Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/7

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CHAPITRE VII.


Le duc de Bournonville, nommé à l’ambassade de France, en est exclus. — Je tente en vain d’obtenir la restitution de l’honneur des bonnes grâces de Leurs Majestés Catholiques au duc de Berwick. — Je tente en vain d’obtenir la grandesse pour le duc de Saint-Aignan. — Conduite étrange de la princesse des Asturies à l’égard de Leurs Majestés Catholiques. — Bal de l’intérieur du palais. — La Pérégrine, perle incomparable. — Illuminations ; feux d’artifice admirables. — Leurs Majestés Catholiques en cérémonie à l’Atoche. — Raison qui me fait abstenir d’y aller. — Fête de la course des flambeaux. — Fête d’un combat naval.


Une autre affaire m’occupoit en même temps. On avoit su avant mon départ de Paris que le duc de Bournonville briguoit fort à Madrid l’ambassade de France, dont Laullez avoit fini son temps ; et le cardinal Dubois qui ne vouloit point absolument du duc de Bournonville, m’avoit fort recommandé de n’oublier rien pour l’y traverser. J’eus si peu de temps entre mon arrivée à Madrid et le départ pour Lerma, et ce temps si occupé d’affaires, de fêtes, de cérémonial, de fonctions et de visites infinies que je n’eus pas celui d’entamer rien sur cette ambassade, dont je comptai avoir tout loisir à Lerma. Mais en arrivant au quartier que je devois occuper, je tombai malade le jour même, et la petite vérole, qui se déclara, me mit pour quarante jours hors de moyen de sortir de mon village. Pendant ce temps-là le duc de Bournonville bien averti de Paris, et qui me craignoit fort pour son ambassade, intrigua si bien, qu’il se la fit donner et déclarer. Je reçus à Villahalmanzo une lettre du cardinal Dubois, dès qu’il eut appris cette nouvelle, pleine de regrets sur la lacune de ma petite vérole et de ma séparation de la cour, qui eût, à ce qu’il me disoit, paré ce choix. De là, s’étendant sur le caractère du duc de Bournonville, sur ses liaisons intimes avec le duc de Noailles, et c’étoit là le principal point du cardinal, car la maréchale de Noailles et lui étoient enfants des deux frères, le cardinal se lamentoit des inconvénients qui résulteroient sûrement de cette ambassade, et pour les cabales de la cour, et contre l’union si nécessaire des deux couronnes, que le duc de Bournonville et le duc de Noailles sacrifioient à leurs vues et à leurs intérêts particuliers. Enfin il m’avançoit que l’usage constant entre les grandes couronnes étoit de faire pressentir celle où il falloit un ambassadeur sur la personne qu’on pensoit à y envoyer, afin de ne lui pas donner un ministre désagréable ; à plus forte raison l’Espagne devoit ce ménagement à la France, dans la position actuelle où les deux couronnes se trouvoient si heureusement ensemble. Il m’exhortoit à faire valoir cette raison et de tâcher à faire révoquer une disposition si peu propre à entretenir l’amitié et l’union si désirable entre les deux branches royales et entre les deux cours. Il étoit vrai que la maréchale de Noailles, qui aimoit fort sa maison, et en général à obliger, avoit pris soin, tant qu’elle avoit pu, de ce cousin germain qui étoit un arrière-cadet sans bien, et que le duc de Noailles l’ayant trouvé fort homogène à lui, ils s’étoient intimement liés depuis fort longtemps. Depuis que le duc de Noailles avoit perdu l’administration des finances, quoique comblé en même temps des plus grandes grâces pour lui en adoucir l’amertume, il n’avoit pu digérer la perte de ce grand emploi. Il s’étoit éloigné de ceux à qui il s’en prenoit et de ceux qui lui avoient succédé. Dubois et d’Argenson étoient dans la plus grande liaison et ne s’éloignèrent pas moins du duc de Noailles. Ils ne songèrent qu’à le rendre suspect et à l’écarter de M. le duc d’Orléans, dont la confiance pour lui, tant qu’il avoit eu les finances, leur étoit fâcheuse, dans la crainte des retours, tellement que cette liaison si étroite, formée à l’entrée de la régence, entre l’abbé Dubois, le duc de Noailles, Canillac et Stairs, formée avec tant d’art et de soin par Dubois pour s’ouvrir un chemin à la fortune, de délaissé qu’il étoit alors de M. le duc d’Orléans, et la liaison particulière du duc de Noailles avec lui pour s’en servir contre moi, et pour lui-même, lorsque Dubois, à leur aide, seroit revenu sur l’eau ; cette union se refroidit à mesure que Dubois sentit fortifier ses ailes et se changea en éloignement, quoique caché, depuis la perte de l’administration des finances. Outre ces raisons et celles du caractère du duc de Bournonville, que je crois avoir suffisamment expliquées ici en plus d’un endroit, le cardinal en avoit une autre plus secrète et plus personnelle qu’il n’est pas temps de développer et qui m’étoit encore inconnue. Ce n’étoit pas une petite affaire que d’empêcher que l’ambassade de Bournonville eût lieu. Sa déclaration étoit pour le roi d’Espagne un engagement public : la rétracter étoit un affront à un homme qui, à la vérité, ne fut jamais à ces choses-là près, mais qui par sa dignité, sa naissance, sa charge, et la Toison qu’il portoit, méritoit plus d’égards. Je ne laissai pas de l’entreprendre, tant pour ne pas déplaire au cardinal Dubois, en choses qui m’étoient aussi indifférentes, que parce qu’en effet je ne pouvois que tout craindre pour l’union des deux cours d’un homme du caractère de Bournonville, asservi à Popoli, à Miraval, à toute la cabale italienne si ennemie de la France et de l’union, conduit par le duc de Noailles de même caractère que lui, et à qui tout seroit bon pour rentrer en danse ; enfin d’un homme haï et craint par le cardinal Dubois qui ne pourroit traiter qu’avec lui. Je représentai donc ce dernier inconvénient à Grimaldo. Je lui demandai quel choix on pouvoit faire entre se servir d’un canal qui devoit être plus que suspect en Espagne à tout ce qui en aimoit les vrais intérêts, la grandeur et l’union avec la France, odieux à celui avec qui il auroit uniquement à traiter, et qui étoit le maître de toutes les affaires, ou faire une peine à un seigneur à qui on pouvoit trouver d’autres emplois capables de le dédommager de celui où il étoit personnellement impossible qu’il pût réussir. Je lui parlois plus librement par l’amitié et la confiance qui s’étoit établie entre lui et moi, et plus hardiment par la connoissance que j’avois des cabales de cette cour, et que Grimaldo n’ignoroit pas combien Bournonville étoit engagé avec ses ennemis. Je lui expliquai la situation où le cardinal Dubois étoit avec le duc de Noailles, et les intimes et anciennes liaisons de parenté, d’amitié, d’homogénéité qui étoient entre les ducs de Noailles et de Bournonville, et ce que la maréchale de Noailles étoit et dans sa famille et dans le monde ; en un mot, que s’il vouloit humeurs, caprices, brouilleries, dégoûts réciproques entre les deux cours, leur désunion certaine, il seroit servi par un tel ambassadeur, avec lequel tout cela seroit infaillible, tandis que les deux cours ne recevroient que satisfaction réciproque, intelligence, union de plus en plus resserrée dans le désir qu’elles en avoient l’une et l’autre en envoyant ambassadeur quel que ce fût, pourvu que ce fût un homme d’honneur, droit, de nulle cabale, uniquement attaché aux intérêts de l’Espagne, et à bien servir dans son emploi. Grimaldo goûta mes raisons, mais l’embarras fut d’en persuader assez Leurs Majestés Catholiques pour entraîner la reine, qui méprisoit Bournonville comme faisoient tous ceux qui le connoissoient, mais qui avoit les plus fortes protections auprès d’elles, à l’abandonner à cet affront. Je répondis que si Bournonville avoit un grain de sens, il seroit le premier à demander d’être déchargé d’une ambassade où il ne pourroit jamais réussir, à voir que le cardinal Dubois mettroit toute son industrie à faire retomber sur lui par l’Espagne même tous les fâcheux succès de ses négociations, à sentir que ce qui réussiroit en toutes autres mains romproit entre les siennes, et qu’en prétextant santé, dépense, affaires, il pouvoit remettre l’ambassade sans affront. Je donnai courage à Grimaldo ; je lui dis qu’il n’y avoit qu’à continuer Laullez qui servoit l’Espagne à son gré, et qui étoit extrêmement agréable à notre cour, prétexter qu’il avoit entamé des affaires qu’il n’étoit pas à. propos de changer de mains, et se donner ainsi tout le temps nécessaire de lui choisir un successeur qui lui ressemblât, et qui marchât sur ses mêmes errements. Enfin Grimaldo, convaincu de mes raisons, peut-être des siennes personnelles qui se trouvoient couvertes par les miennes, me promit merveilles et me les tint. Bournonville, qui m’accabloit de souplesses et de bassesses, ne fut pas assez sage pour refuser. Il insista toujours, comptant sur la publicité de sa déclaration et sur le crédit de sa cabale. Il en fut la dupe, et ses Italiens avec lui, qui en furent outrés de dépit. Pour lui, il sentit le coup, et parut comme un condamné, mais il ne m’en fit que mieux, et me conjura sans cesse de détruire à mon retour lés préventions qu’on avoit prises contre lui, et d’obtenir la permission du régent et du cardinal Dubois d’aller en France se justifier auprès d’eux. Il me faisoit parler par tous ses amis, me raccrochoit partout et me désoloit en plaidoyers qui ne finissoient point. Cela dura jusqu’ à la veille de mon départ, que je le trouvai tout tard qui m’attendoit à mon carrosse, dans la cour du Retiro, où il me demanda une dernière audience, et quoi que je pusse faire m’y promena près de deux heures.

Si j’eus le bonheur de réussir en ces deux affaires, j’eus le malheur d’échouer en deux autres, dont la seconde surtout ne me tenoit pas moins au cœur qu’avoit fait la grandesse de mon second fils, seule cause de mon voyage en Espagne, et d’en avoir désiré et obtenu l’ambassade.

Sur la première il faut se souvenir que lorsque le cardinal Dubois embarqua M. le duc d’Orléans à faire si follement la guerre à l’Espagne pour faire sa cour aux Anglois, et obtenir son chapeau, le duc de Berwick accepta sans balancer le commandement de l’armée de Guipuscoa, prit des places et brûla la marine d’Espagne au Ferrol, qui étoit le grand objet des Anglois, ce que le roi d’Espagne, qui l’avoit comblé lui et son fils acné de bienfaits, ne put jamais lui pardonner. C’étoit ce pardon que le cardinal Dubois avoit extraordinairement à cœur pour la même raison, qui m’étoit lors cachée, dont j’ai parlé de même sur autre chose, il n’y a pas longtemps. Par conséquent M. le duc d’Orléans, qui n’y entendoit pas finesse, désiroit aussi ce pardon, et l’un et l’autre me l’avoient très particulièrement recommandé, et m’en avoient écrit en Espagne depuis le plus fortement du monde. Le duc de Liria, qui le souhaitoit ardemment avec grande raison, me pressoit aussi là-dessus, tellement que j’en parlai à Grimaldo. Ce ministre me dit que je ne pouvois parler de cette affaire à personne qui l’eût plus à cœur que lui, par son ancien et véritable attachement pour le duc de Berwick, et pour la fidèle amitié qui étoit entre le duc de Liria et lui, mais que je ne devois point me tromper sur cet article ; que le roi et la reine n’avoient encore rien rabattu de leur première indignation ; qu’il leur en échappoit de temps en temps des marques fort vives et telles que lui, qui les connoissoit, se garderoit bien de toucher cette corde auprès d’eux ; qu’à mon égard, après cet avis, il n’avoit rien à me dire, mais que je pouvois me régler là-dessus. Ce début me parut fâcheux. J’avois espéré de l’amitié de Grimaldo pour le père et le fils qu’il me frayeroit un chemin que je n’aurois qu’à suivre. Son refus me le fit voir bien plus difficile que je ne m’y étois attendu. Je nie tournai vers le P. Daubenton sans lui parler de ma tentative. Mais j’eus beau lui parler conscience et son caractère de confesseur, il me fit toutes les protestations possibles pour le duc de Berwick et même pour le duc de Liria, me dit que c’étoit une affaire en quelque sorte d’État dans laquelle il ne devoit point entrer de lui-même ; m’en laissa entendre toute la difficulté, et me renvoya à Grimaldo, à qui aussi je me gardai bien de dire que j’en eusse parlé au confesseur, et que j’en avois été éconduit. Je lui dis seulement que réflexion faite je ne pouvois manquer à des ordres si précis ; que je ne pouvois m’imaginer que Leurs Majestés Catholiques me pussent savoir mauvais gré de les exécuter ; que je m’en acquitterois avec tout le respect, les mesures et l’attention à ne les point blesser que j’y pourrois mettre, qu’au pis aller, si je ne réussissois pas, j’aurois fait ce que je devois, et évité de me faire une affaire de l’inexécution d’ordres si précis et réitérés. Dans cet esprit, je demandai une audience. Je dis à Leurs Majestés Catholiques que j’avois à m’acquitter auprès d’elles d’un ordre de bouche avant mon départ, et réitéré très fortement depuis ; que ce dont il s’agissoit étoit une grâce que le roi et M. le duc d’Orléans avoient extrêmement à cœur d’obtenir de Leurs Majestés ; qu’ils la leur demandoient avec toute la confiance qu’ils devoient prendre non seulement en leur générosité, mais encore en leur piété ; que néanmoins Sa Majesté et Son Altesse Royale en prenoient encore une nouvelle de ce moment de réunion aussi parfaite et aussi intime de Leurs Majestés avec elles ; et que Leurs Majestés se pouvoient assurer d’une reconnoissance parfaite si elles en obtenoient ce dont Sa Majesté et Son Altesse Royale étoient si véritablement touchées et qu’elles désiroient avec tant de passion. Ils me laissèrent tout dire, puis le roi me demanda ce que c’étoit donc que le roi et M. le duc d’Orléans lui demandoient. Je répondis : le retour de l’honneur de leurs bonnes grâces pour le duc de Berwick, qui ne se consoloit point d’avoir eu le malheur de les perdre. À ce nom le roi rougit, m’interrompit, et me dit d’un air allumé et d’un ton ferme : « Monsieur, Dieu veut qu’on pardonne, mais il ne faut pas m’en demander davantage. » Je baissai la tête, puis regardant la reine comme pour lui demander assistance, je dis en rebaissant la tête : « Votre Majesté me ferme la bouche ; et le respect m’empêchera de la rouvrir là-dessus, sans néanmoins éteindre les espérances que je mettrai toujours en la générosité et la piété de Votre Majesté. » Je me tus ensuite, comprenant bien à leur contenance qu’insister davantage seroit sans autre fruit que les opiniâtrer et les aigrir. Après quelque silence, la reine parla d’autre chose, mais de simple conversation qui dura quelque peu, et l’audience finit de la sorte. Grimaldo, à qui je rendis ce qui s’étoit passé, n’en fut pas surpris : il me l’avoit bien prédit. Le duc de Liria en fut très affligé, quoique toujours personnellement bien traités. L’un et l’autre, qui furent les deux seuls qui surent cet office, né jugèrent pas à propos que j’en reparlasse davantage. J’en pensois comme eux, et les choses en demeurèrent là.

La seconde affaire, la cour n’y avoit nulle part et n’en avoit pas même de connoissance. La duchesse de Beauvilliers qui par le mariage de sa fille au duc de Mortemart, dont elle étoit dans le repentir depuis longtemps, avoit fait passer presque toute la fortune du duc de Beauvilliers sur ce gendre, étoit touchée après coup de voir Sa Grandesse sortie de sa maison. Elle m’en témoigna sa peine avant mon départ, et me pria de voir si je ne pourrois point obtenir une grandesse pour le duc de Saint-Aignan qui avoit peu de biens et beaucoup d’enfants. J’aimois et je respectois extrêmement la duchesse de Beauvilliers, et M. de Beauvilliers étoit vivant et agissant dans mon cœur dans la dernière vivacité du sentiment le plus tendre et le plus rempli de vénération. Quoique le duc de Saint-Aignan ne m’eût jamais cultivé que suivant la mesure de son besoin, et que sa futilité me fût désagréable, il m’étoit cher, parce qu’il étoit frère du duc de Beauvilliers, et par cette raison, lui et tout ce qui porta son nom, me l’a été toute ma vie, sans nul égard à rien de tout ce qui auroit dû émousser les pointes de ce vif attachement. Je partis donc bien résolu de ne rien oublier pour le succès d’une chose que je désirois assez passionnément pour ne savoir de bonne foi ce que j’aurois choisi, si on m’eût donné en Espagne l’option de cette grandesse ou de la mienne. Les services et la reconnoissance pour de tels morts, et desquels ni des leurs on ne peut rien attendre, sont d’une suavité si douce, et jettent dans l’âme quelque chose de si vif, de si délicieux, de si exquis que nulle sorte de plaisir n’y est comparable et dure toujours, et je l’éprouve encore sur la charge de premier gentilhomme de la chambre que le duc de Mortemart avoit eue du duc de Beauvilliers, sur laquelle j’ai raconté en son temps ce qui se passa. Plein de ce désir, j’en fis la confidence à Grimaldo, à qui, en peu de mots, j’en expliquai la cause pour qu’il ne crût pas cet office que je voulois rendre du nombre de ceux dont on se soucie peu, pourvu qu’on s’en soit acquitté, et qu’il sentit au contraire à quel point le succès m’en tenoit au cœur. Sa réponse m’affligea. Après la préface de politesse et d’amitié, il m’avertit que je trouverois dans Leurs Majestés Catholiques un grand éloignement, parce que, outre que le duc de Saint-Aignan y avoit donné lieu lui-même par force futilités, et petites choses pendant son ambassade à Madrid, où le soin tardif de sa parure avoit souvent impatienté Leurs Majestés Catholiques, en attendant souvent fort longtemps qu’il fût arrivé pour ses audiences, le cardinal Albéroni, qui ne l’aimoit pas, avoit jeté dans leur esprit des impressions fâcheuses qui y étoient toujours restées, qui paraissoient toutes les fois que le hasard leur rappeloit le nom de duc de Saint-Aignan, et qui formeroient un obstacle que j’aurois bien de la peine à surmonter, ce qu’il ne pouvoit me cacher qu’il n’espéroit pas. Je le pressai vainement d’en jeter quelques propos à Leurs Majestés Catholiques. Il m’assura que, bien loin de me préparer la voie, cela nuiroit et les arrêteroit au refus ; au lieu que, s’il y avoit un moyen de réussir, c’étoit la surprise et l’embarras de me refuser en face ; que s’ils ne me refusoient ni n’accordoient, alors il m’offroit de venir de son côté à l’appui, et de m’y rendre tout le service qu’il lui seroit possible. C’étoit parler raison ; il fallut bien s’en contenter. Je cherchai à prendre un temps de satisfaction et de bonne humeur de Leurs Majestés Catholiques ; un temps où la conduite de la princesse des Asturies, dont je parlerai bientôt, m’attiroit leur confidence et de fréquents particuliers ; un temps enfin où j’avois lieu de nie flatter que je leur étois personnellement fort agréable. L’extrême désir me faisoit espérer sur ce que la duchesse de Beauvilliers avoit été l’unique personne, en femmes et en hommes, dont le roi d’Espagne, la maison royale à part, m’eût demandé des nouvelles. Je pris donc des moments de pure conversation en tiers avec eux pour la jeter sur la jeunesse du roi d’Espagne, et par là sur le duc et la duchesse de Beauvilliers. J’excitai, tant que je pus, les souvenirs d’estime et d’amitié ; puis me mettant sur la morale du renversement des fortunes les plus sagement et les mieux établies, je parlai de la perte des deux fils du duc de Beauvilliers, qui avoit jeté toute sa fortune sur son gendre, dont les enfants privoient le duc de Saint-Aignan de la décoration que Sa Majesté avoit donnée à sa maison. Je me tus quelques moments pour voir si le roi prendroit à ce discours ; mais, son silence continuant, j’ajoutai que ce seroit une grâce de sa générosité, et digne de son ancienne amitié pour le duc et la duchesse de Beauvilliers, de remettre la grandesse à sa destination première, et de l’accorder au duc de Saint-Aignan ; et je dirois, si je l’osois, qu’un tel souvenir si dignement placé feroit un honneur infini à la gloire de Sa Majesté ; que comblé comme je l’étois de ses bienfaits, j’oserois encore moins hasarder ma très humble et très instante intercession, mais que l’extrême désir que j’en avois me forçoit d’avouer que ce seroit pour moi la plus grande satisfaction de ma vie, égale, pour le moins, à celle que je ressentois des grâces qu’elle avoit daigné de répandre sur moi. Pendant cette reprise j’aperçus le roi piétiner, comme il faisoit toujours quand il vouloit finir l’audience ; et quand j’eus achevé, au lieu de me répondre, il se mit à tirer la robe de la reine, qui étoit le signal de me congédier, ce qu’elle fit fort poliment quelques moments après. Je sortis pénétré de douleur d’un silence et d’une fin d’audience de si mauvais augure. Je descendis tout de suite dans la cavachuela du marquis de Grimaldo, à qui je fis le récit de ce qui venoit de se passer. Il n’en fut point surpris, et me répéta les mêmes choses qu’il m’avoit dites du peu de disposition qu’il avoit prévu que je trouverois. Au lieu de me plaindre du peu de digne souvenir que j’avois trouvé dans le roi d’Espagne de son gouverneur et de sa famille, au lieu de prier Grimaldo de faire quelque effort, je crus plus efficace et moins embarrassant pour lui de me contenter de lui exposer amèrement les motifs de mon désir, et de l’affliction où me jetoit le mauvais succès qu’il avoit eu, parce que je ne pouvois interpréter un silence si opiniâtre, suivi incontinent de l’impatience de finir l’audience, que comme un refus tacite. Je me répandis là-dessus si pathétiquement avec Grimaldo, sans lui faire même aucune sorte d’insinuation, qu’il me dit enfin de la meilleure grâce du monde qu’il ne manqueroit pas de prendre son temps de parler à Leurs Majestés de la douleur où il m’avoit vu au sortir de cette audience, et de faire tout ce qui lui seroit possible pour le duc de Saint-Aignan. Je lui répondis que je n’aurois osé lui demander rien là-dessus ; mais que cette offre si obligeante me combloit, et je l’embrassai de tout mon cœur. Mais ce ministre ne réussit pas plus que moi. Il en parla deux fois, il fut refusé, et à la dernière, le roi d’Espagne lui dit qu’après tout ce qu’il avoit fait pour moi je devois être content. De sorte que Grimaldo me conseilla et me pria même par l’amitié qu’il avoit pour moi de ne pas tenter l’impossible, et de ne me pas rendre désagréable à Leurs Majestés Catholiques en les pressant de nouveau de ce que très certainement elles ne feroient pas. Je le sentis bien moi-même, et je n’osai plus rien dire ni rien faire sur une chose que j’avois si ardemment désirée. Revenons maintenant à la princesse des Asturies.

Sa convalescence avançoit, et son humeur se manifestoit en même temps. Je sus par l’intérieur qu’elle résistoit avec opiniâtreté à aller chez la reine, après tous les soins et les marques extraordinaires de bonté, les visites continuelles, qu’elle en avoit reçues pendant sa maladie et qu’elle en recevoit encore tous les jours. Elle ne vouloit point sortir de sa chambre ; elle s’amusoit à sa fenêtre où elle se montroit en bonne santé.

Son appartement de plain-pied à celui de la reine n’en étoit séparé que par cette petite galerie intérieure dont j’ai souvent parlé, car elle étoit dans l’appartement qu’avoit l’infante. Elle ne vouloit plus écouter sur rien les médecins sur sa santé, ni ses dames sur sa conduite, et répondoit même à la reine fort sèchement lorsqu’elle essayoit à la ramener par les insinuations les plus douces. La reine même m’en parla et m’ordonna de la voir et de lui aider à la rendre plus traitable. Je répondis que je n’étois que trop informé de ce que j’étois très peiné qui fût ; que je ne devois pas me flatter de pouvoir plus que Sa Majesté sur l’esprit de la princesse ; et après un peu de conversation sur ce qu’elle croyoit m’en apprendre, et que j’y eus ajouté ce que je sa vois de plus, qu’elle ne me nia pas, je pris la liberté de lui dire qu’il y avoit aussi trop de bonté et de ménagement ; que Sa Majesté gâtoit la princesse ; qu’il falloit la ployer sans retardement à ses devoirs, et que si dans l’excès de la patience de la reine, la considération de M. le duc d’Orléans y entroit pour quelque chose, non seulement je me chargeois de tout auprès de lui, mais que je répondois à Sa Majesté que non seulement il trouveroit bon tout ce qu’il plairoit à Sa Majesté de dire à la princesse, et de faire, mais que lui en seroit aussi extrêmement obligé, parce que personne ne connoissoit mieux que moi ses sentiments pour Leurs Majestés, combien il se sentoit aise du retour de leurs bonnes grâces et désireux de les conserver, combien aussi il se sentoit honoré du mariage de sa fille, combien, par conséquent, il désiroit qu’elle sentît son bonheur et sa grandeur, et qu’elle s’en rendît digne par sa reconnoissance, son obéissance, ses respects pour Leurs Majestés et par une application continuelle non seulement à leur plaire et à répondre à leurs bontés, mais à deviner même tout ce qui pourroit la leur rendre plus agréable et à s’y porter continuellement ; qu’outre que M. le duc d’Orléans regardoit cette conduite comme le devoir de Mme sa fille le plus juste et le plus pressant, il le considéroit aussi comme le seul fondement solide du bonheur de la princesse et comme ce qui pouvoit le plus contribuer au sien, par savoir que sa fille ne fît rien qu’à leur gré, et par se pouvoir flatter de leur avoir fait un présent dont l’agrément pouvoit contribuer à la continuation de leurs bontés pour lui-même et au resserrement de plus en plus de cette heureuse union qu’il avoit toujours si passionnément désirée.

Ce discours fut fort bien reçu. La conversation s’étendit sur de pareils détails à ceux qui l’avoient commencée, et finit par des ordres fort exprès du roi et de la reine de voir souvent la princesse et de lui parler. La duchesse de Monteillano et les autres dames m’en pressoient continuellement. J’avois déjà vu la princesse bien des fois, même au lit ; il n’y avoit donc rien de nouveau à m’y voir retourner. D’ailleurs cette opiniâtreté à demeurer dans sa chambre perçoit au dehors, parce qu’elle suspendoit les fêtes qui étoient préparées, et que chacun attendoit avec impatience. J’allai donc chez la princesse deux ou trois fois sans en avoir eu aucune parole que oui et non sur ce que je lui demandois de sa santé, et encore pas toujours. Je pris le tour de dire à ses dames devant elle ce que je lui aurois dit à elle-même ; ses dames y applaudissoient, et y ajoutoient leur mot. La conversation se faisoit ainsi devant la princesse, en sorte qu’elle lui étoit une véritable leçon, mais elle n’y entroit en aucune façon. Néanmoins elle alla pourtant une fois ou deux chez la reine, mais en déshabillé et d’assez mauvaise grâce.

Le grand bal demeuroit toujours préparé et tout rangé dans le salon des grands et n’attendoit que la princesse qui n’y vouloit point aller. Le roi et la reine aimoient le bal, comme je l’ai dit ailleurs. Ils se faisoient un plaisir de celui-là, le prince des Asturies aussi, et la cour l’attendoit avec impatience. La conduite de la princesse transpiroit au dehors, et faisoit le plus fâcheux effet du monde. Je fus averti du dedans que le roi et la reine en étoient très impatientés, et pressé par les dames de la princesse de lui en parler, j’allai chez elle et fis avec ses dames la conversation sur la santé de la princesse, qui apparemment ne retarderoit plus les plaisirs qui l’attendoient. Je mis le bal sur le tapis ; j’en vantai l’ordre, le spectacle, la magnificence, je dis que ce plaisir étoit particulièrement celui de l’âge de la princesse ; que le roi et la reine l’aimoient fort, et qu’ils attendoient avec impatience qu’elle pût y aller. Tout à coup elle prit la parole que je ne lui adressois point, et s’écria comme ces enfants qui se chêment [1] : « Moi, y aller ! je n’irai point. — Bon, madame, répondis-je, vous n’irez point, vous en seriez bien fâchée, vous vous priveriez d’un plaisir où toute la cour s’attend à vous voir, et vous avez trop de raisons et de désir de plaire au roi et à la reine pour en manquer aucune occasion. »

Elle étoit assise et ne me regardoit pas. Mais aussitôt après ces paroles, elle tourna la tête sur moi, et d’un ton le plus décidé que je n’en ouïs jamais : « Non, monsieur, me dit-elle, je le répète, je n’irai point au bal ; le roi et la reine y iront s’ils veulent. Ils aiment le bal, je ne l’aime point ; ils aiment à se lever et à se coucher tard, moi à me coucher de bonne heure. Ils feront ce qui est de leur goût, et je suivrai le mien. » Je me mis à rire, et lui dis qu’elle vouloit se divertir à m’inquiéter, mais que je n’étois pas si facile à prendre sérieusement ce badinage ; qu’à son âge on ne se privoit pas si volontiers d’un bal, et qu’elle avoit trop d’esprit pour priver toute la cour et le public de cette attente, encore moins à montrer un goût si peu conforme à celui du roi et de la reine, et qui paroîtroit si étrange à son âge et à son arrivée ; mais qu’après cette plaisanterie le mieux étoit de ne prolonger pas plus longtemps une attente, dont le délai d’un bal, tout rangé et tout prêt depuis si longtemps, devenoit indécent. Les dames m’appuyèrent, et la conversation entre elles et moi continua de la sorte sans que la princesse fît seulement contenance de nous entendre.

En sortant, la duchesse de Monteillano me suivit avec la duchesse de Liria et Mme de Riscaldalgre. Elles m’entourèrent hors de la porte de la chambre, et me témoignèrent leur effroi d’une volonté si arrêtée dans une personne de cet âge contre devoir et plaisir, et dans un pays où elle ne faisoit que d’arriver, et toute seule parmi tous gens inconnus. J’en étois plus épouvanté qu’elles ; j’en voyois des conséquences capables d’apporter de grandes suites. Mais j’essayai de les rassurer sur un reste de maladie et d’humeurs en mouvement qui pouvoient causer ce méchant effet, mais qui cesseroit avec le retour de la pleine santé. Toutefois j’étois bien éloigné de m’en flatter. Je me gardai bien néanmoins de faire ce récit au roi et à la reine ; mais comme ils me parlèrent du bal, et le roi surtout avec amertume sur la fantaisie de la princesse, je pris la liberté de lui dire que je n’imaginois pas qu’il se voulût gêner pour le caprice d’une enfant qui venoit sûrement de sa maladie, ni priver sa cour et tout le public d’une fête aussi agréable et aussi superbe qu’étoit le premier bal que j’avois vu au palais, et que j’avouois qu’en mon particulier j’en serois affligé, parce que je m’en étois fait un fort grand plaisir. « Oh ! cela ne se peut pas, reprit le roi, sans la princesse. — Et pourquoi donc, sire ? lui répliquai-je. C’est une fête que Votre Majesté donne à sa joie et à la joie publique. Ce n’est pas à la princesse, quoique à son occasion, à régler les plaisirs de Votre Majesté, et ceux qu’elle veut bien donner à sa cour qui s’y attend et les désire. Si la princesse croit que sa santé lui permette, elle y viendra, sinon la fête se passera sans elle. »

Tandis que je parlois, la reine me faisoit signe des yeux et de la tête de presser le roi, tellement que j’ajoutai que tout ce qui se faisoit et se passoit n’étoit et ne pouvoit être que pour Leurs Majestés ; qu’elles en étoient le seul objet et la décoration unique ; que quelque grands princes que fussent les infants, ils n’y étoient que comme les premiers courtisans et pour illustrer l’assemblée, mais jamais l’objet ; que la confiance dont Sa Majesté daignoit m’honorer sur ce qui regardoit la princesse m’engageoit par devoir à supplier Leurs Majestés de considérer qu’il ne falloit pas accoutumer la princesse à croire que tout se fit pour elle, et que rien ne se pouvoit faire sans elle ; que plus la fête étoit digne de la présence de Leurs Majestés, plus cette leçon de la faire sans elle lui feroit impression ; que je ne pouvois m’empêcher de regarder cela comme appartenant très essentiellement à une éducation si importante, et dont le bonheur de la princesse dépendoit, en lui faisant sentir dès la première [occasion] qu’elle n’étoit rien, et qu’on se passoit très aisément d’elle. La reine appuya fort ce discours ; mais le roi ne répondant rien, elle tourna doucement la conversation ailleurs. En finissant l’audience, elle prit l’instant que le roi se retournoit après ma révérence pour me faire signe de la tête et des yeux que j’avois bien parlé, et me montrant le roi du doigt et comme le poussant sur lui, elle me fit entendre de ne me pas rebuter. Cela fit que je me hâtai de dîner pour me trouver à leur sortie pour la chasse, et je demandai tout haut à la reine pour quel jour enfin seroit le bal, dont j’avouois que je mourois d’envie. Elle me répondit avec action qu’il falloit le demander au roi, et lui demanda s’il m’avoit entendu. Il lui répondit : Mais nous verrons. Ce court dialogue les conduisit au haut du petit degré qui étoit tout proche par où ils descendoient et remontoient toujours, et je demeurai au haut, parce qu’à peine y pouvoit-on passer deux de front.

Le lendemain je trouvai moyen de leur parler en particulier sur quelque bagatelle, puis je remis le bal sur le tapis. La reine me dit en riant qu’il étoit vrai que j’en avois bien envie, et elle aussi, et se mit doucement à presser le roi. Comme il sourioit sans répondre, je pris la liberté de leur dire que je les suppliois de se souvenir que j’avois pris celle de leur représenter que Leurs Majestés gâtoient la princesse ; qu’aujourd’hui j’osois ajouter qu’elles s’en repentiroient ; qu’elles y vaudroient remédier quand il n’en seroit plus temps ; que M. le duc d’Orléans en seroit au désespoir, et que s’il pouvoit avoir le même bonheur que j’avois d’être en leur présence, il leur parleroit là-dessus en même sens que moi, mais bien plus fortement, comme il lui convenoit. Ce propos tourna par eux-mêmes la conversation sur de nouvelles bagatelles fort maussades d’opiniâtreté, de fantaisie, d’inconsidération pour ses dames, qui échappoient à la princesse, de la brèveté [2] de ses visites chez Leurs Majestés, de la sécheresse de ses manières avec elles, sur quoi je les suppliai de me pardonner si je leur disois que c’étoit la faute de Leurs Majestés plus que d’une enfant qui ne savoit ce qu’elle faisoit, et qu’au lieu de l’accoutumer par leur trop de bonté à ne se refuser aucun caprice, rien n’étoit plus pressé ni plus important que de les réprimer, de lui imposer, de lui faire sentir tout ce qu’elle montroit ignorer à leur égard, et même à l’égard de ses dames ; enfin l’accoutumer au respect et à la crainte qu’elle leur devoit, à lire dans leurs yeux et jusque dans leur maintien leurs volontés, pour s’y conformer à l’instant et avec un air comme si c’étoit la sienne par l’empressement à leur obéir et à leur plaire. Tout cela fut encore poussé de ma part et raisonné de la leur assez longtemps, après quoi je me retirai. Je n’allois plus chez la princesse, et je le dis à Leurs Majestés, parce que j’en voyois l’inutilité. Je ne reparlai plus de bal à leur retour de la chasse, au passage de leur appartement dans la crainte de rebuter le roi. Le surlendemain je me trouvai à leur passage pour la chasse. Au sortir de l’appartement, la reine me dit qu’il n’y auroit point de bal ; que l’ordre étoit donné d’ôter le préparatif qui étoit rangé depuis si longtemps, en me faisant des signes d’en parler encore au roi. Je lui dis donc que j’en serois désolé par le plaisir que je m’en étois fait, et que si j’osois je lui demanderois ce bal comme une grâce.

Ce dialogue conduisit à ce petit degré qui étoit tout contre. À l’entrée, la reine me fit signe de suivre. Je me fourrai donc à côté de celui qui lui portoit la queue, lui parlant haut de ce bal pour que le roi, qui marchoit devant elle, pût entendre. Un moment après elle se tourna à moi avec un air que je dirois penaud si on pouvoit hasarder ce terme, et me fit signe de ne plus rien dire. Apparemment que le roi lui en avoit fait quelqu’un là-dessus, car cette rampe étoit obscure, et je ne pus l’apercevoir. Au repos du degré, qui étoit assez long, la reine s’approcha du roi. Je demeurai où j’étois sans m’avancer. Ils se parlèrent bas, puis la reine m’appela, et quand je fus près d’elle : « Voilà qui est fait, me dit-elle, il n’y aura point de bal ; mais pour s’en dépiquer, ce fut son terme, le roi en aura un petit ce soir, après souper, dans notre particulier, où il n’y aura que du palais, et le roi veut que vous y veniez. » Je leur fis une profonde révérence et mon remerciement, tout cela, arrêtés sur ce repos du degré. La reine me répéta : « Mais vous y viendrez donc ? » Je répondis à cet honneur comme je devois. Le roi me dit : « Au moins, il n’y aura que nous. » Et la reine continua : « Et nous danserons tout à notre aise et en liberté ; » et tout de suite [ils] achevèrent de descendre, et je les vis monter en carrosse.

Le bal fut dans la petite galerie intérieure. Il n’y eut que les seigneurs en charge, le premier écuyer, les majordomes de semaine, la camarera-mayor, les dames du palais, les jeunes señoras de honor et caméristes. Le roi, la reine, le prince des Asturies s’y divertirent fort ; tout le monde y dansa force menuets, encore plus de contredanses, jusque sur les trois heures après minuit que Leurs Majestés se retirèrent et le prince des Asturies. Ce fut là où je vis et touchai à mon aise la fameuse Pérégrine, que le roi avoit ce soir-là au retroussis de son chapeau, pendant d’une belle agrafe de diamants. Cette perle, de la plus belle eau qu’on ait jamais vue, est précisément faite et évasée comme ces petites poires qui sont musquées, et qu’on appelle de sept-engueule et qui paraissent dans leur maturité vers la fin des fraises. Leur nom marque leur grosseur, quoiqu’il n’y ait point de bouche qui en pût contenir quatre à la fois sans péril de s’étouffer. La perle est grosse et longue comme les moins grosses de cette espèce, et sans comparaison plus qu’aucune autre perle que ce soit. Aussi est-elle unique. On la dit la pareille et l’autre pendant d’oreilles de celle qu’on prétend que la folie de magnificence et d’amour fit dissoudre par Marc-Antoine dans du vinaigre, qu’il fit avaler à Cléopâtre. Quoique l’appartement de la princesse des Asturies fit à l’un des bouts de cette galerie intérieure, elle ne parut pas un instant. Je ne prédis que trop vrai à Leurs Majestés Catholiques. La princesse en fit de toutes les façons les plus étranges, excepté la galanterie ; et à son retour ici on eut le temps de voir quelle elle étoit, dans le peu d’années qu’elle a vécu veuve et sans enfants. J’ai rapporté ce bal tout de suite de ce qui regarde la princesse ; il faut parler maintenant des autres fêtes qui furent données à l’occasion des doubles mariages.

Elles commencèrent le 15 février par une illumination et un feu d’artifice dans la place qui est devant le palais. J’ai déjà parlé ici de la surprenante beauté des illuminations d’Espagne. Les feux d’artifice ne leur y cèdent point. Ils durent plus d’une heure et ordinairement davantage dans joute leur plénitude, et dans une variation perpétuelle de paysages, de chasses, de morceaux d’architecture admirables, de places et de châteaux. Les fusées merveilleuses, innombrables à la fois, continuelles, les fleuves et les cascades de feu, en un mot, tout ce qui peut remplir et orner le spectacle et le rendre toujours surprenant ne cesse, ne diminue, ne s’affaiblit pas un moment, en sorte qu’on n’a pas assez d’yeux pour voir le tout ensemble. Nos plus beaux feux d’artifice ne sont rien en comparaison.

Le lendemain, Leurs Majestés Catholiques allèrent en cérémonie à Notre-Dame d’Atocha, telle qu’[elle] a été ici décrite ailleurs. Mais en celle-ci elles étoient dans un carrosse tout de bronze doré et de glaces, avec le prince et la princesse des Asturies sur le devant, et suivies de trente carrosses remplis de grands et de toute la cour. Je n’y fus point ni Maulevrier, comme nous n’y avions point été la première fois, sur l’avis du marquis de Montalègre, sommelier du corps, à qui je le demandai, mais qui ne m’en dit point la raison. J’appris, à l’occasion de celle-ci, que c’étoit parce que les grands étoient avertis de se trouver à ces cérémonies, et y avoient leurs places et non les ambassadeurs. J’aurois pu m’y trouver comme grand, ainsi que je faisois en d’autres fonctions où les ambassadeurs ne se trouvent pas ; mais celle-ci étoit si solennelle et si marquée sur le double mariage que, n’y pouvant assister comme ambassadeur, je crus m’en devoir abstenir quoique grand. Au retour de l’Atoche, le roi passa par la place Major, tout illuminée, et s’y arrêta quelque temps. J’y étois à une fenêtre. Il trouva, en arrivant au palais, la place qui est devant, illuminée. J’avois eu l’honneur d’être admis sur le balcon de Leurs Majestés Catholiques et près d’elles au feu d’artifice dont j’ai parlé ; mais je me retirai peu à peu à une autre fenêtre gardée pour mes enfants et ma compagnie, et je ne retournai au balcon du roi que pour en voir sortir Leurs Majestés et les accompagner à leur appartement.

On eut un autre jour, dans la place Major illuminée, un divertissement fort galant. La maison où j’étois étoit vis-à-vis de celle du roi, et de l’une à l’autre une lice entre deux barrières. Rien ne pouvoit être plus brillant, plus rempli ni avec un plus grand ordre. Le duc de Medina-Coeli, le duc del Arco et le corrégidor de Madrid avoient chacun leur quadrille de deux cent cinquante bourgeois ou artisans de Madrid, toutes trois diversement masquées, c’est-à-dire magnifiquement parées en mascarades diverses, mais à visage découvert, tous montés sur les plus beaux chevaux d’Espagne avec de superbes harnois. Les deux ducs, couverts des plus belles pierreries, ainsi que les harnois de leurs admirables chevaux, étoient, ainsi que le corrégidor, en habits ordinaires, mais extrêmement magnifiques. Les trois quadrilles, leur chef à la tête, suivies de force gentilshommes, pages et laquais, entrèrent l’une après l’autre dans la place, dont elles firent le tour, et toutes leurs comparses, dans un très bel ordre et sans la moindre confusion, au bruit de leurs fanfares, celle de Medina-Coeli la première, celle del Arco après, puis celle de la ville. Les chefs, l’un après l’autre, se rendirent après les comparses sous le balcon de Leurs Majestés Catholiques, où étoient le prince et la princesse, les infants et leurs plus grands officiers, tandis que la brigade arrivoit vis-à-vis, sous le balcon où j’étois. De cet endroit ils partirent deux à la fois, prenant chacun à l’entrée de la lice un grand et long flambeau de cire blanche, bien allumé, qui leur étoit présenté de chaque côté en même temps, d’où prenant d’abord le petit galop quelques pas, ils poussoient leurs chevaux à toute bride tout du long de la lice, et les arrêtoient tout à coup sur cul sous le balcon du roi. L’adresse de cet exercice, où pas un ne manqua, est de courir de front sans se dépasser d’une ligne ni rester d’une autre plus en arrière, tête contre tête et croupe contre croupe, tenant d’une main le flambeau droit et ferme, sans pencher d’aucun côté et parfaitement vis-à-vis l’un de l’autre, et le corps ferme et droit. La quadrille del Arco suivit dans le même ordre ; puis celle de la ville. Chaque couple de cavaliers n’entroit en lice qu’après que l’autre étoit arrivée, mais partoit au même instant, et à mesure qu’ils arrivoient ils prenoient leur rang en commençant sous le balcon du roi, et quand chacune avoit achevé de courir, force fanfares en attendant que l’autre commençât. Les courses de toutes trois finies, leurs chefs en reprirent chacun la tête de la sienne, et dans le même ordre, mais alors se suivant toutes trois, firent leurs comparses et le tour de la place au bruit de leurs fanfares, sortirent après de la place et se retirèrent comme elles étoient venues. L’exécution en fut également magnifique, galante et parfaite, et dans un ordre et un silence qui en releva beaucoup la grâce, l’adresse et l’éclat.

On eut une autre fête dans la même place, avec la même illumination, que la cour vit de la même maison dans la place, et moi vis-à-vis dans celle d’où j’avois vu la course des flambeaux avec le nonce, Maulevrier et tout ce qui étoit de chez moi. J’ai expliqué ailleurs les places des grands, et comment les balcons des cinq étages de la place tout autour sont remplis et les toits chargés de peuple, ainsi que le fond de la place en foule, mais sans faire au spectacle le plus petit embarras. Ce fut un combat sur mer d’un vaisseau turc contre une galère de Malte, qui eut la victoire après deux heures de combat, le désempara et le brûla. L’eau étoit si parfaitement représentée, et les mouvements des deux bâtiments si aisés, leur manœuvre si vive et si multipliée, les événements des approches et du combat si vifs, si justes, si variés, si souvent douteux pour la victoire, qu’on ne se doutoit plus que ce fût un jeu qui se passoit à terre. Le spectacle dura plus de deux heures et fut toujours également intéressant. Les agrès, les habillements, les armes, rien d’oublié, et tout représentoit si naïvement un vaisseau turc et une galère maltaise, les services et les mouvements des combattants et des manœuvres des gens de mer, qu’on ne pouvoit se rappeler que tout cela fût factice. Jusqu’au vent favorisa la fête en dissipant la fumée de la mousqueterie et des bordées de canon. La mêlée de l’abordage fut surtout merveilleusement exécutée, repoussée et reprise à diverses fois. Enfin ce combat parut tellement effectif et sérieux que l’événement seul déclara la victoire.

Enfin il y eut encore un autre feu d’artifice, dans la place du palais, tout différent, mais tout aussi beau que le premier, où Leurs Majestés Catholiques me firent l’honneur de me retenir fort longtemps près d’elles sur leurs balcons.


  1. Mot ancien et familier ; il se disait des enfants qui éprouvaient un dégoût ou un mal dont la cause était inconnue.
  2. On a déjà vu que Saint-Simon écrivait brèveté pour brièveté.