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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/13

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CHAPITRE XIII.


Façon plus que singulière dont l’officier dépêché avec le contrat de mariage du roi fut enfin expédié de tout ce que j’avois demandé pour lui. — Mort de Mme de Broglio (Voysin). — Mort du comte de Chamilly. — Mort de Mme de Montchevreuil, abbesse de Saint-Antoine. — Cette abbaye donnée à Mme de Bourbon. — Mort de l’abbé et du marquis de Saint-Hérem. — Mort du comte de Cheverny, de l’abbé de Verteuil ; de l’évêque de Carcassonne (Grignan) ; de Saint-Fremont ; sa fortune. — Mort du marquis de Montalègre à Madrid, et sa dépouille. — Mort de la princesse Ragotzi (Hesse-Rhinfels) ; de la duchesse de Zell (Desmiers-Olbreuse) ; sa fortune. — Mort du comte d’Althan, grand écuyer et favori de l’empereur. — Mariage du prince palatin de Soultzbach avec l’héritière de Berg-op-Zoom ; du prince de Piémont avec la princesse palatine de Soultzbach ; du marquis de Castries avec la fille du duc de Lévy ; de Puysieux avec la fille de Souvré ; du duc d’Épernon avec la seconde fille du duc de Luxembourg ; de Mlle d’Estrées, déclarée, avec d’Ampus. — P. de Linières, jésuite, confesseur de Madame, fait confesseur du roi, avec des pouvoirs du pape, au refus de ceux du cardinal de Noailles. — Armenonville garde des sceaux. — Morville secrétaire d’État. — Le chancelier, sur le point immédiat de son exil, marie sa fille au marquis de Chastelux. — Caractère de ce gendre. — Cruel bon mot de M. le duc d’Orléans. — Broglio l’aîné et Nocé exilés. — Mme de Soubise gouvernante des enfants de France en survivance de la duchesse de Ventadour. — Dodun contrôleur général des finances en la place de La Houssaye. — Pelletier de Sousy se retire à Saint-Victor. — Duc d’Ossone retourné à Madrid. — Translations d’archevêchés et d’évêchés. — Reims donné à l’abbé de Guéméné. — Ruses inutiles des Rohan pour lui procurer l’ordre avant l’âge. — Mariage de ma fille avec le prince de Chimay. — Mariage du comte de Laval avec la sœur de l’abbé de Saint-Simon : l’un depuis évêque-comte de Noyon, puis de Metz, en conservant le rang et les honneurs de son premier siège ; l’autre depuis maréchal de France. — Mort de Courtenvaux. — Sa charge de capitaine des Cent-Suisses donnée à son fils, à peine hors du berceau, et l’exercice à son frère. — La cour retourne pour toujours à Versailles. — Je m’oppose à l’exil du duc de Noailles, enfin inutilement. — Bassesses du cardinal Dubois pour se gagner le maréchal de Villeroy, inutiles. — Fatuité singulière de ce maréchal. — Comte de La Mothe fait grand d’Espagne. — Mort de Plancy. — Le pape donne à l’empereur l’investiture des Deux-Siciles. — Mort du duc de Marlborough ; de Zondedari, grand maître de Malte. — Manoel lui succède. — Mort de la duchesse de Bouillon (Simiane) ; de l’épouse du prince Jacques Sobieski.


La première chose que j’appris fut de quelle façon l’officier du régiment d’infanterie de Saint-Simon, que j’avois dépêché, chargé du contrat de mariage du roi, avoit enfin obtenu et reçu tout ce que j’avois demandé pour lui. Le cardinal le rabrouoit et le remettoit toujours, et avoit tellement rebuté M. Le Blanc là-dessus, qu’il n’osoit plus lui en parler. Cet officier désolé se contentoit de se présenter devant le cardinal, sans plus rien dire, et à peine était-il remarqué. Un jour qu’une foule de seigneurs, de dames, d’ambassadeurs, d’évêques et le nonce du pape remplissoient son grand cabinet à l’attendre, quelqu’un prit le cardinal en entrant, et lui parla toujours jusqu’au milieu de cette compagnie. Apparemment qu’il l’importuna, car le cardinal se tournant à lui de furie, l’envoya promener avec tous les b…. et les f…. les plus redoublés, jurant à faire trembler et criant à pleine tête. L’infamie d’une telle sortie au milieu de tout ce que je viens de nommer saisit cet officier d’un si grand ridicule, qui avoit côtoyé le maltraité pour se pousser et tâcher de se faire voir, que malgré lui il éclata de rire. À ce bruit le cardinal tourna la tête, et le vit riant tant qu’il pouvoit. Dans l’instant il lui mit la main sur l’épaule : « Vous n’êtes pas trop sot, lui dit-il ; je dirai tantôt à M. Le Blanc d’expédier vos affaires. » Et aussitôt se mêla avec tout ce qui l’attendoit. Ce pauvre officier, qui se crut perdu dès qu’il sentit la main du cardinal sur son épaule dans l’état où il le surprenoit, pensa tomber par terre de ce contraste, et n’eut ni la force ni le temps de le remercier. Il alla le lendemain matin chez M. Le Blanc, où il trouva toute son affaire faite et expédiée sans que rien y manquât de tout ce que j’avois demandé pour lui, et accourut de là chez Mme de Saint-Simon lui conter son aventure sans pouvoir cesser d’en rire et de s’en étonner.

Je trouvai qu’il étoit mort bien des gens de connoissance depuis le commencement de cette année, et quelques personnes considérables des pays étrangers. La femme de Broglio, le roué de M. le duc d’Orléans, qui étoit fille du feu chancelier Voysin, à trente-deux ans.

Le comte de Boulainvilliers, à soixante ans, qui avoit prédit tant de choses vraies et fausses, mais qui ne se trompa point à l’année, au mois, au jour et à l’heure de sa mort, comme il avoit aussi rencontré juste à celle de son fils. Il s’y prépara avec courage, vit souvent le curé de Saint-Eustache, dans la paroisse duquel il demeuroit, et reçut les sacrements. Ce fut dommage qu’un aussi savant homme se fût infatué de ces curiosités défendues, qui rendoient son commerce suspect, et qui étoit le plus doux, le plus aisé et le plus agréable du monde, sûr avec cela, et si modeste qu’il ne sembloit pas rien savoir, avec les connoissances les plus étendues et les plus recherchées sur toutes les histoires, et beaucoup de profondeur, de lumières et de bonne et sage critique sur celle de France et sur son gouvernement primitif, ancien et nouveau [1]. Son grand défaut étoit de travailler à trop de choses en même temps, et de quitter ou d’interrompre un ouvrage commencé, souvent fort avancé, pour se mettre à un autre. Je l’aurois vu bien plus souvent pour m’instruire. Sans jamais chercher à rien apprendre aux autres, il avoit le talent, quand on l’en recherchoit, de le faire avec une simplicité, une netteté et une grâce qui plaisoit infiniment. Mais la crainte de donner à penser qu’on le recherchoit pour connoître l’avenir, me retenoit et beaucoup d’autres de le fréquenter comme je l’aurois voulu. Il fut toujours fort pauvre, honnête homme, malheureux en famille, et ne laissa point de postérité masculine. Il étoit homme de qualité et se prétendoit de la maison de Croï, par la conformité des armes, sans toutefois en être plus glorieux.

Le comte de Chamilly. C’étoit un grand et gros homme de bonne mine, de savoir et d’esprit, mais qui le faisoit trop sentir aux autres. Il avoit été ambassadeur en Danemark, où sa hauteur n’avoit pas réussi. Le maréchal de Chamilly, son oncle, l’avoit fait succéder à son commandement de Poitou, Saintonge, Angoumois, pays d’Aunis, la Rochelle et îles adjacentes, et il [était] lieutenant général et gouverneur du château de Dijon. Il n’avoit que cinquante-huit ans, point d’enfants mâles.

Mme de Montchevreuil, abbesse de Saint-Antoine, à Paris. Elle étoit fort âgée, et sœur du feu marquis de Montchevreuil, chevalier de l’ordre, si bien avec le feu roi et si intimement avec Mme de Maintenon, duquel il a été parlé ici plusieurs fois. Cette belle abbaye fut donnée à la fille aînée de Mme la Duchesse, bossue et fort contrefaite de corps et d’esprit, religieuse de Fontevrault, où elle n’avoit pu durer, et depuis longtemps au Val-de-Grâce, dont elle étoit le fléau, et le devint de son abbaye.

J’eus aussi à regretter des amis. L’abbé de Saint-Herem, fils et frère de deux évêques d’Aire, qui étoit d’une sûre et agréable compagnie, qui savoit, qui se conduisoit très sagement, et qui de la naissance dont il étoit, et le mérite qu’il avoit, étoit fait pour remplir utilement les premiers postes de l’Église.

Le marquis de Saint-Herem, son cousin, gouverneur de Fontainebleau, un des plus honnêtes hommes que j’aie connus, avec qui j’avois passé ma vie. Il n’étoit encore que dans la force de l’âge. Il avoit eu la survivance de Fontainebleau pour le fils qu’il laissa.

Enfin le comte de Cheverny, dans un âge fort avancé, dont j’ai parlé souvent, que j’avois fait mettre dans le conseil des affaires étrangères, qui fut après conseiller d’État d’épée et gouverneur de M. le duc de Chartres, plus de titre que d’effet. Il n’avoit point d’enfants. Sa femme étoit gouvernante des sœurs de ce prince.

L’abbé de Verteuil mourut presque aussitôt après mon arrivée. On m’accusa de l’avoir tué d’une indigestion d’esturgeon, dont, en effet, il s’étoit crevé chez moi. C’étoit un excellent convive, homme de bonne, plaisante et libre compagnie ; médiocre ecclésiastique, avec de bonnes abbayes, et charmant dans ses colères où on le mettoit souvent. Il étoit frère du feu duc de La Rochefoucauld, mais avec grande différence d’âge. C’étoit un homme fort du monde et du meilleur.

L’évêque de Carcassonne, le dernier des Grignan, à soixante-dix-huit ans. Il étoit frère du feu comte de Grignan, chevalier de l’ordre, lieutenant général et commandant en Provence, gendre de Mme de Sévigné.

Saint-Frémont, lieutenant général, fort entendu à la guerre, et qui n’y avoit pas négligé ses intérêts. C’étoit un homme de fortune, qui s’appeloit Ravend. Il se trouva lieutenant-colonel d’un régiment de dragons, qu’eut un fils aîné de Villette, cousin germain de Mme de Maintenon, fort protégé d’elle, et qui y fut tué. Saint-Frémont, en habile homme qu’il étoit, s’y étoit attaché, et Mme de Maintenon prit soin de l’avancer. Il eut l’art d’être toujours au mieux avec les généraux des armées et avec les ministres de la guerre. Homme d’esprit, de sens, de conduite, gaillard, de bonne compagnie et fort honorable. Il étoit fort dans la bonne compagnie partout. Il étoit extrêmement vieux, très bon officier général, et avoit prétendu au bâton.

J’appris, peu après mon arrivée, la mort à Madrid du marquis de Montalègre, dont je fus affligé. Sa charge de sommelier de corps fut destinée au duc d’Arion, en chemin de revenir des Indes ; et celle de majordome-major de la princesse des Asturies, qui lui étoit réservée, fut donnée au duc de Bejar, et les hallebardiers au prince de Masseran.

La princesse Ragotzi mourut aussi dans un couvent, à Paris, où elle étoit venue chercher à vivre, depuis que le prince Ragotzi étoit passé en Turquie. On a vu ici ses singulières aventures, à l’occasion de l’arrivée du prince Ragotzi à la cour. Elle étoit Hesse-Rheinfeltz, et pour avoir tant fait parler d’elle, et en tant de pays, elle n’avoit que quarante-trois ans. Elle laissa deux fils, qui n’étoient pas faits pour faire autant de bruit que leur père.

La duchesse de Zell, sur la fortune de laquelle il faut s’arrêter un moment. Elle étoit fille d’Alexandre Desmiers, seigneur d’Olbreuse, gentilhomme de Poitou, protestant, qui sortit du royaume à la révocation de l’édit de Nantes, passa en Allemagne, et s’établit en Brandebourg, où sa fille, belle et sage, fut fille d’honneur de l’électrice, veuve de Charles-Louis duc de Zell, sans enfants en premières noces, et fille du duc d’Holstein-Glucksbourg. Georges-Guillaume, frère du premier mari de cette électrice, duc de Zell par la mort de son frère aîné, devint amoureux de cette fille d’honneur de l’électrice, et l’épousa. Dans la suite il obtint de l’empereur de la faire princesse de l’Empire pour couvrir l’inégalité de ce mariage, et que leurs enfants, s’ils en avoient, pussent succéder. Il mourut en août 1703, à quatre-vingt-un ans, elle en février 1722, ne laissant qu’une fille mariée, 1682, à son cousin germain Georges-Louis duc d’Hanovre, électeur et successeur de la reine Anne à la couronne d’Angleterre, dont le fils y règne aujourd’hui, et que son mari, jaloux d’elle, longtemps avant d’être roi d’Angleterre, tint enfermée le reste de ses jours, après avoir fait jeter dans un four ardent le comte de Koenigsmarck. Frédéric, frère cadet de ChristopheLouis ci-dessus, et de Georges-Guillaume, avoit usurpé le duché de Zell sur Georges-Guillaume, mari dans la suite d’Éléonore Desmiers, absent à la mort de leur père, qui par son testament avoit ordonné qu’Hanovre et Zell seroient chacun pour les deux aînés à toujours. Georges-Guillaume conquit et garda le duché de Zell, et Christophe-Louis demeura duc d’Hanovre. Il se fit catholique en 1657 et mourut en 1679. Il avoit épousé en 1667 Bénédicte-Henriette-Philippine, palatine, sœur de la princesse de Salm et de la dernière princesse de Condé, filles du second fils de l’électeur palatin, roi de Bohème, mort proscrit en Hollande, dépouillé de tous ses États par l’empereur, sur qui il avoit usurpé la Bohême. Ainsi cette Éléonore-Desmiers Olbreuse étoit belle-soeur de la duchesse d’Hanovre ou de Brunswick, que nous avons vu mourir à Paris, au Luxembourg, il n’y a pas longtemps, et belle-mère du second électeur d’Hanovre, premier roi d’Angleterre de sa maison, et grand’mère du roi d’Angleterre, électeur d’Hanovre d’aujourd’hui. Malgré l’inégalité de son mariage qui se pardonne si peu en Allemagne, malgré les malheurs de sa fille, sa vertu et sa conduite la firent aimer et respecter de toute la maison de Brunswick et du roi d’Angleterre, son gendre, et considérer dans toute l’Allemagne.

Le comte d’Althan, grand écuyer de l’empereur, et son favori à quarante ans. L’empereur ne le quitta point pendant sa maladie, et il mourut entre ses bras. Il lui fit faire des obsèques magnifiques, se déclara le tuteur de ses enfants, et nomma deux de ses ministres pour régir leurs affaires et lui en rendre compte. Il est bien rare de voir l’amitié sur le trône.

Je trouvai aussi quelques mariages faits. Ceux du prince de Soultzbach, de la maison palatine, et de sa sœur avec le prince de Piémont. Lui épousa l’héritière de Berg-op-Zoom, fille du feu prince d’Auvergne et d’une sœur du duc d’Aremberg, desquels il a été parlé ici ailleurs.

Le marquis de Castries, chevalier d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, avoit perdu sa femme, son fils et sa belle-fille, desquels on a parlé ici. Il ne lui restoit aucune postérité. Il étoit assez vieux et encore plus infirme, et ne se soucioit pas trop de se remarier. Son frère l’y engagea. Il étoit riche, et ne vouloit pas déchoir de sa première alliance. Mme de Saint-Simon ménagea son mariage avec la fille du duc de Lévi, qui n’avoit rien, et qui dans la suite eut tout l’héritage par la mort de tous ses frères, jeunes, et dont aucun ne fut marié. Elle étoit laide, mais avec beaucoup d’esprit, et l’esprit fort aimable. Elle fut mère du marquis de Castries d’aujourd’hui. Castries eut, en faveur de son mariage, cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur son gouvernement de Montpellier.

Puysieux épousa une fille de Souvré, fils de M. de Louvois et maître de la garde-robe du roi. Il étoit fils de Sillery, écuyer de M. le prince de Conti, gendre de M. le Prince, et neveu de Puysieux, ambassadeur en Suisse, qui se fit chevalier de l’ordre par l’adresse qu’on a vue ici en son temps.

Le duc d’Épernon, par la démission du duc d’Antin son père, épousa la seconde fille du duc de Luxembourg ;

Et Mlle d’Estrées, vieille fille, sœur du dernier duc d’Estrées, déclara son mariage avec d’Ampus, gentilhomme provençal peu connu, dont le nom est Laurent. Voilà les morts et les mariages que je trouvai à mon arrivée, et voici les autres changements :

Le P. de Linières, jésuite, confesseur de Madame, bon homme, vieux et rien de plus, fait confesseur du roi. On négocia fort avec le cardinal de Noailles pour en obtenir des pouvoirs pour le roi, comme il en avoit donné à ce jésuite pour continuer d’entendre Madame ; mais il fut inflexible. Aussi était-il bien d’une autre importance de rendre le confessionnal du roi aux jésuites que de laisser continuer Madame avec son ancien confesseur, lorsque le cardinal de Noailles interdit les jésuites. Le cardinal Dubois, qui n’en voulut pas avoir le démenti, fit la plaie si éclatante à l’épiscopat de s’adresser à Rome, et le pape envoya au roi un pouvoir de l’entendre en confession et de l’absoudre, à quiconque il voudroit choisir, sans aucune exception.

Le chancelier, exilé à Fresnes, et d’Armenonville, garde des sceaux, et son fils Morville, secrétaire d’État en sa place ; Nocé, si bien et si libre avec M. le duc d’Orléans, et qui avoit été si longtemps l’intime de Dubois, et celui par qui, étant à Hanovre et à Londres, ses lettres passoient au régent, exilé à Blois ; et Broglio, ce roué de M. le duc d’Orléans, si impudent et si impie, chassé plus loin. Il y avoit bien longtemps qu’il le méritoit, et pis. Le cardinal Dubois commença par ces deux hommes, dont il craignoit l’esprit hardi du premier, entreprenant et audacieux du second, et la liberté et la familiarité de tous les deux avec M. le duc d’Orléans, qui avoit du goût et de l’amitié de tout temps pour Nocé, fils du vieux Fontenay, qu’il avoit fort estimé, et qui avoit été son sous-gouverneur. Tous d’eux avoient beaucoup d’esprit.

Le chancelier venoit de marier sa fille au marquis de Chastelux, homme de qualité de Bourgogne, du nom de Beauvoir, fort honnête homme, et estimé à la guerre. L’arrêt du chancelier étoit intérieurement prononcé, et M. le duc d’Orléans voulut ne rien déclarer que le mariage qui s’alloit faire ne fût achevé. Il en riait tout bas, et disoit à ceux du secret que ce pauvre Chastelux donnoit dans le pot au noir, et s’alloit faire poissonnier la veille de Pâques. Il soutint ce subit exil de son beau-père d’une façon respectable, et n’en vécut qu’avec plus de soins, d’attentions et d’amitié pour sa femme, pour son beau-père et pour toute sa famille.

Mme de Soubise, en fonction de gouvernante des enfants de France, en survivance de la duchesse de Ventadour, grand’mère de son mari, et Dodun, contrôleur général des finances, à la place de La Houssaye, que son incapacité n’ avoit pu soutenir plus longtemps dans cette place. Dodun, de président aux enquêtes, étoit passé dans les conseils des finances, où il avoit eu plusieurs commissions. Il avoit de la morgue et de la fatuité à l’excès, mais de la capacité, et autant de probité qu’une telle place en peut permettre.

Pelletier de Souzy, qui étoit à la fin entré, comme il a été dit ici, au conseil de régence, le quitta et se retira à Saint-Victor. Il étoit doyen du conseil des parties. Il logeoit avec des Forts, son fils, dans une belle et agréable maison, qu’il avoit bâtie, et toute sa vie avoit eu des emplois distingués, et vécu avec la meilleure compagnie, à qui il faisoit une chère fort recherchée. On crut que quelque mécontentement qu’il eut de son fils lui fit prendre un parti dont il sentit le poids et le vide, et qu’il ne soutint que par la honte de la variation.

Le duc d’Ossone étoit parti de Paris, qu’il avoit rempli de sa magnificence et des plus belles fêtes, lorsque j’y arrivai. Je ne le rencontrai point en chemin.

Je trouvai l’archevêque de Tours, que j’avois voulu faire archevêque de Reims, déjà transféré à Alby, et l’abbé d’Auvergne, nommé à Tours, passé à Vienne. Tours fut donné à l’évêque de Toul, cet abbé de Camilly qui avoit eu cet évêché en récompense, comme je l’ai dit ailleurs, de tous les tours de souplesse dont il avoit si heureusement servi le cardinal de Rohan, longtemps avant sa pourpre pour le faire recevoir dans le chapitre de Strasbourg, où lui-même étoit alors depuis longtemps chanoine du bas-choeur, et Toul fut donné à l’abbé Bégon, qui fut un excellent évêque. Reims ne tarda pas à être donné à l’abbé de Guéméné qui, pour le dire tout de suite, tenta bientôt, après avoir eu l’honneur de sacrer le roi, d’être fait commandeur du Saint-Esprit, n’ayant pas l’âge, car il étoit de 1695. Mais le propre des usurpateurs est de faire semblant de se méconnoître pour que les autres les méconnoissent, et des buts et des combles les plus désirés et les plus grands, de s’en faire des degrés pour arriver à davantage. C’est par où les princes étrangers vrais ou faux, sont parvenus où on les voit. Ainsi la Ligue ayant conduit les Guise à tout ce qu’ils voulurent, à la couronne près qui leur manqua, par des merveilles multipliées, les autres usurpations sont demeurées à leur postérité, entre autres cette distinction qu’ils imaginèrent après coup de fixer l’âge d’être capable d’être admis dans l’ordre du Saint-Esprit, pour le mettre à trente-cinq ans, excepté pour les princes du sang et pour les maisons souveraines, qu’ils firent régler à vingt-cinq ans, pour s’égaler par là aux princes du sang, et à côté d’eux se distinguer de tous les seigneurs. MM. de Rohan alors n’étoient que seigneurs ; il s’en falloit bien que Louis XIV fût né, ni Mme de Soubise, dont la beauté eut le don de lui plaire, et elle d’en savoir si bien profiter. De gentilshommes, et reçus comme tels dans l’ordre, comme on l’a vu du marquis de Marigny tout à la queue des gentilshommes de la nombreuse promotion de 1619, où il n’y en eut que cinq ou six après lui, quoique frère du duc de Montbazon, devenus princes, et en ayant emblé par pièces la plupart des distinctions peu à peu, rien ne se présentoit plus à propos pour obtenir l’ordre avant l’âge, et le tourner après en droit, que l’honneur d’avoir sacré le roi avant l’âge de vingt-huit ans. Aussi l’occasion en fut-elle saisie, et le malheur fut que la promotion fut différée au delà de la vie du cardinal Dubois, qui sûrement ne les en eût pas éconduits, et celle de M. le duc d’Orléans, qui ne sut comment la faire, pour avoir promis quatre fois plus de colliers qu’il n’y en avoit de vacants, quoique presque toutes les places de l’ordre le fussent. M. le Duc, qui la fit, ne jugea pas à propos d’accorder ce nouvel avantage à des gens qui n’en avoient que trop usurpé, et qui vouloient persuader que tout leur étoit dû. Encore que les charmes de Mme de Soubise et la ténébreuse complaisance de son mari n’eussent pu obtenir de Louis XIV un autre rang que parmi les gentilshommes, à lui et au comte d’Auvergne, à la promotion de 1688, comme on l’a vu ici en traitant de ces choses, où on a vu quelle fut la colère du roi et de leurs refus, et par quel artifice l’exécution de ces ordres fut corrompue sur les registres. Dans les promotions qui suivirent celle de 1728, cet archevêque de Reims ayant lors plus de trente-cinq ans, il ne lui auroit pas été difficile d’y être compris ; mais la distinction que les Rohan s’y étoient proposée s’étoit évanouie avec les années. Il en fallut donc chercher une autre ou un prestige pour éblouir dans la suite : ce fut de n’entrer pas dans l’ordre après trente-cinq ans, n’ayant pu y être admis auparavant, pour éviter d’en marquer la chasse. M. de Reims prévint la chose de bonne heure. Ses nerfs furent attaqués aussitôt après le sacre, en sorte qu’il ne marchoit qu’avec une difficulté qui s’est toujours augmentée, et qui lui en a enfin ôté l’usage. Il déclara donc qu’il ne prétendoit point à l’ordre, que la faiblesse de ses jambes le mettoit hors d’état de recevoir, et il s’en est tiré de la sorte. Telles sont les entreprises, les artifices, les ruses qui ont formé et enfin établi ces rangs prétendus étrangers, tant en ceux qui sont en effet étrangers, qu’en ceux qui, à force de partager avec eux, sont devenus honteux de ne pas l’être. La France est l’unique pays de l’Europe où de tels abus, si dangereux et si flétrissants, soient soufferts, et dont la Ligue est l’odieuse date, et qui porte avec elle toute instruction trop souvent depuis bien rafraîchie.

À peine fus-je arrivé qu’il fallut achever un mariage qui m’avoit été proposé pour ma fille, avant que j’allasse en Espagne. Il y a des personnes faites de manière qu’elles sont plus heureuses de demeurer filles avec le revenu de la dot qu’on leur donneroit. Mme de Saint-Simon et moi avions raison de croire que la nôtre étoit de celles-là, et nous voulions en user de la sorte avec elle. Ma mère pensoit autrement, et elle étoit accoutumée à décider. Le prince de Chimay se persuada des chimères en épousant ma fille dans la situation où il me voyoit. Dès avant d’aller en Espagne je ne lui déguisai rien de tout ce que je pensois, ni du peu de fondement de tout ce qui le persuadoit de faire ce mariage. Je ne le voulus achever qu’à mon retour, pour lui laisser tout le temps aux réflexions et au refroidissement en mon absence. Il ne cessa de presser Mme de Saint-Simon, ni elle de l’en détourner. Dès que je fus de retour ses instances redoublèrent à un point qu’il fallut conclure, et le mariage se fit à Meudon avec le moins de cérémonie et de compagnie qu’il nous fut possible. Son nom étoit Hennin-Liétard, et ses père et mère connus sous le nom de comte de Bossut, par leurs alliances, leurs grands biens dans les Pays-Bas, et leurs grands emplois sous Charles-Quint et depuis. Leur chimère étoit d’être de l’ancienne maison d’Alsace, quoique la leur fût d’une antiquité assez illustre et assez reconnue pour ne la pas barbouiller de fables. Néanmoins son frère, qui étoit archevêque de Malines, avec une grande abbaye et cardinal, portoit hardiment le nom de cardinal d’Alsace, quoique espèce de béat. Lui et son autre frère, le marquis de La Vère, étoient lieutenants généraux, et fort distingués par leur valeur et leur service en Espagne, et en quittant ce pays-là pour celui-ci, y avoient conservé le même grade. On a vu ici ailleurs que l’électeur de Bavière fit donner la Toison d’or au prince de Chimay tout jeune par Charles II. Il se signala en Flandre, dans la guerre qui suivit la mort de ce monarque, par des actions fort distinguées. Il passa ensuite en Espagne, où il fit sa cour à la princesse des Ursins, qui le fit grand d’Espagne, et il y servit avec la même distinction. Il s’y ennuya ensuite et vint en France, où il épousa la fille du duc de Nevers, qu’il perdit quelques années après, sans enfants. C’étoit un homme très bien fait, d’un visage très agréable, dont l’air et toutes les manières sentoient le grand seigneur : aussi l’étoit-il par de grandes et de belles terres, mais la plupart, de longue main, en direction, et ses affaires fort embarrassées, dont il ne laissoit pas de tirer gros. C’étoit, de plus, un homme sans règle, qui, avec de l’esprit et les meilleurs discours, se gouvernoit lui et ses affaires de fort mauvaise façon, plein de chimères et de fantaisies. La duchesse Sforze, de chez qui il ne bougeoit tous les soirs, tant que son premier mariage dura, me prédit bien tout ce que j’en vis dans la suite. Son frère avoit quitté l’Espagne par la disgrâce du duc d’Havré, dans laquelle il fut enveloppé, comme elle a été racontée ici en son temps.

Il se fit peu de jours après un autre mariage chez moi, à Meudon, de la sœur de l’abbé de Saint-Simon avec le comte de Laval, maréchal de camp alors, et enfin devenu maréchal de France. Son nom et cette juste récompense de ses longs services dispensent d’en dire davantage. Mme de Saint-Simon avoit pris grand soin de cette jeune personne, et l’eut chez elle tant que je fus en Espagne. Elle étoit fort jolie, et son air de douceur, de modestie et de retenue plaisoit extrêmement. Le dedans étoit fort au-dessus du dehors : de l’esprit, de l’agrément, de la gaieté, une piété et une vertu qui ne se sont jamais démenties et qui n’ont effarouché personne ; fort propre au monde, et une conduite qui a infiniment aidé la fortune de son mari. Il vouloit une alliance et des entours qui le pussent porter. Il eut, en se mariant, un petit gouvernement, et sa femme une pension.

Courtenvaux mourut fort jeune. Il étoit fils aîné du fils aîné de M. de Louvois. Sa mère étoit sœur du maréchal d’Estrées, et sa femme sœur du duc de Noailles, et il laissoit un fils qui sortoit tout au plus du maillot. Il avoit eu la belle charge de son père de capitaine des Cent-Suisses. L’âge de l’enfant étoit ridicule ; les services ni la naissance n’y suppléoient pas. Néanmoins la facilité et le mépris de toutes choses de M. le duc d’Orléans enhardirent le duc de Villeroy et le maréchal d’Estrées : M. le duc d’Orléans ne put leur résister, et l’enfant eut la charge. Le frère cadet de son père l’exerça en plein en attendant que l’enfant fût d’âge à la faire.

On résolut enfin que le roi abandonneroit Paris pour toujours, et que la cour se tiendroit à Versailles. Le roi s’y rendit en pompe le 15 juin, et l’infante le lendemain. Ils y occupèrent les appartements du feu roi et de la feue reine, et le maréchal de Villeroy fut logé dans les derrières des cabinets du roi. Le cardinal Dubois eut toute la surintendance entière pour lui seul, comme M. Colbert l’avoit eue, et après lui M. de Louvois. Il suivoit à grands pas son projet de se faire déclarer premier ministre, et pour cela d’isoler tant qu’il pourroit M. le duc d’Orléans. Paris rendoit son accès facile à bien des gens qui ne pouvoient s’établir à Versailles ni y aller, les uns point du tout, les autres que rarement et des moments. Ce changement dérangeoit les soupers avec les roués et des femmes qui ne valoient pas mieux. Il comprenoit bien que M. le duc d’Orléans les irait trouver à Paris tant qu’il pourroit, mais que les affaires qu’il sauroit lui présenter à propos le dérangeroient souvent ; que cette contrainte le dégoûteroit, l’ennuieroit, et plus que toute autre chose, le prépareroit à se décharger sur lui, et pour acheter sa liberté, le déclarer premier ministre et le supplément en titre de ses absences, qui ne seroient plus, ou que bien rarement contrariées par les affaires, dont lui, cardinal, devenu publiquement le maître, sauroit bien se faire redouter, de manière qu’il n’auroit rien à craindre des voyages de son maître à Paris, où il le laisseroit se replonger, dans sa petite loge de l’Opéra, dans ses indignes soupers, s’éloigner des affaires, et lui, en profiter pour voler de ses ailes et régner de son chef. M. le duc d’Orléans prit l’appartement de feu Monseigneur en bas, et Mme la duchesse d’Orléans demeura dans celui qu’elle avoit en haut auprès du sien, qui resta vide.

Quoique mon retour d’Espagne et ma conduite à l’égard de ceux qui étoient sortis du conseil lui eussent fort déplu, et que ma résistance au dépouillement du duc de Noailles lui eût donné un dépit qu’il ne me pardonna jamais, il n’étoit pas temps encore de me le montrer. Je ne trouvai donc point d’obstacle à ma familiarité ordinaire avec M. le duc d’Orléans ; le cardinal même m’en témoignoit avec un mélange de déférence. Mais sur ce qui étoit affaires autres que menues ou de cour, j’en étois peu instruit, et par-ci, par-là, par morceaux, que l’habitude arrachoit à M. le duc d’Orléans dans mes tête-à-tête avec lui, sans néanmoins que je l’y excitasse. Ce n’étoit pas pourtant que le cardinal ne m’offrît de me les communiquer toutes. Il vouloit que la réserve que j’y éprouvois depuis mon retour tombât sur M. le duc d’Orléans. Mais, outre que ce prince m’en disoit trop pour que je ne visse pas à découvert qu’il ne tenoit pas à lui qu’il ne me dît tout comme auparavant, je connoissois trop le cardinal pour être la dupe de ses offres et de ses compliments. Il ne savoit par où s’y prendre pour m’éloigner de M. le duc d’Orléans : il me craignoit pour sa déclaration de premier ministre ; il vouloit également m’écarter des affaires et me ménager, tellement qu’il m’accabloit de gentillesses toutes les fois que je le rencontrois, et s’y surpassoit quand le hasard me faisoit trouver en tiers avec M. le duc d’Orléans et lui, tant pour me cajoler que pour persuader à ce prince qu’il n’oublioit rien pour être bien avec moi, m’embarrasser par là à résister aux choses qu’il entreprenoit, et affaiblir ce que je pourrois dire contre lui à M. le duc d’Orléans, sur les choses où nous ne nous trouverions pas de même avis.

Il s’en présenta bientôt une : ce fut l’exil du duc de Noailles, dont il n’osa pas me parler ; mais M. le duc d’Orléans me le dit comme une chose dont on le pressoit. Je lui demandai à propos de quoi cet exil, et il ne put me rien alléguer que de vague et de ce fantôme de cabale. Je lui répondis qu’à ce dernier égard, où, depuis mon retour, je n’avois pu apercevoir rien de réel, je ne voyois pas pourquoi l’exiler plutôt que les autres ; qu’il s’étoit contenté jusqu’alors de l’exil du chancelier, qui étoit bien assez éclatant, et dont, à maints égards, il auroit bien pu se passer ; qu’y revenir sur d’autres sans cause nouvelle et connue, c’étoit montrer un bâton levé sur les maréchaux de Villars, d’Estrées, Tallard, Huxelles, même sur le maréchal de Villeroy, qui étoient en personnages les principaux de ceux qui étoient sortis du conseil, et qu’on lui donnoit avec le duc de Noailles pour les prétendus chefs de la prétendue cabale ; que d’effaroucher tant de gens considérables, considérés et si grandement établis, je n’en voyois que du mal à attendre, et aucun bien à espérer ; et qu’à l’égard du duc de Noailles, il étoit, à mon avis, de ceux qu’il ne falloit jamais bistourner [2] pour quelque cause que ce pût être, mais le laisser entier ou l’écraser à forfait ; qu’écraser un homme, lui, et tous les siens, si grandement établi, et qui avoit eu si longtemps sa confiance et toutes les finances entre les mains, je n’y voyois ni justice ni possibilité, sans crime qui pût être clairement démontré, et tel que ce fût grâce que de ne pas [le] faire traiter juridiquement par les formes ; qu’un exilé, surtout de sa sorte, ne pourrissoit pas exilé ; qu’on touchoit à la majorité ; que, de retour, sa charge de capitaine des gardes l’approcheroit nécessairement du roi ; qu’il n’oublieroit ni fadeurs, ni bassesses, ni fertilité d’esprit pour se l’apprivoiser, se familiariser, se rendre agréable, se donner un crédit immédiat, se rallier les mécontents de la régence, qui approcheroient le roi par leurs emplois ou par leur industrie ; et qu’alors Son Altesse Royale auroit tout lieu de se repentir de s’être fait inutilement un ennemi du duc de Noailles, et de l’avoir laissé en état et en moyens de s’en ressentir. J’ajoutai que, quand je m’opposois à l’exil du duc de Noailles, ma voix en valoit bien une douzaine d’autres dans la situation publique où j’étois avec lui.

Cette proposition d’exil balança huit jours, pendant lesquels le cardinal me détachoit sans cesse Belle-Ile pour m’exorciser par ma haine et par mon intérêt, et me dire ce que le cardinal n’osoit lui-même, pour n’avoir pas à se fâcher de la persévérance de mon opposition. Elle l’emporta toutefois et m’indisposa le cardinal de plus en plus. Mais je ne pus me résoudre de servir ses projets ni ma haine aux dépens de M. le duc d’Orléans. Cette suspension d’exil ne fut pas longue.

Cinq semaines ou environ après, que je pensois qu’il n’en fût plus question du tout, j’allai au Palais-Royal (car de Meudon, que j’habitois, je voyois M. le duc d’Orléans à Versailles et à Paris, quand il y étoit, les jours destinés par moi à le voir), et je trouvai La Vrillière seul dans la petite galerie avant son petit cabinet, laquelle étoit toujours vide, et on attendoit dans la pièce qui la précédoit. Surpris de le voir là et encore plus de l’heure qui n’étoit pas la sienne, je lui demandai ce qu’il y faisoit. Il me dit qu’il avoit un mot à dire à M. le duc d’Orléans. J’entrai tout de suite dans le cabinet où il étoit seul, avec l’air assez embarrassé. Je lui demandai ce qu’il y avoit, que La Vrillière étoit dans la petite galerie. « C’est pour fondre la cloche, me répondit-il. —Comment ? dis-je, quelle cloche ? — L’exil du duc de Noailles, reprit-il. — Comment, lui dis-je, après [avoir] senti et goûté la force de tout ce que je vous ai représenté là-dessus ! En vérité, monsieur, vous n’y pensez pas. » Et tout de suite je repris les principales raisons. Nous étions debout. Alors il se mit à se promener, la tête basse, par ce cabinet, quoique fort petit, comme il faisoit toujours quand il se trouvoit debout et embarrassé de quelque chose. Cette promenade et mon discours, avec peu de répliques de sa part et faibles, dura un bon quart d’heure. Le silence succéda, pendant lequel il se mit le nez tout contre les vitres de la fenêtre, puis, se tournant à moi, me dit tristement : « Le vin est tiré, il faut le boire. » Je vis qu’il avoit combattu, qu’il sentoit que j’avois raison, mais qu’il craignoit le cardinal, qui lui avoit arraché la chose. Je haussai les épaules et baissai la tête, en lui disant qu’il étoit le maître, que je souhaitois qu’il s’en trouvât bien. Là-dessus il alla ouvrir la porte de son cabinet, appela La Vrillière, lui parla quelques moments, presque dans la porte. L’affaire fut ainsi consommée, et le duc de Noailles eut son ordre le soir même, partit le lendemain matin, et s’en alla dans ses terres, près du vicomté de Turenne, où il fit le béat, porta chape aux processions et aux lutrins de ses paroisses, et se fit moquer de lui là et à Paris, où on le sut, et où, pour mieux faire sa cour au régent, il entretenoit une comédienne depuis le commencement de la régence, après avoir dit son bréviaire, fait les carêmes, et fréquenté les saluts de la chapelle assidûment depuis son retour d’Espagne jusqu’à la mort du feu roi, pour se raccommoder avec lui et avec sa tante de Maintenon, à quoi il ne put réussir.

Défait du duc de Noailles, le cardinal Dubois, qui ne pouvoit avoir la même prise sur le maréchal de Villeroy, n’oublia rien pour le gagner. Quelque justement perdu qu’il fût dans l’esprit de M. le duc d’Orléans, il lui imposoit toujours par habitude de jeunesse ; et, comme il étoit fat jusqu’au point de se croire invulnérable et de s’en vanter, il se piquoit de ne rien craindre, et, pour s’en mieux parer, il tenoit souvent des propos fort hardis au régent, qu’il paraphrasoit au double au public, où le cardinal Dubois n’étoit pas ménagé. Je viens de parler de sa fatuité ; il en venoit de donner un rare spectacle à Paris. La fête du saint-sacrement arriva cette année le 4 juin, et le roi n’alla à Versailles s’établir que le 15. Il reconduisit la procession du saint-sacrement, venue à la chapelle des Tuileries, jusqu’à Saint-Germain l’Auxerrois où il entendit la grand’messe. Le maréchal de Villeroy, à qui la goutte ne permettoit guère de marcher sur le pavé des rues, ne crut pas devoir perdre le roi de vue, depuis les Tuileries jusqu’à sa paroisse, quoique environné de sa cour et de ses gardes, et adoré alors à Paris, ni perdre une si belle occasion de se donner en spectacle ; il monta le plus petit bidet qu’il put trouver, sur lequel il suivit le roi pas à pas, et se fit admirer de la populace et moquer par tout ce qui accompagna le roi. Ce maréchal jetoit donc un véritable fléau pour le cardinal Dubois, sur lequel ni crainte, ni prudence, ni bienséance même n’avoient aucune prise. Il ne pouvoit souffrir l’autorité que le cardinal Dubois avoit prise dans les affaires, ni supporter le rang, l’état et la préséance d’un homme qu’il avoit vu si longtemps ramper dans l’antichambre du chevalier de Lorraine, et qu’il croyoit combler alors d’un léger signe de tête en passant. Il n’y eut donc rien que le cardinal Dubois ne fit pour arrêter une langue si accablante à force de soumissions. Il se mit presque à ses genoux, il le supplia de trouver bon qu’il lui apportât son portefeuille tous les jours, entrer dans tout ce qu’il y auroit de plus secret, le conduire et le rectifier par ses lumières.

Tout vain et tout borné que fût le maréchal de Villeroy, le long usage du grand monde et de la cour, et la connoissance qu’il avoit de longue main du cardinal Dubois lui en avoit assez appris pour ne pas compter beaucoup sur de si grandes offres, ni pour croire qu’un homme de ce caractère, qui dominoit le régent, pût s’accommoder sérieusement de se mettre en brassière sous lui. D’ailleurs, les chimères du maréchal ne pouvoient s’accommoder d’entrer en part du gouvernement de M. le duc d’Orléans ; elles étoient de fronder, de faire contre, d’être le chef et le ralliement des mécontents et des frondeurs, l’idole du peuple, l’amour du parlement, surtout l’homme unique à la vigilance duquel toute la France étoit redevable de la vie du roi. Établi sur de si beaux principes, certain d’ailleurs de ne pouvoir être ébranlé depuis que, par deux fois, il se fut rassuré sur sa place, dont pourtant il ne m’avoit pu pardonner la frayeur, on peut juger du peu de succès des bassesses du cardinal Dubois, et combien elles gonflèrent la superbe et la morgue de l’un, et augmentèrent le dépit et la rage de l’autre. Il les cacha tant qu’il put, et redoubla d’efforts auprès de M. le duc d’Orléans pour lui faire chasser le maréchal de Villeroy. C’est où ils en étoient les quinze derniers jours de juin, qui furent les premiers quinze jours de l’établissement de la cour à Versailles.

La duchesse de Ventadour, en pleine et seule possession de l’infante, avec ce nouveau degré de faveur de sa survivance à sa petite-fille, tira habilement sur le temps, et on fut tout étonné qu’il arrivât d’Espagne une grandesse au comte de La Mothe, fils du frère aîné du maréchal de La Mothe, père de la duchesse de Ventadour, et des duchesses d’Aumont et de La Ferté. Une si heureuse fortune le consola du bâton de maréchal de France, qu’on mouroit d’envie de lui donner, et, comme on l’a vu en son lieu, qu’il n’eut pas l’esprit de mériter. Il mourut en 1728, à quatre-vingt-cinq ans.

Plancy mourut au même âge, sans alliance ; le dernier des enfants de Guénégaud, secrétaire d’État, après avoir servi et fort ennuyé, le monde. Les ministres n’avoient pu encore parvenir à laisser leurs enfants revêtus de l’image et des charges des seigneurs.

Le pape, accablé enfin par les troupes impériales qui désoloient l’État ecclésiastique, donna à l’empereur l’investiture du royaume de Naples et de Sicile dont il étoit en possession. L’Espagne éclata, mais il n’en fut autre chose, sinon de se raccommoder après.

Le fameux Marlborough mourut à Londres, le 27 juin, à près de soixante-quatorze ans, le plus riche particulier de l’Europe, mais sans postérité masculine. Sa sœur étoit mère du duc de Berwick et l’avoit fait comte de Marlborough et capitaine des gardes du roi Jacques II d’Angleterre. Il étoit de petite noblesse et fort pauvre. Il se nommoit Jean Churchill, et il étoit devenu duc de Marlborough, pair d’Angleterre, capitaine général des armées, grand maître de l’artillerie, colonel du premier régiment des gardes, chevalier de l’ordre de la Jarretière et le plus heureux capitaine de son siècle. Sa vie, ses actions, ses fortunes sont si connues qu’on s’en taira ici. Sa victoire d’Hochstedt le fit prince de l’Empire et de Mindelheim, terre dont l’empereur lui fit présent en même temps. Pour en perpétuer la mémoire, il avoit fait bâtir en Angleterre un château superbe auquel il donna le nom de Pleintheim [3], village où trente-six bataillons retranchés se rendirent à lui sans attendre d’attaque. Les honneurs de ses obsèques et leur magnificence égalèrent, à peu de chose près, celles des rois d’Angleterre. Il fut inhumé à Westminster, dans la chapelle de Henri VII ; mais cet honneur n’est pas rare en Angleterre. Il y avoit plus de trois ans qu’une apoplexie l’avoit tellement affaibli qu’il pleuroit presque sans cesse et n’étoit plus capable de rien.

Le grand maître de Malte, frère du cardinal Zondedari, mourut en ce même temps, fort estimé et regretté dans son ordre. Antoine Manoel lui succéda, des anciens bâtards de Portugal.

La duchesse de Bouillon (Simiane) mourut aussi à trente-neuf ans à Paris.

Et l’épouse du prince Jacques Sobieski, fils aîné du fameux roi de Pologne. Elle étoit sœur des électeurs de Mayence et palatin, de l’impératrice, mère des empereurs Joseph et Charles VI, des reines douairières d’Espagne et de Portugal, et mère de la reine d’Angleterre, épouse du roi Jacques III, résidant à Rome. Elle mourut sans postérité masculine, à cinquante ans, dans les terres du prince Jacques Sobieski en Silésie.


  1. Les principaux ouvrages historiques du comte de Boulainvilliers sont l’Histoire de l’ancien gouvernement de la France (3 vol. in-8°, la Haye, 1727). — L’État de la France, extrait des mémoires dressés par les intendants du royaume (Londres, 1727, 3 vol. in-fol.). Il y a eu de nombreuses éditions de cet ouvrage, et une, entre autres, en 8 vol. in-12. — Histoire de la pairie de France et du parlement de Paris (Londres, 1753, 2 vol. in-12).
  2. Mutiler, châtrer.
  3. Le nom est ainsi écrit dans Saint-Simon. La forme ordinairement adoptée est Bleinheim ou Blindheim.