette année 1721. Elle ne laissa que le feu roi de Danemark, Christian-Frédéric, mort en 1746, père du régnant, gendre du roi d’Angleterre, et Charlotte-Amélie, encore vivante sans alliance. Frédéric, amoureux depuis longtemps de la fille du comte de Rewenclaw, chancelier de Danemark, dont il avoit eu une bâtarde en 1709, donna en 1712 le titre de duchesse de Sleswig à cette maîtresse, et n’eut pas honte de déclarer son mariage avec elle le 4 avril, c’est-à-dire dix-huit jours après la mort de la reine sa femme, et l’épousa en effet publiquement à Copenhague le même jour. Le 7 du même mois, c’est-à-dire trois jours après, le prince et la princesse ses enfants se retirèrent à Jarespries en Jutland. Tels sont les funestes effets des amours des rois ; plût à Dieu que ceux-ci fussent les plus grands !

Il y avoit déjà quelque temps que l’abbé Dubois avoit persuadé au cardinal de Rohan qu’il le feroit premier ministre, s’il vouloit aller à Rome presser son chapeau, et Rohan se préparoit au départ avec de grandes sommes que Dubois lui faisoit donner par M. le duc d’Orléans, pour le défrai de son voyage, lorsqu’on apprit par un courrier du jésuite Lafitau, évêque de Sisteron, que Dubois tenoit à Rome avec d’autres agents encore, la mort du pape Clément XI, le 19 mars, n’ayant guère été que vingt-quatre heures malade, à soixante et onze ans, près d’onze ans de cardinalat et un peu plus de vingt ans de pontificat. Il étoit de Pezaro, où les Albani étoient peu de chose. La manière dont il a gouverné se voit si bien dans ce qui a été rapporté ici des affaires étrangères par Torcy, qu’il seroit superflu de s’étendre sur son caractère. Nos cardinaux se pressèrent d’arriver à Rome, où Rohan trouva le pape fait [6]. Tencin et Lafitau avoient fait leur cabale et tiré un billet de la main du cardinal Conti, par lequel il promettoit, s’il étoit élu pape, de faire incontinent après Dubois cardinal ; ce billet fut donné assez longtemps avant la maladie du pape pour avoir le loisir de former la cabale.

Clément XI, qui avoit plusieurs descentes, menaçoit d’une fin prochaine et prompte. Il étoit fort gros, rompu aussi au nombril, relié de partout et soutenu par une espèce de ventre d’argent, en sorte que l’accident le plus léger et le plus imprévu suffisoit pour l’emporter brusquement, comme il arriva en effet. Dubois, informé du billet et du succès de la cabale, fut si transporté de joie de la mort du pape, qu’il ne la put contenir ni l’imprudence de dire qu’il ne falloit point d’autre pape que Conti. M. le duc d’Orléans m’en parla aussi comme d’un sujet qu’il désiroit passionnément, sur lequel il pouvoit compter, et qui, selon toutes les mesures et les apparences, seroit élu, mais sans me rien dire de la convention du cardinalat. Conti fut élu en effet le 8 mai au matin, le trente-huitième jour du conclave. La joie de M. le duc d’Orléans parut grande à cette nouvelle ; Dubois ne se possédoit pas, et ne fut pas trois mois sans recevoir cette calotte si ardemment désirée et si monstrueusement procurée.

La mort de Clément XI termina les affaires d’Albéroni à Rome, où on travailloit à le priver juridiquement du chapeau. Il fut mandé au conclave errant encore et caché en Italie. La voix au conclave, qui fait la base de la grandeur et de l’importance des cardinaux, leur est trop chère pour souffrir qu’aucun en soit privé pour quelque cause que ce puisse être. Albéroni étoit l’opprobre du sacré collège qui le sentoit vivement ; il étoit actuellement in reatu [7] ', puisqu’à Rome son procès s’instruisoit juridiquement pour le dépouiller de la pourpre. Le roi et la reine d’Espagne poursuivoient publiquement et ardemment cette affaire. Le pape, indignement outragé par Albéroni dès qu’il eut son chapeau, et qu’il n’eut plus besoin de lui, le poussoit sous main de toutes ses forces ; il n’étoit protégé d’aucune couronne ni d’aucune puissance, qu’il avoit toutes insultées ; mais il avoit le chapeau, et ses collègues, devant qui son procès s’instruisoit, quelque indignés qu’ils fussent de sa promotion contre laquelle devant et depuis ils avoient tous si fortement et si unanimement crié, excepté les Espagnols et les François par la crainte de leurs maîtres, mais qui sous main l’avoient éloignée tant qu’ils avoient pu, ne s’accommodoient point du dépouillement d’un cardinal de la pourpre. Ils en regardoient l’exemple comme très funeste qui les rendoit trop dépendants de leurs rois et des papes.

L’indépendance est leur point capital ; ils y étoient peu à peu parvenus ; ils n’avoient garde de contribuer à en déchoir pour quelque considération que ce pût être. Qu’un cardinal prince ou fort grand seigneur remette le chapeau pour se marier quand l’état de sa maison l’exige, à la bonne heure ; mais de voir un cardinal se priver du chapeau par pénitence et comme mal acquis (comme le voulut faire le cardinal de Retz, quand Dieu l’eut touché, et qu’il se retira), c’est ce que les cardinaux ne veulent pas souffrir (comme il arriva au même cardinal de Retz, dont la demande fut rejetée, et qui demeura cardinal, malgré lui), beaucoup moins par privation du chapeau. C’est ce qui fit marcher si lentement la congrégation établie pour le jugement d’Albéroni qui, malgré tous les efforts de l’Espagne, secondés de toute la volonté et de tout ce que le pape put faire, prolongea ce procès dans l’espérance des futurs contingents, de la mort du pape surtout, comme il arriva. Question se mut alors si Albéroni fugitif, caché, actuellement, bien qu’absent, sur la sellette devant cette congrégation établie pour le juger, le procès fort avancé, il pouvoit être admis ou exclu du conclave. Ce même intérêt des cardinaux les engagea tout aussitôt à déclarer que la situation en laquelle il se trouvoit ne pouvoit l’exclure du conclave ; que, s’il en étoit déclaré exclu, il seroit en droit d’en appeler, et cependant de protester contre toute élection de pape, faite sans lui ; que cet acte rendroit l’élection irrégulière et douteuse, et pouvoit conduire à un schisme, tellement qu’il fut invité à deux reprises de venir au conclave, et d’y donner sa voix. Il différa pour éviter l’air d’empressement, et montrer la prétendue justice de sa cause, en ne venant au conclave qu’après une invitation réitérée de ceux-là même qui étoient naguère ses juges en privation du chapeau. Il arriva donc à Rome, mais sans entrée, dans son propre carrosse, et fut reçu dans le conclave avec les mêmes honneurs que tous les autres cardinaux où il fit toutes les fonctions de sa dignité.

Peu de jours après l’élection, il s’absenta de Rome comme pourvoir s’il seroit encore question de son affaire, mais elle tomba d’elle-même. Le nouveau pape n’y avoit nul intérêt. Celui des cardinaux étoit tout entier qu’il ne s’en parlât plus. L’Espagne comprit enfin l’inutilité désormais de ses cris. Dubois sentoit qu’il n’alloit pas moins déshonorer le sacré collège et le pape qui l’y alloit mettre, qu’avoit fait Albéroni ; avoit intérêt que le rideau fût tiré sur ce confrère, tellement qu’après une courte absence, Albéroni loua dans Rome un magnifique palais, et y revint pour toujours avec une suite, une dépense et une hauteur que lui fournissoient les dépouilles de l’Espagne. Il s’y trouva donc vis-à-vis du cardinal del Giudice et tous deux vis-à-vis de la princesse des Ursins, triangle rare qui fit souvent à Rome un spectacle singulier. Dans les suites Albéroni qui les vit mourir tous deux parvint à être légat de Ferrare, et s’y faire continuer longtemps, toutefois peu compté et peu considéré à Rome, où il est encore vivant et sain de tête et de corps à quatre-vingt-six ans [8].

Quant au nouveau pape, il avoit soixante-six ans et quatorze de cardinalat, avoit été nonce en Suisse, puis en Portugal, pour lequel il avoit conservé un grand attachement. Il étoit d’une des quatre premières maisons romaines, allant de pair sans difficulté avec les Ursins, les Colonne et les Savelli ; ces derniers sont éteints et ayant donné beaucoup de papes et de cardinaux. Sa naissance avoit un peu suppléé à ses talents. C’étoit un homme doux, bon, timide, qui aimoit fort sa maison, et qui parut peu sur le siège apostolique. Tencin dès lors pensoit au cardinalat. Trop petit compagnon pour oser montrer y prétendre, il se renferma dans les basses ruses qui l’avoient porté jusqu’où il se trouvoit. Il agit donc sous terre ; il fut amusé ; il s’en aperçut enfin et menaça le pape, s’il ne le contentoit, de rendre public l’écrit qu’il avoit de sa main, qui l’avoit fait pape, par lequel il s’engageoit, s’il le devenoit, de faire incontinent après Dubois cardinal. Le pape se trouva donc dans de doubles horreurs, ou de faire Tencin cardinal motu proprio sans qu’aucune puissance s’y intéressât, sur l’autorité de laquelle il pût excuser une promotion de tous points si indigne, ou de se voir déshonoré en plein par la publicité de ce billet de sa main. L’embarras, le dépit, la douleur de se voir réduit en de si cruelles extrémités, altérèrent tellement sa santé qu’il en mourut, et finit ainsi sa vie sans être tombé dans aucune des deux infamies, dont la juste frayeur et horreur le précipita dans le tombeau un peu plus de deux ans après qu’il fut monté sur la chaire de saint Pierre.

Ce fut vers ce temps-ci que Robert Walpole fut fait premier commissaire de la trésorerie d’Angleterre et chancelier de l’Échiquier ; c’est-à-dire, grand trésorier sans en avoir le titre, et n’y en ayant point. Ce ministre l’a été si longtemps [9], et a fait tant de bruit dans le monde par sa capacité, que j’ai cru devoir marquer cette époque.

Le maréchal de Villeroy fit en ce temps-ci un tour de courtisan supérieur à lui. Je ne sais qui lui en donna le conseil trop fort pour que je l’aie cru pris de lui-même. Dans la situation où il se voyoit avec M. le duc d’Orléans et dans le mépris qu’il faisoit de la timidité et de la faiblesse de ce prince, qui, en même temps qu’il mouroit d’envie et d’impatience de le chasser, ne savoit lui refuser aucune chose et le recevoit avec ouverture et respect, il l’entraîna dans la plus grande faute qu’il pût faire, pour du même coup lui persuader son attachement et le rendre odieux au roi et suspect à toute la France. Il proposa à M. le duc d’Orléans de ressusciter le puissant office de la couronne de colonel général de l’infanterie, en faveur de M. le duc de Chartres, et l’assomma de tant d’autorité et d’exclamations qu’il en vint à bout sur-le-champ, et dans le plus grand secret pour éviter que quelqu’un n’ouvrît les yeux au régent, si, avant que cette affaire fût faite, il venoit à en parler à qui que ce fût. Parler au roi et l’obtenir ne fut comme on peut le croire, que l’affaire d’un instant. Le Blanc eut ordre d’en dresser l’édit et les patentes dans le même secret et avec la même diligence. Personne ne le sut donc que par le remerciement que M. le duc de Chartres en fit publiquement au roi, mené par M. le duc d’Orléans en même temps que le parlement l’enregistroit.

Cette compagnie, conduite par le premier président, à qui sans doute le maréchal de Villeroy avoit parlé à l’oreille, n’eut garde de faire la moindre difficulté et de ne pas faire sa cour au régent, d’une chose qui pouvoit si aisément servir dans la suite de matière à l’étrangler. En effet on a vu quelle importante figure a su faire le fameux duc d’Épernon, par cette charge qui dispose de tous les emplois de l’infanterie, et des états-majors des places et des régiments d’infanterie, seule alternativement avec le roi, même de celui des gardes, qui décide souverainement de tous les détails des corps et des garnisons et avec qui il faut que la cour compte sur tout ce qui regarde l’infanterie. On laisse à penser ce qu’une telle charge pouvoit devenir entre les mains d’un premier prince du sang, fils unique du régent, et à l’âge de l’un et de l’autre, avec le gouvernement du Dauphiné et la parenté si proche de Savoie. Il est vrai que le régiment des gardes et celui du roi furent soustraits à cet office par sa réérection. Mais cela marquoit plus la faiblesse du régent que la diminution d’un pouvoir énorme sans cela, et que M. de Chartres seroit toujours en état de reprendre dans la suite sur ces deux corps exceptés sans droit de leur part. La surprise générale fut grande, et les réflexions peu avantageuses qui ne furent ni tues ni épargnées. Le maréchal de Villeroy n’avoit pas l’esprit d’en cacher sa maligne joie, et M. le duc d’Orléans fut longtemps à s’apercevoir du tort extrême qu’il s’étoit fait. Il ne me parla point de l’affaire avant qu’elle fût faite, parce qu’elle la fut dans un tourne-main. Peut-être attendit-il après que je lui en fisse mon compliment, comme tout le monde : s’il l’attendit, il se trompa ; je ne lui en dis jamais une parole, et je n’allai point chez M. son fils. On a pu voir ici en plusieurs endroits que j’avois pour maxime de ne lui parler jamais des choses qu’il avoit mal faites, quand il ne m’en parloit pas le premier. Je me contentai donc sur celle-ci de lui montrer par mon silence combien je la désapprouvois. Ainsi nous ne nous en sommes jamais parlé l’un à l’autre.

Ce prince donna en même temps à Beringhen la survivance de sa charge de premier écuyer et de son gouvernement des forts et citadelle de Marseille, pour son fils. D’Antin obtint en même temps pour le sien sa survivance des bâtiments.

L’autorité de Dubois devenoit tous les jours plus extrême. C’étoit un premier ministre en plein, qui gardoit même peu de bienséance pour son maître. Tout le monde en souffroit et en gémissoit ; ceux qui voyoient les choses de plus près, ceux qui aimoient l’État, ceux qui étoient vraiment attachés à M. le duc d’Orléans, plus que les autres. Ce trait de malice du maréchal de Villeroy, et d’autorité sur M. le duc d’Orléans, frappa Torcy. Peu de jours après sortant du conseil de récence, il me demanda une conversation particulière et prompte. J’allai chez lui le lendemain, pour être moins interrompu que chez moi, ou [de crainte] que fermant ma porte, ce tête-à-tête pût faire bruit. Torcy me parla sur l’excès de l’abandon de M. le duc d’Orléans à Dubois, avec cette sagesse, cette lumière, cette précision qui lui étoient si naturelles, et m’en exposa tous les dangers pour les dehors et pour les dedans. Je ne m’arrêterai point à ce qu’il m’en dit : cent endroits de ces Mémoires marquent assez ce qu’il m’en put dire ; nous ne nous apprenions rien l’un à l’autre là-dessus, et nos avis étoient très uniformes ; mais la question fut du remède ; nous nous contâmes réciproquement ce qui nous étoit arrivé avec M. le duc d’Orléans, à l’égard de Dubois, et nous conclûmes aisément qu’il n’y avoit que quelque chose de fort qui frappât M. le duc d’Orléans, non quant aux choses, après toutes celles que je lui avois dites, mais quant au poids des personnes réunies à lui en parler. Torcy s’étendit sur la faiblesse du régent pour le maréchal de Villeroy, dont les preuves se voyoient sans cesse et nouvellement par cette charge de l’infanterie, dont la plus légère réflexion lui auroit fait sentir le piège, et sur la crainte qu’il prenoit si aisément de M. le Duc, témoin nouvellement l’étrange scène qui se passa entre eux à ce conseil de régence, que j’ai rapportée ci-dessus. M. de Torcy me proposa donc de nous concerter avec M. le Duc, et avec le maréchal de Villeroy, pour parler tous quatre ensemble à M. le duc d’Orléans sur l’abbé Dubois, pour essayer en dernier remède l’impression que ce groupe ainsi réuni pourroit faire. Lui et moi étions lors à portée de tout avec M. le Duc, lui anciennement par les liaisons intimes, et de tout temps de Mme de Bouzols, sa sueur, avec Mme la Duchesse mère, et avec les Lassai, moi par les raisons qu’on a vues.

M. le Duc ne pouvoit souffrir le grand vol que prenoit Dubois, et d’être obligé lui-même de compter sur toutes choses avec lui ; et le maréchal de Villeroy le haïssait à mort, et ne s’en cachoit à personne. On a vu que de tout temps j’étois peu à portée de lui, et nouvellement moins que jamais, par le travers que son orgueil lui avoit fait prendre, au lieu de me savoir gré de n’avoir jamais voulu le déplacer ni être gouverneur du roi. Je le dis alors à Torcy, pour éviter de fausses mesures. Cela ne l’arrêta point, il trouvoit le maréchal si frivole qu’il étoit persuadé que cette aventure de gouverneur du roi ne feroit aucun obstacle quand il s’agiroit de servir sa haine contre Dubois, étayé du poids de M. le Duc sur M. le duc d’Orléans, de ma privance avec ce prince et de la confiance qu’il avoit en moi, et de lui, Torcy, fondé sur les lettres étrangères. Je ne pouvois me rendre à cette pensée ; je lui représentai fortement que je gâterois tout, et que le récent dépit de cette place de gouverneur, qu’il rageoit de devoir à mes refus, l’emporteroit chez lui sur toute autre considération. Je voulois donc qu’ils parlassent tous trois, et n’en être pas avec eux ; mais Torcy s’opiniâtra à contester que tout échoueroit sans moi, parce que M. le duc d’Orléans regarderoit cet effort comme venant de mains ennemies, et Torcy entraîné par elles, bien de tout temps avec M. le Duc et avec le maréchal de Villeroy, ce qui n’arriveroit pas s’il me voyoit avec eux, parce qu’il ne présumeroit jamais que j’eusse agi de concert avec eux à mauvaise intention ni par entraînement, et qu’il ne pourroit méconnoître ce que je lui avois dit souvent tête à tête, et récemment cette dernière fois si forte que j’ai rapportée ; qu’il ne pourroit dire méconnoître ces mêmes choses dans ce que nous lui dirions ensemble, et qu’il verroit, au contraire, l’homme du monde en moi, duquel il se pouvoit le moins méfier, s’unir à eux pour lui tenir le même langage, qui appuieroit si fortement ce que le secret de la poste avoit fourni, à lui Torcy, de raisons qui lui seroient alors étalées avec plus de force et moins de ménagement que Torcy n’avoit osé employer avec lui tête à tête.

Après un long débat, je me rendis, malgré moi, à l’autorité de Torcy, l’homme du monde le plus sage, le plus prudent, le plus modéré, le plus éloigné des partis forts tant qu’il en pouvoit prendre d’autres, et par lui-même naturellement fort retenu et timide ; bref, je ne me rendis point, mais je cédai. Il voulut commencer par le maréchal de Villeroy pour entraîner plus facilement M. le Duc, dont la férocité n’empêchoit pas toujours la timidité, surtout dans un intérêt d’État général et non un intérêt particulier fort grand. Nous convînmes donc que nous irions, Torcy et moi, parler au maréchal de Villeroy au sortir du premier conseil de régence, parce qu’il logeoit aux Tuileries, et que cette visite ensemble seroit moins remarquée en y allant ainsi de plain-pied, et nous trouvant tous deux naturellement ensemble. Nous nous amusâmes donc tous deux exprès après le conseil de régence pour laisser écouler le monde, et donner le temps au maréchal de rentrer dans son appartement, avec convention que Torcy porteroit la parole.

Le hasard fit que nous trouvâmes le maréchal de Villeroy seul dans sa chambre. Dès qu’il nous vit il se douta de quelque chose d’extraordinaire, et nous demanda ce qui nous amenoit ainsi tous deux. Nous avancions cependant vers lui ; il répéta sa demande ; le valet de chambre qui nous avoit ouvert la porte sortit, et avant de nous asseoir, Torcy, comme pour lui répondre commença à lui faire entendre le sujet de notre visite. Au premier mot que le maréchal en sentit : « Messieurs, dit-il, je suis votre serviteur, mais point de cabale, vous ferez sans moi tout ce que bon vous semblera. Mais d’aller ainsi en cohorte, c’est ce que vous ne me persuaderez point, et je ne sais d’où cette idée vous est entrée dans la tête. Je vois sur l’abbé Dubois tout ce qu’il y a à voir, j’en parle peut-être autant, et plus fortement que vous au régent, mais tète à tète, car autrement ce sont cabales que je n’entends point, et où vous ne me ferez jamais entrer. » Delà, il se met en colère, balbutie, interrompt, ne veut rien écouter, et nous éconduit avec hauteur. Hors de sa chambre, nous nous regardâmes Torcy et moi, confondus de la sottise et de l’impertinence de l’homme, et Torcy découragé ne jugea pas à propos de voir M. le Duc, ni d’aller plus loin ; il convint que j’avois mieux jugé du maréchal que lui. « Mais après tout, me dit-il, il n’y a rien de gâté, c’est un coup d’épée dans l’eau. » Pour moi, je n’avois été qu’acolyte sans qu’il me fût sorti un seul mot de la bouche.

Trois jours après, allant travailler avec M. le duc d’Orléans, je le trouvai d’abordée, instruit par le maréchal de Villeroy qui, en vil courtisan qu’il étoit, avec toute son arrogance et sa morgue, étoit allé se faire un mérite de son refus et sacrifier son ancien ami Torcy, qui toutefois le connoissoit bien, et ne l’estimoit guère, pour me nuire, et me perdre s’il avoit pu. Quelque surpris que je fusse d’une si basse et si noire trahison, je dis à M. le duc d’Orléans qu’après tout ce que je lui avois si souvent fait toucher au doigt de l’abbé Dubois sans aucun fruit qu’une conviction inutile, et pénétré du tort extrême que cet homme faisoit à Son Altesse Royale et aux affaires pour son unique intérêt, il étoit vrai que j e m’en étois ouvert à Torcy, qui, par ce qu’il voyoit du secret de la poste, en étoit encore plus touché et plus convaincu que moi ; que la raison d’État si manifeste, et notre attachement particulier pour sa personne nous avoit fait chercher quelque moyen de lui faire enfin une impression utile dont il nous devoit savoir gré, et sentir la différence de gens qui comme Torcy et moi lui disions ce que nous voyions sur l’abbé Dubois, sans jamais crier contre l’autorité dont il abusoit, et qui uniquement, poussés par l’intérêt pressant de l’État et le sien, voulions lui faire une impression plus forte, d’avec un chien enragé comme le maréchal de Villeroy, qui crioit à tout le monde contre le maître et le valet, ravi du mécontentement public qu’il ne cherchoit qu’à augmenter, et qui, au lieu de chercher comme nous à y apporter un remède respectueux, secret, utile, venoit à lui faire le bon valet, et un infâme et misérable rapport pour l’éloigner de ses vrais serviteurs, et en profiter s’il pouvoit à sa ruine.

Cette réponse ferme et sans balancer fit une si grande impression sur M. le duc d’Orléans qu’il se rasséréna tout d’un coup, et me parla du maréchal de Villeroy avec le dernier mépris, qui fut tout ce qu’il remporta d’une délation si misérable. M. le duc d’Orléans n’en conserva aucune mauvaise impression contre moi ni contre Torcy, à qui il parla la première fois qu’il le vit en mêmes termes du maréchal de Villeroy. Je ne fis jamais depuis aucun semblant au maréchal de sa perfidie ni Torcy non plus, et il ne nous a jamais aussi reparlé de notre proposition. Au sortir d’avec le régent, j’allai trouver Torcy, je lui rendis ce qui se venoit de passer entre ce prince et moi, et quoi que je lui pusse dire pour le rassurer, il en demeura fort en peine, et s’exclama fort, tout sage et tout mesuré qu’il fût, sur la trahison du maréchal de Villeroy. À son tour, dès qu’il eût vu M. le duc d’Orléans, il me vint dire combien cela s’étoit passé à souhait, et à cette fois, il demeura parfaitement rassuré. Il faut convenir que voilà une étrange et bien vilaine aventure, et qui ne se pouvoit pas imaginer ; mais ce qu’elle eut de triste, c’est que Dubois contre qui elle devoit porter en plein, même manquée comme elle le fut, n’en diminua pas d’une ligne, et fut sans doute instruit du fait par le régent qui lui disoit tout aussi verrons-nous bientôt qu’il la garda bonne à Torcy, que jusque-là il avoit fait profession d’estimer et de considérer, apparemment pour se faire honneur à lui-même : quant à moi, on a pu voir que j’étois avec lui de manière que cette façon de plus n’y pouvoit guère ajouter.




  1. En ligne directe.
  2. Il a été question plusieurs fois de Joseph Foucault, et nous avons cité en note (t. XII) des extraits des Mémoires qu’il a laissés et qui sont encore inédits.
  3. Archers chargés de faire exécuter les sentences du tribunal des maréchaux de France appelé connétablie.
  4. Lieutenant du prévôt de Paris qui poursuivait les vagabonds et meurtriers. Il commandait une compagnie d’archers. On l’appelait lieutenant de robe courte pour le distinguer des lieutenants de robe longue, dont la fonction se bornait à juger les procès.
  5. Prévôt des maréchaux chargé de maintenir l’ordre dans toute l’étendue de l’Ile-de-France.
  6. Michel-Ange Conti, né le 15 mai 1655, fut élu pape le 8 mai 1721. Il prit le nom d’Innocent XIII et mourut le 7 mars 1724.
  7. En accusation.
  8. Albéroni est mort en 1752 à quatre-vingt-sept ans. Saint-Simon dit que ce cardinal avait quatre-vingt-six ans, au moment où il écrit ; c’est donc en 1751 qu’il a composé cette partie de ses mémoires.
  9. Robert Walpole devint ministre pour la seconde fois en 1721 et le resta vingt et un ans jusqu’en 1742.