Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/3

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CHAPITRE III.


Situation de la cour d’Espagne. — Goût et conduite de la reine. — Elle hait les Espagnols, qui la haïssent publiquement. — Cabale nationale à la cour d’Espagne. — Fortune de Caylus. — Importance de la mécanique journalière. — Plan de la reine arrivant à Madrid. — Sa conduite. — Fortune d’Albéroni ; son règne, sa chute. — Vie journalière du roi et de la reine d’Espagne. — Déjeuner. — Prière. — Travail avec Grimaldo. — Lever. — Toilette. — Heures des audiences particulières des seigneurs et des ministres étrangers. — De l’audience publique et sa description. — De l’audience du conseil de Castille. — Des audiences publiques des ambassadeurs et de la couverture des grands. — La messe et confession et communion. — Dîner. — Sortie et rentrée de la chasse. — Collation, et travail de Grimaldo. — Temps de la confession de la reine ; sa contrainte. — Souper et coucher. — Voyages. — La reine présente à toutes les audiences particulières des ministres étrangers et des sujets. — Raisons de l’explication du détail des journées. — Jalousie réciproque du roi et de la reine. — Difficulté extrême de la voir en particulier, et de tout commerce d’affaires avec elle seule. — Caractère de Philippe V. — Éducation et sentiments de la reine d’Espagne pour sa famille et pour son pays. — Fortune de Scotti. — Caractère, vie, vues, art, manèges, conduite, pouvoir, contrainte de la reine d’Espagne. — Extinction par la princesse des Ursins des étiquettes ; des conseils où le roi se trouvoit ; des fonctions des charges principales, qui a toujours duré depuis. — Oubli réparé d’une fonction du grand et du premier écuyer.


Outre les inimitiés particulières et les divisions que l’ambition et les différents intérêts forment et entretiennent toujours dans les cours, il y en avoit de nationales dans celle de Madrid. La reine étoit d’un poids très principal dans les affaires de toute espèce, dans les choix, dans les grâces. Si elle n’étoit pas sûre de l’inclusion, elle l’étoit au moins de l’exclusion. Le comment on l’expliquera bientôt, et son crédit certain et invulnérable étoit universellement reconnu au dedans et au dehors. Elle étoit Italienne, Albéroni l’étoit aussi ; tous deux régnèrent conjointement comme avoit fait la feue reine avec la princesse des Ursins, [et ils] avoient tous attiré des Italiens à la cour et dans le service militaire. Les besoins de ménager la nation espagnole, et la reconnoissance due à sa fidélité singulière dans les revers les plus désespérés, et les signalés services qui avoient par deux fois remis sa couronne sur la tête de Philippe V, avoient duré presque jusqu’à la mort de cette reine, qui n’avoit cessé de s’attacher les Espagnols par le solide et par le charme de ses manières, qui l’en avoit fait pour ainsi dire adorer. Après sa mort le roi, enfermé dans l’hôtel de Medina-Cœli avec la princesse des Ursins, n’y voyoit qu’elle dans tous les moments de la journée, et par-ci par-là quelques-unes des sept ou huit personnes qu’elle avoit choisies pour se relayer les unes les autres, à toute autre exception, pour accompagner le roi à la chasse et à la promenade, desquelles elle étoit parfaitement assurée. Les dangers étoient passés, elle gouvernoit seule, en plein et publiquement, sans contradiction de personne.

Le traitement d’Altesse qu’on a vu ailleurs qu’elle avoit fait donner au duc de Vendôme et à elle, avoit mis les Espagnols au désespoir contre elle, et leur haine éclatoit de toutes parts, maigre toute sa puissance. La nécessité des ménagements étoit passée avec la guerre ; elle tenoit le roi au point de ne craindre rien, pas même le feu roi qu’elle offensa, et qui la perdit. Elle rendit donc aux Espagnols haine pour haine ; mais toute-puissante de sa part. Le second mariage du roi d’Espagne fut son ouvrage ; personne en Espagne ni ailleurs n’en douta, elle en étoit même bien aise. Mais la conséquence fut que ce second mariage ne fut pas du goût des Espagnols, et pour d’autres raisons encore peu agréable à l’État, à la maison au personnel de la nouvelle reine, au point que la chute si précipitée de la princesse des Ursins par l’arrivée de cette reine, ne put la réconcilier avec les Espagnols, beaucoup moins les Espagnols avec elle, à qui elle ne pardonna jamais leur éloignement de son mariage. On a vu ailleurs comment elle s’empara du roi d’Espagne, tout en arrivant, et par elle, et avec elle bientôt après Albéroni. Entre son introduction et le comble de sa puissance, il y eut assez d’intervalle pour laisser aux Espagnols la liberté de se répandre sur un champignon poussé de si bas par une main qui leur étoit déjà odieuse. Ce fut bien pis pour les sentiments quand le poids du joug les empêcha de parler. Ils s’exhalèrent, à la vérité, à sa chute, mais cette chute même étoit l’ouvrage de la reine, qui n’en demeuroit que plus absolue et plus régnante. Ainsi ils ne l’en aimèrent pas mieux, ni elle eux, jusque-là qu’elle dédaigna de profiter d’une conjoncture si favorable pour se les rapprocher. Aussi est-il incroyable jusqu’où alla cette réciproque aversion. Quand elle sortoit avec le roi pour aller à l’Atocha ou à la chasse, le peuple crioit sans cesse, ainsi que les bourgeois, dans leurs boutiques : Viva et Rey la Savoyana, y la Savoyana [1]  ! et répétoit sans cesse la Savoyana à gorge déployée, qui est la feue reine, pour qu’on ne s’y méprit pas, sans qu’aucune voix criât jamais : Viva la Reina ! La reine faisoit semblant de mépriser cela, mais elle rageoit en elle-même, on le voyoit, elle ne pouvoit s’y accoutumer. Aussi disoit-elle fort librement, et me l’a dit à moi plus d’une fois : « Les Espagnols ne m’aiment pas, mais je les hais bien aussi, » avec un air de pique et de colère. Ce n’étoit pas qu’il n’y en eût quelques-uns, mais en plus que très petit nombre qu’elle aimoit, comme Santa-Cruz, la comtesse d’Altamire, Montijo, et quelque peu d’autres, et quelques-uns encore qu’elle traitoit bien à cause de leurs places, de leur état, même familièrement, et avec un air de bonté, comme le duc del Arco, à cause du goût du roi. Par la même raison du roi, et par la conjoncture d’alors, elle traitoit bien les François, mais au fond elle ne les aimoit pas.

Son goût étoit déclaré pour les Italiens, qui se rassembloient entre eux en cabale contre les Espagnols, sous la protection de la reine. Les Flamands s’accrochoient à eux pour plaire à la reine et par ancienne aversion de leur nation pour l’espagnole, et ce qu’il, y avoit d’Irlandois aussi en officiers et en señoras de honor, et en caméristes., quoique le duc d’Ormond et le marquis de Lede, auxquels chacune des deux nations se rallioit, se maintinssent bien avec la reine, et avec les Espagnols. Des Espagnols aussi, mais en petit nombre, se joignoient à la cabale italienne, comme Montijo, tout jeune qu’il étoit encore, comme Miraval, gouverneur du conseil de Castille, ami intime du duc de Popoli, et quelques autres, ou pour des vues de fortune, ou par avoir secrètement la maison d’Autriche dans le cœur.

Les Espagnols payoient de haine, de hauteur, de mépris, et ne détestoient rien tant au monde que les Italiens, et après eux les Flamands. Ils souffroient les Irlandois, et la considération du roi, qui aimoit fort les François, les retenoit à leur égard. Ce qui faisoit encore cette différence, c’est qu’ils trouvoient beaucoup de seigneurs en leur chemin des deux premières nations pour les fortunes, les distinctions, les charges et les grandes places, ce qui ne se rencontroit pas dans les deux autres où il n’y avoit personne à pouvoir s’égaler à eux ; et d’ailleurs les François établis à demeure n’étoffent rien pour le nombre. Caylus étoit le seul qui pointât vers la fortune ; il étoit militaire plus que courtisan, et point marié. Toutefois il avoit la Toison, et visoit à être capitaine général d’une province et d’armée. Il y arriva en effet, et longtemps depuis mon retour, à la grandesse et à la vice-royauté du Pérou. Mais ce n’étoit qu’un seul homme. À l’égard du duc de Liria, il avoit su se maintenir avec les uns et les autres, et il en étoit regardé comme naturel Espagnol, à cause de sa femme héritière en Espagne ; car tous ces seigneurs italiens et flamands n’avoient que leurs titres, leurs charges et leurs emplois, et pas un pouce de terre, au lieu que le Liria n’avoit ni terres, ni espérances, ni établissement qu’en Espagne.

Ces deux cabale, l’espagnole sur son palier, l’étrangère sous la bannière de la reine, n’éclatoient ni ne se montroient au dehors, mais en dessous se guettoient sans cesse, et par leur haine, leur envie, leur jalousie, faisoient des mouvements intérieurs. La reine, à la vie qu’elle menoit, ne pouvoit pas toujours être avertie, et tout le menu lui échappoit, parce que tous les secrétaires d’État et tous les membres des conseils et des juntes, pour ce qui en subsistoit, étoient tous Espagnols, et par ce encore que les grands seigneurs espagnols ne laissoient pas de trouver des accès auprès du roi, quelque enfermé qu’il fût, et qui, au fond, les considéroit et donnoit dans son cœur et dans son goût une grande préférence aux Espagnols sur toute autre nation, excepté la française, mais sur laquelle il tenoit son goût de fort court, en considération des Espagnols ; laquelle considération étoit bien connue à la reine, et la contraignoit beaucoup et souvent. Toutes ces choses invisibles en détail au gros du monde, même de la cour, étoit un spectacle fort intéressant, ou fort amusant et curieux, polir qui étoit au fait des personnages de l’intérieur du palais et des événements.

Ceci conduit naturellement à donner la mécanique extérieure du journalier du roi et de la reine d’Espagne, parce que rien n’influe tant sur le grand et le petit que cette mécanique des souverains. C’est ce qu’une expérience continuelle apprend à ceux qui sont initiés dans l’intérieur par la faveur ou par les affaires, et à ceux des dehors assez en confiance avec ces initiés pour qu’ils leur parlent librement. Je dirai, en passant, par l’expérience que j’ai faite vingt ans durant, et plus en l’une et en l’autre manière, que cette connoissance est une des meilleures clefs de toutes les autres, et qu’elle manque toujours aux histoires, souvent aux mémoires, dont les plus intéressants et les plus instructifs le seroient bien davantage s’ils avoient moins négligé cette partie, que qui n’en connoît pas le prix, regarde comme une bagatelle indigne d’entrer dans un récit. Toutefois suis-je bien assuré qu’il n’est point de ministre d’État, de favori, de ce peu de gens qui de tous étages se trouvent initiés dans l’intérieur des souverains par le service nécessaire de leurs emplois ou de leurs charges, qui ne soit en tout de mon sentiment là-dessus.

La reine, arrivant en Espagne, ne songea qu’à remplir seule auprès du roi le vide qu’y laissoit l’expulsion qu’elle venoit de faire de la princesse des Ursins ; et le roi, impatient par tempérament d’avoir une épouse, retenu qu’il étoit par sa conscience de trouver ailleurs, lui donna là-dessus tout le jeu qu’elle pouvoit désirer ; mais accoutumé au tête-à-tête continuel, tout au plus au tiers, la reine n’eut pas à choisir. Son peu de connoissance lui fit bientôt admettre entre eux deux Albéroni, qui étoit le seul homme qu’elle connût, et qui, uni de même intérêt qu’elle par être Parmesan et ambitieux, étoit son conseil unique depuis leur départ de Parme, et le seul qu’elle pût avoir en Espagne, au moins dans les commencements. Il devint donc bientôt avec le roi et cette reine ce que Mme des Ursins avoit été avec l’autre reine, avec la différence du sexe, qui en ôta le ridicule, et qui le rendit capable du nom comme du pouvoir de premier ministre, et enfin de la dignité de cardinal. Pour arriver à ces grandes choses, il suivit le plan dont la princesse des Ursins s’étoit si bien trouvée, et dont les gens avisés qui peuvent tout sur les rois font tous, d’une façon ou d’une autre, un usage si utile pour eux, mais si détestable pour leurs maîtres et si pernicieux pour leurs États, leurs sujets, leur gouvernement. Albéroni n’eut, pour cela, rien à faire qu’à suivre le goût funeste que le roi avoit pris pour la prison où Mme des Ursins avoit su le renfermer peu à peu avec la reine, puis avec elle seule lorsqu’il devint veuf. La nouvelle reine et Albéroni suivirent la même route ; ils renfermèrent le roi entre eux deux seuls et le rendirent inaccessible à tout le reste de la nature. Albéroni chassé, la reine lassée d’avoir été si longtemps prisonnière, victime de sa propre ambition et de celle de cet Italien, tenta plusieurs fois d’élargir son esclavage, sans jamais y avoir pu réussir. L’habitude du roi étoit trop enracinée ; elle avoit passé en lui en une seconde nature, et la reine désespéra bientôt d’adoucir ses fers. Voici donc quelle étoit leur vie en tous lieux, en tout temps, en toute saison.

Le roi et la reine n’eurent jamais qu’un seul et même appartement et qu’un lit, tel que je l’ai décrit, lorsque je fus admis avec Maulevrier à les y voir, lorsque nous leur portâmes la nouvelle du départ de Paris de la future princesse des Asturies. Fièvres, maladie telle qu’elle pût être de part et d’autre, couches enfin, jamais une seule nuit de séparation ; et la feue reine, pourrie d’écrouelles, le roi ne découcha d’avec elle que peu de jours avant sa mort. Sur les neuf heures du matin le rideau étoit tiré par l’assafeta, suivie d’un seul valet intérieur françois portant un couvert et une écuelle qui étoit pleine d’un chaudeau. Hyghens, dans la convalescence de ma petite vérole, m’expliqua ce que c’est, et m’en fit faire un lui-même pour m’en faire goûter. C’est une mixtion légère de bouillon, de lait, de vin qui domine, d’un ou deux jaunes d’oeufs, de sucre, de cannelle et d’un peu de girofle. Cela est blanc, a le goût très fort avec un mélange de douceur. Je n’en ferois pas volontiers mon mets, mais il est pourtant vrai que cela n’est pas désagréable. On y met, quand on veut, des croûtes de pain et quelquefois grillées, et alors c’est une espèce de potage, autrement cela s’avale comme un bouillon ; et pour l’ordinaire, cette dernière façon de le prendre étoit, celle du roi d’Espagne. Cela est onctueux, mais fort chaud, et un restaurant singulièrement bon à réparer la nuit passée, et à préparer la prochaine.

Pendant que le roi faisoit ce court déjeuner, l’assafeta apportoit à la reine de quoi travailler en tapisserie, passoit des manteaux de lit à Leurs Majestés, et mettoit sur le lit partie des papiers qui se trouvoient sur les sièges prochains, puis se retiroit avec le valet et ce qu’il avoit apporté. Leurs Majestés faisoient alors leurs prières du matin. Grimaldo, sûr de l’heure, mais qui de plus étoit averti dans sa cavachuela au palais, montoit chez Leurs Majestés, et entroit. Quelquefois ils lui faisoient signe d’attendre en entrant, puis l’appeloient quand leur prière étoit finie, car il n’y avoit personne autre, et la chambre du lit étoit fort petite. Là Grimaldo étaloit ses papiers, tiroit de sa poche une écritoire et travailloit avec le roi et la reine, que sa tapisserie n’empêchoit pas de dire son avis. Ce travail duroit plus ou moins, selon les affaires ou quelque conversation. Grimaldo, en sortant avec ses papiers, trouvoit la pièce joignante vide, et un valet dans celle d’après, qui, le voyant passer, entroit dans la pièce vide, la traversoit et avertissoit l’assafeta, qui, sur-le-champ, venoit présenter au roi ses mules et sa robe de chambre, qui tout de suite passoit seul la pièce vide, et entroit dans un cabinet où il s’habilloit, servi par trois valets françois intérieurs, toujours les mêmes, et par le duc del Arco ou le marquis de Santa-Cruz, et souvent par tous les deux, sans que jamais qui que ce soit autre entrât à ce lever. Lorsqu’il étoit tout à fait à sa fin, un de ces valets alloit appeler le P. Daubenton dans le salon des miroirs, qui venoit trouver le roi dans ce cabinet, d’où, sur-le-champ, les valets susdits emportoient à la fois les débris du lever, et ne rentroient plus. Si le roi faisoit un signe de la tête à ces deux seigneurs, après la sortie des valets, ils sortoient aussi ; mais cela n’arrivoit que quelquefois, et ils restoient se tenant vers la porte, et le roi parloit dans la fenêtre au P. Daubenton.

La reine, dès que le roi étoit passé à son lever, se chaussoit seule avec l’assafeta, qui lui donnoit sa robe de chambre. C’étoit le seul moment où elle pouvoit parler seule à la reine et la reine à elle ; mais ce moment alloit au plus et non toujours à un demi-quart d’heure. Plus long, le roi l’auroit su, et auroit voulu savoir ce qui l’auroit allongé. La reine passoit cette pièce vide, et entroit dans un beau et grand cabinet où sa toilette l’attendoit. La camarera-mayor, deux dames du palais, deux señoras de honor tour à tour par semaine, et les caméristes étoient autour, quelquefois quelques dames du palais ou quelque señora de honor, qui n’étoient pas en semaine, mais rarement. Quand le roi avoit fini avec le P. Daubenton, et d’ordinaire cela étoit court, il alloit à la toilette de la reine, suivi des deux seigneurs, qui, pendant sa conversation avec le P. Daubenton, l’attendoient à la porte du cabinet, soit en dedans, soit en dehors. Les infants venoient aussi à la toilette où il n’entroit avec eux que leurs gouverneurs et, depuis le mariage du prince des Asturies, la princesse des Asturies, le duc de Popoli et la duchesse de Monteillano, quelquefois une dame du palais aussi de la princesse. Le cardinal Borgia avoit cette privance, et s’en servoit souvent. Le marquis de Villena l’avoit aussi, mais fâché d’être réduit à celle-là, et privé de toutes celles que de droit lui donnoit sa charge, il n’en usait presque jamais. La chasse, les voyages, les beaux habits du roi et des infants étoient la matière de la conversation. Par-ci, par-là, quelque petit avis de réprimande de la reine à ses dames sur l’assiduité de leur service, ou sur leurs commerces, ou sûr la dévotion, car elle les tenoit fort de court pour ne pas voir grand monde et sur le choix de leur commerce ; et pour être bien avec elle, il falloit moucher souvent, n’être pas trop longtemps en couche ni souvent incommodée, surtout faire ses dévotions tous les huit jours. Souvent aussi le cardinal Borgia défrayoit la toilette par les plaisanteries qu’on lui faisoit, et auxquelles il donnoit lieu. Cette toilette duroit bien trois quarts d’heure, le roi debout, et tout ce qui y était.

Tandis qu’on en sortoit, le roi venoit entrebâiller la porte du salon des miroirs dans le salon qui est entre celui-là et le salon des grands, où la cour se rassembloit, et là donnoit l’ordre à ceux qui, en très petit nombre, avoient à le prendre, puis alloit retrouver la reine dans cette pièce que j’ai tout à l’heure ’appelée si souvent vide. C’étoit là l’heure des audiences particulières des ministres étrangers et des seigneurs ou autres sujets qui l’obtenoient. Ministres étrangers et sujets s’adressoient à La Roche pour la demander. Il prenoit l’ordre du roi, les faisoit avertir, et les introduisoit l’un après l’autre, sans demeurer avec eux dans le salon des miroirs où le roi la donnoit toujours.

Une fois la semaine, le lundi, il y avoit audience publique, qui est une pratique qu’on ne peut trop louer, quand on ne la corrompt pas. Le roi, au lieu d’entrebâiller la porte dont je viens de parler, l’ouvroit, donnoit l’ordre sur le pas de la porte, et tout de suite traversoit tous ses appartements au milieu de sa cour, ces jours-là assez nombreuse, jusqu’à la pièce de l’audience publique des ambassadeurs et de la couverture des grands. Tous s’y rangent comme en ces occasions, dont j’ai décrit l’assiette et la cérémonie ailleurs. Mais en celle-ci le roi s’assied dans un fauteuil avec une table, une écritoire et du papier à sa droite. Il se couvre et tous les grands. Alors La Roche, qui a une liste à la main, ouvre la porte opposée à celle par où le roi et sa cour est entrée, et appelle à haute voix le premier qui se trouve sur la liste. Celui-là entre, fait au roi une profonde révérence en entrant, une au milieu, puis se met à genoux devant le roi, excepté les prêtres qui ôtent leur calotte, et font une génuflexion en abordant le roi et en se retirant, et parlent debout, mais baissés. C’est le roi qui à leur génuflexion les fait relever : tout autre demeure et parle à genoux, jusqu’à ce qu’il se retire. On parle au roi tant qu’on veut, de qui on veut et comme on veut, et on lui donne par écrit ce qu’on veut. Mais les Espagnols ne ressemblent en rien aux François ; ils sont mesurés, discrets, respectueux, courts. Celui-là ayant fini, se relève, baise la main au roi, fait une profonde révérence, et se retire, sans en faire d’autres, par où il est entré. Alors La Roche appelle le second, et ainsi tant qu’il y en a.

Lorsque quelqu’un veut parler au roi tête à tête, et qu’il est bien connu, cela ne se refuse point, et après avoir été appelé, La Roche se tourne sans bouger vers les grands, et dit du même ton qu’il a appelé : « C’est une audience secrète. » Alors les grands se découvrent, passent promptement devant le roi avec une révérence, et se retirent par la porte par où ils sont entrés, dans la pièce voisine. Le capitaine des gardes tient cette porte, la tête un peu en dehors pour voir toujours le roi et celui qui lui parle, qui est seul dans la pièce où il ne reste personne que le roi et lui. Dès qu’il se lève, le capitaine des gardes le voit, rentre et tous aussi comme ils étoient sortis, et se remettent où ils étoient. Je n’ai point vu d’audience publique sans audiences secrètes, et quelquefois deux et trois. Dans le peu que je fus à Madrid avant le mariage, les grands me prièrent de m’y trouver comme duc et ayant les mêmes honneurs qu’eux, et j’y fus. Au retour du mariage, j’y eus double droit, comme duc et pair de France et comme grand d’Espagne. Mon second fils s’y trouva aussi avec moi, après sa couverture. Quand tout est fini, on reconduit le roi comme on l’avoit accompagné. Venant et retournant dans le palais, en quelque temps ou occasion que ce fût, le roi ne se couvroit jamais. C’étoit aussi le temps des audiences publiques des ambassadeurs et de la couverture des grands.

Cette même heure est aussi celle où le conseil de Castille vient au palais rendre compte au roi des jugements qu’il a rendus dans la semaine. Je crois avoir expliqué ce qui s’y passe et comment : ainsi je ne le répéterai pas. Ce temps, avec le court travail qui le suit, dans une des autres pièces, entre le roi et le gouverneur du conseil de Castille dure au plus une heure et demie, mais rarement, et l’audience publique rarement trois quarts d’heure. Ce sont des temps d’autant plus précieux pour la reine qu’elle n’avoit que ceux-là dans la semaine, encore quand le roi étoit au palais ou au Retiro ; car hors de Madrid, il n’y avoit jamais d’audience du conseil de Castille ni d’audience publique. Ainsi à l’Escurial, à Balsaïm de mon temps, à Saint-Ildephonse depuis, au Pardo, à Aranjuez, la reine n’avoit exactement et précisément à elle que le temps de sa chaussure en sortant du lit.

J’oubliois d’ajouter que tout ce qui n’est pas ce qu’on appeloit autrefois en France, mais non à présent, gens de qualité ou militaire fort distingué, vont tous à ces audiences publiques. Il s’y amasse des placets et des mémoires que le roi reçoit et jette à mesure sur la table, et que La Roche porte après lui dans l’appartement intérieur ; mais il y en a toujours quelques-uns que le roi mettoit dans sa poche ou emportoit dans sa main. C’est ce qu’étoient nos placets dans l’origine, qui sont tombés, comme on les voit, et comme je ne les ai jamais vus autrement que pendant la régence.

Le roi rentré tout droit auprès de la reine, ou après s’être amusé avec elle seule, s’il n’y a point d’audience, alloit à la messe avec elle, ce même intérieur de la toilette, et le capitaine des gardes en quartier de plus. Le chemin se faisoit tout dans l’intérieur jusque dans la tribune, dans laquelle il y avoit un autel, où on leur disoit la messe, et où ils communioient tous deux ensemble et jamais séparément, et ordinairement tous les huit jours, et alors ils y entendoient une seconde messe. Quand le roi se confessoit, c’étoit après son lever, avant d’aller à la toilette de la reine. S’il étoit jour de tenir chapelle, c’étoit à la même heure ; la reine alloit par l’intérieur dans la tribune, et le roi avec sa cour à travers les appartements. Le marquis de Santa-Cruz et le duc del Arco avoient tant d’assiduité qu’ils n’alloient guère ni à la tribune ni aux chapelles, mais quelquefois le marquis de Villena à la tribune, quand il n’y avoit pas chapelle, et qu’il vouloit parler au roi, comme sa charge, toute mutilée qu’elle étoit, l’y obligeoit assez souvent.

Au retour de la messe, ou fort peu après, on servoit le dîner. J’en ai expliqué les différents services des dames de la reine. Nul n’y entroit que ce qui entroit à la toilette. Le dîner étoit toujours de chez la reine, ainsi que le souper, et cela partout, mais le roi et la reine avoient chacun leurs plats ; le roi peu, la reine beaucoup : c’est qu’elle aimoit à manger et qu’elle mangeoit de tout, et le roi toujours des mêmes choses. Un potage uni, des chapons, poulets, pigeons bouillis et rôtis, et toujours une longe de veau rôtie ; ni fruit, ni salade, ni fromage, rarement quelque pâtisserie, jamais maigre, souvent des neufs ou frais ou en diverses façons, et ne buvoit que du vin de Champagne, ainsi que la reine. Le dîner fini, ils prioient Dieu ensemble. S’il arrivoit quelque chose de pressé, Grimaldo venoit leur en rendre un compte sommaire.

Environ une heure après le dîner, ils sortoient par un endroit public de l’appartement, mais court, et par un petit escalier alloient monter en carrosse, et au retour revenoient par le même chemin. Les seigneurs qui fréquentoient un peu familièrement la cour se trouvoient, tantôt les uns, tantôt les autres, à ce passage, ou lés suivoient à leurs carrosses. Très souvent je les voyois à ces passages allant ou revenant. La reine y disoit toujours quelque mot honnête à ce qui s’y trouvoit. Je parlerai ailleurs de la chasse, toujours la même, où ils alloient tous les jours, et du Mail et de l’Atocha, certains dimanches ou fêtes qu’ils y alloient sans cérémonie.

Au retour de la chasse le roi donnoit l’ordre en rentrant. S’ils n’avoient pas fait collation dans leur carrosse, ils la faisoient en arrivant. C’étoit, pour le roi, un morceau de pain, un grand biscuit, de l’eau et du vin ; et pour la reine, de la pâtisserie et des fruits, dans la saison ; quelquefois du fromage. Le prince et la princesse des Asturies, et les infants, suivis comme à la toilette, les attendoient dans l’appartement intérieur. Cette compagnie se retiroit en moins de demi-quart d’heure. Grimaldo montoit et travailloit, et ordinairement longtemps ; c’étoit le temps du vrai travail. Quand la reine avoit à se confesser, c’étoit là l’heure. Outre ce qui regardoit la confession, elle et son confesseur n’avoient pas le temps de se parler. Le cabinet où elle étoit avec lui étoit contigu à la pièce où étoit le roi qui, quand il trouvoit la confession trop longue, venoit ouvrir la porte et l’appeloit. Grimaldo sorti, ils se mettoient ensemble en prières, ou quelquefois en lectures spirituelles jusqu’au souper. Il étoit en tout servi comme le dîner. Il y avoit à l’un et à l’autre beaucoup plus de plats à la française qu’à l’espagnole ni même qu’à l’italienne.

Après souper, la conversation ou la prière tête à tête les conduisoit à l’heure du coucher, où tout se passoit comme au lever, excepté qu’à la toilette de la reine le prince, ni la princesse des Asturies, ni les infants, ni le cardinal Borgia n’y alloient point. Enfin Leurs Majestés Catholiques n’avoient jamais partout que la même garde-robe, et leurs deux chaises percées étoient à côté l’une de l’autre dans toutes leurs maisons.

Ces journées si uniformes étoient les mêmes dans tous les lieux et même dans les voyages, et le même tête-à-tête partout. Les journées de voyage étoient si petites que le temps qui se donnoit à la chasse de tous les jours suffisoit pour aller d’un lieu dans un autre, et tout le reste se passoit dans les maisons où Leurs Majestés Catholiques logeoient sur la route tout comme si elles étoient dans leur palais. Je parle ici du voyage de Lerma et de ceux qui se sont faits depuis mon retour. À l’égard de ceux de l’Escurial, de Balsaïm, d’Aranjuez, tous à peu près de la même longueur, mais trop courts pour coucher en chemin, tout s’avançoit peu à peu dans la matinée l’un sur l’autre d’une heure. Le départ étoit au sortir de table, et l’arrivée quelque temps avant l’heure de souper. En carrosse, soit pour la chasse, soit en voyage, toujours Leurs majestés tête à tête dans un grand carrosse de la reine à sept glaces, et la housse de velours rouge clouée comme ici.

Pour ne rien omettre, il faut ajouter que la reine avoit encore à elle seule les premières et dernières audiences de cérémonie des ambassadeurs, et les couvertures des grands. Mais comme ces ambassadeurs et ces grands alloient toujours de chez le roi immédiatement chez elle, elle s’y préparoit, en les attendant, au milieu de ses dames et des autres dames qui n’avoient que ces occasions de venir au palais, et de lui faire leur cour ; car pour les bals publics et les comédies, il n’y en avoit point au palais sans des occasions extraordinaires et fort rares.

À l’égard des audiences particulières des ministres étrangers ou des seigneurs, elles ne se donnoient jamais qu’en présence de la reine, soit qu’elle y demeurât à côté du roi, soit qu’elle se retirât un peu à l’écart dans la même pièce. Aussi n’arrivoit-il guère que ceux qui avoient ces audiences laissassent écarter la reine. On connoissoit quel étoit son pouvoir sur le roi, et son influence dans toutes les affaires et les grâces, et ils étoient bien certains que si la reine s’étoit écartée, lorsqu’ils parloient au roi, ils étoient cependant bien examinés par la reine, et qu’ils n’étoient pas plus tôt retirés, qu’elle apprenoit du roi tout ce qu’ils lui avoient dit, et ce qu’il leur avoit répondu, qui n’étoit jamais rien de précis sur quoi que ce fût, parce qu’il vouloit toujours avoir le temps de consulter la reine et Grimaldo.

Si ce détail des journées paroît long et petit, c’est qu’il est incroyable à qui ne l’a vu dans sa précision et son unisson, toujours et partout les mêmes. C’est qu’un tête-à-tête jour et nuit si continuel, et si momentanément et rarement interrompu, semble avec raison insoutenable. C’est l’influence entière que ce tête-à-tête insupportable portoit sur toutes les affaires de l’État et sur celles des particuliers, c’est la démonstration nécessaire de ne pouvoir jamais, quel que l’on fût, parler au roi sans la reine, ni pareillement à la reine sans le roi, dont tous deux avoient réciproquement une jalousie extrême l’un à l’égard de l’autre ; c’est enfin ce qui rendoit l’assafeta si nécessaire pour faire passer à la reine seule ce qu’on vouloit dans le moment de sa chaussure, et dans les temps de l’audience publique et de l’audience du conseil de Castille, qui n’étoit jamais que dans Madrid, et qui étoient les seuls où la reine pouvoit parler à quelqu’un du dehors, qui en prenant bien juste ses mesures pouvoit être secrètement introduit par l’assafeta en lieu où la reine pût venir. C’est à quoi elle-même ne se jouoit guère, dans la frayeur de la découverte et des suites. Mais au moins pouvoit-elle dans ces courts, rares et précieux moments, recevoir et lire des lettres et des mémoires, et en écrire elle-même. Mais on peut juger avec quelle précipitation et avec quel soin de ne garder aucun papier.

Philippe V n’étoit pas né avec des lumières supérieures, ni avec rien de ce qu’on appelle de l’imagination. Il étoit froid, silencieux, triste, sobre, touché d’aucun plaisir que de la chasse, craignant le monde, se craignant soi-même, produisant peu, solitaire et enfermé par goût et par habitude, rarement touché d’autrui, du bon sens néanmoins et droit, et comprenant assez bien les choses, opiniâtre quand il s’y mettoit, et souvent alors sans pouvoir être ramené, et néanmoins parfaitement facile à être entraîné et gouverné.

Il sentoit peu. Dans ses campagnes, il se laissoit mettre où on le plaçoit, sous un feu vif sans en être ébranlé le moins du monde, et s’y amusant à examiner si quelqu’un avoit peur. À couvert et en éloignement du danger tout de même, sans penser que sa gloire en pouvoit souffrir. En tout, il aimoit à faire la guerre, avec la même indifférence d’y aller ou de n’y aller pas, et présent ou absent, laissoit tout faire aux généraux sans y mettre rien du sien. Il étoit extrêmement glorieux, ne pouvoit souffrir de résistance dans aucune de ses entreprises ; et ce qui me fit juger qu’il aimoit les louanges, c’est que la reine le louoit sans cesse et jusqu’à sa figure, et à me demander un jour à la fin d’une audience, qui s’étoit tournée en conversation, si je ne le trouvois pas fort beau et plus beau que tout ce que je connoissois. Sa piété n’étoit que coutume, scrupules, frayeurs, petites observances, sans connoître du tout la religion, le pape une divinité quand il ne le choquoit pas, enfin la douce écorce des jésuites pour lesquels il étoit passionné. Quoique sa santé frit très bonne, il se tâtoit toujours, il craignoit toujours pour elle. Un médecin tel que celui que Louis XI enrichit tant à la fin de sa vie, un maître Coctier, auroit fait auprès de lui un riche et puissant personnage : heureusement le sien étoit solidement homme de bien et d’honneur, et celui qui lui succéda depuis tout à la reine et tenu de court par elle.

Philippe V avoit moins de peine à bien parler que de paresse et de défiance de lui-même. C’est ce qui le rendoit si retenu et si rare à entrer le moins du monde dans la conversation, qu’il laissoit tenir à la reine avec ce qui les suivoit au Mail ou dans les audiences particulières, et qu’il la laissoit aussi parler aux uns et aux autres en passant, sans presque jamais leur rien dire : d’ailleurs c’étoit l’homme du monde qui remarquoit mieux les défauts et les ridicules, et qui en faisoit un conte le mieux dit et le plus plaisant. J’en dirai peut-être bientôt quelque chose. On a vu avec quelle dignité et quelle justesse il me répondit à mon audience solennelle, et avec quel discernement de paroles et de ton sur l’un et l’autre mariage, et cela seul montre bien qu’il savoit s’énoncer parfaitement, mais qu’il n’en vouloit presque jamais prendre la peine. À la fin, je l’avois un peu apprivoisé, et, dans mes audiences qui se tournoient toujours en conversation, je l’ai plusieurs fois ouï parler et raisonner bien ; mais où il y avoit du monde, ordinairement il ne me disoit qu’un mot qui étoit une question courte ou quelque chose de semblable, et n’entroit jamais dans aucune conversation.

Il étoit bon, facile à servir, familier avec l’intérieur, quelquefois même au dehors avec quelques seigneurs. L’amour de la France lui sortoit de partout. Il conservoit une grande reconnoissance et vénération pour le feu roi, et de la tendresse pour feu Monseigneur, surtout pour feu Mgr le Dauphin, son frère, de la perte du quel il ne pouvoit se consoler. Je ne lui ai rien remarqué sur pas un autre de la famille royale que pour le roi, et [il] ne s’est jamais informé à moi de qui que ce soit de la cour que de la seule duchesse de Beauvilliers, et avec amitié.

On a peine à comprendre ses scrupules sur sa couronne, et de les concilier avec cet esprit de retour, en cas de malheur, à la couronne de ses pères, à laquelle il avoit si solennellement renoncé, et plus d’une fois. C’est qu’il ne pouvoit s’ôter de la tête la force des renonciations de la reine en épousant le feu roi, et de toutes les précautions possibles dont on les avoit affermies, et en même temps il ne pouvoit comprendre que Charles II eût été en droit et en pouvoir de disposer par son testament d’une monarchie dont il n’étoit qu’usufruitier, et non pas propriétaire, comme l’est un particulier de ses acquêts dont il est libre de disposer. Voilà sur quoi le P. Daubenton avoit eu sans cesse à le combattre ; il se croyoit usurpateur. Dans cette pensée, il nourrissoit cet esprit de retour en France, et par en préférer la couronne et le séjour, et peut-être plus encore pour finir ses scrupules en abandonnant l’Espagne. On ne peut pas se cacher que tout cela ne fût fort mal arrangé dans sa tête, mais le fait est que cela l’étoit ainsi, et que l’impossibilité seule s’est opposée à un abandon auquel il croyoit être obligé, et qui eut une part très principale en l’abdication qu’il fit et qu’il méditoit dès avant que j’allasse en Espagne, quoiqu’il laissât sa couronne à son fils. C’étoit bien la même usurpation à ses yeux, mais enfin ne pouvant là-dessus ce qu’il eût voulu par scrupule, il se contentoit au moins en faisant de soi ce qu’il pouvoit en l’abdiquant. Ce fut encore ce qui lui fit tant de peine à la reprendre à la mort de son fils, malgré l’ennui qu’il avoit essuyé, et le dépit, fréquent de n’être pas assez consulté, et ses avis suivis par son fils et par ses ministres. On peut bien croire que ce prince ne m’a jamais parlé de cette délicate matière, mais je n’en ai pas été moins bien informé d’ailleurs. Pour entre Grimaldo et moi, il ne s’est jamais dit une seule parole qui pût y avoir le moindre rapport.

La reine n’avoit pas moins de désir d’abandonner l’Espagne qu’elle haïssait, et de venir régner en France, si malheur y fût arrivé, où elle espéroit mener une vie moins enfermée et bien plus agréable. Cela s’est bien vu d’elle surtout et de son Albéroni, dans les morceaux d’affaires étrangères que j’ai donnés ici de M. de Torcy.

Parmi tout ce que je viens de dire, il ne laisse pas d’être très vrai que Philippe V étoit peu peiné des guerres qu’il faisoit, qu’il aimoit les entreprises, et que sa passion étoit d’être respecté et redouté, et de figurer grandement en Europe.

La reine avoit été élevée fort durement dans un grenier du palais de Parme, par la duchesse sa mère, qui ne lui avoit pas laissé voir le jour, et qui depuis la conclusion de son prodigieux mariage ne l’avoit laissé voir que le moins qu’elle avoit pu, et jamais que sous ses yeux. Cette extrême sévérité n’avoit pas réussi auprès de la reine, dont le mariage ne réconcilia pas son tueur avec une mère, sœur de l’impératrice, veuve de l’empereur Léopold, et Autrichienne elle-même jusque dans les moelles. Ainsi il ne resta entre la fille et la mère que des dehors de bienséance, souvent assaisonnés d’aigreur. Il n’en étoit pas de même entre la reine et le duc de Parme, frère et successeur de son père, et second mari de sa mère. Ce prince l’avoit toujours traitée avec amitié et considération, et tâché d’adoucir à son égard l’humeur farouche de sa mère. Aussi la reine aima toujours tendrement le duc de Parme, dont elle porta sans cesse les intérêts et même les désirs avec la plus grande chaleur ; et le crédit de ce prince auprès d’elle étoit le plus sûr et le plus fort qu’on y pût employer.

Elle aimoit, protégeoit et avançoit tant qu’il lui étoit possible les Parmesans ; elle avoit un foible pour eux bien connu d’Albéroni, et qu’il redoutoit sur toutes choses, comme on l’a vu dans ce qui a été donné ici de M. de Torcy. Scotti, d’une des premières maisons de Parme, car il y a d’autres Scotti qui n’en sont pas, et qui sont peu de chose, étoit venu à Madrid chargé des affaires du duc de Parme, lorsque Albéroni s’en défit et devint premier ministre. Scotti étoit toujours demeuré â Madrid sous la protection de la reine, qui se moquoit de lui la première, et qui une fois ou deux me laissa très bien entendre le peu de cas qu’elle en faisoit, en quoi elle étoit imitée de toute la cour, qui néanmoins lui témoignoit des égards à cause de l’affection sans estime de la reine. En effet, c’étoit un grand et gros homme, fort lourd, dont l’épaisseur se montroit en tout ce qu’il disoit et faisoit ; bon homme et honnête homme d’ailleurs, mais parfaitement incapable. Personne n’en étoit si persuadé que la reine, mais il étoit Parmesan et d’une des premières maisons sujettes du duc de Parme, et cela lui suffit pour faire à la longue et faute de concurrents du même pays, la haute fortune où il est à la fin parvenu par la bienveillance de la reine, sans néanmoins qu’elle ait jamais fait de lui le moindre cas. Elle l’a fait gouverneur du dernier des infants, lui a valu la Toison d’or, enfin la grandesse, et pour couronner tout, après l’avoir extrêmement enrichi, de fort pauvre qu’il étoit, l’ordre du Saint-Esprit.

Après l’explication préalable sur la tendresse de la reine pour son oncle et pour sa patrie, et sa façon d’être avec la duchesse sa mère, il faut venir à quelque chose de plus particulier. Cette princesse étoit née avec beaucoup d’esprit et avec toutes les grâces naturelles que l’esprit savoit gouverner. Le sens, la réflexion, la conduite, savoient se servir de son esprit et l’employer à propos, et tirer de ses grâces tout le parti possible. Oui l’a connue est toujours dans le dernier étonnement comment l’esprit et le sens ont pu suppléer autant qu’ils ont fait en elle à la connoissance du monde, des affaires et des personnes, dont le grenier de Parme et le perpétuel tête-à-tête d’Espagne l’ont toujours empêchée de pouvoir s’instruire véritablement. Aussi ne peut-on disconvenir de la perspicacité qui étoit en elle, qui lui faisoit saisir du vrai côté tout ce qu’elle pouvoit apercevoir en gens et en choses, et ce don singulier auroit eu en elle toute sa perfection si l’humeur ne s’en fût jamais mêlée ; mais elle en avoit, et il faut avouer qu’à la vie qu’elle menoit on en auroit eu à moins. Elle sentoit ses talents et ses forces, mais sans cette fatuité d’étalage et d’orgueil qui les affaiblit et les rend ridicules. Son courant étoit simple, uni, même avec une gaieté naturelle qui étinceloit à travers la gêne éternelle de sa vie ; et quoique avec l’humeur, et quelquefois l’aigreur que cette contrainte sans relâche lui donnoit, c’étoit une femme qui ne prétendoit à rien plus dans le courant ordinaire, et qui y étoit véritablement charmante.

Arrivée en Espagne, sûre d’en chasser d’abord la princesse des Ursins, et avec le projet de la remplacer dans le gouvernement, elle le saisit d’abord et s’en empara si bien, ainsi que de l’esprit du roi, qu’elle disposa bientôt de l’un et de l’autre. Sur les affaires, rien ne lui pouvoit être caché. Le roi ne travailloit jamais qu’en sa présence. Tout ce qu’il voyoit seul, elle le lisoit et en raisonnoit avec lui. Elle étoit toujours présente à toutes les audiences particulières qu’il donnoit, soit à ses sujets, soit aux ministres étrangers, comme on l’a déjà expliqué ci-dessus, en sorte que rien ne pouvoit lui échapper du côté des affaires ni des grâces. De celui du roi, ce tête-à-tête éternel que jour et nuit elle avoit avec lui, lui donnoit tout lieu de le connoître, et, pour ainsi dire, de le savoir par cœur. Elle voyoit donc à revers les temps des insinuations préparatoires, leurs succès, les résistances, lorsqu’il s’en trouvoit, leurs causes et les façons de les exténuer, les moyens de ployer pour revenir après, ceux de tenir ferme et d’emporter de force. Tous ces manèges lui étoient nécessaires, quelque crédit qu’elle eût ; et si on l’ose dire, le tempérament du roi étoit pour elle la pièce la plus forte, et elle y avoit quelquefois recours. Alors les refus nocturnes excitoient des tempêtes. Le roi crioit et menaçoit, par-ci, par-là passoit outre ; elle tenoit ferme, pleuroit et quelquefois se défendoit. Le matin tout étoit en orage ; le très petit et intime intérieur agissoit envers l’un et envers l’autre sans pénétrer souvent ce qui l’avoit excité. La paix se consommoit la nuit suivante, et il étoit rare que ce ne fût à l’avantage de la reine qui emportoit sur le roi ce qu’elle avoit voulu.

Il arriva une querelle de cette sorte pendant que j’étois à Madrid, qui fut même poussée fort loin. J’en fus instruit par le chevalier Bourck et par Sartine qui l’étoient eux-mêmes par l’assafeta, et dans un détail que je n’ai pas oublié, mais que je ne rendrai pas. Ils me voulurent persuader de m’en mêler, et que l’assafeta les avoit chargés de m’en presser. Je me mis à rire et les assurai que je me garderois bien de suivre ce conseil, et même de laisser apercevoir à personne que j’eusse la moindre connoissance de ce qu’ils venoient de me raconter.

Ainsi la vie de la reine étoit également contrainte et agitée au delà de tout ce qui s’en peut imaginer ; et quelque grand que fût son pouvoir, elle le devoit à tant d’art, de souplesses, de manèges, de patience, que ce n’est point trop dire, quelque étendu qu’il fût, qu’elle [le] payoit beaucoup trop chèrement. Mais elle étoit si vive, si active, si décidée, si arrêtée, si véhémente dans ses volontés, et ses intérêts lui étoffent si chers et lui paraissoient si grands, que rien ne lui coûtoit pour arriver où elle tendoit. Son premier objet fut de se mettre à couvert par tous les moyens possibles du dénuement et de [la] tristesse de la vie d’une reine d’Espagne, veuve, et de ce qui lui pourroit arriver de la part du fils et successeur du roi, qui n’étoit pas le sien.

D’autres objets ne tardèrent pas à se joindre à celui-là, et à le rendre moins difficile. Elle eut plusieurs princes, et dès lors elle tourna toutes ses pensées à en faire un souverain indépendant pendant la vie du roi, chez qui, après sa mort, elle pût se retirer et commander. Pour arriver à ce but que jour et nuit elle méditoit, il falloit tourner les affaires de manière à le faciliter, se faire des créatures, et leur procurer des places dont les fonctions et l’autorité la pussent aider. Ce fut aussi à quoi elle se tourna tout entière, et ce fut par les ouvertures vraies ou fausses que l’adroit Albéroni sut lui présenter qu’il se rendit tout à fait maître de son esprit, ce que ses successeurs Riperda et Patiño imitèrent depuis avec le même succès pour eux-mêmes.

Dans l’entre-deux d’Albéroni et de Riperda que j’étois à Madrid, et que Grimaldo étoit le seul qui travailloit avec le roi, elle n’avoit point de secours, parce que les impressions qu’Albéroni lui avoit données contre Grimaldo subsistoient dans son esprit, de façon qu’elle ne pouvoit lui confier son secret et se servir de lui. Ce secret toutefois étoit pénétré. Albéroni en furie de sa chute ne le lui avoit pas gardé ; mais elle se flattoit qu’un premier ministre chassé, et de la réputation que celui-là s’étoit si justement acquise partout, au dedans et dehors, n’en seroit pas cru à ses discours pleins de rage et de fiel. Mais elle étoit étrangement embarrassée, abandonnée ainsi à sa seule conduite. C’étoit aussi ce qui l’attachoit plus fortement à la cabale italienne, et qui, par cela même, donnoit aux Italiens plus de force, de vigueur et de crédit. Elle se piquoit d’avoir beaucoup d’égards pour le prince, et la princesse des Asturies, et de marquer des soins et de l’amitié aux enfants de la feue reine, ce qui changea bien quelque temps après mon retour ici. Enfin ces desseins de souveraineté pour ses enfants qui, du temps même d’Albéroni, étoient publics par tout ce qui s’étoit proposé et même traité là-dessus, malgré tout ce secret que la reine vouloit encore prétendre, ont été le pivot constant sur lequel ont roulé depuis toutes les affaires avec l’Espagne, ou qui y ont eu un rapport.

Mais ce qui les gâta sans cesse, et à tous égards, fut la contrainte continuelle des ministres étrangers et de ceux du roi d’Espagne, dont les premiers ne pouvoient lui parler, ni les autres travailler avec lui qu’en présence de la reine. Quoiqu’en usage de tout voir et de tout entendre, elle ne pouvoit en avoir assez appris par là pour discerner avec justesse ce qui l’éloignoit ou l’approchoit de son but, ou ce qui y étoit étranger et indifférent, de sorte que ses méprises traversoient les propositions, les plans, les avis les plus raisonnables, et en soutenoient de tout contraires avec une âcreté qui imposoit absolument aux ministres espagnols, et qui faisoit perdre terre aux ministres étrangers, parce qu’ils sentoient bien que rien ne pouvoit réussir malgré elle.

Rien aussi n’a été plus funeste à l’Espagne que cette forcenerie d’établissements souverains pour les fils de la reine, et que cette impossibilité de traiter de rien qu’avec le roi et la reine ensemble. Elle avoit une telle peur de tout ce qui pouvoit croiser ses projets, et avoit une teinture d’affaires si superficielle, que tout ce qui se proposoit lui étoit suspect dès qu’il n’entroit pas dans son sens. Dès lors, elle le bargoit, et si quelquefois on la faisoit revenir, ce ne pouvoit être qu’avec des circuits, des ménagements, des longueurs qui gâtoient et bien souvent perdoient les affaires, en faisant manquer de précieuses occasions. Que si on eût pu l’entretenir seule avec un peu de loisir, elle avoit de l’esprit et du sens de reste pour bien entendre et discuter avec jugement, et on auroit été en état de la combattre avec succès, ce qui étoit impossible, le roi présent, parce qu’elle avoit tant de peur qu’il ne prit les impressions qu’on lui présentoit ; et qui lui entroient à elle dans la tête, comme l’éloignant de son but, qu’elle ne laissoit lieu à aucune explication, et barroit tout, et jusqu’à des choses qui facilitoient ses vues, parce qu’elle n’en comprenoit pas d’abord les suites et les conséquences, tellement que les ministres espagnols demeuroient tout courts dans la crainte de s’attirer sa disgrâce et de perdre leurs places, et les ministres étrangers enrayoient aussi dans la certitude de l’inutilité de pousser plus avant. C’est ce qui a fait un tort extrême et continuel aux affaires d’Espagne.

À l’égard dés choses intérieures d’Espagne et des grâces, elle n’étoit pars toujours maîtresse de les faire tourner comme elle vouloit, surtout les grâces, quoiqu’elle en emportât la plus nombreuse partie. Mais pour l’exclusion, elle ne la manquoit guère, quand elle la vouloit donner, et à force d’exclusions, elle arrivoit quelquefois à faire tomber la grâce sur qui elle ne l’avoit pu d’abord. Rien n’égaloit la finesse et le tour qu’elle savoit donner aux choses, et les adresses avec lesquelles elle savoit prendre le roi, et peu à peu l’affecter de ses goûts à elle et de ses aversions. Rarement alloit-elle de front, mais par des préparations éloignées, des contours et retours qu’elle poussoit ou retenoit à la boussole de l’air des réponses, de l’humeur du roi qu’elle avoit eu tout le temps de connoître sans s’y pouvoir tromper. Ses louanges, ses flatteries, ses complaisances étoient continuelles ; jamais l’ennui, jamais la pesanteur du fardeau ne se laissoit apercevoir. Dans ce qui étoit étranger à ses projets, le roi avoit toujours raison, quoi qu’il pût dire ou vouloir, et alloit sans cesse au devant de tout ce qui pouvoit lui plaire, avec un air si naturel qu’il sembloit que ce fût son goût à elle-même.

La chaîne toutefois étoit ’ si fortement tendue qu’elle ne quittoit jamais le côté gauche du roi. Je l’ai vue plusieurs fois au Mail, emportée des instants par un récit ou par la conversation, marcher un peu plus lentement que le roi et se trouver à quatre ou cinq pas en arrière, le roi se retourner, elle à l’instant même regagner son côté en deux sauts, et y continuer la conversation ou le récit commencé avec le peu de seigneurs qui la suivoient, et qui comme elle, et moi avec eux, regagnoient promptement aussi ce si peu de terrain qu’on avoit laissé perdre. Je parlerai du Mail à part tout â l’heure.

On voit aisément, par le détail des journées du roi et de la reine d’Espagne, qu’il ne restoit pas même vestige des anciennes étiquettes de cette cour, qu’elle étoit tombée à rien, et que les seigneurs n’avoient plus que des instants de passage à pouvoir se montrer, mais qu’il n’y en avoit plus aucun pour les dames, de conseil et de travail qu’avec un seul ministre, et que presque toutes les charges de la cour étoient anéanties, ainsi que la distinction des pièces par degrés de dignité, où chacun connoissoit et se tenoit dans sa mesure, et attendoit avec ses pareils à voir le roi. La charge de sommelier du corps, l’une des trois charges par excellence, et celle des gentilshommes de la chambre, sans autorité et sans fonction quelconque, n’étoient plus que des noms vains, et leurs clefs une montre entièrement inutile. Aussi plusieurs d’eux ne venoient guère au palais, et quoique le marquis de Montalègre, sommelier du corps, fût aussi capitaine des hallebardiers, rien n’étoit plus rare que de l’y rencontrer. Il ne restoit au majordome-major que l’honorifique de cette grande charge, encore borné à sa place auprès du roi, ou aux chapelles à la tête des grands, et l’autorité ’sur les provisions de bois, de charbon, des caves et des cuisines ; ces dernières encore fort diminuées, parce que le roi mangeoit toujours de chez la reine, et jamais de chez lui ; et il lui restoit encore quelques débris à l’égard des ordres pour les fêtes, encore assez bornés, quelques rares cérémonies, et sur lés logements dans les voyages, ce qui étoit encore plus rare, enfin sur là réception des ambassadeurs et des autres étrangers distingués à qui le roi en vouloit faire. Les majordomes de semaine étoient sous lui dans les mêmes privations. Le grand écuyer, seul des trois charges, n’avoit presque rien perdu, parce que toutes ses fonctions n’étoient que dans le dehors, et le premier écuyer de même. Le patriarche des Indes non plus, dont les fonctions ne s’étendoient que sur la chapelle, et à dire le benedicite ou les garces quand sans contrainte il se trouvoit au dîner du roi. Le capitaine des hallebardiers n’avoit jamais eu de fonction personnelle, comme a ici le capitaine des Cent-Suisses, sinon de prendre l’ordre, quand sans contrainte il se trouve quand le roi le donne. Les capitaines des gardes du corps et leurs compagnies, et les deux colonels des régiments des gardes, créés en même temps, eurent toujours le même service qu’ils ont ici.

Ce fut la princesse des Ursins qui peu [à peu] abolit les conseils où le roi assistoit, les étiquettes du palais et les fonctions des charges, pour tenir le roi enfermé avec la feue reine et elle, et ôter tout moyen de lui pouvoir parler et d’en approcher, et pareillement aux dames, à l’égard de la reine. Aussi prit-elle toujours bien garde au choix qu’elle faisoit des dames du palais, des señoras de honor et des caméristes, et ces deux dernières classes elle les avoit remplies tant qu’elle avoit pu d’Irlandaises et d’autres étrangères. Depuis Mme des Ursins, l’enfermerie du roi et [de] la nouvelle reine continua également, et les étiquettes et les charges ne se relevèrent plus. La camarera-mayor qui lui succéda, n’eut plus aucun particulier avec la reine, toujours enfermée avec le roi, et fut réduite comme le majordome-major de la reine à la toilette et aux repas.

Mais puisque je reparle ici des charges, je crois devoir réparer un oubli que je crois m’être échappé sur le grand et sur le premier écuyer. C’est que dès que le roi est dehors, s’il mange sur l’herbe ou dans un village, non pas en voyage, mais chasse ou promenade, s’il boit même seulement un coup, s’il veut se laver les mains, s’il prend un manteau ou un surtout, ou le quitte ; si même il change de chemise, et par conséquent se déshabille et se rhabille, le grand écuyer le sert et le premier écuyer, et celui-là ôte au sommelier du corps toutes ses fonctions, même en sa présence, et celui-ci de même aux gentilshommes de la chambre, non au sommelier, ce qui fait que le sommelier et les gentilshommes de la chambre ne sont pas curieux de suivre le roi dehors.

Parlons maintenant de la chasse, de l’Atocha et du Mail.




  1. Il s’agit de Louise-Marie-Gabrielle de Savoie, première femme de Philippe V ; elle était morte, comme on l’a vu plus haut, en 1714.