Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/2

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CHAPITRE II.


Affaires de Pologne. — Le roi déclare l’élection du prince de Conti, qui refuse modestement le rang de roi de Pologne. — Départ du prince de Conti, conduit par mer par le célèbre Jean Bart. — Mouvements divers sur ce départ. — Électeur de Saxe couronné à Cracovie. — Prince de Conti arrive à la rade de Dantzig ; est peu accueilli ; la ville contre lui, et n’ose mettre pied à terre. — Retour du prince de Conti qui voit à Copenhague le roi de Danemark incognito. — Hardie expédition de Pointis à Carthagène. — Situation du maréchal de Choiseul et du prince Louis de Bade, qui prend Eberbourg. — Suspension d’armes sur le Rhin. — Curieux sortilège. — Portland et ses conférences avec le maréchal de Boufflers à la tête des armées. — Paix signée à Ryswick. — Attention du roi pour le roi et la reine d’Angleterre. — Haine personnelle du roi et du prince d’Orange, et sa cause.


L’abbé de Châteauneuf, arrivant en Pologne, trouva le prince Jacques réuni à la reine sa mère, et l’abbé de Polignac déclamant contre elle et contre tous les siens, sans aucun ménagement : qu’à bout d’espérance pour aucun de ses fils, elle s’étoit liée au parti de l’empereur, qui faute d’argent avoit abandonné le duc de Lorraine, et portoit ouvertement l’électeur de Saxe, qui étoit devenu le seul compétiteur du prince de Conti. Cet électeur avoit fait abjuration entre les mains du duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, qui étoit passionné Autrichien ; il promit cent douze millions, l’entretien de beaucoup de troupes, et surtout d’infanterie, dont le besoin étoit le plus grand pour reprendre Caminieck, et il offrit de rejoindre la Silésie à la Pologne, et de se charger du consentement de l’empereur en le dédommageant par démembrement d’une partie de ses propres États. Il s’assura de l’appui des Moscovites et de n’être point troublé par les rois du Nord ; et avec cela, il gagna l’évêque de Cujavie, quelques autres évêques, Jablonowski, grand général, le petit général de la couronne et le petit général de Lituanie, avec quelques autres sénateurs et d’autres moindres seigneurs qui lui acquirent quatre palatinats. L’espérance du cardinalat lui dévoua Davia, nonce du pape, sous prétexte du grand intérêt de la religion à y réunir un puissant électeur, chef né des protestants d’Allemagne, et leur protecteur en titre ; et tout cela se fit le plus secrètement qu’il se put. Sa partie faite, il marcha avec ses troupes en Silésie, sous prétexte d’aller joindre l’armée impériale en Hongrie, et d’en prendre le commandement, et s’approcha fort près des frontières de Pologne.

D’autre part, le cardinal Radziewski, chef de la république pendant l’interrègne, comme primat du royaume par son archevêché de Gnesne, le prince Sapiéha, grand général de Lituanie, Bielinski, maréchal de la diète de l’élection, étoient à la tête du parti du prince de Conti, avec presque tous les sénateurs, les officiers de la couronne, l’armée à la tête de laquelle le grand veneur de la couronne s’étoit mis en l’absence des deux généraux, et vingthuit palatinats.

L’élection commença le 27 juin, et s’acheva le même jour. L’évêque, le grand général Jablonowski, le petit général Potoski et leurs partisans, appuyés des palatinats de Cracovie, Cujavie, Siradie et Masovie, s’élevèrent contre, et l’évêque de Cracovie montra l’acte d’abjuration de l’électeur de Saxe, signé de l’évêque de Javarin, que le nonce Davia affirma être sa véritable signature ; [ils] élurent ce prince contre toutes les formes, les lois et le droit du primat. L’évêque de Cujavie proclama l’électeur de Saxe roi de Pologne et grand-duc de Lituanie dans le champ de l’élection, et y entonna le Te Deum que les siens chantèrent tout de suite. Le primat, de son côté, à la tête des siens et des vingt-huit autres palatinats, proclama le prince de Conti. Le prince Radziwil, voyant ce désordre, crut pouvoir ramener le palatinat de Masovie, où il avoit quantité de vassaux, et marcha droit à lui. On lui cria qu’on le tueroit s’il s’avançoit davantage ; mais au lieu de s’intimider, il se hâta, et, saisissant l’enseigne plantée à leur tête, leur cria qu’il falloit donc le tuer ou le suivre, et tous le suivirent. Il marcha donc avec cette foule de sénateurs et de nonces à Varsovie, avec le primat, qui entra dans la cathédrale de Saint-Jean (car Varsovie est du diocèse de Posnanie), chanta le Te Deum, et fit tirer le canon dans l’arsenal, suivant les règles, les lois et les formes.

Galleran, secrétaire de l’abbé de Polignac, arriva le jeudi 11 juillet de bonne heure à Marly, avec cette bonne nouvelle ; le roi la tint secrète, et envoya à Monseigneur et à M. le prince de Conti, que le courrier du roi trouva revenant de Meudon à Marly. Après la promenade où M. le prince de Conti l’alla trouver, et qui s’acheva sans parler de Pologne, le roi, rentré chez Mme de Maintenon, y fit appeler Torcy, et envoya chercher le prince de Conti, qui se jeta à ses genoux. Il y avoit par le courrier de l’abbé de Polignac une lettre de lui et une de l’abbé de Châteauneuf, toutes deux fort courtes, qui le traitoient de roi, avec le dessus à Sa Majesté Polonaise. Le roi, après avoir félicité le prince de Conti et reçu ses remerciements, voulut aussi le traiter en roi de Pologne ; mais ce prince le supplia d’attendre que son élection fût plus certaine et hors de toute crainte de revers, pour n’être point embarrassé de lui, si, contre toute espérance, il arrivoit quelque révolution en faveur de l’électeur de Saxe. Cette modestie, qui venoit de désir, fut fort louée ; le roi y consentit, et ne laissa pas de vouloir rendre la nouvelle publique. Il sortit donc de la chambre de Mme de Maintenon dans le grand cabinet, où il y avoit beaucoup de dames de celles qui avoient la privance d’y entrer, à qui le roi dit en leur montrant le prince de Conti : « Je vous amène un roi. » Aussitôt la nouvelle se répandit partout ; le prince de Conti fut étouffé de compliments, et il alla à Saint-Germain la dire au roi et à la reine d’Angleterre, à qui le roi le manda aussi par le duc de La Trémoille, et l’envoya en même temps dire aussi à Monsieur à Saint-Cloud.

L’électrice de Brandebourg, zélée protestante, ne sut des desseins et des démarches de l’électeur que ce qu’il ne put cacher. Elle l’y traversa dans tout ce qu’elle en put apprendre, et lorsqu’elle sut qu’il s’étoit fait catholique, le jour de la Trinité, elle en fut outrée au point qu’elle s’en blessa, et en accoucha. Elle dépêcha au marquis de Brandebourg-Culbach, son père, de venir en Saxe pour en prendre l’administration, ce qu’il eut la sagesse de ne pas faire. L’électeur l’avoit donnée, en son absence, au mari de la princesse de Furstemberg, que nous avons ici, et qui est catholique. Il en prit donc le gouvernement ; mais l’électrice ne voulut jamais souffrir qu’il fit célébrer la messe à Dresde. Pendant ce contraste domestique, l’électeur s’étoit avancé tout auprès de Cracovie avec cinq ou six mille hommes de ses troupes et force Polonois de son parti.

Malgré cela, celui du prince de Conti tenoit bon, et il en arriva le 30 août un courrier, avec des nouvelles qui furent la matière des résolutions prises le même jour et le lendemain, et d’une longue audience que le roi donna le surlendemain matin dimanche, 1er septembre, dans son cabinet à Versailles, à M. le prince de Conti, avant la messe. Il en sortit les larmes aux yeux, et on sut incontinent après qu’il s’en alloit en Pologne. Il pria le roi de ne point traiter Mme la princesse de Conti en reine jusqu’à ce qu’il eut nouvelle de son couronnement, pour éviter tout embarras en cas que l’affaire échouât et qu’il fût obligé de revenir. Le roi lui donna deux millions comptant, et quatre cent mille livres à emporter avec lui, et cent mille francs pour son équipage, outre toutes les remises faites en Pologne, que Samuel Bernard s’étoit chargé d’y faire payer, tant de l’argent du roi, que de celui de M. le prince de Conti. Ce prince passa le lundi, en partie à Paris, et le mardi, 3 septembre, en partit le soir, pour Dunkerque. Le célèbre Jean Bart répondit de le mener heureusement, malgré la flotte ennemie qui étoit devant ce port, et tint parole.

On vit des mouvements bien différents dans cette grande séparation. Le roi, ravi de se voir glorieusement délivré d’un prince à qui il n’avoit jamais pardonné le voyage de Hongrie, beaucoup moins l’éclat de son mérite et l’applaudissement général que jusque dans sa cour et sous ses yeux il n’avoit pu émousser par l’empressement même de lui plaire et la terreur de s’attirer son indignation, ne pouvoit cacher sa joie et son empressement de le voir éloigné pour toujours. On distinguoit aisément ce sentiment particulier de celui du foible avantage d’avoir un prince de son sang à la tête d’une nation qui figuroit peu parmi les autres du Nord, et qui laissoit encore moins figurer son roi. Tout vouloit le prince de Conti à la tête de nos armées. Cet événement étoit au roi l’importunité d’un désir et d’un jugement si universel, à son fils bien-aimé un si fâcheux contraste, et le délivroit du seul de sa maison, dont la pureté du sang ne fût point flétrie par le mélange de la bâtardise, et qui en même temps étoit l’unique dont l’entière nudité excitoit le murmure, pour n’en rien dire de plus, contre les immenses établissements de ceux qui étoient nés dans l’obscurité légale, et de ceux encore qui, étant du sang des rois, n’étoient revêtus qu’à titre de leurs mariages avec les enfants naturels.

Mme la princesse de Conti, qui sentoit le poids qui accabloit un mari qu’elle aimoit et dont elle partageoit la fortune, parut transportée de joie de se voir sur le point de régner. M. le Prince, plus sensible encore à la gloire d’une couronne pour un gendre qu’il estimoit et qu’il ne se pouvoit empêcher d’aimer, cachoit sous cette couverture la joie du repos de sa famille, et M. le Duc nageoit entre la rage de la jalousie d’un mérite si supérieur et récompensé comme tel par un choix si flatteur, et la satisfaction de se voir à l’abri du sentiment journalier des pointes de ce mérite, et d’autres encore plus sensibles à un mari de son humeur. Qui fut à plaindre ? Ce fut Mme la Duchesse. Elle aimoit, elle étoit aimée, elle ne pouvoit douter qu’elle ne le fût plus que l’éclat d’une couronne. Il falloit prendre part à une gloire si proche, à la joie du roi, à celle de sa famille qui l’observoit dans tous les moments, qui voyoit clair, mais qui ne put mordre sur les bienséances. Monseigneur fut un peu touché, mais au bout, aise de la joie d’autrui, son apathie ne fut point émue. M. du Maine, transporté au fond de l’âme d’une délivrance si grande et si peu espérée, prit le visage et la contenance qu’il voulut et qu’il jugea la plus convenable, et le public demeura partagé entre la douleur de la perte de ses délices, et la joie de les voir couronnées. Monsieur et M. son fils furent assez aises. Mme de Maintenon triomphoit dans ses réduits ; et les armées, n’espérant plus de le voir à leur tête, s’affligèrent moins qu’il fût tout à fait perdu pour elles, qu’elles ne prirent de part au royal établissement où il était appelé. Pour lui, noyé dans la douleur la plus profonde, à bout d’obstacles, de difficultés, de délais, il faut avouer qu’il soutint mal un si brillant choix, et qu’il ne put cacher ni son désir ni son espérance qu’à la fin il ne réussiroit pas.

Il étoit encore à Paris lorsque le roi reçut un courrier du primat, qui pressoit son départ, dont Torcy lui alla porter les lettres qui le traitoient de roi. Enfin, il partit de Paris le mardi 3, à onze heures du soir ; il répandit deux mille louis par les chemins, d’une malle mal fermée, dont une partie fut rapportée à Paris, à l’hôtel de Conti. Il arriva le jeudi après midi à Dunkerque, où tout l’argent qui lui étoit destiné l’attendoit. Le vent contraire fit qu’il ne s’embarqua que le vendredi au soir, sur cinq frégates, avec cinquante personnes seulement pour sa suite. Le chevalier de Sillery, son premier écuyer, frère de Puysieux et de l’évêque de Soissons, le suivit, et avant de partir, épousa une Mlle Bigot, riche et de beaucoup d’esprit, avec qui il vivoit depuis fort longtemps.

M. le prince de Conti trouva neuf gros vaisseaux ennemis à l’embouchure de la Meuse, qui l’attendoient au passage. Un vent forcé les empêcha de l’atteindre, quoiqu’ils y fissent tous leurs efforts ; cependant le roi reçut des nouvelles de plus en plus favorables de l’abbé de Polignac de l’assemblée de la noblesse à Varsovie. Cet ambassadeur attendoit le prince de Conti avec une grande confiance ; il avoit été quarante-cinq jours sans recevoir aucune lettre d’ici. La reine de Pologne, retirée à Dantzig et logée chez le maître de la poste, les interceptoit toutes, et à la fin, pour se moquer de l’abbé de Polignac, lui en envoya toutes les enveloppes. Le prince de Conti passa le Sund sans obstacle, le roi de Danemark ayant voulu demeurer neutre. Il était avec la reine le 15 aux fenêtres du château de Cronenbourg à le voir passer : Bart, qui savoit que ce château ne rend point le salut, hésita s’il le feroit, et le donna pourtant de tout son canon ; le château répondit de tout le sien, à cause du prince, qui fit redoubler un second salut, sur ce qu’il apprit de quelques bâtiments légers qui s’étoient approchés de ses frégates, que le roi et la reine de Danemark le regardoient passer. Le 17, il se trouva à la rade de Copenhague, où le comte de Guldenlew qui avoit été en France, et plusieurs seigneurs le vinrent saluer, que Bonrepos, ambassadeur de France en Danemark, lui présenta.

Pendant ce voyage, l’électeur de Saxe ne perdit pas son temps. Le primat lui avoit écrit pour le supplier de ne point troubler leur liberté, et de vouloir bien se retirer de Pologne, puisque le prince de Conti étoit élu et proclamé suivant les lois. L’assemblée de la noblesse de Varsovie avoit établi une garde auprès du corps du feu roi pour empêcher qu’on ne l’enlevât et qu’on ne le portât à Cracovie, où il est d’usage que la pompe funèbre et le couronnement du successeur se fassent dans la même cérémonie. L’électeur jugea que tout dépendoit de la force et de la promptitude : il reçut dans un château royal près de Cracovie l’hommage des principaux de son parti, qui lui firent jurer les pacta conventa qu’ils avoient dressés, lui firent livrer le château de Cracovie, et l’y menèrent loger. Dans ce château sont gardés la couronne et tous les ornements royaux dont il s’empara, après avoir fait enfoncer les portes du lieu où ils étoient. Ensuite, on dressa un catafalque dans l’église de Cracovie, comme si le corps du feu roi y eût été présent ; on y fit les mêmes obsèques, et en même temps, l’évêque de Cujavie, assisté de quelques autres, couronna l’électeur de Saxe, en présence des principaux, et d’une multitude de son parti. Le primat, contre les droits duquel l’évêque de Cujavie attentoit en tant de façons, aussi bien que contre toutes les lois du royaume, publia un long manifeste contre lui et contre tous les partisans de Saxe, et en même temps des universaux (circulaires) pour convoquer les petites diètes préparatoires à la diète générale qui devoit décider sur la double élection.

Incontinent après, c’est-à-dire le 25 septembre, le prince de Conti arriva à la rade de Dantzig, où l’abbé de Châteauneuf qui l’attendoit alla le saluer. La ville s’étoit déclarée saxonne, et ne fit faire aucun compliment au prince de Conti. Peu de Polonois, et encore moins de marque, l’allèrent saluer à bord. Il y demeura à attendre l’ambassade dont on le flattoit, à la tête de laquelle le prince Lubomirski devoit être, et les troupes que le prince Sapiéha lui devoit mener. Cependant ceux de Dantzig refusèrent des vivres à nos frégates, et n’en voulurent laisser aucune dans leur port. À la fin, l’ambassade de la république vint saluer le prince de Conti sur sa frégate, l’évêque de Plosko à la tête, Lubomirski étoit avec la partie de l’armée de la couronne qui tenoit pour le prince de Conti, que force Polonois vinrent saluer, et parmi eux Primiski, échanson de la couronne, fort déclaré pour ce parti. L’évêque de Plosko donna un grand repas au prince de Conti, près de l’abbaye d’Oliva, avec tout ce qu’il y eut là de plus distingué des Polonois. Ils burent à la santé de leur roi, qui, n’acceptant pas encore ce titre, leur fit raison à la liberté de la république. Marége, qui étoit à M. le prince de Conti, gentilhomme gascon, et que son esprit et ses saillies avoient fort mêlé avec tout le monde, relevoit à peine d’une grande maladie, lorsqu’il s’embarqua avec son maître. Il étoit à ce repas, où on but à la Polonaise. Il en fut fort pressé, et se défendoit du mieux qu’il pouvoit. M. le prince de Conti vint à son secours, et l’excusa sur ce qu’il étoit malade ; mais ces Polonois, qui, pour se faire entendre, parloient tous latin, et fort mauvais latin, ne se payèrent point de cette excuse, et, le forçant à boire, s’écrièrent en furie : Bibat et moriatur ! Marége, qui étoit fort plaisant et aussi fort colère, n’en sortoit point quand il le contoit à son retour, et faisoit beaucoup rire ceux qui lui en entendoient faire le récit.

Cependant les lettres de nos deux abbés faisoient tout espérer, et celle du prince de Conti tout craindre. Il trouvoit que dix millions ne l’acquitteroient pas des promesses que l’abbé de Polignac avoit faites. C’étoit là-dessus que l’abbé comptoit, et ceux qu’il avoit engagés par là vouloient voir des espèces à bon escient, avant de se comporter de même. Cela arrêta tout court le prince Sapiéha et l’armée de Lituanie qui devoit venir joindre le prince de Conti, qui demeuroit toujours en rade et à bord, bien résolu de ne mettre pied à terre que lorsqu’il verroit des troupes à portée et prêtes à le recevoir ; mais au lieu d’armée, qui ne fit pas une seule marche vers lui, il ne vit que des Polonois avides qui le pressoient d’acquitter les promesses immenses que l’abbé de Polignac leur avoit faites. Le désir de réussir dans cette grande affaire, dont il espéroit la pourpre, l’avoit aveuglé, et tiré de lui des engagements impossibles, de sorte que, trompé le premier en tout, il trompa le roi et le prince de Conti.

Quoique le primat tînt bon avec un parti et des troupes cantonnées dans son château de Lowitz, le manque de vivres, les glaces très-prochaines sur ces mers, ni corps d’armée, ni corps de noblesse en aucun mouvement pour venir recevoir M. le prince de Conti, force déserteurs considérables, faute d’acquitter les promesses de l’abbé de Polignac ; c’en étoit plus qu’il ne falloit pour persuader le retour à un candidat plus empressé que n’étoit M. le prince de Conti, qui pour soi et pour la France faisoit un triste et humiliant personnage, accueilli de personne, aboyé de tous, et n’osant mettre pied à terre dans un parage ennemi qui lui refusoit des vivres, et ne vouloit laisser approcher aucun de ses bâtiments. Il manda donc au roi sa résolution et ses raisons. Le roi les loua tout haut à M. le Prince, et envoya Torcy faire compliment de sa part à Mme la princesse de Conti sur sa douleur de ce qu’elle ne seroit point reine et sur le plaisir de revoir bientôt M. le prince de Conti. On a vu plus haut ce qu’il en falloit croire de cette joie du roi ; et en même temps il envoya ordre aux abbés de Polignac et de Châteauneuf de revenir. Un détachement de trois mille chevaux saxons vint secrètement autour de l’abbaye d’Oliva pour enlever M. le prince de Conti, espérant qu’il auroit mis pied à terre. L’abbé de Polignac s’en sauva à grand’peine, et vendu par ceux de Dantzig y perdit tout son équipage.

Bart mit à la voile le 6 novembre et ne put sortir de la rade de Dantzig que le 8 ; il prit, chemin faisant, cinq vaisseaux de Dantzig. Celui de M. le prince de Conti ayant touché le 15 sur un banc près de Copenhague, il y passa sur une chaloupe, et y coucha chez M. de Guldenlew. Il vit après le roi de Danemark incognito, sous le nom de comte d’Alais. Il se rembarqua le 19, laissant les cinq vaisseaux de Dantzig en dépôt au roi de Danemark. Il arriva le 10 décembre à Nieuport ; il y débarqua, parce que la paix étoit faite, pour achever son voyage par terre ; et le jeudi au soir 12, il arriva à Paris, où il se trouva plus à son gré qu’il n’eût fait roi à Varsovie. Le lendemain matin, vendredi 13, il salua le roi qui le reçut à merveille, au fond bien fâché de le revoir. Il essuya un mauvais temps continuel en ce retour, et ne vit point le primat. Primiski, dont il se loue le plus, lui dit sur son vaisseau : que s’il avoit su qu’il songeât à venir, il seroit accouru en France pour l’en empêcher, tant il y avoit peu d’apparence de succès.

Ce prince, qui n’avoit pu cacher sa douleur à son départ, ne put empêcher, à son retour, qu’on ne démêlât son contentement extrême. Il trouva que Mgr le duc de Bourgogne venoit d’épouser la princesse de Savoie. L’abbé de Polignac reçut en chemin ordre d’aller droit en son abbaye de Bonport, près du Pont-de-l’Arche en Normandie, sans approcher de la cour ni de Paris ; et l’abbé de Châteauneuf reçut en même temps un pareil ordre d’exil. Le prince de Conti, tout mesuré qu’il est, se plaignit hautement de l’abbé de Polignac ; il lui pardonnera difficilement la peur qu’il lui a donnée. J’ai voulu achever tout de suite tout ce qui regarde ce triste mais illustre voyage ; il faut maintenant revenir sur nos pas.

Pointis, chef d’escadre, se rendit célèbre par son entreprise sur Carthagène. Il prit en passant des flibustiers à file de Saint-Domingue, dont Ducasse, qui avoit été longtemps avec eux, étoit devenu gouverneur à force de mérite. Avec ce secours il alla attaquer Carthagène qui ne s’y attendoit pas et se défendit fort mal. Il la pilla, et outre neuf millions en argent ou en barre, ce qui y fut pris en pierreries et en argenterie est inconcevable. Cette expédition, qui a tout à fait l’air d’un roman, fut conduite avec un jugement, et dans l’exécution avec une présence d’esprit égale à la valeur ; les flibustiers eurent grand débat avec Pointis pour leur part, de la plus grande partie de laquelle ils se prétendoient fraudés. Comme ils virent qu’il se moquoit d’eux, ils retournèrent tout court à Carthagène, la pillèrent de nouveau, y firent un riche butin, et y trouvèrent encore beaucoup d’argent, puis envoyèrent ici Galifet, lieutenant de roi de Saint-Domingue, qui étoit à l’expédition, porter les plaintes de Ducasse et les leurs. Pointis fut poursuivi par vingt-deux vaisseaux anglois à qui il échappa. Ils prirent quelques bâtiments flibustiers, sur lesquels il n’y avoit presque rien, et le vaisseau de Pointis qui servoit d’hôpital, où il n’y avoit que des malades et quelques pestiférés. Galifet arriva à Versailles le 20 août, et presque en même temps Pointis à Brest, malgré six vaisseaux anglois qui l’attendoient à l’entrée. Il salua le roi à Fontainebleau, le 27 septembre, de qui il fut très-bien reçu et fort loué. Il sauva toute sa prise, et présenta au roi une émeraude grosse comme le poing, et se justifia fort contre Ducasse et les flibustiers. Peu de jours après il fut fait lieutenant général, et je pense qu’il s’est mis en état d’achever sa vie fort à son aise.

J’ai laissé M. le maréchal de Choiseul au camp de Musbach qui s’avança à Odernheim. Le prince Louis de Bade avoit passé le Rhin à Mayence presque en même temps que nous à Strasbourg, et il étoit à Creutznach sur la Nave où il s’étoit retranché. La Nave est une rivière guéable partout, mais assez large, fort rapide, avec de l’eau jusqu’au poitrail des chevaux, et quelquefois plus dans son milieu ; son lit plein de gros cailloux roulants et glissants, fort incommodes ; les bords du côté du Hundsrück élevés et escarpés. Ceux du côté de l’Alsace sont plats. Creutznach est un peu élevé, il est des deux côtés avec un pont qui les joint et qui enfile directement la rivière. Le prince Louis avoit bien fortifié le côté de Creutznach du côté de l’Alsace, tenoit toute cette petite ville et son pont, et avoit son armée le long de la Nave qui couloit à sa tête, et ses flancs couverts chacun d’un ruisseau. En cette posture, il fouettoit de son camp tout ce qui pouvoit s’approcher de la rivière, qui l’étoit elle-même du pont, et avec la hauteur de son côté voyoit fort loin du nôtre. Il demeura ainsi tranquillement plusieurs jours, amassant quantité de fourrages du Hundsrück par ses derrières, et toutes les provisions et munitions de Mayence par un pont de bateaux qu’il jeta à trois ou quatre lieues de Bingen, où aussi il établit ses fours. Dès qu’il eut tout à souhait, il attaqua le château d’Eberbourg par un détachement de son armée qui se relevoit tous les jours. Eberbourg est un pigeonnier sur une pointe de rochers, à demi-lieue de Creutznach dans la montagne. Sa situation ni celle du pays ne demandoient point d’investiture, ni plus d’une attaque, de manière que les Impériaux faisoient ce petit siège en pantoufles.

Le maréchal de Choiseul s’étoit approché d’eux, et le bruit de leur canon était une musique piquante à entendre. De secourir ce château rien ne le permettoit ; d’attaquer le prince Louis, posté comme je viens de le représenter, parut entièrement impossible ; restoit un troisième parti, c’étoit de s’aller placer sur une hauteur au deçà de la Nave qui commandoit leur attaque, et la faire cesser par nos batteries, mais en même temps il se trouva qu’il n’y avoit pas pour trois jours de fourrages, après quoi il faudroit se retirer. Ce dernier parti n’alloit donc qu’à leur faire suspendre, trois jours durant, leur siége pour leur laisser après toute liberté, et par cela même fut jugé ridicule. Ce que le maréchal de Choiseul fit de mieux, fut d’assembler tous les officiers généraux, de leur exposer l’état des choses, et de les obliger tous à dire leur avis l’un après l’autre tout haut et devant tous. Par ce moyen il coupa court à tous les propos qui pourroient se tenir et s’écrire, parce que chacun parlant tout haut devant tant de témoins, il n’y avoit plus de porte de derrière, et c’étoit ce que le maréchal s’étoit proposé. Dans cette espèce de conseil de guerre, chacun se regarda, et fut bien étonné d’avoir à dire si publiquement qu’il ne pût se dédire ou déguiser ce qu’il auroit dit. Aucun ne fut d’avis d’attaquer le prince Louis, sans exception, aucun ne fut d’avis d’aller sur cette hauteur pour ne faire que suspendre l’attaque d’Eberbourg et se retirer trois jours après, excepté Villars tout seul dont tous se moquèrent. Il fut donc résolu de se retirer quand il n’y auroit plus de fourrage ; et cependant d’Arcy se rendit avec tous les honneurs de la guerre, excepté du canon, et fut traité par le prince Louis avec toutes sortes de politesses et les louanges que méritoit sa valeur et sa belle défense. Il avoit été capitaine dans Picardie[1]. Nous gagnâmes donc en deux marches le camp de Marcksheim, où, logé un peu à part avec quatre ou cinq de mes amis, je me délassai de la querelle des officiers généraux, dont je n’avois cessé d’être fatigué, surtout depuis que ce courrier du cabinet nous eut fait repasser le Rhin.

Ce fut en ce camp que nous reçûmes, par un courrier du cabinet, la nouvelle de la paix signée à Ryswick, excepté avec l’empereur et l’empire, mais la suspension d’armes avec eux. M. le maréchal de Choiseul envoya aussitôt un trompette à M. le prince Louis de Bade, et lui manda l’ordre qu’il venoit de recevoir. Le prince Louis caressa fort le trompette, et manda au maréchal qu’il avoit le même avis de la Haye par M. Straatman, un des ambassadeurs de l’empereur, mais qu’il n’avoit encore aucun ordre de Vienne ; ce qui n’empêcheroit pas d’observer la suspension en attendant. Il défendit aussitôt tous actes d’hostilités et rappela tous les hussards et tous les partis qui étoient dehors. J’eus grande envie de prendre cette occasion d’aller voir Mayence ; plusieurs y furent, mais je n’en pus jamais obtenir la permission du maréchal. Il se tint toujours à dire que j’étois trop marqué, et que, tout général d’armée qu’il était, il n’y avoit que le roi qui pût permettre à un duc et pair de sortir du royaume. Nous n’en fûmes pas longtemps à portée, mais ma curiosité n’en fut pas moins dépitée. La suspension étoit jusqu’au 1er novembre, et laissoit à cette armée liberté de subsister en attendant en pays ennemi. Comme par la suspension il n’y avoit rien à craindre, et que les fourrages manquoient absolument, l’armée alla cantonner dans le pays de la Sarre, et le maréchal prit son quartier général aux Deux-Ponts. Un comte de Nassau-Hautveiller, voisin de là, y amena de fort bons chiens courants pour le lièvre, et cette honnêteté nous fit grand plaisir. L’ennui nous faisoit faire des promenades à pied de trois ou quatre lieues, et nous gagna à tel point plusieurs que nous étions, qu’il nous persuada une vraie équipée.

Du Bourg, lors maréchal de camp et directeur de la cavalerie, faisoit ses revues par les quartiers. Il nous conta plusieurs choses sérieuses d’une femme possédée, qu’il avoit apprises en passant à l’abbaye de Metloch, à deux lieues de Sarrelouis, qu’on y exorcisoit, et que pourtant il n’avoit point vue. Sur cela nous partîmes sept ou huit, moitié relois, moitié poste, pour faire dix-huit lieues. Au sortir de Sarrelouis, nous trouvâmes des gens qui en venoient, qui nous assurèrent que cette possédée n’étoit rien moins, mais ou une espèce de folle, ou une pauvre créature qui cherchoit à se faire nourrir.

La honte, et le courrier qui portoit les quartiers d’hiver et l’ordre de la séparation de l’armée, que nous avions rencontré à deux lieues de là, nous empêchèrent de pousser plus loin. Nous tournâmes bride et revînmes tout de suite aux Deux-Ponts, où je trouvai le courrier du cabinet couché dans le lit de mon valet de chambre. Dès le lendemain matin je pris congé de M. le maréchal de Choiseul et je partis pour Paris.

Cette sottise me fait souvenir d’une histoire si extraordinaire et de telle nature, que, pour ne la pas oublier et pour n’en pas allonger ces Mémoires, je la mettrai parmi les Pièces[2], et ma raison la voici : j’avois lié une grande amitié dans les mousquetaires avec le marquis de Rochechouart-Faudoas, qui y étoit aussi, quoique de plusieurs années plus âgé que moi. C’étoit un homme de valeur, d’excellente compagnie, et de beaucoup d’esprit, de sens, de discernement et de savoir. Il étoit riche et paresseux ; il ne trouva pas les portes ouvertes pour s’avancer dans le service aussi promptement qu’il eût voulu, il se dépita contre M. de Barbezieux, et quitta. Mme la duchesse de Mortemart et moi le voulûmes marier à une fille de M. le duc de Chevreuse qui épousa ensuite M. de Lévi. M. de Chevreuse en mouroit d’envie, mais il ne finissoit pas aisément une affaire. M. de Rochechouart s’en lassa, et il épousa une Chabannes, riche, fille du marquis de Corton. Il ne vécut pas longtemps avec elle, n’en eut point d’enfants, et mourut chez lui près de Toulouse fort brusquement. Sa femme en fut si touchée qu’elle se fit religieuse aux Bénédictines de Montargis, où elle vécut très-saintement. J’ai voulu expliquer quel étoit le marquis de Rochechouart, parce qu’il a été témoin oculaire de l’histoire dont il s’agit, qu’il vint tout droit à Paris du lieu près de Toulouse où il en eut le spectacle, et me la conta en arrivant. C’étoit en carême 1696 ; je lui en fis tant de scrupule, qu’il alla au grand pénitencier. Par la dernière lettre que j’ai reçue de lui, de chez lui où il étoit retourné en automne la même année, il me mandoit que la même histoire, interrompue à sa vue la première fois, recommençoit dans le même lieu avec le savant et l’homme de Pampelune, et que dans peu de jours il m’en feroit savoir le succès définitif.

C’est en ce point qu’il mourut, et je n’en ai pu apprendre de nouvelles, parce que, ayant promis le secret du nom de son ami et du lieu où cela se passoit, il ne me voulut jamais nommer ni l’un ni l’autre. Ce marquis de Rochechouart fut une vraie perte, et je le regrette encore tous les jours.

La campagne se passa fort tranquillement en Flandre depuis la prise d’Ath par le maréchal Catinat. Il n’y fut partout question que de s’observer et de subsister. La paix cependant se traitoit fort lentement à Ryswick, où il s’étoit perdu beaucoup de temps en cérémonial et en communications de pouvoirs.

Les Hollandois, qui vouloient la paix, s’en laissoient et plus encore le prince d’Orange, qui avoit beaucoup perdu en Angleterre, et ne tiroit pas du parlement ce qu’il vouloit. Son grand point étoit d’être reconnu roi d’Angleterre par la France, et, s’il pouvoit, d’obliger le roi à faire sortir de son royaume le roi Jacques d’Angleterre et sa famille. L’empereur, fort embarrassé de sa guerre de Hongrie, des révoltes de cette année, des avantages considérables que les Turcs y avoient remportés, ne vouloit point de paix sur la mauvaise bouche. Il retenoit l’Espagne par cette raison, dans l’espérance d’événements qui le missent en meilleure posture et lui procurassent des conditions plus avantageuses. Tout cela arrêtoit la paix. Le prince d’Orange, bien informé du désir extrême que le roi avoit de la faire, jugea en devoir profiter pour tirer meilleur parti de l’opiniâtreté de la maison d’Autriche, et, sans avoir l’air de l’abandonner, après en avoir reçu une si utile protection contre les Stuarts et les catholiques pour son usurpation, faire une paix particulière, en stipulant pour cette maison, si elle vouloit y entrer, sinon conclure pour l’Angleterre et la Hollande, et s’en sauver en alléguant que cette république dont il recevoit ses principaux secours et de laquelle il étoit bien connu qu’il étoit maître plus que souverain, et l’Angleterre dont il ne l’étoit pas tant à beaucoup près, quoique roi, lui avoient forcé la main, et que tout ce qu’il avoit pu, dans une presse si peu volontaire, avoit été de prendre soin, autant qu’il avoit pu, de mettre à couvert les intérêts de l’empereur et de l’Espagne. Suivant cette idée, qu’il fit adopter secrètement aux Hollandois, Portland, par son ordre, fit demander tout à la fin de juin une conférence au maréchal de Boufflers, à la tête de leurs armées.

Portland étoit Hollandois, s’appeloit Bentinck, avoit été beau et parfaitement bien fait, et en conservoit encore des restes ; il avoit été nourri page du prince d’Orange. Il s’étoit personnellement attaché à lui. Le prince d’Orange lui trouva de l’esprit, du sens, de l’entregent et propre à l’employer en beaucoup de choses. Il en fit son plus cher favori, et lui communiquoit ses secrets, autant qu’un homme aussi profond et aussi caché que l’étoit le prince d’Orange en étoit capable. Bentinck discret, secret, poli aux autres, fidèle à son maître, adroit en affaires, le servit très-utilement. Il eut la première confiance du projet et de l’exécution de la révolution d’Angleterre ; il y accompagna le prince d’Orange, l’y servit bien ; il en fut fait comte de Portland, chevalier de la Jarretière et fut comblé de biens ; il servoit de lieutenant général dans son armée. Il avoit eu commerce avec le maréchal de Boufflers, à sa sortie de Namur, et pendant qu’il fut arrêté.

Le prince d’Orange n’ignoroit ni le caractère ni le degré de confiance et de faveur auprès du roi, des généraux de ses armées. Il aima mieux traiter avec un homme droit, franc et libéral, tel qu’étoit Boufflers, qu’avec l’emphase, les grands airs et la vanité du maréchal de Villeroy. Il ne craignit pas plus l’esprit et les lumières de l’un que de l’autre, et il comprit que ce qui se passeroit par eux irait droit au roi et reviendroit de même du roi à eux, mais que par Boufflers ce seroit avec plus de précision et de sûreté, parce qu’il n’y ajouteroit rien du sien, ni à informer le roi, ni à donner ses réponses.

Boufflers répondit à un gentilhomme du pays chargé de cette proposition de Portland, qu’il en écriroit au roi par un courrier exprès, et ce courrier lui apporta fort promptement l’ordre d’accorder la conférence, et d’écouter ce qu’on lui voudroit dire. Elle se tint presqu’à la tête des gardes avancées de l’armée du maréchal de Boufflers. Il y mena peu de suite, Portland encore moins, qui ne s’approchèrent point, et demeurèrent à cheval chacune de son côté. Le maréchal et Portland s’avancèrent seuls avec quatre ou cinq personnes, et, après les premiers compliments, mirent pied à terre seuls et à distance de n’être point entendus. Ils conférèrent ainsi debout, en se promenant quelques pas. Il y en eut trois de la sorte dans le mois de juillet, après la première de la fin de juin. La dernière de ces quatre fut plus nombreuse en accompagnements, et les suites se mêlèrent et se parlèrent avec force civilités, comme ne doutant plus de la paix. Les ministres de l’empereur en irent des plaintes à ceux d’Angleterre à la Haye qui furent froidement reçues. À chaque conférence le maréchal de Boufflers en rendoit compte par un courrier. La cinquième se tint, le 1er août, au moulin de Zenick, entre les deux armées. Portland y fit présent de trois beaux chevaux anglois au maréchal de Boufflers, d’un au duc de Guiche, beau-frère du maréchal, et d’un autre à Pracomtal, lieutenant général, gendre de Montchevreuil, et extrêmement bien avec le maréchal de Boufflers qu’ils avoient suivi à cette conférence. La sixième fut extrêmement longue, et la dernière se tint dans une maison de Notre-Dame de Halle que Portland avoit fait meubler et où il avoit fait porter de quoi écrire. Lui et le maréchal furent enfermés longtemps dans une chambre, pendant que leur suite, pied à terre, nombreuse de part et d’autre et mêlée ensemble, fit la conversation d’une manière polie et fort amiable, comme ne doutant plus de la paix.

En effet ces conférences la pressèrent. Les ministres des alliés eurent peur que le maréchal de Boufflers et Portland ne vinssent au point de conclusion pour l’Angleterre, et que la Hollande n’y fût entraînée ; et la prise de Barcelone fut un nouvel aiguillon qui rendit effectif et sérieux à Ryswick ce qui jusqu’alors n’avoit été qu’un indécent pelotage. Je ne m’embarquerai pas ici dans le récit de cette paix. Elle aura vraisemblablement le sort de toutes les précédentes : des acteurs et des spectateurs curieux et instruits en écriront la forme et le fond ; je me contenterai de dire que tout le monde convint après, que les alliés n’eurent Luxembourg que de la grâce de M. d’Harlay, qui, malgré ses deux collègues, trancha du premier, quoique les deux autres aient beaucoup souffert de ses avis et de ses manières, et qu’ils aient eu la sagesse de n’en venir jamais à aucune brouillerie. J’ai ouï assurer ce fait souvent à Callières, qui ne s’en pouvoit consoler. L’empereur et l’empire à leur ordinaire ne voulurent pas signer avec les autres, mais autant valut, et leur paix se fit ensuite telle qu’elle avoit été projetée à Ryswick.

La première nouvelle qu’on eut de sa signature fut par un aide de camp du maréchal de Boufflers qui arriva le dimanche 22 septembre à Fontainebleau, dépêché par ce maréchal, sur ce que l’électeur de Bavière lui avoit mandé que la paix avoit été signée à Ryswick le vendredi précédent à minuit. Le lendemain matin il y arriva un autre courrier du même maréchal, accompagnant jusque-là celui que l’électeur envoyoit porter la même nouvelle en Espagne, et à quatre heures après midi du même lundi, un autre de don Bernard-François de Quiros, premier ambassadeur plénipotentiaire d’Espagne, pour y porter la même nouvelle. M. de Bavière eut la petitesse de faire écrire pour prier qu’on amusât ce courrier de l’ambassadeur, pour donner moyen au sien d’arriver avant lui à Madrid ; et le plaisant est qu’on avoit beau jeu à l’amuser, il n’avoit pas un sou pour payer sa poste ni pour vivre, et le roi lui fit donner de l’argent. On sut par lui qu’il étoit six heures du matin du samedi quand la paix fut signée. Enfin, le jeudi 26 septembre, Celi, fils d’Harlay, arriva à cinq heures du matin à Fontainebleau, après s’être amusé en chemin avec une fille qu’il trouva à son gré et du vin qui lui parut bon. Il avoit fait toutes les sottises et toutes les impertinences dont un jeune fou et fort débauché et parfaitement gâté par son père s’étoit pu aviser, dont plusieurs même avoient été fort loin et importantes, qu’il couronna par ce beau délai ; ainsi il n’apprit rien de nouveau.

Le roi et la reine d’Angleterre étoient à Fontainebleau, à qui la reconnoissance du prince d’Orange fut bien amère, mais ils en connoissoient la nécessité pour avoir la paix, et savoient bien aussi que cet article ne l’étoit guère moins au roi qu’à eux-mêmes, dont j’expliquerai tout présentement la raison. Ils se consolèrent comme ils purent, et parurent même fort obligés au roi, qui tint également ferme à ne vouloir pas souffrir qu’ils sortissent de France, ni qu’ils quittassent le séjour de Saint-Germain. Ces deux points avoient été vivement demandés ; le dernier surtout dans l’impossibilité d’obtenir l’autre, tant à Ryswick que dans les conférences par Portland. Le roi eut l’attention de dire à Torcy, sur le point de la signature, que si le courrier qui en apporteroit la nouvelle arrivoit, un ou plusieurs, l’un après l’autre, il ne lui vint point dire, s’il étoit alors avec le roi et la reine d’Angleterre, et il défendit aux musiciens de chanter rien qui eût rapport à la paix, jusqu’au départ de la cour d’Angleterre.

On sut en même temps que le prince Eugène avoit gagné une bataille considérable en Hongrie, qui y rétablit fort les affaires et la réputation de l’empereur, mais dont, faute d’argent, il ne put profiter, comme il eût été aisé de faire grandement. Pour achever de suite cette matière de la paix, les ratifications étant échangées, elle fut publiée le 22 octobre, à Paris, avec l’Angleterre et la Hollande, et huit jours après avec l’Espagne. Celi, qui était retourné, arriva à Versailles le 2 novembre portant la nouvelle de la signature de la paix avec l’empereur et presque tout l’empire ; quelques protestants faisoient encore difficulté de la signer, sur ce que le roi insistoit que la religion catholique fût conservée dans les pays à eux rendus ; et à la fin ils y passèrent. Celi, malgré sa conduite, eut douze mille livres de gratification. On peut juger que les Te Deum et les harangues de tous les corps furent la suite de cette paix, dans lesquelles il fut bien répété que le roi avoit bien voulu la donner à l’Europe. Retournons maintenant à beaucoup de choses laissées en arrière, pour n’avoir pas voulu interrompre le voyage de M. le prince de Conti, et la conclusion de la paix. Ajoutons-y, auparavant de finir la guerre, que pendant la campagne, vers le fort des conférences du maréchal de Boufflers, M. le comte de Toulouse fut fait seul lieutenant général.

Je m’aperçois que j’oublie de tenir parole sur les raisons particulières qui rendoient au roi la reconnoissance du prince d’Orange pour roi d’Angleterre si amère ; les voici : le roi étoit bien éloigné, quand il eut des bâtards, des pensées qui, par degrés, crûrent toujours en lui pour leur élévation. La princesse de Conti, dont la naissance étoit la moins odieuse, étoit aussi la première ; le roi la crut magnifiquement mariée au prince d’Orange, et la lui fit proposer, dans un temps où ses prospérités et son nom dans l’Europe lui persuadoient que cela seroit reçu comme le plus grand honneur et le plus grand avantage. Il se trompa : le prince d’Orange étoit fils d’une fille du roi d’Angleterre, Charles Ier, et sa grand’mère étoit fille de l’électeur de Brandebourg. Il s’en souvint avec tant de hauteur qu’il répondit nettement que les princes d’Orange étoient accoutumés à épouser des filles légitimes des grands rois, et non pas leurs bâtardes. Ce mot entra si profondément dans le cœur du roi qu’il ne l’oublia jamais, et qu’il prit à tâche, et souvent contre son plus palpable intérêt, de montrer combien l’indignation qu’il en avoit conçue étoit entrée profondément en son âme.

Il n’y eut rien d’omis de la part du prince d’Orange pour l’effacer : respects, soumissions, offices, patience dans les injures et les traverses personnelles, redoublement d’efforts, tout fut rejeté avec mépris. Les ministres du roi en Hollande eurent toujours un ordre exprès de traverser ce prince, non seulement dans les affaires d’État, mais dans toutes les particulières et personnelles ; de soulever tout ce qu’ils pourroient de gens des villes contre lui, de répandre de l’argent pour faire élire aux magistratures les personnes qui lui étoient les plus opposées, de protéger ouvertement ceux qui étoient déclarés contre lui, de ne le point voir ; en un mot, de lui faire tout le mal et toutes les malhonnêtetés dont ils pourroient s’aviser. Jamais le prince, jusqu’à l’entrée de cette guerre, ne cessa, et publiquement, et par des voies plus sourdes, d’apaiser cette colère ; jamais le roi ne s’en relâcha. Enfin, désespérant d’obtenir de rentrer dans les bonnes grâces du roi, et dans l’espérance de sa prochaine invasion de l’Angleterre, et de l’effet de la formidable ligue qu’il avoit formée contre la France, il dit tout haut qu’il avoit toute sa vie inutilement travaillé à obtenir les bontés du roi, mais qu’il espéroit du moins être plus heureux à mériter son estime. On peut juger ensuite quel triomphe ce fut pour lui que de forcer le roi à le reconnoître roi d’Angleterre, et tout ce que cette reconnoissance coûta au roi.




  1. Le régiment de Picardie, dont il s’agit ici, avait été le premier régiment organisé ; il datait du règne d’Henri II.
  2. Voy. sur ces pièces justificatives qui n’ont pas été retrouvées. l. Ier. page 437, note.