Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/6

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CHAPITRE VI.


Ma conduite en France sur les grâces reçues en Espagne. — Parrains de mes deux fils. — Princesse des Asturies fort incommodée. — Inquiétude du roi et de la reine, qui me commandent de la voir tous les jours, contre tout usage en Espagne. — Ils me confient les causes secrètes de leurs alarmes, sur lesquelles je les rassure. — Couverture de mon second fils. — Le cordon bleu donné au duc d’Ossone. — Je prouve à M. le duc d’Orléans qu’il pouvoit et qu’il devoit faire lui-même le duc d’Ossone chevalier de l’ordre, et lui propose sept ou huit colliers pour l’Espagne, lors de la grande promotion, dont un pour Grimaldo. — L’ordre offert au cardinal Albane et refusé par lui. — Office au cardinal Gualterio, à qui le feu roi l’avoit promis. — Chavigny en Espagne, mal reçu ; son caractère. — Chavigny à Madrid. — Sa mission, et de qui. — Vision du duc de Parme la plus inepte sur Castro et Ronciglione. — Fausseté puante de Chavigny sur le duc de Parme. — Chavigny chargé par le duc de Parme de proposer le passage actuel de l’infant don Carlos à Parme avec six mille hommes, dont le duc de Parme auroit le commandement, les subsides, et l’administration du jeune prince. — Chavigny sans ordre ni aucune réponse du cardinal Dubois sur le passage de don Carlos en Italie ; sans lettre de créance ni instruction du cardinal Dubois pour la cour d’Espagne. — Ordre de lui seulement d’y servir le duc de Parme, mais sans y entrer en trop de détails sur Castro et Ronciglione. — Tableau de la cour intérieure d’Espagne. — Chavigny se montre à Pecquet vouloir un établissement actuel à don Carlos en Italie. — Multiplicité à la fois des ministres de France à Madrid publiquement odieuse et suspecte à la cour d’Espagne. — Dangers et absurdité du passage actuel de don Carlos en Italie, sans aucun fruit à en pouvoir espérer. — Chimère ridicule de l’indult. — Mon embarras du silence opiniâtre du cardinal Dubois sur le projet du passage de don Carlos en Italie. — Mesures que je prends en France et en Espagne pour faire échouer la proposition du passage de don Carlos en Italie, qui réussissent. — Je mène Chavigny au marquis de Grimaldo, et le présente au roi et à la reine d’Espagne, desquels il est extrêmement mal reçu. — Il échoue sur les deux affaires qu’il me dit l’avoir amené à Madrid.


Après dîner et un peu de conversation, j’allai chez le roi et la reine qui m’avoient permis d’aller prendre congé d’eux. Je renouvelai mes remerciements sur le coucher public, que je leur dis, comme il étoit vrai, n’avoir été désapprouvé de personne, et les miens ensuite sur les grâces que je venois de recevoir, qui furent tous reçus avec beaucoup de bonté. Je pris congé jusqu’à Madrid. J’allai de là prendre congé du prince des Asturies et dire adieu au marquis de Villena, de chez qui je retournai en mon quartier faire mes dépêches et écrire quantité de lettres à famille et à amis, pour leur donner part des grâces que je venois de recevoir. J’en eus tant à faire que j’y donnai tout le lendemain 22 que la cour partoit de Lerma, et je ne partis avec tout ce qui étoit avec moi que le lendemain 23 janvier. L’embarras n’étoit pas médiocre de mander à M. le duc d’Orléans et au cardinal Dubois que je m’étois passé de leurs lettres, et que sans ce secours j’avois si promptement et si agréablement reçu toutes les grâces de Leurs Majestés Catholiques dont j’avois à rendre compte au régent et à son ministre. J’étois peu en peine de M. le duc d’Orléans dont la légèreté et l’incurie sur les petites choses, et trop souvent sur les grandes, me rassuroit sur le peu d’impression qu’il en recevroit. Mais il n’en étoit pas de même du cardinal Dubois, qui n’avoit fait les deux lettres de cette étrange faiblesse que dans l’espérance de me faire manquer le but qui m’avoit fait demander et obtenir à son insu l’ambassade d’Espagne, qui seroit d’autant plus piqué que j’y fusse arrivé malgré lui, et qui n’oublieroit rien pour aigrir s’il pouvoit M. le duc d’Orléans là-dessus. Je pris donc le parti d’écrire à ce prince une lettre désinvolte et courte là-dessus, suivant son goût, mais pleine de toute la reconnoissance que je devois à sa volonté, au cardinal Dubois un verbiage où je me répandis avec profusion en reconnoissance, et où je lui fis accroire que ce n’étoit qu’à ces deux lettres non présentées, mais toutefois lues par Grimaldo à Leurs Majestés Catholiques, que je devois les grâces que j’en avois reçues, dès le jour même qu’elles avoient été informées par cette lecture du désir de son Altesse Royale et des siens. L’affaire étoit faite ; comme que ce fût, je lui en donnois l’honneur. Faute de pouvoir pis, il prit le tout en bonne part, me félicita, et se donna pour fort aise d’avoir si heureusement travaillé en ma faveur.

Pour l’y confirmer en même temps, je lui avois demandé des lettres de remerciements de ces grâces de M. le duc d’Orléans au roi d’Espagne, et de lui au marquis de Grimaldo et au P. Daubenton. Comme il ne s’agissoit plus de me les procurer, mais d’en remercier comme de l’accomplissement d’un ouvrage qu’il lui plaisoit de s’approprier, j’eus ces lettres en réponse des miennes, dont le style animé étoit bien différent de la langueur de celui des deux lettres de prétendue demande, qu’il m’avoit fait attendre si longtemps, et qui, de l’avis de Grimaldo, restèrent dans mes portefeuilles. Sa réponse à moi, glissant sur la retenue des deux lettres, fut le compliment de conjouissance le plus vif du succès de ce qu’il m’insinuoit doucement être son ouvrage ; et la lettre qu’il fit de M. le duc d’Orléans se ressentit du même style. Je tenois mon affaire et j’en fus content.

Je rendis compte au cardinal, en lui mandant les grâces que je venois de recevoir, qu’il falloit un parrain pour la couverture de mon second fils, et pour la Toison de l’aîné, et des raisons qui me les avoient fait choisir. Au sortir de table à Lerma, de chez le duc del Arco, je le priai de vouloir faire cet honneur à mon second fils, et il l’accepta de façon à me persuader qu’il s’en trouvoit flatté, et en même temps je priai le duc de Liria de vouloir bien l’être de l’aîné pour la Toison : je ne pouvois moins pour lui. Il se réputoit François ; il étoit fils aîné du duc de Berwick, que M. le duc d’Orléans aimoit et estimoit. Il étoit ami particulier de Grimaldo ; il m’avoit donné tous les siens, facilité une infinité de choses ; il n’y avoit sortes d’avances, de prévenances, d’amitiés, de services que je n’en eusse reçus. Pour le duc del Arco, M. le duc d’Orléans m’en avoit toujours paru content. Il étoit favori du roi, étoit grand d’Espagne de sa main, possédoit une des trois grandes charges, étoit aimé et estimé et dans la première considération. J’en avois d’ailleurs reçu toutes sortes de politesses, et il étoit de ceux qui venoient manger familièrement chez moi, sans prier’, surtout le soir, quand il en avoit le temps. Je crus même que ce choix plaisoit au roi d’Espagne, et ne pourroit que me faire honneur. Ces deux parrains furent fort approuvés en Espagne et pareillement de M. le duc d’Orléans et du cardinal Dubois.

Enfin j’écrivis au roi une lettre à part, outre celle d’affaires, pour le remercier des grâces que sa protection venoit de me procurer, parce que, tout enfant qu’il fût encore, tout lui devoit être rapporté. Je dépêchai un officier de bon lieu du régiment de Saint-Simon infanterie pour porter avec ces lettres le compte que je rendois du détail du mariage, en considération duquel je demandois pour lui une croix de Saint-Louis, la commission de capitaine et une gratification. On verra plus bas que ce n’est pas sans raison que je rapporte ici ces bagatelles. Mon courrier partit quelques heures avant moi de mon quartier de Villahalmanzo et fit diligence. Je suivis la route que la cour avoit prise par des montagnes où jamais voiture n’avoit passé. Les Espagnols sont les premiers ouvriers du monde pour accommoder de pareils chemins ; mais c’est sans solidité, et bientôt après il n’y paroît plus. La cour fut cinq jours en chemin jusqu’à Madrid. J’y arrivai un jour avant elle.

La princesse des Asturies se trouva incommodée sur la fin du voyage. Il lui parut des rougeurs sur le visage qui se tournèrent en érésipèle, et il s’y joignit un peu de fièvre. J’allai au palais, dès que la cour fut arrivée, où je trouvai Leurs Majestés alarmées. Je tâchai de les rassurer sur ce que la princesse avoit eu la rougeole et la petite-vérole, et qu’il n’étoit pas surprenant qu’elle se ressentit de la fatigue d’un si long voyage et d’un changement de vie tel qu’il lui arrivoit. Mes raisons ne persuadèrent point, et le lendemain, je trouvai leur inquiétude augmentée. Ce contretemps les contraria fort. Les fêtes préparées furent suspendues, et le grand bal déjà tout rangé dans le salon des grands demeura longtemps en cet état. La reine me demanda si j’avois vu la princesse ; je répondis que j’avois été savoir de ses nouvelles à la porte de son appartement. Mais elle m’ordonna de la voir et le roi aussi.

Rien n’est plus opposé aux usages d’Espagne, où un homme, même très proche parent, ne voit jamais une femme au lit. Des raisons essentielles m’avoient fait obtenir qu’on n’y eût point d’égard au coucher des noces, mais je n’en trouvois point ici pour les violer de nouveau, et d’une façon encore qui m’étoit personnelle, et dont la distinction choqueroit les Espagnols contre la vanité à laquelle ils l’attribueroient. Je m’en excusai donc le plus qu’il me fut possible, sans pouvoir faire changer Leurs Majestés là-dessus. Les trois jours suivants ils me demandèrent si j’avois vu la princesse. J’eus beau tergiverser, ils savoient que je ne l’avois pas vue, et que la duchesse de Monteillano, venue me parler à la porte de la chambre, n’avoit pu me persuader d’y entrer. Ils m’en grondèrent l’un et l’autre, et me dirent qu’ils vouloient que je visse en quel état elle étoit, les remèdes et les soins qu’on lui donnoit. Le roi y alloit une ou deux fois par jour, et la reine bien plus souvent, et ne dédaignoit pas de lui présenter elle-même ses bouillons et ce qu’elle avoit à prendre. Je les assurai l’un et l’autre que, si ce n’étoit que pour [que] je pusse rendre compte à M. le duc d’Orléans de leurs bontés et de leurs soins pour la princesse, j’en étois si bien informé et dans un si grand repos que je n’avois aucun besoin de la voir pour témoigner à M. le duc d’Orléans, et le persuader qu’elle étoit mieux entre leurs mains qu’entre les siennes. Enfin le troisième jour ils se fâchèrent tout de bon, me dirent que j’étois bien opiniâtre, qu’en un mot, ils vouloient être obéis, et qu’ils m’ordonnoient expressément et bien sérieusement de la voir tous les jours. Il ne me resta donc plus qu’à obéir.

J’entrai dès le lendemain chez la princesse, auprès du lit de laquelle je fus conduit par la duchesse de Monteillano. L’érésipèle me parut fort étendu et fort enflammé. Ces dames me dirent qu’il avoit gagné la gorge et le cou, et que la fièvre, quoique médiocre, subsistoit toujours. On me la fit regarder avec une bougie, quoi que je pusse dire pour l’empêcher, et on me dit le régime et les remèdes qu’on employoit. J’allai de là chez le roi et la reine qui me faisoient entrer tous les jours en tiers avec eux, depuis le retour de Lerma, pour me parler de la princesse, de chez laquelle je leur dis d’abord que j’en sortois. Cela leur fit prendre un air serein. Ils se hâtèrent de me demander comment je la trouvois. Après un peu de conversation sur le mal et les remèdes : « Vous ne savez pas tout, me dit le roi, il faut vous l’apprendre. Il y a deux glandes fort gonflées à la gorge, et voilà ce qui nous inquiète tant, car nous ne savons qu’en penser. » Dans l’instant je sentis ce que cela signifioit. Je lui répondis que je comprenois ce qu’il me faisoit l’honneur de me faire entendre, et assez pour pouvoir lui répondre que son inquiétude étoit sans fondement ; que je ne pouvois lui dissimuler que la vie de M. le duc d’Orléans n’eût été licencieuse, mais que je pouvois l’assurer très fermement qu’elle avoit toujours été sans mauvaises suites ; que sa santé avoit toujours été constante et sans soupçon ; qu’il n’avoit jamais cessé un seul jour de paroître dans son état ordinaire ; que j’avois vécu sans cesse dans une si grande privance avec lui qu’il eût été tout à fait impossible que la plus légère mauvaise suite de ses plaisirs m’eût échappé, et que néanmoins je pouvois jurer à Leurs Majestés que jamais je ne m’étois aperçu d’aucune ; qu’enfin Mme la duchesse d’Orléans avoit toujours joui de la santé la plus égale et la plus parfaite, rempli chaque jour chez le roi, chez elle, et partout, les devoirs de son rang en public, et qu’aucun de tous ses enfants n’avoit donné lieu par sa santé au plus léger soupçon de cette nature.

Pendant ce discours, je remarquai dans le roi et la reine une attention extraordinaire à me regarder, à m’écouter, à me pénétrer, et sur la fin un air de contentement fort marqué. Tous deux me dirent que je les soulageois beaucoup de leur donner de si fortes assurances, bien persuadés que je ne les voudrois pas tromper. Après un peu de conversation là-dessus le roi me dit qu’à cette inquiétude, que je calmois, en succédoit une autre qui faisoit d’autant plus d’impression sur lui que le mal dont la feue reine son épouse étoit morte avoit commencé par ces sortes de glandes, et s’étoit, longtemps après, déclaré en écrouelles, dont aucun remède n’avoit pu venir à bout. Je lui fis observer que, suivant ce qui nous en avoit été rapporté en France, ces glandes n’avoient paru qu’à la suite d’un goitre qu’elle avoit apporté de son pays, où le voisinage des Alpes les rend si ordinaires, et dont Mme la duchesse de Bourgogne sa sœur, n’étoit pas exempte ; qu’en la princesse il n’y avoit rien de pareil, ni dans pas un de ceux dont elle tiroit sa naissance ; qu’il y avoit donc tout lieu de croire que ces glandes ne s’étoient engorgées que de l’humeur de l’érésipèle si voisine, et de ne pas douter qu’elles ne se guérissent avec la cause qui les avoit fait enfler. La conversation, qui fut extrêmement longue, finit par m’ordonner de nouveau et bien précisément de voir tous les jours la princesse, eux ensuite, et me prier de rendre un compte exact à M. le duc d’Orléans de leur inquiétude et de leurs soins, sans toutefois lui laisser rien sentir des ouvertures que leur confiance en moi les avoit engagés à me faire sur les deux origines, qu’ils avoient appréhendées, du gonflement de ces glandes, qui devoient demeurer à moi tout seul.

Deux jours après néanmoins, ayant l’honneur d’être en tiers avec eux au sortir de chez la princesse, je m’aperçus que leur inquiétude subsistoit plus qu’ils ne vouloient me la montrer. Raisonnant avec moi sur cette maladie et sur ces glandes qui ne diminuoient point encore, et sur les remèdes qu’on y faisoit, ils me dirent qu’ils avoient commandé à Hyghens d’en écrire un détail fort circonstancié à Chirac, premier médecin de M. le duc d’Orléans, et de le consulter, comme ayant plus de connoissance du tempérament de la princesse, sur quoi ils souhaitoient beaucoup que Chirac, mettant à part les compliments et les lieux communs trop ordinaires entre médecins, mandât son avis de bonne foi et sans détour à Hyghens. Cela m’engagea à en écrire en conformité au cardinal Dubois, en rendant compte à M. le duc d’Orléans et à lui de l’inquiétude, des soins et des attentions infinies de Leurs Majestés Catholiques pour la princesse, sans toutefois leur en toucher le véritable motif, sinon à M. le duc d’Orléans, de ma main, et à lui seul. C’étoit l’affaire de Hyghens avec Chirac, s’il trouvoit à propos de toucher cette corde.

Tant que la princesse fut malade, je ne pus omettre d’y aller tous les jours, et chez Leurs Majestés ensuite, sans que jamais elle me dit un seul mot, quoique ses dames et le princes des Asturies que j’y trouvois souvent, fissent tout ce qu’ils pouvoient pour m’en attirer quelque parole. Quand les glandes commencèrent à se dissiper et l’érésipèle à diminuer, je me contentai d’attendre Leurs Majestés au retour de leur chasse, et de leur dire un mot en passant.

La couverture de mon second fils se fit le 1er février, jour pour jour, précisément quatre-vingt-sept ans depuis la réception de mon père au parlement, comme duc et pair de France. Elle excita une légère altercation entre le duc del Arco qui, comme parrain, en prit le jour du roi et en fit avertir les grands, et le marquis de Villena, qui, comme majordome-major, prétendoit que c’étoit à lui à le faire. J’ai donné ailleurs la description de cette belle cérémonie pour chacune des trois classes. Je me contenterai donc de dire ici que le duc del Arco, qui n’alloit que dans les carrosses du roi comme grand écuyer, dans lesquels il ne pouvoit donner la main à personne, sans exception, eut la politesse de venir prendre le marquis de Ruffec et moi dans son propre carrosse, avec ses livrées, suivi de celui du duc d’Albe, oncle paternel de celui qui est mort ambassadeur d’Espagne à Paris, et son héritier, qu’il avoit prié de lui aider dans cette cérémonie, comme le parrain en prie toujours un grand. Quoique mon fils et moi pussions faire ou dire, il n’y eut jamais moyen de les faire monter en carrosse avant lui, ni de les empêcher de se mettre tous deux sur le devant du carrosse. On ne sauroit ajouter à la politesse et à l’attention avec laquelle ils s’acquittèrent de la fonction qu’ils avoient bien voulu accepter, soit pour convier à dîner chez moi, en attendant que le roi arrivât dans la pièce de l’audience où la cérémonie s’alloit faire, soit chez moi à y faire les honneurs, plus et mieux que moi. Je fus extrêmement flatté de voir un si grand nombre de grands d’Espagne et d’autres seigneurs à cette couverture, où on m’assura n’en avoir jamais tant vu en aucune, et au retour chez moi, nous nous trouvâmes quarante-cinq à table, ou grands, ou de ce qu’il y avoit d’ailleurs de plus distingué, avec d’autres tables qui se trouvèrent aussi, mais plus médiocrement remplies. J’allai et revins du palais avec le même cortège de suite, de livrées et de carrosses qu’à ma première audience de cérémonie pour la demande de l’infante, et je sus que cette parité de pompe fut sensible aux Espagnols.

Après la cérémonie il y eut chapelle, où j’eus le plaisir de voir mon second fils sur le banc des grands, de celui des ambassadeurs où j’étois : comme la grandesse étoit la même et commune entre mon second fils et moi, je crus devoir me contenter de sa couverture ; et ne point faire la mienne. De quelque sotte brutalité qu’en eût usé Maulevrier en cette occasion de grandesse, je considérai assez le caractère dont il étoit revêtu pour l’emporter sur le mépris de sa personne. Je le priai au festin de la grandesse, car les ambassadeurs n’assistent point aux couvertures. Il s’en excusa fort grossièrement. Cela ne me rebuta point, et quoique accablé de visites à recevoir et à rendre, car il faut aller deux fois chez chaque grand, une pour le prier de se trouver à la couverture, une autre pour les inviter et leurs fils aînés au repas, j’allai avec mon second fils chez Maulevrier qui se résolut enfin d’y venir, et qui y fit d’autant plus triste et méchante figure, que tout ce qui s’y trouva voulut par un air de gaieté et de liberté peu ordinaire à la nation, me témoigner prendre part à ma satisfaction, et aussi à la chère, car il y fut bu et mangé plus qu’on ne fait ici en de pareils repas. Il me fallut après retourner chez tous les grands avec mon fils, et chez les autres personnes distinguées qui avoient dîné chez moi ce jour-là.

J’appris par une lettre du 27 janvier, du cardinal Dubois, le cordon bleu donné au duc d’Ossone, et la manière dont cela s’étoit fait, à laquelle je reviendrai tout à l’heure. J’allai aussitôt attendre le retour de la chasse, et je suivis Leurs Majestés dans leur appartement de retraite. Je leur rendis compte de ce qui venoit d’être fait pour M. le duc d’Ossone. Je leur en relevai la singularité, et je leur fis remarquer qu’on ne savoit ni qu’on ne pouvoit savoir alors à Paris les grâces dont il avoit plu à Leurs Majestés de me combler. Elles me parurent extrêmement sensibles à cette marque de considération qu’elles recevoient en la personne de leur ambassadeur, et me chargèrent de le témoigner à M. le duc d’Orléans. Le duc d’Ossone avoit pris auparavant son audience de congé ; mais il demeuroit à Paris où il donnoit de belles fêtes en attendant l’arrivée de l’infante.

On s’étoit franchement moqué de M. le duc d’Orléans et de son cardinal ministre sur le cordon bleu du duc d’Ossone. Le maître méprisoit ces choses-là qu’il traitoit de bagatelles, et le valet n’étoit pas né, et n’avoit pas même vécu à en savoir là-dessus davantage. La vieille cour abattue par les découvertes sur elles, sur le duc et la duchesse du Maine, sur Cellamare, et par le lit de justice des Tuileries, reprenoit peu à peu vigueur à mesure que le parlement relevoit la crête et que la majorité approchoit. D’espagnole passionnée qu’elle s’étoit montrée, elle étoit devenue ennemie de l’Espagne depuis la réconciliation de M. le duc d’Orléans, et n’avoit vu qu’avec désespoir le double mariage qui l’avoit immédiatement suivie. Étourdie du coup, elle ne pouvoit supporter le resserrement de ces liens par les bienfaits réciproquement répandus sur les ambassadeurs, sans de nouveaux dépits. Elle chercha donc à affaiblir ce que M. le duc d’Orléans se proposa pour le duc d’Ossone, et du même coup à l’arrêter tout court sur la promotion qui suit toujours le sacre, et lui persuada aisément que n’y ayant point de grand maître de l’ordre du Saint-Esprit, parce que le roi, qui n’avoit pu faire encore sa première communion, n’en avoit pas reçu le collier, et portoit l’ordre par le droit de sa naissance, sans en être chevalier, on ne pouvoit faire aucun chevalier de l’ordre. Cette raison, si elle avoit mérité ce nom, militoit pour l’exclusion de la promotion du lendemain du sacre, parce que le temps n’y auroit pas permis du jour au lendemain de nommer les chevaliers en chapitre, à eux de faire leurs preuves, à un second chapitre, de les recevoir, et d’être arrivés à Reims avec leurs habits tout faits, le tout en moins de douze heures, à compter de la fin du festin royal ; et si le sacre se faisoit avant la majorité, nécessité de l’attendre, pour que le grand maître de l’ordre pût faire la promotion par lui-même.

Ces bluettes aveuglèrent le cardinal Dubois, et M. le duc d’Orléans eut plus tôt fait de s’en laisser éblouir que d’y faire la plus légère réflexion, de sorte que lui et le, cardinal Dubois eurent recours à leurs mezzo termine si favoris, et crurent faire merveilles et un grand coup d’autorité d’envoyer le cordon bleu au duc d’Ossone, avec permission de porter dès lors les marques de l’ordre qu’il prit sur-le-champ, en attendant que le roi fût en état de l’en faire chevalier. Mais la réponse à ces deux prétendus obstacles étoit bien aisée. Henri IV au siège de Rouen, huguenot encore, par conséquent, tout roi qu’il étoit, incapable d’être chevalier du Saint-Esprit, et même de le porter, et d’en être fonctionnellement grand maître, expédia une commission au premier maréchal de Biron pour tenir le chapitre de l’ordre, et le donner au baron de Biron son fils, devenu depuis duc et pair et maréchal de France, et qui eut enfin la tête coupée, et d’y donner en même temps le cordon bleu à Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, depuis de Sens, comme grand aumônier de France, dont Henri IV venoit de lui donner la charge, qu’il venoit d’ôter à Jacques Amyot, évêque d’Auxerre, passionné ligueur. Voilà qui est sans réplique pour faire des chevaliers de l’ordre sans qu’il y ait de grand maître, et la cérémonie s’en fit dans l’église paroissiale du faubourg Darnetal de Rouen [1] dont le roi étoit maître. À l’égard d’un roi, non seulement point grand maître de l’ordre, mais de plus mineur, Louis XIII, né à Fontainebleau dans le cabinet de l’ovale, le jeudi 17 septembre. 1601, sur les onze heures du soir, sacré à Reims le dimanche 17 octobre 1610, n’étoit ni grand maître de l’ordre ni majeur, et toutefois il fit le prince de Condé chevalier de l’ordre le lendemain, de son sacre ; tellement que de quatre rois immédiats prédécesseurs du roi, deux seulement, dont l’instituteur de l’ordre est le premier, et l’autre est le feu roi, étoient majeurs et sacrés quand ils ont fait des chevaliers de l’ordre ; et deux autres, l’un huguenot, par conséquent ni sacré, ni grand maître, ni même portant l’ordre, l’autre sacré, mineur, ont fait des chevaliers de l’ordre, l’un par commission, étant hors d’état de les faire lui-même, l’autre le lendemain de son sacre et sous la régence de la reine sa mère. Qu’auroient pu répondre à cela ces messieurs de la vieille cour ? Mais quoique trivial et moderne, le cardinal n’en savoit pas tant, et le régent ne prenoit pas la peine d’y penser un moment, et de se rappeler ces exemples décisifs.

Quoique chose faite, je ne laissai pas de leur mander ce que j’en pensois, et qu’ils s’étoient laissé prendre grossièrement pour dupes. Mais je me gardai bien de dire à personne en Espagne que cela se pouvoit et devoit faire autrement, et que la régente sous Louis XIII nomma et fit faire M. le Prince chevalier de l’ordre. Cela est clair par conséquent que M. le duc d’Orléans régent avoit le même pouvoir. Je leur rendis compte du très bon effet et de la joie que cette distinction accordée au duc d’Ossone avoit faits dans toute la cour d’Espagne, et j’en pris occasion de leur représenter combien il étoit du service de M. le duc d’Orléans de réserver sept ou huit colliers, qui étoient presque tous vacants, quand il feroit la promotion entière, et de les envoyer sans destination au roi d’Espagne pour les donner à qui il lui plairoit, excepté le marquis de Grimaldo, dont les services et le constant attachement à l’union des deux couronnes méritoit la distinction d’être nommé par le roi uniquement, sur quoi je leur remis devant les yeux la conduite des rois d’Espagne de la maison d’Autriche, qui envoyoient aux empereurs toutes les Toisons qu’ils vouloient pour leur cour, et encore que cet ordre ne soit que de la moitié en nombre de celui du Saint-Esprit, et leur rappelai aussi le grand nombre de Toisons données à la France, auquel le petit nombre de colliers du Saint-Esprit accordés à l’Espagne ne pouvoit se comparer, infiniment moins aux grandesses françaises, qui ne peuvent recevoir d’équivalent. Cette épargne de colliers à l’Espagne pour les prostituer ici à des gens qui, sous le feu roi, auroient couru avec incertitude après un cordon rouge, et s’en seroient crus comblés, n’est pas une des moindres fautes, à tous égards, en laquelle on s’est si opiniâtrement affermi depuis. Je fis, en même temps, un reproche à M. le duc d’Orléans d’un dégoût [que] la sottise du cardinal Dubois, que je ne nommois point, venoit de lui faire essuyer.

À propos de la résolution prise de donner le cordon bleu au duc d’Ossone, ce prince, qui croyoit si peu avoir le pouvoir de faire des chevaliers de l’ordre, l’envoya au cardinal Albane. C’étoit une reconnoissance du cardinal Dubois pour son chapeau, auquel le cardinal Albane, entraîné par les lettres pressantes du cardinal de Rohan, s’étoit montré favorable, et une galanterie qu’il vouloit faire à tout le parti de la constitution. Il en fut comme des exemples d’Henri IV et de Louis XIII cités ci-dessus. Dubois, petit compagnon alors, ignoroit, et son maître avoit oublié, que le feu roi ayant voulu donner l’ordre au cardinal Ottobon, protecteur des affaires de France, et brouillé, et comme proscrit parla république de Venise pour avoir accepté cette protection, comme on l’a vu ici en son lieu, le refusa tout net, et répondit qu’encore qu’il eût pris un attachement déclaré pour la France par cette protection, elle n’étoit pas incompatible avec rien de ce qu’il étoit, mais que le cordon bleu, qui n’étoit presque jamais que pour les cardinaux françois, ne lui paraissoit pouvoir convenir avec sa charge de vice-chancelier de l’Église, ni avec ce qu’il étoit d’ailleurs dans le sacré collège : il vouloit dire son ancienneté qui touchoit au décanat, sa qualité de neveu d’Alexandre VIII, qui le mettoit à la tête des créatures de son oncle, enfin sa nation ; et le feu roi eut le dégoût d’en être refusé. Albane, Italien, camerlingue et chef des nombreuses créatures de Clément XI son oncle, eut les mêmes raisons. Il n’avoit pas été pressenti auparavant ; Dubois, qui ne doutoit de rien, ne s’en étoit pas donné la peine, tellement que le refus tout plat fut public et l’ordre renvoyé.

Je ne faisois pas cette leçon ; mais mon reproche fut que Son Altesse Royale ne pouvoit ignorer la promesse publique et réitérée du feu roi au cardinal Gualterio de la première place de cardinal qui vaqueroit dans l’ordre ; que ses services et son attachement si marqué, et qui lui avoient coûté tant de dégoûts depuis son retour à Rome, méritoient à tant de titres, et non pas le dégoût nouveau, qu’il n’avoit jamais mérité de M. le duc d’Orléans le moins du monde, de se voir oublié et envoyer l’ordre à un autre cardinal si inférieur à lui, pour ne pas dire plus, en mérites à l’égard de la France. Mais Dubois gouvernoit seul et en plein. Les grandes et les petites choses dépendoient entièrement de lui, et M. le duc d’Orléans tranquillement le laissoit faire. J’en écrivis en même temps au cardinal Dubois, et je lui représentai que l’estime et l’amitié si marquée du cardinal de Rohan pour le cardinal Gualterio ne pourroit pas être insensible à. une si grande mortification.

En arrivant de Lerma à Madrid, j’avois reçu une lettre du cardinal Dubois qui, après des raisonnements sur l’état incertain de la santé du grand-duc, et de ce qui pouvoit se passer en Italie en conséquence, me mandoit que Chavigny, envoyé du roi à Gênes, étoit si fort au fait de toutes ces affaires-là qu’il pourroit bien lui envoyer faire un tour en Espagne et me le recommandoit très fortement.

Ce Chavigny étoit le même Chavignard, fils d’un procureur de Beaune, en Bourgogne, qui trompa feu de Soubise, et se fit présenter par lui au feu roi avec son frère, comme ses parents, et de la maison de Chauvigny-le-Roy, ancienne, illustre, éteinte depuis longtemps, obtint un guidon de gendarmerie aussitôt, et son frère une abbaye. Ils obtinrent aussi des gratifications et des distinctions par les jésuites qui étoient leurs dupes, ou qui feignoient de l’être, et par M. de Soubise, à l’ombre duquel ils se fourrèrent partout où ils purent. Enfin reconnus pour ce qu’ils étoient et pour avoir changé leur nom de Chavignard en celui de Chauvigny, le roi les dépouilla de ses grâces et les chassa du royaume. Ils errèrent longtemps où ils purent, sous le nom de Chavigny, pour ne s’écarter que le moins qu’ils purent du beau nom qu’ils avoient usurpé ; et quoique si châtiés et si déshonorés, l’ambition et l’impudence leur étoient si naturelles que ni l’une ni l’autre ne put en être affaiblie, et qu’ils ne cessèrent, en cédant à la fortune, de chercher sans cesse à se raccrocher. J’en ai parlé ici, dans le temps de leur aventure ; mais j’ai cru en devoir rafraîchir la mémoire en cet endroit.

En courant le pays, ils se firent nouvellistes, espèce de gens dont les personnes en place ne manquent pas, tous aventuriers, gens de rien et la plupart fripons, dont il m’en est passé plusieurs par les mains. Chavigny avoit beaucoup d’esprit, d’art, de ruse, de manège, un esprit tout tourné à l’intrigue, à l’application, à l’instruction, avec tout ce qu’il falloit pour en tirer parti : une douceur, une flatterie fine, mais basse, un entregent merveilleux, et le tact très fin pour reconnoître son monde, s’insinuer doucement, à pas comptés, et juger très sainement de lâcher ou de retenir la bride, éloquent, bien disant, avec une surface de réserve et de modestie, maître absolu de ses paroles et de leur choix, et toujours examinant son homme jusqu’au fond de l’âme, tandis qu’il tenoit la sienne sous les enveloppes les plus épaisses, toutefois puant le faux de fort loin. Personne plus respectueux en apparence, plus doux, plus simple, en effet plus double, plus intéressé, plus effronté, plus insolent et hardi au dernier point, quand il croyoit pouvoir l’être. Ces talents rassemblés, qui font une espèce de scélérat très méprisable, mais fort dangereux, font aussi un homme dont quelquefois on peut se servir utilement. Torcy en jugea ainsi. De bas nouvelliste, il s’en fit une manière de correspondant, et prétendit s’en être bien trouvé en Hollande et à Utrecht, où néanmoins il n’osoit fréquenter nos ambassadeurs, mais se fourroit chez les ministres des autres puissances, en subalterne tout à fait, mais dont il savoit tirer des lumières par leurs bureaux, où il se familiarisoit, en leur en laissant tirer de lui qu’il leur présentoit comme des hameçons.

Son frère n’en savoit pas moins que lui ; mais son humeur naturellement haute et rustre le rendoit moins souple, moins ployant, moins propre à s’insinuer et à abuser longtemps de suite. Toutefois ils s’entendoient et s’aidoient merveilleusement. Ces manèges obscurs, hors de France et tout à fait à l’insu du feu roi, durèrent jusqu’à sa mort. Elle leur donna bientôt la hardiesse de revenir en France, où trouvant Torcy hors de place et seulement conservant les postes et une place dans le conseil de récence, ils continuèrent à lui faire leur cour pour s’en faire un patron dans le cabinet du régent, avec qui le secret des postes le tenoit dans un commerce important et intime, mais un patron qui ne pouvoit que les aider. Ils n’osaient pourtant se produire au grand jour, mais ils frappoient doucement à plusieurs portes pour essayer où ils pourroient entrer.

Comme ils avoient le nez bon, ils avisèrent bientôt que l’abbé Dubois seroit leur vrai fait, s’ils se pouvoient insinuer auprès de lui, et que, fait comme il étoit et comme étoit aussi M. le duc d’Orléans, il y auroit bien du malheur si l’espèce de disgrâce où il étoit lors ne se changeoit bientôt en une confiance qui le mèneroit loin, et dont eux-mêmes pourroient profiter ; ils cherchèrent donc par où l’approcher. La fréquentation qu’ils avoient eue en Hollande avec les Anglois les introduisit auprès de Stairs ; ils y firent leur cour à Rémond qui n’en bougeoit. Il faut se souvenir de ce qui a été expliqué ici des premiers temps de la régence, des liaisons, des vues et des manèges de l’abbé Dubois pour se raccrocher auprès de son maître et s’ouvrir un chemin à ce qu’il devint depuis. Rémond, peu accoutumé aux applaudissements et aux respects, fut enchanté de ceux qu’il trouva dans les deux frères. À son tour, il fut charmé de leur esprit et de leurs lumières. Il les présenta à Canillac à qui ils prostituèrent tout leur encens. Lui et Rémond en parlèrent à l’abbé Dubois. Rémond fit que Stairs les lui vanta aussi ; il les voulut voir. Jamais deux hommes si faits exprès l’un pour l’autre que Dubois et Chavigny, si ce n’est que celui-ci en savoit bien plus que l’autre, avoit la tête froide et capable de plusieurs affaires à la fois. Dubois le reconnut bientôt pour un homme qui lui seroit utile, et dont la délicatesse ne s’effaroucheroit de rien. Il l’employa donc en de petites choses quand lui-même commença à poindre ; en de plus grandes, à mesure qu’il avança ; et en fit enfin son confident dans le soulagement dont il eut besoin dans ses négociations avec l’Angleterre. Parvenu au chapeau et à la toute-puissance, et n’ayant plus besoin de ce second à Londres ni à Hanovre, il l’envoya à Gènes rôder et découvrir en Italie, et enfin exécuter une commission secrète en Espagne.

Au premier mot que je dis de sa prochaine arrivée au marquis de Grimaldo, il fit un cri qui m’étonna, il rougit, se mit en colère : « Comment, monsieur, me dit-il, dans le moment de la réconciliation personnelle de M. le duc d’Orléans, dans le moment des deux mariages qui en sont le sceau, et de l’union la plus intime des deux couronnes et des deux branches royales, nous envoyer Chavigny, si publiquement déshonoré qu’il n’est personne en Europe qui ignore une telle aventure ! Que veut dire votre cardinal Dubois par un tel négociateur ? N’est-ce pas afficher qu’il veut nous tromper que de l’envoyer ici chargé de quelque chose ? » Il en dit tant, et plus sur le cardinal, et se déboutonna pleinement sur l’opinion qu’il avoit de lui. Je le laissai tout dire, et je ne pus disconvenir avec lui que Chavigny ne portoit pas une réputation qui pût concilier la confiance. Mais enfin je lui dis que le cardinal en avoit fait son confident personnel, qu’il l’envoyoit sans m’en avoir rien mandé auparavant ; que tout ce qu’il m’en marquoit étoit qu’il l’avoit choisi comme étant parfaitement instruit de ce qui se passoit en Italie, en particulier à l’occasion de l’état incertain de la santé du grand-duc, et que je n’en savois pas davantage.

Grimaldo tout bouffant me répondit qu’ils en savoient autant que lui, et que si le cardinal l’en croyoit si instruit, il n’avoit qu’à lui en faire faire un mémoire et le leur envoyer, et non pas un fripon aussi connu que cet homme-là, auquel il n’y avoit pas même moyen de parler. Je le laissai encore s’exhaler tant qu’il voulut, puis, le ramenant doucement peu à peu, je lui dis que si falloit-il bien pourtant qu’il le vit, quand ce ne seroit que pour voir ce qu’il voudroit dire. Grimaldo me répliqua que quand il pourroit se résoudre à le voir, il m’assuroit bien que le roi ne permettroit pas qu’il se présentât devant lui. Je lui représentai qu’en convenant avec lui du mauvais air du choix, le régent auroit droit de se plaindre qu’on ne voulût pas entendre en Espagne celui qu’il y envoyoit ; et que le roi d’Espagne, dans la position si heureuse où la France et le régent se trouvoient avec Sa Majesté Catholique, elle en usât à l’égard de Chavigny comme on fait tout au plus au moment d’une rupture résolue. Grimaldo me répliqua avec dépit : « Et pourquoi nous envoyer un coquin décrié partout ? n’est-ce pas tout ce qu’ils pourroient faire dans une rupture ? que veulent-ils que nous pensions de ce beau choix et si unique à faire ? Quelle confiance prétendent-ils que nous lui donnions ? Il faut qu’ils nous croient stupides, et qu’ils aient pour nous le dernier mépris. Mais nous le leur rendrons bien aussi, et nous leur renverrons leur fripon tout comme il sera venu. Cela leur apprendra du moins à ne nous plus envoyer des fripons reconnus, déshonorés par tout le monde, et s’ils nous veulent tromper, du moins de ne l’afficher pas d’avance, et de nous envoyer des fripons qui aient du moins la figure de gens ordinaires ! » Comme je vis que je ne ferois que l’opiniâtrer davantage, je me retirai, en le priant du moins d’y penser.

Je retournai le voir le lendemain, et je lui demandai en riant de quelle humeur il étoit ce jour-là. Il me fit mille politesses et mille amitiés, sur lesquelles je pris thème de lui dire qu’il ne me pouvoit arriver rien de plus fâcheux que l’exécution de ce qu’il m’avoit dit la veille ; qu’il connoissoit les fougues du cardinal Dubois ; qu’il avoit vu, par le délai si affecté de m’envoyer la lettre du roi pour l’infante, qu’il avoit eu dessein de me jeter dans l’embarras dont j’avois été forcé de lui faire la confidence, et dont il avoit eu la bonté de me tirer ; qu’il avoit vu encore par la faiblesse de sa lettre à lui, et de celle qu’il avoit faite de M. le duc d’Orléans pour le roi d’Espagne, le peu d’envie qu’il avoit que j’obtinsse les grâces de Leurs. Majestés Catholiques auxquelles lui avoit eu toute la part, et avoit voulu supprimer ces lettres, qui l’étoient demeurées en effet, comme plus nuisibles qu’utiles ; que j’en aurois bien d’autres à lui apprendre pour lui faire voir quel étoit le cardinal Dubois à mon égard ; que si Chavigny n’étoit point écouté, si le roi d’Espagne lui faisoit l’affront de ne vouloir pas permettre que j’eusse l’honneur de le lui présenter, le cardinal, qui pouvoit tout sur M. le duc d’Orléans, feroit qu’il s’en prendroit à moi, l’imputeroit à la jalousie du secret de ce dont Chavigny étoit porteur, publieroit et persuaderoit que je sacrifiois l’honneur du régent et de la France, l’union et la réconciliation si récente des deux cours à ma vanité personnelle, et que traité comme je l’étois en Espagne, on ne pouvoit douter que Chavigny n’y eût été très bien reçu et très bien traité si je l’avois voulu ; que je ne serois pas dans le cabinet de M. le duc d’Orléans pour imposer au cardinal, comme il m’arrivoit souvent, ni pour me défendre ; qu’enfin j’espérois de son amitié à lui, jointe aux autres considérations que je lui avois représentées la veille, qu’il ne voudroit pas me faire échouer au port.

Je lui parlai si bien, ou il avoit si bien réfléchi sur ce refus, qu’enfin il me promit de voir Chavigny et de faire ce qu’il pourroit pour que je le pusse présenter au roi d’Espagne, sans toutefois me répondre de venir à bout de ce dernier point. Ce fut tout en arrivant de Lerma que j’eus ces deux conversations avec lui. Il étoit arrivé incommodé et enrhumé, la fièvre s’y joignit après, et il fut sept ou huit jours sans voir personne, ni sortir de son logis.

Le 16 février Chavigny arriva et me vint voir le lendemain matin. Après des propos généraux où il déploya toute sa souplesse, ses respects et son bien-dire, il m’apprit qu’il venoit avec une lettre de créance du duc de Parme, qui comprenant bien l’impossibilité de retirer des mains du pape le duché de Castro et la principauté de Ronciglione, et toute la difficulté d’en retirer l’équivalent en terres, il se restreignoit à lui en demander un qui seroit aisé, si l’Espagne vouloit bien y contribuer en se joignant à lui pour demander au pape un indult sur le clergé des Indes, dont le duc de Parme toucheroit l’argent à la décharge du saint-siège, jusqu’à parfoit dédommagement. Avec sa manière hésitante et volontairement enveloppée, il ne laissa pas de me dire, quoique non clairement, que le cardinal Dubois approuvoit fort cet expédient, et je sentis qu’il y entroit fort pour sortir par là de l’engagement où il s’étoit mis avec ce prince pour lui procurer cette restitution.

Ce qui me surprit fut l’aveu de Chavigny, vrai ou supposé, de n’avoir point de lettres de créance du cardinal Dubois, avec l’air d’un assez grand embarras, sur quoi je me divertis à lui dire que la confiance de ce ministre en lui étoit si généralement connue qu’il n’avoit qu’à se présenter pour obtenir la même des ministres avec qui il pourroit avoir à traiter. Il se mit après sur les louanges du duc de Parme sagesse, capacité, considération dans toute l’Italie ; sur tout, et plus que tout, il me vanta son attachement de tous les temps pour la France, qui l’avoit exposé à tous les mauvais traitements de l’empereur. Je lui demandai en bon ignorant comment il s’étoit comporté dans l’affaire du double mariage. Chavigny me répondit sans hésiter que tout avoit passé par lui, qu’il y avoit fait merveilles, qu’il y avoit eu la principale part. Je pris cela pour fort bon, et tout comme il me le donna, mais il ne se doutoit pas que j’en savois là-dessus autant ou plus que lui.

Lorsque M. le duc d’Orléans me confia pour la première fois les mariages, avant même que l’affaire fût entièrement achevée, il me dit en même temps que tout se faisoit à l’insu du duc de Parme ; qu’un secret profond lui cacheroit cette affaire par les deux cours, jusqu’à ce qu’elle fût entièrement parachevée ; que M. de Parme étoit le promoteur et le principal instrument des mariages des infants d’Espagne avec les archiduchesses dont il avoit toute la négociation. Lorsque les mariages furent faits, M. le duc d’Orléans me dit qu’ils étoient tombés sur la tête du duc de Parme comme une bombe ; qu’il en étoit au désespoir. Et quand après le cardinal Dubois et, moi fûmes, comme je l’ai raconté en son lieu, replâtrés, et que nous fûmes à portée de parler d’affaires et de mon ambassade prochaine, je lui parlai du duc de Parme, sans lui laisser rien sentir de ce que M. le duc d’Orléans m’en avoit dit, et il m’en rapporta les mêmes choses précisément que j’en avois apprises du régent. Ce souvenir, que je ne pouvois avoir que très présent en Espagne, me confirma de plus en plus dans l’opinion que j’avois de Chavigny, et de me bien garder de lui en laisser flairer l’odeur la plus légère. De là, il me battit la campagne avec force bourre, à travers laquelle il s’étendit, mais fort en général, sur la nécessité de l’établissement de l’infant don Carlos en Italie, sur les bonnes choses qu’il y auroit à faire en cette partie de l’Europe, sur le respect où le double mariage y alloit retenir l’empereur à l’égard des deux couronnes, sur sa faiblesse par faute d’argent. Il finit par me dire qu’il avoit un plein pouvoir de M. de Parme si étendu qu’il lui soumettoit son ministre à Madrid, et lui permettoit même d’agir contre l’instruction qu’il lui avoit donnée, s’il le jugeoit à propos ; enfin que ce prince comptoit tellement sur l’amitié et la protection du cardinal Dubois qu’il l’avoit chargé de suivre en tous les ordres de ce ministre sur ce qui le regardoit.

Le soir du même jour, tout tard, Pecquet me vint apprendre que Chavigny l’avoit vu et lui avoit dit qu’il arrivoit à Madrid pour une commission qui seroit fort agréable, qu’il s’agissoit de faire passer don Carlos actuellement en Italie, de le confier au duc de Parme, de l’accompagner de six mille hommes dont M. de Parme auroit le commandement, ainsi que l’administration du jeune prince.

Chavigny me revint voir le lendemain matin, et après la répétition de plusieurs choses de sa première conversation, et force bourre, pendant quoi j’étois fort attentif à ne lui pas laisser apercevoir que je susse la moindre chose sur don Carlos, il m’en parla lui-même avec ses enveloppes accoutumées. Il me dit que M. de Parme désiroit fort d’avoir dès à présent ce petit prince auprès de lui ; qu’en ce cas il lui faudroit donner six mille hommes pour sa garde ; que l’un et l’autre rendroient le duc de Parme fort considérable en Italie, et lui donneroient un maniement de subsides qui l’accommoderoit fort, et l’administration du jeune prince. Je lui fis quelques légères objections pour l’exciter à parler. Il me dit qu’il étoit vrai que ce passage n’étoit peut-être pas bien nécessaire à l’âge de l’infant, que néanmoins sa présence en Italie pourroit contenir les partis qui se formoient parmi les Florentins pour se remettre en république après la mort du grand prince de Toscane, et encourageroit ceux qui vouloient un souverain ; mais qu’au fond ce passage actuel é toit sans aucun inconvénient. Il me dit cela d’un air simple, comme si en effet il s’agissoit d’une chose indifférente. Je lui répondis, avec la même apparente indifférence, que je n’en savois pas assez pour voir les avantages et les inconvénients de ce projet qu’il m’assura, en passant, être fort du goût de la cour d’Espagne. J’ajoutai que je croyois que par caractère, et par capacité également démontrée par le double mariage et par les affaires du nord, le cardinal Dubois devoit être la boussole sur laquelle uniquement on se devoit régler ; qu’il avoit si profondément le système de l’Europe dans la tête, et l’art de combiner et d’en tirer les plus grands avantages, que c’étoit de lui et de ses lumières qu’on devoit attendre les ordres pour s’y conformer entièrement.

Là-dessus Chavigny me dit, avec un air d’ingénuité plaintive, que c’étoit là tout ce qui faisoit son embarras ; qu’il y avoit dix mois que cette affaire de don Carlos se traitoit ; qu’il en avoit souvent écrit au cardinal Dubois, sans en avoir jamais reçu là-dessus aucune réponse ; qu’il s’étoit contenté de lui écrire sur l’affaire de Castro et de Ronciglione, de lui prescrire de se rendre à Madrid pour y donner un compte général des affaires d’Italie, sans entrer même en beaucoup de détails là-dessus avec la cour d’Espagne, et d’agir pour M. de Parme suivant qu’il lui ordonneroit touchant Castro et Ronciglione. Je me mis à sourire, et je lui dis que, si M. le cardinal ne s’expliquoit pas sur l’affaire du passage, j’en suspendrois aussi mon jugement, ce qui me seroit d’autant plus aisé que je n’avois plus que peu de jours à demeurer à Madrid. Il me répondit, en reprenant son air de plainte, qu’il n’avoit pas seulement d’instruction ni de lettres de créance du cardinal Dubois pour la cour d’Espagne ; puis, reprenant un air plus satisfoit, il ajouta tout de suite que cette façon étoit aussi plus simple entre deux cours aussi étroitement unies que l’étoient celles de France et d’Espagne. Il falloit que Chavigny me crût bien neuf pour tâter de cette sottise. Je ne pus m’empêcher de lui répondre, mais en riant en moi-même, que ce qui constituoit le ministre étoit moins sa lettre de créance que celle qu’on lui vouloit bien donner, et les affaires qu’on traitoit avec lui. Et comme le cardinal Dubois me l’avoit extrêmement recommandé, et que j’avois vaincu la répugnance du marquis de Grimaldo, je crus lui devoir offrir de le mener chez ce ministre dès qu’il seroit visible, et au roi d’Espagne, comme un homme de la confiance du cardinal Dubois avec lequel on pouvoit traiter, ce qu’il accepta avec beaucoup de satisfaction et de remerciements.

De ces deux conversations, avec ce que dans l’entre-deux j’avois appris de Pecquet, je compris aisément que la mission apparente de Chavigny, quoique effective, étoit l’affaire de Castro et de Ronciglione ; mais que ce qui l’amenoit véritablement à Madrid étoit le passage actuel de don Carlos en Italie. Ce qui me confirma encore dans cette persuasion fut que j’appris deux jours après qu’on armoit six vaisseaux de guerre et quatre frégates à Barcelone, pour être prêts à la fin de mai, même avec beaucoup d’indiscrétion, c’est-à-dire à grands frais et avec beaucoup de bruit.

Avant que d’expliquer mon sentiment sur la mission de Chavigny, et ce que je crus devoir faire en conséquence, il faut expliquer l’état d’alors de la cour d’Espagne, des cabales de laquelle je n’ai donné qu’un simple crayon jusqu’à présent.

Le P. Daubenton avoit très certainement été le seul confident avec le cardinal Albéroni de l’entreprise méditée sur Naples, et faite ensuite en Sicile. Ils se craignoient et se ménageoient réciproquement ; et le jésuite, qui ne vouloit pas hasarder de perdre sa place une seconde fois, qui seule le pouvoit conduire au chapeau où il tendoit sourdement de toutes ses forces, trembloit intérieurement devant Albéroni, qui le sentoit et en profitoit pour s’en servir comme il lui convenoit, sans s’aimer le moins du monde : c’est ce qu’on a vu répandu en mille endroits de ce que j’ai donné de M. de Torcy sur les affaires étrangères. Tous deux haïssaient Grimaldo, pour lequel ils craignoient l’affection et le goût du roi. Quoiqu’ils l’eussent chassé des affaires et du palais, et quoi qu’on eût fait, depuis les changements de ministère, pour réunir le P. Daubenton et Grimaldo, jamais le confesseur ne put lui pardonner le mal qu’il lui avoit fait, en sorte qu’il n’y eut jamais entre eux que des apparences très superficielles. Castellar, secrétaire d’État de la guerre, et très capable de cet emploi, étoit au désespoir que les troupes ne fussent point payées, de les voir journellement se détruire, et les officiers qui étoient dans l’étendue de la couronne d’Aragon réduits à se faire nourrir par charité dans les monastères ; que tous les projets qu’il avoit présentés pour y remédier fussent toujours remis à un examen qui ne se faisoit point ; et tout cela je le savois de lui-même. Il accusoit Grimaldo de soutenir le marquis de Campoflorido, ministre en chef des finances, malade depuis deux ans, hors d’état de donner ordre à rien, et qui mourut avant mon départ de Madrid, à qui pourtant toutes les choses qui regardoient les finances étoient renvoyées, qui demeuroient toutes et tomboient dans la dernière confusion, sans que le roi d’Espagne y fît autre chose qu’attendre sa guérison, ni voulût, même par intérim, prendre aucun parti là-dessus.

Castellar, qui m’avoit fait ces mêmes plaintes, mais sans me parler de Grimaldo, avoit désiré d’être remis en union avec lui, qui s’étoit altérée entre eux. On y avoit travaillé utilement, et on fut surpris que, dans le temps que Grimaldo s’y prêtoit le plus, Castellar, de propos délibéré, se retira tout d’un coup, et mit les choses en beaucoup plus mauvais état qu’elles n’avoient été auparavant. L’époque de cette conduite bizarre de Castellar fut [celle] du voyage de Lerma ; et la maladie qui, au retour, retint Grimaldo près de quinze jours au lit, sans sortir ni voir personne, fut attribuée par gens bien instruits à deux chagrins violents que ce ministre essuya en arrivant de ce voyage. Dans ce même temps, Castellar étoit souvent enfermé avec le P. Daubenton, entroit chez lui par une porte de derrière, [et] en sortoit bien avant dans la nuit. Le confesseur étoit étroitement uni avec Miraval, gouverneur du conseil de Castille. Le lien de cette union étoit qu’Aubenton faisoit, depuis quelque temps, renvoyer toutes les affaires par le roi d’Espagne aux consultes, c’est-à-dire aux conseils et aux tribunaux, en quoi le confesseur trouvoit parfaitement son compte, parce que tout étoit à la cour d’Espagne affaire de conscience, et que, sur le renvoi ou la réponse des différentes consultes que le roi lui renvoyoit toujours, la vraie décision en demeuroit au jésuite tout seul, qu’il montroit comme sienne à qui elle étoit favorable, et comme venant des conseils et des tribunaux à qui elle étoit contraire. D’un autre côté Miraval étoit dans la liaison la plus intime avec le duc de Popoli jusque-là que, contre la dignité de sa place de gouverneur du conseil de Castille, inviolablement conservée jusqu’alors, et dont Miraval étoit lui-même fort jaloux, il alloit souvent chez le duc de Popoli au palais, et demeuroit fort longtemps tête à tête avec lui dans sa chambre.

De tous les Italiens Popoli étoit le plus dangereux par son esprit et par sa haine pour la France. Il étoit l’âme de la cabale italienne qui se réunissoit toute à lui, laquelle détestoit la France et l’union. Cellamare, qui portoit le nom de duc de Giovenazzo depuis la mort de son père, étoit revenu deux jours avant mon arrivée de Galice, où il commandoit, sans apparence d’y retourner, ni qu’on y renvoyât personne en sa place, et faisoit sa charge de grand écuyer de la reine, avec qui il étoit fort bien. Le prince Pio étoit aussi de retour de Catalogne où il commandoit, et préféroit à ce bel emploi la charge, sans fonctions, de grand écuyer de la princesse des Asturies, qui n’avoit point d’écurie, servie par celles de Leurs Majestés. Tout cela montroit qu’on rassembloit à Madrid les principaux seigneurs italiens pour les consulter sur les affaires d’Italie, comme le duc de Popoli le fut sur l’entreprise de Naples dont il fournit tous les mémoires. Castellar ne pouvoit avoir si brusquement changé sur sa réconciliation avec Grimaldo sans avoir subitement pris d’autres vues et s’être assuré d’autres ressources, qui ne pouvoient être autres que le confesseur et les Italiens, et se mettre bien avec la reine en flattant son ignorance des affaires et son ambition sur le passage de don Carlos, qui d’ailleurs convenoit si bien à Castellar, parce que cela forçoit le roi d’Espagne à mettre enfin ordre à ses troupes et à ses finances, à quoi il buttoit pour sa caisse militaire. Et comme il étoit très vrai que le désordre des finances ne venoit que par faute d’administration, parce que le fonds en étoit très bon, et pour ainsi dire sans dettes, Castellar auroit vu avec plaisir quelque rupture en Italie, qui n’auroit pu qu’augmenter le crédit et l’autorité de sa charge. C’étoit là le désir suprême de la cabale italienne, tant pour se mêler d’affaires et acquérir de la considération et du crédit, que dans le désir et l’espérance toujours subsistante, pour raccrocher une partie de leurs biens d’Italie, d’essayer, contre toute raison, quelque restitution au roi d’Espagne de ce que l’empereur lui détenoit, dont, au pis aller, le mauvais succès ne pouvoit rendre à cet égard leur condition pire.

Cette vision, quelque insensée qu’elle fût, méritoit d’autant plus d’être considérée qu’il étoit arrivé à Chavigny de lâcher un grand mot à Pecquet, dans une seconde conversation qu’il eut avec lui, et dont Pecquet me rendit compte incontinent après. Raisonnant ensemble de ce passage actuel de don Carlos en Italie, Pecquet lui dit que c’étoit l’envoyer bien matin pour une succession si éloignée, à quoi Chavigny répondit avec sa tranquille et balbutiante douceur : « Il faudroit quelque chose de présent, quelque chose de présent. » Or ce quelque chose de présent ne pouvoit s’arracher que par la force, et je découvris en même temps que le duc de Popoli avoit été consulté, comme il l’avoit été sur l’entreprise de Naples. Outre cet objet de la cabale italienne qui vient d’être expliqué, elle avoit encore celui de brouiller les deux couronnes, ce qu’elle prévoyoit facile si elle pouvoit parvenir à faire attacher quelque chose en Italie, par la difficulté des secours militaires, et bien autant par l’impossibilité de satisfaire toutes les volontés de la reine, dont les Italiens se sauroient bien prévaloir pour faire naître des brouilleries continuelles avec notre cour, qui n’en feroit jamais assez à son gré, ni au leur, devenus maîtres de son esprit en flattant et entretenant son ambition. Le duc de Bournonville, déjà uni avec la cabale italienne, dès avant sa nomination à l’ambassade de France, de laquelle je parlerai ensuite, ne bougeoit plus d’avec les Italiens, particulièrement d’avec Popoli et Giovenazzo, au premier desquels il faisoit bassement sa cour. Ils furent tous deux embarrassés, jusqu’à en être déconcertés d’avoir été rencontrés par l’abbé de Saint-Simon à la promenade, tête à tête.

Le roi et la reine d’Espagne, leurs deux confesseurs, les deux secrétaires d’État principaux ne se cachoient point du dégoût et des soupçons qu’ils concevoient du nombre de ministres dont la France se servoit en leur cour, disoient hautement et nettement qu’ils ne savoient en qui se fier ; que quand on vouloit agir de bonne foi, il ne falloit qu’un canal. Le P. Daubenton s’expliqua même que cette conduite de la France lui faisoit prendre le parti de se mettre à quartier de tout, et de ne se mêler de quoi que ce fût ; et je m’aperçus très bien qu’il s’étoit tenu parole avec moi-même. Je sus qu’il avoit conseillé la même conduite à d’autres, et à Castellar à diverses reprises. Quoique cette multiplicité si peu décente fût très propre à produire cet effet, il put très bien être aussi une suite de la liaison du confesseur avec Castellar et Miraval et avec les Italiens. Castellar, qui m’avoit infiniment recherché, et fort entretenu avant et depuis Lerma, s’en étoit retiré tout à coup, et ne me témoignoit plus que de la politesse quand nous nous rencontrions ; je ne laissai pas de le prier deux fois à dîner chez moi dans ce temps-là, où il venoit auparavant fort librement de lui-même.

Enfin un dernier objet, mais vif, de cette cabale italienne, étoit de perdre radicalement Grimaldo et par haine personnelle et comme obstacle à leurs projets, desquels il étoit très éloigné par principes d’État et encore par aversion d’eux comme de ses ennemis ; par mêmes principes d’État très favorables à la France, entièrement dévoué à l’union, seul vraiment au fait des affaires étrangères, fort Espagnol et tout à eux, et comme eux tous dans l’aversion active et passive des es Italiens.

Après l’exposition fidèle de ce tableau de la cour d’Espagne alors, j e viens à celle de ce que j e conçus des deux points dont Chavigny m’avoit entretenu, comme du sujet de son arrivée à Madrid.

Je ne vis aucune sorte de bien à espérer du passage actuel de don Carlos en Italie. Ce n’étoit qu’un enfant dépaysé dont la présence ne pouvoit hâter la succession qu’on espéroit pour lui, qui dépendoit de la vie des possesseurs doubles dans chacun des États de Parme et de Toscane, et il me parut qu’un tel déplacement, sans aucun fruit qui en dût naturellement résulter, devoit pour le moins être mis au rang des choses inutiles, et par cela seul destitué de convenance et de sagesse, sans compter la dignité.

À l’égard des inconvénients, ils me parurent infinis. Hasarder pour rien la santé d’un enfant de cinq ou six ans ; l’accompagner nécessairement de personnes qui voudroient considération et profit, qui par conséquent donneroient jalousie aux principaux du pays ; et si on le livroit entre les mains des Parmesans, comme une fille qu’on marie en pays étrangers, ces Parmesans mêmes voudroient tirer considération et profit de leurs places auprès du petit prince, et donneroient aux autres Parmesans la même jalousie. L’enfant venant à croître, en seroit gouverné, excité par eux à vouloir se mêler des affaires pour y avoir part eux-mêmes.

Le prince, croissant toujours, s’ennuieroit de son état de pupille, et n’ayant pas un pouce de terre à lui, ne pourroit être autre chose, d’où résulteroient des cabales et des brouilleries qui feroient également repentir les possesseurs et leur futur héritier de se trouver ensemble, dont les suites ne pourroient être que très fâcheuses, et peut-être devenir ruineuses à tous. Cette situation pourroit durer nombre d’années de la maturité du prince, parce que le frère et successeur direct du duc de Parme n’avoit lorsque quarante-deux ans, et le grand prince de Toscane, successeur direct du grand-duc son père, n’en avoit que cinquante-trois ; que si par l’événement le grand prince de Toscane ou le duc de Parme, beaucoup plus jeune que la duchesse de Parme, venoient à perdre leurs épouses, que l’amour si naturel de leur maison et d’avoir postérité les engageât à se remarier, ou seulement que le prince de Parme, qui n’étoit point marié, s’avisât de prendre une femme, quelle pourroit devenir alors la situation de don Carlos ?

Je considérai que ce prince étoit de droit petit-fils de France, et par accident fils de France, en rang et en traitement, fils du roi d’Espagne, cousin germain du roi et son futur beau-frère. Nos simples princes du sang jouissent depuis longtemps par toute l’Europe d’un rang plus distingué que nulle autre maison régnante. MM. les princes de Conti trouvèrent des électeurs à Vienne et en Hongrie sur lesquels ils conservèrent toujours la supériorité, dans une sorte d’égalité qui ne les empêchoit pas de les précéder sans, embarras ni difficulté. Néanmoins l’électeur de Bavière, qui en étoit un, sut, depuis son union avec la France, usurper d’abord, puis se faire donner des distinctions jusqu’alors inouïes et jamais prétendues sur les premiers sujets du roi et par ce [sur] les généraux en chef de ses armées, d’où il résulta que ce même électeur, qui s’étoit toujours contenté d’un tabouret devant le prince d’Orange, devenu roi d’Angleterre, assis dans un fauteuil, venu à Paris, obtint l'incognito de la complaisance du feu roi, d’en être reçu debout, sans aucun siège pour l’un ni pour l’autre, toutes les fois qu’il le vit, et que le roi souffrit l’énormité de sa prétention de la main chez Monseigneur, puisqu’il consentit qu’il ne le verroit que dans les jardins de Meudon, sans entrer dans le château, et qu’ils montassent tous deux dans la même calèche en même instant, chacun par sa portière, ce qui n’avoit jamais été prétendu par aucun souverain, même sans être incognito, quoique dans le même temps l’électeur de Cologne, son frère, mais plus raisonnable, incognito aussi, mais vêtu en évêque, ne prétendit rien de semblable, et vit debout le roi dans un fauteuil, après souper, avec sa famille, plus d’une fois, où véritablement Monseigneur et Mgrs ses fils étoient debout aussi, et les princesses sur des tabourets.

À l’égard de Monseigneur, il le vit à Meudon, y dîna avec lui, vis-à-vis de lui au bas bout, avec les dames et les courtisans, tous sur des sièges à dos, faits pour la table, comme à l’ordinaire, et suivit toujours Monseigneur, se reculant même aux portes, qui lui montra toute la maison, puis les jardins, où l’électeur ne fit aucune difficulté de monter dans la calèche de Monseigneur toujours après lui. De ces variations on pouvoit conclure quels seroient les embarras du cérémonial entre don Carlos, le duc de Parme lui-même, les autres princes d’Italie, les cardinaux et les autres principaux grands, desquels tous il faudroit continuellement encourir la haine pour des points de cérémonial, ou laisser flétrir en sa personne la dignité de sa naissance et celle des deux couronnes.

Rien ne m’avoit été plus recommandé en partant que d’écarter toutes les idées de la cour d’Espagne sur l’Italie, particulièrement sur tout ce qui pouvoit de près ou de loin tendre à quelque entreprise et -à quelque rupture de ce côté-là. Rien n’y pouvoit pourtant conduire d’une façon plus directe que ce passage actuel de don Carlos avec des troupes. C’étoit réveiller toute l’Europe sur un projet dont elle s’embarrassoit peu, tandis qu’il paraissoit éloigné au point où il l’étoit par sa nature, mais qui auroit tout à coup changé de face dès qu’on auroit vu paroître don Carlos armé en Italie. Il auroit fallu payer et entretenir ces troupes, et ce n’eût pas été aux dépens du duc de Parme. Quand bien même ce prince eût pu consentir de soudoyer ces troupes de l’argent qui lui seroit accordé par le pape, et par le roi d’Espagne, de l’indult sur le clergé des Indes pour le payement de Castro et de Ronciglione, indult néanmoins qui étoit une chimère, on auroit dû s’attendre que l’Espagne, sur les sujets de laquelle ces sommes seroient tirées, nous auroit demandé de contribuer de notre part. L’empereur, qui ne verroit point cet événement sans une jalousie extrême, pourroit prétendre de s’y opposer par la voie des armes, comme à une chose qui, n’ayant point d’apparence par l’éloignement naturel de ces successions, le menaceroit d’une manière effective. Mais par impossible, prenant la chose avec plus de modération, il pourroit prendre une autre voie qui, à la fin, ne conduiroit pas moins à la rupture : il diroit que les États de Parme et de Toscane sont menacés d’invasion, tout au moins d’oppression ; qu’encore que le duc de Parme y consentît pour le sien, lui empereur n’étoit pas moins obligé de protéger ses feudataires. Il prétendroit garder les places de ces États ; il y trouveroit toute sorte de facilité pour celui de Toscane ; et pour six mille hommes que nous aurions en Italie, il y en auroit le nombre que bon lui sembleroit, avec toute la facilité que lui donnent les États qu’il possède en Italie, et que lui présente le passage par le Tyrol de ce qu’il y voudroit envoyer d’Allemagne. Le roi de Sardaigne, qui gardoit si étroitement ses frontières dans la crainte de la peste, auroit ce prétexte pour nous refuser tout passage, et les Suisses pareillement, qui n’auroient osé choquer l’empereur. Nous serions donc par là, et l’Espagne par sa situation naturelle, à ne pouvoir secourir don Carlos tant de recrues que de troupes d’augmentation, sinon par mer, dont les transports sont infiniment ruineux, et dont l’Espagne a peu de moyens, et de vaisseaux encore moins. Alors l’Angleterre avec ses flottes deviendroit maîtresse des secours. Quelque bien que nous fussions avec elle, il ne faudroit pas se flatter qu’un prince d’Allemagne, tel que de son estoc étoit le roi d’Angleterre, résistât aux mouvements de l’empereur dans le point le plus sensible, tel que lui étoit l’Italie. Il faudroit de plus compter que la jalousie de se conserver le port Mahon et Gibraltar, que les Anglois ont usurpé dans le sein de l’Espagne, lui feroit embrasser ardemment cette cause de l’empereur, dans la crainte que l’établissement d’une branche d’Espagne en Italie ne le forçât enfin à la restitution. Une entreprise si prématurée pour du présent en Italie à don Carlos, n’auroit pas manqué d’échauffer les esprits de toutes parts, jusqu’à produire une guerre où bientôt après la France n’auroit pu éviter d’entrer. Et comme il s’y agiroit de fiefs de l’Empire ; que le roi de Pologne avoit marié le prince électoral de Saxe, son fils, à une archiduchesse ; que l’électeur de Bavière recherchoit passionnément l’autre archiduchesse pour le sien, ces deux princes, les plus considérables de l’Empire, regarderoient d’un œil de propriété les États héréditaires de l’Empire, tellement qu’avec le concours certain du roi d’Angleterre, électeur d’Hanovre, cette guerre deviendroit aisément une guerre de l’Empire. Or, en quelque disette d’argent que pût être l’empereur, il n’est jamais si puissant ni si riche que lorsqu’il a une guerre de l’Empire. Ses prétentions sur nos bords du Rhin, même sur les trois évêchés’, et qu’il n’abandonnera jamais, ses difficultés subsistantes avec lui pour les limites entre ses Pays-Bas et les nôtres, lui fourniroient bientôt des prétextes de porter la guerre sur ces deux frontières, et je ne voyois point que nous fussions en état de la bien soutenir par nous-mêmes ni par nos alliances. Je sentois le triste état de nos finances, et je voyois le désordre de celles d’Espagne. Notre épuisement d’hommes se présentoit à moi, et je le trouvois encore plus grand en Espagne. Notre peste, par surcroît de malheur, détruisoit encore les hommes, et les finances aussi par l’interruption du commerce. Nous touchions au congrès de Cambrai, que cette guerre auroit dissipé ou tourné contre nous ; et, pour ne rien oublier, le roi, majeur dans un an, à qui on ne manqueroit pas de peindre cette entreprise avec les couleurs les plus noires.

Toutes ces raisons mises d’un côté, l’inutilité indécente du passage de don Carlos actuellement, même de bien longtemps, de l’autre, et avant l’ouverture de la première des deux successions, me fit conclure que si j’étois du conseil de l’empereur, je ne désirerois rien davantage qu’une telle entreprise si fort à contre-temps, qui ne pouvoit mériter que le nom d’une folle équipée, qui n’auroit pu que lui procurer une augmentation de grandeur en Italie et en Europe, une grande jalousie et l’épuisement aux deux couronnes, et tout au moins faire échouer l’établissement de don Carlos en Italie. Que si, au contraire, je m’étois trouvé à la tête du conseil du roi ou de l’Espagne, je n’aurois songé qu’à éteindre l’inquiétude causée par la nouvelle réunion des deux branches royales et des deux couronnes par la plus profonde apparence d’inaction, de prétentions, de désirs ; qu’à éviter tout ce qui pourroit entraîner le plus petit engagement ; qu’à terminer utilement le congrès de Cambrai pour nous procurer une situation stable, paisible, assurée avec tous nos voisins ; entretenir une longue et profonde paix ; éteindre toute crainte et tous soupçons, quelque légers qu’ils puissent être ; étreindre soigneusement l’union des deux couronnes ; profiter continuellement mais doucement et sans éclat des avantages de son commerce ; acquérir au roi la confiance, et, s’il étoit possible, la dictature de l’Europe, et se faire de plus en plus aimer et considérer, par assoupir les différends, étrangers à nous, des grandes et des petites puissances ; n’oublier rien pendant ce grand repos pour réparer les finances ; faire respirer les peuples, les laisser multiplier, croître, devenir robustes et féconds, par leur laisser les moyens de se nourrir, et de fournir utilement à l’agriculture et aux autres travaux ; réparer soigneusement et augmenter doucement notre marine, ou, pour mieux dire, la créer peu à peu de nouveau ; ne point perdre de vue le grand événement, quoique très apparemment très éloigné, de la mort de l’empereur, sans enfants mâles, ni la faute énorme de la guerre qui fut terminée par la paix de Ryswick, qui ligua toute l’Europe contre la France, et que cette paix faite depuis deux ans n’avoit pas encore assez séparée pour ne s’être pas incontinent rassemblée dès qu’elle vit la France résolue à profiter du testament de Charles II et du vœu unanime de tous les Espagnols, quoique si affaiblie d’hommes et d’argent, et n’avoit pas eu le temps de respirer depuis la fin de cette dernière guerre, qui avoit duré dix ans contre toute l’Europe ; enfin se mettre en état, à force de sagesse au dehors et de soins continuels au dedans, de pouvoir bien profiter de l’ouverture des successions auxquelles don Carlos étoit appelé du consentement de toute l’Europe, en faire un grand prince en Italie, capable d’y tenir de court la puissance de la maison d’Autriche, et si elle venoit à s’éteindre tôt ou tard, se trouver en force et en moyens de profiter grandement de sa chute.

Pour l’affaire de Castro et de Ronciglione, elle étoit si chimérique qu’il suffira de raconter ici qu’ayant rencontré le P. Daubenton au palais, qui, d’un air instruit de tout, me demanda si Chavigny m’avoit dit le sujet de son voyage, je ne jugeai pas à propos de lui parler d’autre chose que de l’indult, sur quoi le bon père se prenant à rire me répondit qu’il étoit assez plaisant de payer et de retirer ses dettes sur le fonds d’autrui, et riant encore plus fort, ajouta qu’il ne savoit pas si cette voie accommoderoit fort le roi et ses sujets. Je me mis à rire aussi, et je l’assurai que je laisserois cette fusée à démêler à qui en étoit chargé. Il me demanda ensuite avec quelque empressement si je ne savois rien de plus. Quoiqu’il pût être que Chavigny lui eût confié qu’il m’en avoit parlé, j’aimai mieux me tenir fermé qu’entrer en affaire avec un homme dont les liaisons, ci-dessus expliquées, le jetoient très vraisemblablement dans une opinion toute différente de celle que j’avois prise, et dont je ne le ferois pas revenir, parce que les meilleures raisons échouent toujours contre celle des intérêts personnels et des cabales, et que, de plus, j’ignorois les sentiments du cardinal Dubois là-dessus. J’en sortis donc par lui dire que les fêtes du carnaval et les fonctions des premiers jours de carême ne m’avoient permis d’entretenir Chavigny qu’à la hâte.

Cette ignorance où j’étois de ce que le cardinal Dubois pensoit sur ce passage de don Carlos en Italie, et sur cet étrange présent qu’il faudroit à ce prince que Chavigny avoit lâché à Pecquet, m’embarrassa beaucoup. Dubois et Chavigny étoient si faux, si doubles, si consommés fripons et si parfaitement connus pour l’être qu’il n’y avoit personne qui ajoutât la moindre foi en leurs discours ; par-dessus cela, si sordidement intéressés, si ambitieux, si étrangement personnels, si profonds en leurs vues et leurs allures, si fort méprisant tout autre intérêt que le leur particulier, si excellemment impudents, et si étroitement liés de confiance par leur commune scélératesse, à laquelle tous moyens étoient bons, quels qu’ils pussent être, et si accoutumés aux voies les plus tortueuses que les serpents ne pouvoient être d’un plus dangereux ni d’un plus difficile commerce. Je ne pouvois donc allier ces deux choses si opposées : l’une que Chavigny fût venu en Espagne sans lettres de créance du cardinal Dubois ; l’autre que, chargé de deux affaires par le duc de Parme, il n’eût d’ordre du cardinal que sur la première, et encore foible, et que sur l’autre, qui étoit si importante, non seulement il n’en eût point, mais que depuis dix mois qu’elle se tramoit, et que Chavigny lui en écrivoit, il n’en eût pas reçu là-dessus un seul mot de réponse.

Cette affection me sembloit étrange, encore plus l’aveu très volontaire que Chavigny m’en faisoit ; et que, malgré un silence si opiniâtre, il osât mettre sur le tapis une affaire de cette conséquence, lui si mesuré, si froid, si circonspect, et si fort au fait de l’incomparable jalousie d’autorité du cardinal Dubois qui ne souffroit pas qu’une affaire de la plus petite bagatelle se traitât sans sa participation. Je soupçonnai donc là-dessus un jeu joué entre le maître et le valet que celui-ci savoit bien ce qu’il faisoit, et que l’autre avoit ses raisons de le faire agir ainsi sans y vouloir paroître. Mais de pénétrer les raisons d’un homme qui n’agissoit que par intérêt personnel, auquel il rapportoit et soumettoit sans bornes les plus grands intérêts de l’État, très souvent encore par fougue ou par caprice, c’étoit ce qu’il n’étoit pas possible de découvrir. Je n’osai donc hasarder de lui écrire de cette affaire. Il ne m’en avoit écrit en aucune sorte, et son confident Chavigny se plaignoit gratuitement à moi de n’en avoir pu tirer un seul mot de réponse là-dessus. Je n’avois donc aucun compte à rendre de ce dont je n’étois point chargé, et que je pouvoir ignorer ; mais la chose me parut tellement importante que je ne pus pour cela m’en tenir quitte.

J’avois laissé Belle-Ile, ami intime de Le Blanc, duquel le cardinal Dubois se servoit en toutes choses, en usage d’aller tous les soirs avec Le Blanc passer une heure chez le cardinal seuls avec lui, à parler de toutes sortes d’affaires. Mon fils aîné devoit s’en retourner incessamment à Paris. Par lui, je fis à Belle-Ile une ample dépêche de tout ce que je viens d’expliquer et de raconter. Je le priai de la communiquer à Le Blanc, et de voir ensemble ce qu’ils pourroient faire pour empêcher l’exécution d’un projet, dont l’absurdité étoit la moins mauvaise partie. En même temps je fis prier Grimaldo par Sartine que je le pusse voir dès qu’il seroit en état d’entendre un peu parler d’affaire qui pressoit, et que ce fût même avant de recommencer d’aller travailler au palais. Il le fit en effet de très bonne grâce, et c’est la seule fois que je l’aie vu dans sa maison à Madrid. Je lui appris tout ce que j’avois su de Chavigny, et il me parut que je lui faisois grand plaisir. Il admira autant que moi ce manège apparent de silence obstiné du cardinal avec Chavigny sur le passage de don Carlos, et l’apparente témérité de cet intime confident de la traiter à Madrid sans ordre, instruction, ni lettre de créance.

Grimaldo n’avoit pas besoin de cette touche pour former son opinion sur tous les deux. Nous continuâmes à nous déboutonner ensemble sur l’un et sur l’autre. De là je lui représentai au long tout ce que je viens d’expliquer de l’absurdité et des dangers de ce prématuré passage ; surtout je ne lui laissai pas ignorer le mot de Chavigny, échappé à Pecquet, d’établissement présent pour don Carlos et lui, et lui en exposai toutes les conséquences. Grimaldo ne feignit point de s’ouvrir entièrement avec moi là-dessus et fut totalement de mon sentiment. Il me donna ensuite une plus grande marque de confiance, quoiqu’en me parlant plus obscurément de sa crainte d’un si funeste projet, mais qui pouvoit flatter et éblouir ; et comme j’étois au fait des intérêts, des liaisons, des cabales que j’ai ici rapportées, son discours, tout mesuré, tout enveloppé là-dessus, me fit sentir que j’étois parfaitement informé. Il me remercia de cette visite comme d’un service essentiel que je lui avois rendu pour le mettre au fait de ce que Chavigny lui proposeroit, et le mettre en état de prévenir, et s’il le pouvoit, de prémunir Leurs Majestés Catholiques là-dessus, et de les garantir du précipice. Il me rassura sur l’armement de Barcelone, qu’il me répondit être fait pour l’Amérique. Il fut encore quelques jours sans pouvoir aller au palais.

Pour achever cette matière de suite, Grimaldo me dit qu’il avoit heureusement prévenu le roi et la reine, leur avoit expliqué les embarras, puis les dangers où les jetteroit ce passage qui, au mieux aller, ne pouvoit apporter aucun fruit ; et [qu’il avoit] si bien combattu les raisons, dont il pouvoit bien être que quelques gens se fussent déjà servis auprès d’eux, qu’il espéroit tout à fait les maintenir dans la négative ; d’autant plus qu’il les avoit trouvés si choqués de l’arrivée de Chavigny, dont ils savoient les aventures et connoissoient la réputation, qu’il avoit eu toutes les peines du monde à gagner sur le roi et la reine de ne pas trouver mauvais que je le leur présentasse, parce que je ne pouvois m’en dispenser sans me faire une affaire fâcheuse avec le cardinal Dubois qui me l’avoit très particulièrement recommandé.

Le lendemain de cette conversation, je menai Chavigny au marquis de Grimaldo qui le reçut fort civilement, mais fort froidement ; et le soir, comme Leurs Majestés Catholiques revenoient de la chasse, je le leur présentai à la porte de leur appartement intérieur. En effet le roi passa sans s’arrêter et sans tourner la tête vers lui, ni par conséquent vers moi qui le présentois, et sans dire un seul mot. La reine me dit quelque chose, pour me parler seulement et sans aucun rapport à Chavigny qu’elle ne regarda pas non plus. Quoique j’eusse lieu de m’attendre à une assez mauvaise réception, celle-ci la fut tellement et si marquée que j’en demeurai confondu. Chavigny, avec toute sa douce et timide effronterie, ne laissa pas d’en être embarrassé. Comme cela se passa en public, la cour et la ville en discoururent. Chavigny se garda bien de m’en parler, et moi à lui ; mais il m’en parut mortifié pendant plusieurs jours. Cette présentation faite, il marcha par lui-même et je ne m’en mêlai plus. Il mangeoit très souvent chez moi ; j’en fus quitte pour des civilités et pour prendre pour bon le peu qu’il s’avisoit quelquefois de me dire, ce qui n’alloit à rien, et sans m’entremettre de la moindre chose. Il ne trouva pas mieux son compte avec Grimaldo sur l’indult que sur le passage. Ce ministre se moqua bien avec moi de cette vision du duc de Parme, et n’en rit pas moins qu’avoit fait le P. Daubenton. Chavigny échoua donc sur l’affaire de l’indult et sur celle du passage de don Carlos en Italie. Il demeura néanmoins deux mois après moi à Madrid, soit que la cabale italienne l’y retînt dans l’espérance de faire enfin goûter ce projet à la reine, ou que le cardinal Dubois l’eût chargé de choses qui passoient Maulevrier, et qui ne sont point venues à ma connoissance, mais dont il n’a résulté aucun effet qui ait été aperçu.




  1. Darnetal n’est pas, à proprement parler, un faubourg de Rouen. C’est une petite ville située à trois ou quatre kilomètres de Rouen, et remarquable par ses établissements industriels.