Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/4

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CHAPITRE IV.


Chasse. — L’Atoche. — Impudence monacale. — Le Mail. — Vie ordinaire de Madrid. — Recao ; ce que c’est. — Usage dans les visites. — Vie des gens employés dans les affaires. — Politesse et dignité des Espagnols. — Mesures pour la grandesse et la Toison. — Lettres de M. le duc d’Orléans au roi d’Espagne, et du cardinal Dubois à Grimaldo pour ma grandesse, d’une telle faiblesse, que Grimaldo ne voulut pas remettre au roi celle de M. le duc d’Orléans, ni lui parler de celle du cardinal Dubois.


La chasse étoit le plaisir du roi de tous les jours, et il falloit qu’il fût celui de la reine. Mais cette chasse étoit toujours la même. Leurs Majestés Catholiques me firent l’honneur, fort singulier, de m’ordonner de m’y trouver une fois, et j’y allai dans mon carrosse. Ainsi je l’ai bien vue, et qui en a vu une les a vues toutes. Les bêtes noires et rousses ne se rencontrent point dans les plaines. Il faut donc les chercher vers les montagnes, et ces pays sont trop âpres pour y courre le cerf, le sanglier et d’autres bêtes comme on fait ici et ailleurs. Les plaines mêmes sont si sèches, si dures, si pleines de crevasses profondes, qu’on n’aperçoit que de dessus le bord, que les meilleurs chiens courants ou lévriers seroient bientôt rendus après les lièvres, et auroient les pieds écorchés, même estropiés pour longtemps. D’ailleurs tout y est si plein d’herbes fortes que les chiens courants ne tireroient pas grand secours de leur nez. Tirer en volant, il y avoit longtemps que le roi avoit quitté cette chasse, et qu’il ne montoit, plus à cheval ; ainsi les chasses se bornoient à des battues.

Le duc del Arco, qui par sa charge de grand écuyer avoit l’intendance de toutes les chasses, choisissoit le lieu où le roi et la reine devoient aller. On y dressoit deux grandes feuillées, adossées l’une à l’autre, presque fermées, avec force espèce de fenêtres larges et ouvertes presque à hauteur d’appui. Le roi, la reine, le capitaine des gardes en quartier et le grand écuyer, et quatre chargeurs de fusils, étoient seuls dans la première, avec une vingtaine de fusils et de quoi les charger. Dans l’autre feuillée, le jour que je fus à la chasse, étoient le prince des Asturies venu dans son carrosse à part avec le duc de Popoli et le marquis del Surco, aussi dans cette feuillée le marquis de Santa-Cruz, le duc Giovenazzo, majordome-major et grand-écuyer de la reine, Valouse, deux ou trois officiers des gardes du corps et moi, force fusils, et quelques hommes pour les charger. Une seule dame du palais de jour suivoit tour à tour la reine, dans un autre carrosse, toute seule, duquel elle ne sortoit point, et y portoit pour sa consolation un livre et quelque ouvrage, car personne de la suite n’en approchoit. Leurs Majestés et cette suite faisoient le chemin à toutes jambes, avec des relais de gardes et de chevaux de carrosse, parce qu’il y avoit au moins trois ou quatre lieues à faire, qui valent au moins le double de celles de Paris à Versailles. On mettoit pied à terre aux feuillées, et aussitôt on emmenoit les carrosses, la pauvre damé du palais et tous les chevaux hors de toute vue, fort loin, de peur que ces équipages n’effarouchassent les animaux.

Deux, trois, quatre cents paysans commandés avoient fait dès la nuit des enceintes, et des huées dès le grand matin, au loin pour effrayer les animaux, les faire lever, les rassembler autant qu’il étoit possible, et les pousser doucement du côté des feuillées. Dans ces feuillées, il ne falloit pas remuer ni parler le moins du monde, ni qu’il y eût aucun habit voyant, et chacun y demeuroit debout, en silence. Cela dura bien une heure et demie d’attente, et ne me parut pas fort amusant. Enfin nous entendîmes de loin de grandes huées, et bientôt après nous vîmes des troupes d’animaux passer à reprise à la portée et à demi-portée de fusil de nous, et tout aussitôt le roi et la reine faire beau feu. Ce plaisir ou cette espèce de boucherie dura plus de demi-heure à voir passer, tuer, estropier cerfs, biches, chevreuils, sangliers, lièvres, loups, blaireaux, renards, fouines sans nombre. Il falloit laisser tirer le roi et la reine qui, assez souvent, permettoient au grand écuyer et au capitaine des gardes de tirer ; et comme nous ne savions de quelle main partoit le feu, il falloit attendre que celui de la feuillée du roi se fût tu, puis laisser tirer le prince, qui souvent n’avoit plus sur quoi, et nous encore moins. Je tuai pourtant un renard, à la vérité un peu plus tôt qu’il n’étoit à propos, dont un peu honteux, je fis des excuses au prince des Asturies, qui s’en mit à rire et la compagnie aussi, moi après à leur exemple, et tout cela fort poliment. À mesure que les paysans s’approchent et se resserrent, la chasse s’avance, et elle finit quand ils viennent tout près des feuillées, huant toujours, parce qu’il n’y a plus rien derrière eux. Alors les équipages reviennent, et les deux feuillées sortent et se joignent, on apporte les bêtes tuées devant le roi. On les charge après derrière les carrosses. Pendant tout cela, la conversation se fait, qui roule sur la chasse. On emporta ce jour-là une douzaine de bêtes et plus, et quelques lièvres, renards et fouines. La nuit nous prit peu après être partis des feuillées. Voilà le plaisir de Leurs Majestés Catholiques tous les jours ouvriers. Les paysans employés sont payés, et le roi leur fait donner encore quelque chose assez souvent, en montant en carrosse.

Notre-Dame d’Atocha ou l’Atoche, comme on l’appelle le plus ordinairement pour abréger, est une image miraculeuse de la sainte Vierge, dans la riche chapelle d’une église, d’ailleurs assez ordinaire, d’un vaste et superbe couvent de dominicains hors de Madrid, mais à moins d’une portée de fusil des dernières maisons, et joignant le bout du parc du palais du Buen-Retiro, qui enferme aussi un beau et grand monastère de hiéronymites, dont l’église sert de chapelle à ce palais, d’où on y va, à couvert, de partout, ainsi que dans le monastère. L’Atoche est tellement la grande dévotion de Madrid, et de toute la Castille, que c’est devant cette image que s’offrent les voeux, les prières, les remerciements publics pour les nécessités et les prospérités du royaume, et dans les cas de maladie périlleuse du roi et de sa guérison. Le roi n’entreprend jamais de vrai voyage, et cela depuis un temps immémorial, qu’il n’aille en cérémonie faire ses prières devant cette image, ce qui ne s’appelle point autrement qu’aller prendre congé de Notre-Dame d’Atocha, et y va de même dès qu’il est de retour. Les richesses de cette image en or, en pierreries, en dentelles, en étoffes somptueuses, sont prodigieuses. C’est toujours une des plus grandes et des plus riches dames qui a le titre de sa dame d’atours, et c’est un honneur fort recherché, quoique très cher, car il lui en coûte quarante mille livres et quelquefois cinquante mille tous les ans pour la fournir de dentelles et d’étoffes qui reviennent bientôt au profit du couvent. Je ne m’arrêterai pas aux réflexions sur ces dévotions. La duchesse d’Albe, qu’on a vue à Paris ambassadrice d’Espagne ; l’étoit alors. Je ne sais qui lui succéda dans cet emploi. Elle mourut peu de jours après mon arrivée à Madrid.

Il y a plusieurs jours, dimanches ou fêtes, quelquefois même des jours ouvriers de fêtes non fêtées, où il y a sur le soir un salut à l’Atoche, qui est fort fréquenté, et où le roi et la reine alloient souvent sans cérémonie par les de hors de Madrid, et sans entrer dans l’église ni dans le couvent. Il y a au dehors un médiocre corps de logis sans cour. On monte en dedans une quinzaine de marches, et on trouve trois pièces dont celle du milieu est la plus grande. Une longue tribune règne sur l’église dans laquelle on entre des deux secondes pièces. Celle du roi est séparée dans la même longueur par une cloison ; la famille royale et le service le plus indispensable s’y met ; dans l’autre toute leur suite ; ce qui est en charge médiocre demeure dans la pièce du milieu, et le bas domestique dans celle d’entrée, desquels tous va qui veut dans l’église ; en sorte que dans la tribune de la suite, il n’y entre qu’elle et le peu de seigneurs principaux courtisans, qui, les uns ou les autres y viennent faire leur cour, dont la plupart même ne sont pas dans cet usage. J’y allois presque toujours attendre Leurs Majestés un moment avant qu’elles arrivassent. Je n’y ai jamais vu qu’une douzaine, toujours les mêmes, de ceux qui n’y étoient pas obligés par leurs fonctions, et jamais plus de trois ou quatre à la fois. Les dames du palais et les señoras de honor y suivoient la reine, plusieurs, mais non pas toutes, et si la reine alloit de là au Mail, il n’en restoit qu’une dame du palais ; toutes les autres dames et la camarera-mayor s’en retournoient. Trois ou quatre dominicains, des premiers du couvent, y recevoient Leurs Majestés et les voyoient partir, qui leur disoient toujours quelque chose en s’arrêtant à eux, et à ceux qu’elles trouvoient dans ces pièces, avant d’entrer dans la tribune et en en sortant.

Je ne vis jamais moines si gros, si grands, si grossiers, si rogues. L’orgueil leur sortoit par les yeux et de toute leur contenance. La présence de Leurs Majestés ne l’affaiblissoit point, même en leur parlant ; je dis pour l’air, les manières, le ton, car ils ne parloient qu’espagnol que je n’entendois pas. Ce qui me surprit, à n’en pas croire mes yeux la première fois que je le vis, fut l’arrogance et l’effronterie jusqu’à la brutalité avec laquelle ces maîtres moines poussoient leurs coudes dans le nez de ces dames, et dans celui de la camarera-mayor comme des autres, qui, toutes à ce signal, leur faisoient une profonde révérence, baisoient humblement leurs manches, redoubloient après leurs révérences, sans que le moine branlât le moins du monde, qui rarement après leur disoit quelque mot d’un air audacieux, et sans marquer la civilité la plus légère, à quoi, lorsque cela arrivoit, ces dames répondoient le plus respectueusement du monde, à leur ton et à toute leur contenance. J’ai vu quelquefois quelque seigneur leur baiser aussi la manche, mais comme à la dérobée, d’un air honteux et pressé, mais jamais les moines la présenter à pas un d’eux. Quoique cette rare cérémonie se renouvelât toutes les fois que le roi alloit à l’Atoche, elle me surprit toujours, et je ne pus m’y accoutumer.

La tribune donnoit également en face de la chapelle de Notre-Dame et du grand autel ; le saint-sacrement étoit dans le tabernacle de l’un et de l’autre, et si alors il étoit exposé, ce qui n’arrivoit pas toujours, c’étoit à l’autel de Notre-Dame, très magnifiquement et avec une infinité de lumière. Il l’étoit fort haut ; et pour donner la bénédiction il descendoit et remontoit après par une machine cachée derrière l’autel. Cela me parut un peu machine d’opéra bien déplacée. Quand le saint-sacrement n’étoit pas exposé, il n’y avoit point de bénédiction. Les moines chantoient dans leur chœur, qu’on ne pouvoit voir, les litanies de la Vierge et d’autres prières d’un ton lent, triste et très lugubre, et cela duroit demi-heure ou trois quarts d’heure. Ce salut étoit très commode pour voir Leurs Majestés et leur faire sa cour.

De l’Atoche il étoit fort ordinaire que le roi entrât dans le pare du Retira, et il y étoit suivi par les mêmes qui s’étoient trouvés au salut. On mettoit pied à terre au Mail, beau, large, extrêmement long. Le roi y jouoit avec le grand et le premier écuyer, le marquis de Santa-Cruz ou quelque autre seigneur, et y jouoit toujours trois tours complets d’aller et venir, la reine toujours à son côté, et quand il le falloit [elle] changeoit de place pour être toujours à sa gauche. Ce Mail étoit extrêmement agréable par les charmes qu’elle y répandoit. Il n’y avoit que des seigneurs dans le Mail, et la dame du palais qui la suivoit ; tout le reste se tenoit des deux côtés sans y entrer. On suivoit le roi et la reine qui faisoit la conversation avec les uns et les autres, avec une aimable familiarité, et amusoit de temps en temps le roi par les plaisanteries qu’elle faisoit, dont Valouse s’embarrassoit fort ordinairement et en augmentoit la gaieté. Elle attaquoit fort aussi le duc del Arco, prenoit plaisir à le mettre aux mains avec Santa-Cruz, et faisoit en sorte qu’ils s’en disoient souvent de bonnes. Le grand écuyer ne laissoit pas de se rebecquer quelquefois contre la reine, librement, et plaisamment quelquefois. Si quelque joueur faisoit une pirouette ou quelque mauvais coup, c’étoit de rire et de lui tomber sur le corps, en sorte que ce temps du Mail paraissoit toujours trop court. Le roi, toujours grave, sourioit ; quelquefois un mot tout court et rare. Il jouoit très bien et de bonne grâce, et la reine l’admiroit fort. À la fin du dernier tour, les carrosses venoient au bout du Mail, et on s’en retournoit. De la mi-février à la mi-avril on laissoit reposer et repeupler les animaux ; il n’y avoit point de chasse, et le Mail allongé d’un peu de promenade, dans le même parc quelquefois, en remplissoit un peu le vide, presque tous les jours.

La vie de Madrid étoit de deux sortes pour les personnes sans occupation : celle des Espagnols et celle des étrangers, je dis étrangers établis en Espagne. Les Espagnols ne mangeoient point, paressoient chez eux, et avoient entre eux peu de commerce, encore moins avec les étrangers ; quelques conversations, par espèce de sociétés de cinq ou six chez l’un d’eux, mais à porte ouverte, s’il y venoit de hasard quelque autre. J’en ai trouvé quelquefois en faisant des visites. Ils demeuroient là trois heures ensemble à causer, presque jamais à jouer. On leur apportoit du chocolat, des biscuits, de la mousse de sucre, des eaux glacées, le tout à la main. Les dames espagnoles vivoient de même entre elles. Dans les beaux jours le cours étoit assez fréquenté dans la belle rue, qui conduit au Retiro, ou en bas sous des arbres entre quelques fontaines, le long du Mançanarez. Ils voyoient et rarement les étrangers en visite, et ne se mêloient point avec eux. À l’égard de ceux-ci, hommes et femmes mangeoient et vivoient à la française, en liberté, et se rassembloient fort entre eux en diverses maisons. La cour montroit quelquefois que cela n’étoit pas de son goût, et s’en lassa à la fin, parce qu’il n’en étoit autre chose. De paroisses ni d’office canonical, c’est ce qui ne se fréquentoit point ; mais des saluts, des processions, et la messe basse dans les couvents. On rencontre par les rues beaucoup moins de prêtres et de moines qu’à Paris, quoique Madrid soit plein de couvents des deux sexes.

L’usage est que les dames envoient de loin à loin savoir des nouvelles des seigneurs fort distingués. Cela s’appelle un recao [1]  ; et le même usage veut que le lendemain, au moins très peu après, celui qui a reçu ce recao aille en remercier la dame. Cela m’est souvent arrivé, et souvent aussi je trouvois la dame seule. Je voyois souvent, indépendamment des recao, la comtesse de Lemos et la duchesse douairière d’Ossone : la première, sœur du duc de Medina-Sidonia, l’autre, fille du dernier connétable de Castille ; toutes deux magnifiquement logées et superbement meublées. Cette dernière aimoit fort M. le duc d’Orléans qui l’avoit beaucoup vue à Madrid. Il me l’avoit fort recommandée, et m’avoit chargé de lui faire ses compliments. Elle avoit chez elle une salle d’opéra complète, moins large, un peu moins longue, mais bien autrement belle que celle de Paris, et singulièrement commode pour les communications des loges de l’amphithéâtre et du parterre. Ces deux dames n’auroient point paru désagréables ici, parloient bien François, et avoient, surtout la dernière, une conversation extrêmement agréable, et toutes deux l’air de très grandes dames, ainsi qu’elles l’étoient en effet. Je voyois aussi plusieurs autres dames.

La première que je visitai en arrivant à Madrid fut la marquise de Grimaldo. On ne m’avoit point averti de la façon de recevoir en usage pour les dames. Je la trouvai au fond d’un cabinet en face de la porte, avec quelque compagnie d’hommes et de femmes, des deux côtés. Elle se leva dès qu’elle me vit entrer, mais sans démarrer d’un pas, et s’inclina, lorsque j’approchai, comme font les religieuses, qui est leur révérence. Quand je me retirai, elle en fit autant, sans avancer d’une ligne, ni aucune excuse de ce qu’elle n’en faisoit pas davantage : c’est l’usage du pays. Pour les hommes, ils viennent plus ou moins loin au-devant, et reconduisent de même suivant les conditions des gens, car tout est réglé et certain, et néanmoins n’ôte pas l’importunité des compliments. De part et d’autre on s’en fait bien plus qu’ici pour empêcher ou pour prolonger la conduite. Chacun des deux sait bien jusqu’où elle doit aller, que rien ne l’abrégera ni ne l’étendra, que tout ce qui se dit de part et d’autre est parfaitement inutile, que l’un seroit blâmé, l’autre justement offensé si la conduite ne s’accomplissoit pas en entier telle qu’elle doit être. Tout cela n’empêche point qu’on ne s’arrête à tout moment, et que ces compliments ne durent la moitié du temps de la visite ; cela est insupportable (on parle ici des visites de cérémonie). Mais quand la familiarité est établie, on vit ensemble à peu près comme on fait ici. En aucun cas les femmes ne vont voir les hommes ; mais elles vont chezeux lorsqu’elles en sont priées pour une musique ou un bal ou un feu d’artifice ou quelque chose de semblable. Et si alors, outre les rafraîchissements, il y a un souper, elles se mettent à table et mangent avec la compagnie.

Les gens employés sont tout à fait séquestrés du commerce, et dispensés de faire des visites, hors certains cas particuliers, ou de gens fort distingués. J’en excepte les visites de cérémonie, aux ambassadeurs, et autres telles personnes, par exemple cardinaux, voyageurs distingués que le roi fait recevoir par un de ses majordomes, un vice-roi ou un général d’armée de retour, ou celui qui revient d’une des premières ambassades. Mais ces visites ne se redoublent pas sans nécessité d’affaires, si l’amitié ou une considération supérieure n’y donne occasion. Aussi ne les va-t-on guère voir que pour affaires, ou occasions semblables, et leur rendre leurs visites, excepté leurs amis particuliers ou leurs familiers. Ces derniers les voient quelquefois chez eux, mais pas toujours, jamais les autres, quand ce sont des secrétaires d’État, parce qu’ils ne sont chez eux que pour le moment du dîner, et le soir pour celui du souper, après lequel ils se retirent avec leurs femmes et leurs enfants, jusqu’à ce qu’ils se couchent.

Leurs journées se passent chacun dans leur cavachuela, et c’est où on les va trouver. De la cour du palais on voit des portes à rez-de-chaussée. On y descend plusieurs marches, au bas desquelles on entre en des lieux spacieux, bas, voûtés, dont la plupart n’ont point de fenêtres. Ces lieux sont remplis de longues tables et d’autres petites, autour desquelles un grand nombre de commis écrivent et travaillent sans se dire un seul mot. Les petites sont pour les commis principaux qui chacun travaillent seuls sur leurs tables. Ces tables ont des lumières d’espace en espace assez pour éclairer dessus, mais qui laissent ces lieux fort obscurs. Au bout de ces espèces de caves est une manière de cabinet un peu orné, qui a des fenêtres sur le Mançanarez et sur la campagne, avec un bureau pour travailler, des armoires, quelques tables et quelques sièges. C’est la cavachuela particulière du secrétaire d’État, où il se tient toute la journées et où on le trouve toujours.

Celle de Grimaldo étoit gaie par la vue de deux fenêtres, assez petite, et voûtée comme les autres, dont il n’étoit séparé que par la porte ; en sorte qu’il n’avoit qu’à sonner, un commis entroit et il donnoit ses ordres sans attendre et sans interrompre son travail ; et comme il étoit toujours dans sa cavachuela, les commis demeuroient aussi assidûment dans les leurs, sous les yeux des premiers commis, et n’en sortoient, pour dîner et le soir pour se retirer, qu’en même temps que le secrétaire d’État qui les voyoit, en passant, et les y retrouvoit en venant de dîner. Que le roi fût au palais ou hors de Madrid, même des temps considérables, c’étoit toujours la même assiduité dans les cavachuela. Grimaldo, qui suivoit toujours le roi, demeura à Madrid pendant un voyage de Balsaïm de huit ou dix jours. J’eus affaire à lui pendant cette absence ; je dirai ailleurs de quoi il s’agissoit. Je le trouvai dans sa cavachuela, comme si le roi eût été dans le palais. Grimaldo ne laissoit pas de venir assez souvent chez moi, même sans aucune affaire et d’y venir dîner familièrement aussi, sans prier, amenant ou amené par le duc de Liria ou le prince de Masseran, ou le marquis de Lede, ou quelque autre de ses amis, quelquefois le duc del Arco, quelque dimanche que ce seigneur en avoit le temps. Si on proposoit de mener cette vie à nos secrétaires d’État, même à leurs commis, ils seroient bien étonnés, et je pense aussi bien indignés.

À l’égard de ceux qui étoient des différents conseils qui subsistoient, on les voyoit chez eux lorsqu’on y avoit affaire ; ils y travailloient, et les cavachuela n’étoient que pour les secrétaires d’État et leurs commis. Il faut dire ici que rien n’égale la civilité, la politesse noble et la prévenance attentive des Espagnols, lorsqu’on le mérite par les manières qu’on a avec eux ; comme il n’y a personne aussi nulle part qui se sente davantage, et qui le fasse mieux et plus dédaigneusement sentir, quand ils ont lieu de croire qu’on n’en use pas à leur égard comme on doit. Je dis quand ils ont lieu, car ils sont par grandeur éloignés de la pointille et de la vétille, et passent aisément mille choses aux étrangers qui ignorent et qui n’ont point l’air de gloire et de prétendre. C’est ce que Maulevrier et moi avons sans cesse expérimenté d’eux, depuis le plus grand seigneur jusqu’aux moindres personnes, mais en deux manières en tout extrêmement différentes.

Il est temps enfin de reprendre le fil que tant de descriptions et d’explications peu connues jusqu’à présent, mais curieuses, ont interrompu. On a vu en son ordre le motif qui m’avoit fait souhaiter l’ambassade d’Espagne : c’étoit la grandesse pour mon second fils et brancher ainsi ma maison. Ce qui ne m’eût jamais conduit en Espagne, mais concomitance que je ne voulois pas négliger sans en faire de principal, étoit une Toison d’or pour mon fils aîné, afin qu’il remportât de ce voyage un agrément qui, à son âge, étoit une décoration. J’étois parti de Paris en toute liberté de m’aider de tout ce que je pourrois à ces égards, et avec promesse de la demande expresse de la grandesse au roi d’Espagne par M. le duc d’Orléans, d’y interposer même le nom du roi, et des lettres les plus fortes du cardinal Dubois au marquis de Grimaldo et au P. Daubenton. J’en parlai à l’un et à l’autre une fois à Madrid, au milieu du tourbillon d’affaires, de cérémonial et des réjouissances, et j’en avois été reçu à souhait. Sur tout ce qui n’étoit point constitution les jésuites se louoient de moi, et ils en avoient très bien informé le P. Daubenton. Ils avoient encore à compter avec moi pour longtemps, suivant, toutes apparences. Au fond peu leur importoit d’un grand d’Espagne François ; mais il ne leur étoit pas indifférent que j’eusse lieu de croire qu’ils eussent contribué à me faire obtenir ce que je désirois.

Grimaldo étoit droit et vrai ; il s’affectionna à moi de très bonne foi il m’en donna toutes sortes de preuves, dès ce premier séjour à Madrid, comme j’en ai rapporté quelques-unes. Il voyoit aussi une union des deux cours par des mariages qui pouvoient influer sur les ministres. Son seul point d’appui étoit le roi d’Espagne pour se maintenir dans le poste unique qu’il occupoit, si brillant et si envié. Il ne pouvoit pas faire de fondement solide sur la reine, comme on l’a vu ci-devant. Il vouloit donc s’appuyer de la France, tout au moins ne l’avoir pas contraire, et il connoissoit parfaitement la duplicité et les caprices du cardinal Dubois. La cour d’Espagne, de tout temps si attentive sur M. le duc d’Orléans, par tout ce qui s’étoit passé du temps de la princesse des Ursins, et depuis pendant la régence, n’ignoroit pas la confiance intime et non interrompue que de tout temps ce prince avoit en moi, ni ma façon d’être avec lui. Ces sortes d’objets se grossissent de loin plus que d’autres, et le choix qui avoit été fait de moi pour cette singulière ambassade y confirmoit encore. Grimaldo put donc penser à s’assurer de mon amitié et de mes services auprès de M. le duc d’Orléans dans les occasions fortuites ; et je ne crois pas me tromper en lui prêtant cette politique pour me favoriser sur une grâce, au fond assez naturelle, qui, par l’occasion unique de me la faire, ne tiroit à nulle conséquence, et qui ; à son égard particulier, n’avoit aucun inconvénient.

Je m’ouvris aussi à Sartine, que mes égards pour lui si opposés aux brutalités qu’il essuyoit souvent de Maulevrier, et les bons offices que je tâchois de lui rendre auprès de M. le duc d’Orléans et du cardinal Dubois, m’avoient entièrement dévoué. On a vu qu’il étoit ami particulier et familier de Grimaldo, et je me servis utilement de ce canal pour faire passer à ce ministre ce qu’il eût été moins convenable de lui dire moi-même. Je touchai encore un mot de cette grandesse et de la Toison au P. Daubenton, la veille qu’il partit pour Lerma, et fis pressentir en même temps Grimaldo sur la Toison par Sartine, et l’un et l’autre avec succès.

Je regardois l’instant de la célébration du mariage comme l’époque d’obtenir ce que je désirois, et je considérois que, étant passée sans avoir obtenu, tout se refroidiroit et deviendroit incertain et fort désagréable. Je n’avois rien oublié dans ce court et premier séjour à Madrid pour y plaire à tout le monde, et j’ose dire que j’y avois d’autant mieux réussi, que j’avois tâché de donner du poids et du mérite ma politesse, en gardant tout le milieu possible aux degrés et aux mesures qu’elle devoit avoir, à l’égard de chacun, sans prostitution et sans avarice, et c’est ce qui me fit hâter de connoître tout ce que je pus de la naissance, des dignités, des emplois, des alliances, de la réputation, pour y proportionner ma façon de me conduire avec tant de diverses personnes.

Mais il falloit le véhicule de la demande de M. le duc d’Orléans et des lettres du cardinal Dubois. Je ne doutois pas de la volonté du régent, mais beaucoup de celle de son ministre, et on a vu avec combien de raison. Ces lettres, qui devoient au plus tard arriver à Madrid en même temps que moi, se faisoient attendre inutilement d’ordinaire en ordinaire. Ce qui redoubloit mon impatience étoit que je les lisois d’avance, et que je voulois avoir le temps de réfléchir et de me tourner pour en tirer, malgré elles, tout le secours que je pourrois. Je comptois parfaitement sur toute l’écorce d’empressement du cardinal Dubois, qui, avec sa fausseté et sa mauvaise volonté, n’enfanteroit que des demi-choses, souvent plus nuisibles que rien du tout, et qui, ne pouvant empêcher M. le duc d’Orléans d’écrire au roi d’Espagne, se chargeroit de faire la lettre, et la feroit au plus foible et au plus mal, sans que M. le duc d’Orléans, livré à lui, sans appui contre lui, moi absent, osât y rien changer. Cette opinion que j’eus toujours de ces lettres fut ce qui me porta le plus à fortifier mes batteries en Espagne, tant auprès du ministre et du confesseur qu’auprès de Leurs Majestés Catholiques et de toute leur cour, pour me rendre assez agréable au roi et à la reine pour leur inspirer le penchant de me faire ces grâces ; et à leur cour, sinon le désir, du moins une véritable approbation qui pût revenir à leurs oreilles, et fortifier ce penchant que je tâchois muettement de leur faire naître, d’autant qu’il étoit difficile qu’on ne pensât à la cour, et par conséquent qu’il ne s’y parlât, d’une grandesse pour moi dans une occasion si faite exprès, pour ainsi dire, et à toutes les bontés et toutes les distinctions que l’emploi dont j’étois honoré auprès de Leurs Majestés Catholiques attiroit sur moi de leur part.

Peu de jours avant d’aller à Lerma, je reçus des lettres du cardinal Dubois sur mon affaire. Rien de plus vif ni de plus empressé, jusqu’à me donner des conseils pour parvenir à mon but, et à me presser de l’aviser de tout ce en quoi il y pourroit contribuer, et m’assurant que les lettres de M. le duc d’Orléans et les siennes arriveroient à temps. À travers le parfum de tant de fleurs, l’odeur du faux perçoit par sa nature. J’y avois compté, j’avois fait tout ce que la sagesse et la mesure la plus honnête m’avoit permis pour y suppléer. Je pris pour bon toutes les merveilles que le cardinal m’écrivoit, et je partis pour Lerma bien résolu de cultiver de plus en plus mon affaire sans me reposer sur les lettres qu’on me promettoit, mais dans le dessein d’en tirer tout le parti que je pourrois.

En arrivant à mon quartier, près de Lerma, je tombai malade, comme on l’a vu ailleurs, et la petite vérole m’y retint quarante jours en exil. Le roi et la reine, non contents de m’avoir envoyé M. Hyghens, comme je l’ai dit ailleurs, pour ne me point quitter jour et nuit, voulurent être informés deux fois par jour de mes nouvelles, et quand je fus mieux, me firent témoigner sans cesse mille bontés, en quoi toute la cour les imita. Je rends d’autant plus librement hommage à des bontés si continuelles et si marquées, que je n’ai jamais pensé à les devoir qu’au personnage que j’avois l’honneur de représenter, et dans des moments si agréables. Pendant ce long intervalle, l’abbé de Saint-Simon entretint commerce avec le cardinal Dubois, d’autant plus aisément que je n’avois voulu me charger que de très peu d’affaires, et d’aucunes qui eussent des queues capables de me retenir en Espagne plus que je n’aurois voulu. En même temps il n’oublia pas d’entretenir aussi commerce avec le marquis de Grimaldo et avec Sartine qui vint à Lerma, et de suivre mon affaire.

Ces lettres tant promises se firent attendre jusque vers la fin de ma quarantaine. À la fin elles arrivèrent, mais telles que je les avois prévues. Le cardinal Dubois ne s’expliquoit à Grimaldo que par contours et circonlocutions ; et si une phrase témoignoit de l’empressement et du désir, la suivante la détruisoit par un air de respect et de ménagement, protestant de ne vouloir que ce que le roi d’Espagne voudroit lui-même, avec tous les assaisonnements nécessaires pour anéantir ses offices sous le voile de ne pas se proposer de le presser en rien, ni de l’importuner d’aucune chose. Il en disoit autant à Grimaldo pour lui, de sorte que ce bégaiement par écrit sentoit fort le galimatias d’un homme qui n’avoit nulle envie de me servir, mais qui, n’osant aussi manquer à sa promesse, mettoit tout son esprit à tortiller et à énerver le peu qu’il ne pouvoit s’empêcher de dire. Cette lettre n’étoit que pour Grimaldo, comme celle de M. le duc d’Orléans n’étoit que pour le roi d’Espagne. Celle-ci fut encore plus foible que l’autre. C’étoit comme un dessin au crayon que la pluie auroit presque effacé, et où il ne paraissoit plus d’ensemble.. Elle osoit à peine mettre le doigt sur la lettre, et se confondoit aussitôt en respects, en retenue, en mesure, à ne vouloir et à ne se proposer là-dessus que ce qui seroit le plus du goût du roi d’Espagne ; en un mot, qui se retiroit beaucoup plus qu’elle ne s’avançoit, et qui ne présentoit qu’une sorte de manière d’acquit, qui ne se pouvoit refuser, mais dont le succès étoit fort indifférent. Il est aisé de comprendre que ces lettres me déplurent beaucoup. Quoique j’y eusse prévu toute la malice du cardinal Dubois, je la trouvai au delà et bien plus à découvert que je ne l’avois imaginé.

Telles qu’elles fussent, si fallut-il s’en servir. L’abbé de Saint-Simon écrivit à Grimaldo et à Sartine, et les envoya à ce dernier pour remettre sa lettre et celles de la cour à Grimaldo, car je n’osois encore écrire moi-même dans le ménagement qu’il falloit garder pour le mauvais air. Sartine, à qui je n’avois pas fait confidence, encore moins à Grimaldo, de la faiblesse à laquelle je m’attendois de ces recommandations, tombèrent dans la dernière surprise à leur lecture. Ils raisonnèrent ensemble, ils s’indignèrent, ils cherchèrent des biais pour fortifier ce qui en avoit tant de besoin ; mais ces biais ne se trouvant point, ils se consultèrent, et Grimaldo prit un parti hardi qui m’étonna au dernier point, et qui aussi me mit fort en peine. Il conclut que ces lettres me nuiroient sûrement plus qu’elles ne me serviroient ; qu’il falloit les supprimer, n’en jamais parler au roi d’Espagne, le confirmer dans la pensée qu’il feroit, en m’accordant ces grâces, un plaisir d’autant plus grand à M. le duc d’Orléans qu’il voyoit jusqu’où alloit sa retenue de ne lui en point parler, et la mienne de ne point les lui faire demander par Son Altesse Royale, quoiqu’il y eût tout lieu de s’y attendre ; tirer de là toute la force qu’auroient eue les lettres, si leur style en avoit eu ; et qu’avec ce qu’il sauroit y mettre du sien, il me répondoit de la grandesse et de la Toison, sans faire mention aucune des lettres de M. le duc d’Orléans au roi d’Espagne, et du cardinal Dubois à lui. Sartine, par son ordre, le fit savoir à l’abbé de Saint-Simon, qui me le rendit ; et après en avoir raisonné ensemble avec Hyghens, qui connoissoit le terrain aussi bien qu’eux, et qui s’étoit vraiment livré à moi, je m’abandonnai aveuglément à la conduite et à l’amitié de Grimaldo, dont on verra bientôt le plein succès.

En racontant ici la façon très singulière par laquelle mon affaire réussit, je suis bien éloigné d’en soustraire à M. le duc d’Orléans toute la reconnoissance. S’il ne m’avoit pas confié le double mariage, à l’insu de Dubois et malgré le secret qu’il lui avoit demandé précisément pour moi, et cela dès qu’ils furent conclus, je n’aurois pas été à portée de lui demander l’ambassade. Je la lui demandai sur-le-champ, en lui en déclarant le seul but, qui étoit la grandesse pour mon second fils, et sur-le-champ il me l’accorda, et me l’accorda pour ce but, et pour m’aider de sa recommandation à y parvenir, et sous le dernier secret, par rapport au dépit qu’en auroit Dubois, et se donner du temps pour se tourner avec lui et lui faire avaler la pilule. Si je n’avois pas eu l’ambassade de la sorte, elle m’auroit sûrement échappé, et alors tomboit de soi-même toute idée de grandesse, dont il n’y auroit plus eu, ni occasion, ni raison, ni moyen. L’amitié et la confiance de ce prince prévalut donc à l’ensorcellement que son misérable précepteur avoit jeté sur lui ; et s’il céda depuis aux fourbes, aux manèges, aux folies que Dubois employa dans la suite de cette ambassade pour me perdre et me ruiner, et pour me faire manquer le seul objet qui m’avoit fait la désirer, il ne s’en faut prendre qu’à sa scélératesse, et à la déplorable faiblesse de M. le duc d’Orléans, qui m’ont causé bien de fâcheux embarras, et m’ont fait bien du mal, mais qui ont fait bien pis à l’État et au prince lui-même. C’est par cette triste, mais trop vraie réflexion que je finirai cette année 1721.


  1. On dit ordinairement recado, mot qui signifie compliment que l’on fait faire à quelqu’un.