Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/23

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CHAPITRE XXIII.


Force bals à la cour. — Bal de M. le Prince ; quatre visages. — Malice cruelle de M. le Prince à un bal à Marly. — Ordre des bals chez le roi. — Bal de la chancellerie. — M. de Noirmoutiers ; ses mariages. — La Bourlie hors du royaume. — Dettes de jeu de Mme la Duchesse payées par le roi. — Langlée. — Acquisition de l’hôtel de Guise. — Abbé de Soubise passe adroitement chanoine de Strasbourg ; ses progrès. — Cardinal de Fürstemberg ; sa famille. — Comtesse de Fürstemberg. — Coadjutoreries de Strasbourg. — Conduite et disgrâce du cardinal de Bouillon ; sa désobéissance. — Mariage d’une fille du duc de Rohan avec le comte de La Marck ; sa naissance et sa fortune. — Mariage du prince d’Isenghien avec Mlle de Fürstemberg. — Mariage du duc de Berwick avec Mlle Bockley.


Dès avant la Chandeleur jusqu’au carême, ce ne fut que bals et plaisirs à la cour. Le roi en donna à Versailles et à Marly, mascarades ingénieuses, entrées, espèces de fêtes qui amusèrent fort le roi, sous le prétexte de Mme la duchesse de Bourgogne. Il y eut des musiques et des comédies particulières chez Mme de Maintenon. Monseigneur donna aussi des bals, et les principales personnes se piquèrent d’en donner à Mme la duchesse de Bourgogne. M. le Prince, dans son appartement composé de peu de pièces et petites, trouva moyen de surprendre la cour par la fête du monde la plus galante, la mieux entendue et la mieux ordonnée. Un bal paré, des masques, des entrées, des boutiques de tout pays, une collation dont la décoration fut charmante ; le tout sans refuser personne de la cour, et sans foule ni embarras.

Une femme, depuis fort de mes amies, et qui, quoique bien jeune, commençoit à pointer par elle-même à la cour, qui y figura tôt après, et qui y seroit parvenue apparemment aux situations les plus flatteuses, si la petite vérole ne l’eût emportée quelques années après, y essuya une triste aventure.

Le comte d’Évreux lui avoit plu ; à peine commençoit-on à s’en apercevoir. Un masque entra vers le milieu du bal avec quatre visages de quatre personnes de la cour ; celui du comte d’Évreux en étoit un, et tous quatre en cire parfaitement ressemblants. Ce masque étoit couvert d’une robe ample et longue qui déroboit sa taille, et avoit dans cette enveloppe le moyen de tourner ces visages tout comme il vouloit avec facilité et à tous moments. La singularité de la mascarade attira tous les yeux sur lui. Il se fit force commentaires sur les quatre visages, et il ne fut pas longtemps sans être pris à danser. En ce premier menuet il tourna et retourna ses visages et en divertit fort la compagnie. Quand il l’eut achevé, voilà mon démon qui s’en va faire la révérence à cette pauvre femme, en lui présentant le visage du comte d’Évreux. Ce n’est pas tout, il dansoit bien et étoit fort maître de sa danse, tellement qu’il eut la malice de si bien faire que quelques tours et retours qu’il fit en ce menuet, ce même visage tourna toujours si à point, et avec tant de justesse, qu’il fut toujours vis-à-vis de la dame avec qui il dansoit. Elle étoit cependant de toutes les couleurs ; mais, sans perdre contenance, elle ne songea qu’à couper court. Dès le deuxième tour elle présente la main ; le masque fait semblant de la prendre, et d’un autre temps léger s’éloigne et fait un autre tour. Elle croit au moins à celui-là être plus heureuse ; point du tout, même fuite et toujours ce visage sur elle. On peut juger quel spectacle cela donna, les personnes les plus éloignées en pied, d’autres encore plus reculées debout sur les bancs, pourtant point de huée. La dame étoit grande dame, grandement apparentée, et de gens en place et en crédit. Enfin elle en eut pour le triple au moins d’un menuet ordinaire. Ce masque demeura encore assez longtemps, puis trouva le moyen de disparaître sans qu’on s’en aperçût. Le mari masqué vint au bal dans ce temps-là ; un de ses amis en sortoit, je crois pour l’attendre ; il lui dit qu’il y avoit un flot de masques, qu’il feroit bien de laisser sortir s’il ne vouloit étouffer, et le promena en attendant dans la galerie des Princes. À la fin il s’ennuya et voulut entrer ; il vit le masque à quatre visages, mais quoiqu’il en fût choqué, il n’en fit pas semblant, et son ami lui avoit sauvé le menuet. Cela fit grand bruit, mais n’empêcha pas le cours des choses qui dura quelque temps. Ce qui est fort rare, c’est que ni devant ni depuis, il n’a été question de personne avec elle, quoique ce fût un des plus beaux visages de la cour, et qui sérieuse à un cercle ou à une fête, défaisoit toutes les autres femmes et même plus belles qu’elle.

Un des bals de Marly donna encore une ridicule scène. J’en nommerai les acteurs, parce que la conduite publique ne laisse rien à apprendre. M. et Mme de Luxembourg étoient à Marly. On manquoit assez de danseurs et de danseuses, et cela fit aller Mme de Luxembourg à Marly, mais avec grand’peine, parce qu’elle vivoit de façon qu’aucune femme ne vouloit la voir.

On en étoit là encore quand le désordre étoit à un certain point ; maintenant on est malheureusement revenu de ces délicatesses. M. de Luxembourg était peut-être le seul en France qui ignorât la conduite de sa femme, qui vivoit aussi avec lui avec tant d’égards, de soins et d’apparente amitié, qu’il n’avoit pas la moindre défiance d’elle. Par même raison de faute de gens pour danser, le roi fit danser ceux qui en avoient passé l’âge, entre autres M. de Luxembourg. Il falloit être masqué ; il étoit, comme on a vu, fort des amis de M. le Duc et de M. le prince de Conti, et fort bien aussi avec M. le Prince, qui étoit l’homme du monde qui avoit le plus de goût pour les fêtes, les mascarades et les galanteries. Il s’adressa donc à lui pour le masquer. M. le Prince, malin plus qu’aucun singe, et qui n’eut jamais d’amitié pour personne, y consentit pour s’en divertir et en donner une farce à toute la cour ; il lui donna à souper, puis le masqua à sa fantaisie.

Ces bals de Marly, rangés ou en masque, étoient toujours comme à Versailles un carré long. Le fauteuil du roi, ou trois quand le roi et la reine d’Angleterre y étoient, ce qui arrivoit souvent, et des deux côtés sur la même ligne la famille royale, c’est-à-dire jusqu’au rang de petit-fils de France inclusivement.

Quelquefois par dérangement, au milieu du bal, Mme la Duchesse, et Mme la princesse de Conti s’approchoient sous prétexte de causer avec quelqu’un à côté ou derrière, et s’y mettoient aux dernières places. Les dames, les titrées les premières et sans mélange, puis les autres, occupoient les deux côtés longs à droite et à gauche ; et vis-à-vis du roi les danseurs, princes du sang et autres ; et les princes du sang qui ne dansoient pas, avec les courtisans derrière les dames ; et quoique en masque, tout le monde d’abord à visage découvert, le masque à la main. Quelque temps après le bal commencé, s’il y avoit des entrées ou des changements d’habits, ceux et celles qui en étoient en différentes troupes avec un prince ou une princesse sortoient, et alors on revenoit masqué, et on ne savoit en particulier qui étoient les masques.

J’étois, moi surtout et plusieurs de nous, demeuré tout à fait brouillé avec M. de Luxembourg. Je venois d’arriver, et j’étois déjà assis lorsque je vis par derrière force mousseline plissée, légère, longue et voltigeante, surmontée d’un bois de cerf au naturel sur une coiffure bizarre, si haut qu’il s’embarrassa dans un lustre. Nous voilà tous bien étonnés d’une mascarade si étrange, à nous demander avec empressement, qui est-ce et à dire qu’il falloit que ce masque-là fût bien sûr de son front pour l’oser parer ainsi, lorsque le masque se tourne et nous montre M. de Luxembourg. L’éclat de rire subit fut scandaleux. Le hasard fit qu’un moment après, il vint s’asseoir entre M. le comte de Toulouse et moi, qui aussitôt lui demanda où il avoit été prendre cette mascarade. Le bon seigneur n’y entendit jamais finesse, et la vérité est aussi qu’il étoit fort éloigné d’être fin en rien. Il prit bénignement les rires, qui ne se pouvoient contenir, comme excités par la bizarrerie de sa mascarade, et raconta fort simplement que c’étoit M. le Prince à qui il s’étoit adressé, chez qui il avoit soupé, et qui l’avoit ajusté ainsi ; puis se tournant à droite et à gauche se faisoit admirer et se pavanoit d’être masqué par M. le Prince. Un moment après les dames arrivèrent et le roi aussitôt après elles.

Les rires recommencèrent de plus belle, et M. de Luxembourg à se présenter de plus belle aussi à la compagnie avec une confiance qui ravissoit. Sa femme, toute connue qu’elle fût, et qui ne savoit rien de cette mascarade, en perdit contenance, et tout le monde à les regarder tous deux et toujours à mourir de rire. M. le Prince en arrière du service, qui est des charges qui se placent derrière le roi, regardoit par la chatière et s’applaudissoit de sa malice noire. Cet amusement dura tout le bal, et le roi, tout contenu qu’il était toujours, riait aussi, et on ne se laissoit point d’admirer une invention si cruellement ridicule, ni d’en parler les jours suivants.

Il n’y avoit soir qu’il n’y eût bal. Mme la chancelière en donna un à la chancellerie, qui fut la fête la plus galante et la plus magnifique qu’il fût possible. Le chancelier y reçut à la portière Monseigneur, les trois princes ses fils et Mme la duchesse de Bourgogne sur les dix heures du soir, puis s’alla coucher au château. Il y eut des pièces différentes pour le bal paré, pour les masques, pour une collation superbe, pour des boutiques de tout pays, Chinois, Japonois, etc., qui vendoient des choses infinies et très-recherchées pour la beauté et la singularité, mais qui n’en recevoient point d’argent : c’étoient des présents à Mme la duchesse de Bourgogne et aux dames. Une musique à sa louange, une comédie, des entrées. Rien de si bien ordonné et de si superbe, de si parfaitement entendu ; et la chancelière s’en démêla avec une politesse, une galanterie et une liberté, comme si elle n’eût eu rien à faire. On s’y divertit extrêmement, et on sortit après huit heures du matin.

Mme de Saint-Simon qui suivit toujours Mme la duchesse de Bourgogne, et c’étoit grande faveur, et moi, fûmes les dernières trois semaines sans jamais voir le jour. On tenoit rigueur à certains danseurs de ne sortir du bal qu’en même temps que Mme la duchesse de Bourgogne, et m’étant voulu sauver un matin à Marly, elle me consigna aux portes du salon ; nous étions plusieurs de la sorte. Je fus ravi de voir arriver les Cendres, et j’en demeurai un jour ou deux étourdi, et Mme de Saint-Simon à bout ne put fournir le mardi gras.

Le roi joua aussi chez Mme de Maintenon, avec quelques dames choisies, au brelan et à petite prime, quelquefois au reversi, les jours qu’il n’y avoit point de ministres, ou que leur travail étoit court, et cet amusement se prolongea un peu dans le carême.

M. de Noirmoutiers épousa, ce carnaval-ci, la fille d’un président en la chambre des comptes, qui s’appeloit Duret de Chevry. Il étoit veuf dès 1689 de la veuve de Bermont, conseiller au parlement de Paris, fille de La Grange-Trianon, président aux requêtes du palais, qu’il avoit épousée au commencement de 1688, et n’eut point d’enfants de l’une ni de l’autre. Il étoit de la maison de La Trémoille et son trisaïeul étoit frère du premier duc de La Trémoille et du baron de Royan et d’Olonne, de manière que le duc de La Trémoille, gendre du duc de Créqui, et lui étoient petits-fils des cousins germains. Il étoit frère de la célèbre princesse des Ursins, de Mme de Royan, mère de la duchesse de Châtillon, de la duchesse Lanti et de l’abbé de La Trémoille, auditeur de rote[1], mort cardinal. Il étoit beau, bien fait, agréable, avec beaucoup d’esprit et d’envie de se distinguer et de s’élever. Il n’avoit pas vingt ans, lorsque allant trouver la cour à Chambord, la petite vérole l’arrêta à Orléans, sortit bien, et comme il touchoit à la guérison, sortit une deuxième fois et l’aveugla. Il en fut si affligé qu’il demeura vingt ans et plus sans vouloir que personne le vit, enfermé à se faire lire. Avec beaucoup d’esprit et de mémoire, il n’étoit point distrait et n’avoit que cet unique amusement qui le rendit fort savant en toutes sortes d’histoires. Le comte de Fiesque, son ami de jeunesse, alla enfin loger avec lui, et le tourmenta tant, qu’il le força à souffrir quelque compagnie. De l’un à l’autre il eut bientôt du monde, et sa maison devint un réduit du meilleur et du plus choisi par l’agrément de sa conversation, et peu à peu par la sûreté que l’on reconnut dans son commerce, et dans la suite par la bonté solide de ses conseils.

C’étoit un esprit droit, qui avoit une grande justesse et une grande facilité à concevoir et à s’énoncer. Il eut, sans sortir de chez lui, les amis les plus considérables par leurs places et par leur état ; il se mêla d’une infinité de choses et d’affaires ; et sans jamais faire l’important, il le devint en effet, et sa maison un tribunal dont l’approbation étoit comptée, et où on étoit flatté d’être admis. Le prodige fut que, quoique pauvre, il se bâtit une maison charmante à Paris, vers le bout de la rue Grenelle, qu’il en régla la distribution et les proportions, et en gros et en détail les dégagements, les commodités, et jusqu’aux ornements, aux glaces, aux corniches, aux cheminées, et au tact choisit des étoffes pour les meubles en lui en disant les couleurs. Il étoit fils du marquis de Noirmoutiers, qui intrigua tant dans les troubles de la minorité et de la jeunesse du roi, et qui en tira un brevet de duc avec le gouvernement du Mont-Olympe.

La Bourlie, frère de Guiscard, avoit quitté après avoir servi longtemps, et s’étoit retiré dans une terre vers les Cévennes, où il se mit à vivre avec beaucoup de licence. Vers ce temps-ci il fut volé chez lui, il en soupçonna un domestique, et sans autre façon lui fit de son autorité donner en sa présence une cruelle question. Cela ne put demeurer si secret que les plaintes n’en vinssent. Il y alloit de la tête ; La Bourlie sortit du royaume, où il fit d’étranges personnages jusqu’à sa mort, qui le fut encore plus, mais dont il n’est pas temps de parler.

Mme la Duchesse dont le roi avoit payé les dettes il n’y avoit pas longtemps, qui se montoient fort haut, à des marchands et en toutes sortes de choses, n’avoit pas osé parler de celles du jeu qui alloient à de grosses sommes. Ses dettes augmentoient encore ; elle se trouvoit tout à fait dans l’impuissance de les payer, et par là même dans le plus grand embarras du monde. Ce qu’elle craignoit le plus étoit que M. le Prince, et surtout M. le Duc, ne le sût. Dans cette extrémité, elle prit le parti de s’adresser à son ancienne gouvernante, et de lui exposer son état au naturel dans une lettre avec une confiance qui attira sa toute-puissante protection. Elle n’y fut pas trompée, Mme de Maintenon eut pitié de sa situation, et obtint que le roi payât ses dettes, ne lui fit point de réprimandes et lui garda le secret. Langlée, espèce d’homme fort singulier dans une cour, fut chargé, de dresser tous les états de ses dettes avec elle, de toucher les payements du roi, et de les faire ensuite à ceux à qui Mme la Duchesse devoit, qui en peu de semaines se trouva quitte, sans que personne de ceux qu’elle craignoit sût les dettes ni l’acquittement.

Sans aller plus loin, disons un mot de ce Langlée. C’étoit un homme de rien, de vers Mortagne au Perche, dont le père s’étoit enrichi et la mère encore plus. L’un avoit acheté une charge de maréchal des logis de l’armée pour se décorer, qu’il n’avoit jamais faite ; l’autre avoit été femme de chambre de la reine mère, fort bien avec elle, intrigante qui s’étoit fait de la considération et des amis, et qui avoit produit son fils de bonne heure parmi le grand monde, où il s’étoit mis dans le jeu. Il y fut doublement heureux, car il y gagna un bien immense, et ne fut jamais soupçonné de la moindre infidélité. Avec très-peu ou point d’esprit, mais une grande connoissance du monde, il sut prêter de bonne grâce, attendre de meilleure grâce encore, se faire beaucoup d’amis et de la réputation à force de bons procédés. Il fut des plus grosses parties du roi du temps de ses maîtresses. La conformité de goût l’attacha particulièrement à Monsieur, mais sans dépendance et sans perdre le roi de vue, et il se trouva insensiblement de tout à la cour de ce qui n’étoit qu’agréments et futile, et qui n’en est pas une des moindres parties à qui sait bien en profiter. Il fut donc de tous les voyages, de toutes les parties, de toutes les fêtes de la cour, ensuite de tous les Marlys et lié avec toutes les maîtresses, puis avec, toutes les filles du roi, et tellement familier avec elles, qu’il leur disoit fort souvent leurs vérités. Il étoit fort bien avec tous les princes du sang, qui mangeoient très-souvent à Paris chez lui, où abondoit la plus grande et la meilleure compagnie. Il régentoit au Palais-Royal, chez M. le Grand et chez ses frères, chez le maréchal de Villeroy, enfin chez tous les gens en première place. Il s’étoit rendu maître des modes, des fêtes, des goûts, à tel point, que personne n’en donnoit que sous sa direction, à commencer par les princes et les princesses du sang, et qu’il ne se bâtissoit ou ne s’achetoit point de maison qu’il ne présidât à la manière de la monter, de l’orner et de la meubler.

Il avoit été sur ce pied-là avec M. de Louvois, avec M. de Seignelay, avec le maréchal d’Humières ; il y étoit avec Mme de Bouillon, avec la duchesse du Lude, en un mot avec tout ce qui étoit le plus distingué et qui recevoit le plus de monde. Point de mariages dont les habits et les présents n’eussent son choix, ou au moins son approbation. Le roi le souffroit, cela n’alloit pas à plus ; tout le reste lui étoit soumis, et il abusoit souvent de l’empire qu’il usurpoit. À Monsieur, aux filles du roi, à quantité de femmes, il leur disoit des ordures horribles, et cela chez elles, à Saint-Cloud, dans le salon de Marly. Il entroit encore, et étoit entré toute sa vie dans quantité de secrets de galanterie. Son commerce étoit sûr, et il n’avoit rien de méchant, étoit obligeant même et toujours porté à servir de sa bourse ou de ses amis, et n’étoit mal avec personne. Il étoit assez vêtu et coiffé comme Monsieur, il en avoit aussi fort la taille et le maintien ; mais il n’étoit pas, comme de raison, à beaucoup près si paré, et moins gros. Il étoit fort bien et fort familier avec Monseigneur. Il avoit tout un côté du visage en paralysie, et à force de persévérance à Vichy, où il s’étoit bâti une maison, il put n’y plus retourner, et n’eut plus du tout d’apoplexie. Sa sœur avoit épousé Guiscard ; elle logeoit avec lui, et Guiscard où bon lui sembloit. Ils s’aimoient et s’estimoient peu l’un l’autre ; mais Langlée étoit fort riche, et tout aussi éloigné de se marier, par conséquent fort ménagé par sa sœur qu’il aimoit et par son beau-frère. Une espèce comme celle-là dans une cour y est assez bien, pour deux c’en seroit beaucoup trop. Finalement les personnes les plus sérieuses et les plus importantes, et les moins en commerce avec lui, et celles-là étoient en petit nombre, le ménagement, et il n’y avoit qui que ce fût qui se voulût attirer Langlée.

Tandis que tout étoit cet hiver en bals et en divertissements, la belle Mme de Soubise, car elle l’étoit encore, et l’étoit fort utilement toujours, travailloit à des choses plus sérieuses. Elle venoit d’acheter l’immense hôtel de Guise à fort grand marché, que le roi lui aida fort à payer. Elle en avoit tiré une autre faveur qui ne fut qu’une semence : c’étoit sa protection pour faire passer les preuves de son fils pour être chanoine de Strasbourg. La mère de M. de Soubise étoit Avaugour des bâtards de Bretagne ; cela n’étoit déjà pas trop bon pour un chapitre allemand, où la bâtardise est abhorrée, de sorte qu’aucun prince du sang sorti par femme de Mme de Montespan, ni aucune princesse du sang venue d’elle n’entrevoit dans pas un chapitre d’Allemagne.

Mais ce n’étoit pas là le pis. C’est que la mère de cette Avaugour, par conséquent grand’mère de Mme de Soubise, étoit Fouquet, non des Fouquet du surintendant (et le réconfort en eût été médiocre), mais propre fille de ce cuisinier, auparavant marmiton, après portemanteau d’Henri IV, qui, à force d’esprit, d’adresse, de le bien servir dans ses plaisirs, le servit dans ses affaires, devint M. de La Varenne, et fut compté le reste de ce règne, où il s’enrichit infiniment, le même qui après la mort d’Henri IV se retira à la Flèche, qu’il partageoit avec les jésuites, qu’il avoit plus que personne fait rappeler et rétablir, et dont j’ai raconté la mort singulière à propos du mariage d’un de ses descendants avec une fille de Tessé. Cette La Varenne étoit donc la bisaïeule de l’abbé de Soubise. Comment la compter parmi les seize quartiers à prouver ? comment la sauter ? Cette difficulté n’étoit pas médiocre. On ne fit ni l’un ni l’autre.

Camilly, fin Normand, de beaucoup d’esprit et d’adresse, étoit grand vicaire de Strasbourg et de ces sous-chanoines sans preuves, et Labatie, qui n’avoit ni moins d’esprit, de souplesse et d’industrie, se trouvoit lieutenant de roi de Strasbourg, et tous deux gens vendus à leurs vues, à la cour et à tout faire.

Par le conseil de la comtesse de Fürstemberg, de laquelle je parlerai après, Mme de Soubise se livra à eux, mais avec le roi en croupe, qui leur fit parler à l’oreille en maître et en amant ; car, bien que le commerce fini, il le demeura toute sa vie, ou en usa comme s’il l’eût encore été. Ces deux hommes firent si bien que les preuves tombèrent à des commissaires, bons Allemands, grossiers, ignorants, et fort aisés à tromper ; on les étourdit du grand nom de MM. de Rohan ; on les éblouit de leurs dignités et de leurs établissements ; on les accabla de leur rang de prince étranger, et on les mit aisément hors de tout doute sur les preuves, qu’on ne leur présenta que comme une cérémonie dont personne n’étoit dispensé, et dont l’abbé de Soubise avoit moins besoin d’être dispensé que personne.

Ces Avaugour prennent très-franchement le nom de Bretagne. MM. de Rohan ont épousé plusieurs filles ou sœurs des ducs de Bretagne ; on ne le laissa pas ignorer aux commissaires qui ne se doutèrent point de la totale différence de cette dernière Bretagne-ci : et, quant à sa mère, on la leur donna effrontément pour être d’une ancienne maison de La Varenne en Poitou, depuis longtemps éteinte, avec qui ni les Avaugour ni les Rohan n’eurent jamais aucune alliance. Par ces adresses, ou plutôt hardiesses, l’abbé de Soubise passa haut à la main, fut admis et reçu dans le chapitre, et, sa brillante Sorbonne achevée, y alla faire ses stages, y déployer ses agréments et ses charmes, et capter le chapitre et tout ce qui est à Strasbourg. Ce grand pas toutefois n’étoit que le premier échelon et le fondement indispensable de la grandeur où la belle dame destinoit un fils, en la fortune duquel le roi ne se croyoit pas moins intéressé qu’elle, et qu’il désiroit par d’autres détours égaler à MM. du Maine et de Toulouse : il ne s’agissoit donc de rien moins que de lui assurer l’évêché de Strasbourg.

Quelle que fit la bonne volonté du roi pour Mme de Soubise, il se trouvoit des obstacles à cette affaire, qui furent peut-être autant surmontés par la conjoncture que par la seule faveur. L’abbé d’Auvergne étoit depuis longtemps chanoine de Strasbourg, il y avoit fait de longs séjours, il avoit mis un de ses frères dans ce chapitre : depuis que le cardinal de Bouillon étoit à Rome, il lui en avoit obtenu la première dignité, qui est celle de grand prévôt, et le cardinal lui-même s’y étoit fait chanoine. L’abbé d’Auvergne étoit prêtrecoadjuteur de Cluni, et son oncle, pour l’avancer, n’avoit pas trouvé audessous de sa vanité de le faire grand vicaire de l’archevêque de Vienne Montmorin, et de lui en faire faire les fonctions dans ce diocèse ; enfin il était beaucoup plus avancé en années, en établissements, en ancienneté à Strasbourg que l’abbé de Soubise ; mais il s’en falloit bien que sa réputation fût entière ; ses mœurs étoient publiquement connues pour être celles des Grecs, et son esprit pour ne leur ressembler en aucune sorte. La bêtise déceloit sa mauvaise conduite, son ignorance parfaite, sa dissipation, son ambition, et ne présentoit pour la soutenir qu’une vanité basse, puante, continuelle, qui lui attiroit le mépris autant que ses mœurs, qui éloignoit de lui tout le monde, et qui le jetoit dans des panneaux et des ridicules continuels. Son frère aussi bête, plus obscur avec beaucoup moins de monde et fort jeune, ne pouvoit suppléer à rien, et le cardinal, par sa conduite, approfondissoit de plus en plus sa disgrâce.

Au contraire, tout riait à l’abbé de Soubise, dont l’extérieur montroit qu’il étoit le fils des plus tendres amours. Il se distingua sur les bancs de Sorbonne, et bien instruit et bien aidé par son habile mère, il se dévoua toute cette célèbre école par ses manières. On lui crut assez de fond pour hasarder de le faire prieur de Sorbonne, place passagère qui oblige à quantité d’actes publics dont il est très-difficile de se tirer par le seul secours d’autrui. Il y brilla, et, par le soin qu’il avoit eu de se gagner la Sorbonne, les éloges allèrent encore fort au delà du mérite. Il y en eut beaucoup du roi dans ses discours publics, qui ne lui déplurent pas, et il sortit de cet emploi avec une réputation extraordinaire, que son talent de se faire aimer lui acquit pour la plus grande partie. À ces applaudissements de capacité, Mme de Soubise y en voulut joindre d’autres encore plus importants, et pour cela elle le mit à Saint-Magloire, séminaire alors autant à la mode qu’il y a été peu depuis. Il étoit conduit par ce que les pères de l’Oratoire avoient de meilleur dans leur congrégation, alors solidement brillante en savoir et en piété. La Tour, leur général, étoit dans la première considération que ses sermons, sa direction, sa capacité, la sagesse de sa conduite et l’art de gouverner qu’il possédoit éminemment, lui avoient acquise, et qui, jointe à sa probité, rendoient son témoignage d’un grand poids. Dès l’arrivée de M. de Paris dans ce grand siège, Mme de Soubise lui avoit fait sa cour ; elle avoit toujours fort ménagé les Noailles, ennemis nés des Bouillon, avec qui ils avoient des procès immortels et piquants pour la mouvance de leurs principales terres de la vicomté de Turenne, où ces derniers avoient prodigué leurs hauteurs. M. de Paris avoit une attention particulière sur Saint-Magloire : c’étoit son séminaire favori ; il aimoit et estimoit l’Oratoire, et avoit toute confiance au P. de La Tour. Il étoit dans l’apogée de son crédit, et sur les avancements ecclésiastiques, l’estime du roi et la liaison intime de Mme de Maintenon, en partageoient, du moins alors, la confiance entre lui et le P. de La Chaise. Ce dernier ni sa société n’avoient pas été négligés ; Mme de Soubise en savoit trop pour ne mettre pas de son côté un corps aussi puissant, et quand il lui plaît aussi utile ; et le P. de La Chaise et les principaux bonnets, semant toujours pour recueillir, ne demandèrent pas mieux que de servir son fils qu’ils voyoient en état d’aller rapidement à tout, et de devenir en état de le leur rendre avec usure.

Tout étoit donc pour l’abbé de Soubise, et toutes les avenues de la fortune saisies de toutes parts. Il sortit du séminaire comme il avoit fait de dessus les bancs. De là, une merveille de savoir ; d’ici, un miracle de piété et de pureté de mœurs. Oratoire, jésuites, Sorbonne, P. de La Tour, P. de La Chaise, M. de Paris s’écrioient à l’envi. Ils ravissoient la mère et ne plaisoient guère moins au roi, à qui on avoit grand soin que rien n’échappât des acclamations sur l’abbé de Soubise, dont la douceur, la politesse, l’esprit, les grâces, le soin et le talent de se faire aimer, confirmoit de plus en plus une réputation si établie. Les choses, amenées à ce point, parurent en maturité à Mme de Soubise, et la situation du cardinal de Bouillon la hâtoit. Il s’agissoit de pouvoir disposer du cardinal de Fürstemberg, qui avoit deux neveux dans le chapitre de Strasbourg, et de lui faire vouloir avec chaleur un coadjuteur que les prélats n’admettent que bien difficilement, et de plus un coadjuteur étranger.

Fürstemberg étoit un homme de médiocre taille, grosset, mais bien pris, avec le plus beau visage du monde, et qui à son âge l’étoit encore ; qui parloit fort mal françois ; qui, à le voir et à l’entendre à l’ordinaire, paraissoit un butor, et qui, approfondi et mis sur la politique et les affaires, à ce que j’ai ouï dire aux ministres et à bien d’autres de tous pays, passoit la mesure ordinaire de la capacité, de la finesse et de l’industrie. Il a tant fait de bruit en Europe qu’il est inutile de chercher à le faire connoître ; il faut se rabattre à l’état où il s’étoit réduit ; en pensions du roi ou en bénéfices, il jouissoit de plus de sept cent mille livres de rente, et il mouroit exactement de faim, sans presque faire aucune dépense ni avoir personne à entretenir. Il faut entrer dans quelques détails de sa famille. Son père servit toute sa vie avec réputation et commanda les armées impériales avec succès après avoir commandé l’aile gauche à la bataille de Leipzig. Il mourut en 1635 et laissa nombre d’enfants d’Anne, fille de Jean-Georges, comte de Hohenzollern, que l’empereur Ferdinand II fit prince de l’empire en 1623. Son fils aîné, mort en 1662, ne laissa qu’une fille, unique héritière de Berg-op-Zoom par sa mère, et cette fille de Hohenzollern porta Berg-op-Zoom en mariage au comte d’Auvergne et étoit la mère de l’abbé d’Auvergne dont je viens de parler ; en sorte que cette comtesse d’Auvergne étoit fille du frère aîné de la mère du cardinal de Fürstemberg, qui se trouvoit ainsi cousin germain de cette comtesse d’Auvergne qui venoit de mourir, et oncle à la mode de Bretagne de l’abbé d’Auvergne, compétiteur de l’abbé de Soubise pour Strasbourg, lequel abbé de Soubise n’avoit ni parenté, ni alliance, ni liaison aucune, par lui ni par aucun de sa famille, avec le cardinal de Fürstemberg.

Ce cardinal, qui étant évêque de Metz avoit succédé à son frère aîné évêque de Strasbourg, eut un autre frère, que l’empereur fit prince de l’empire, auquel je reviendrai après, et, entre autres sœurs : Élisabeth, mère du comte Reicham, chanoine de Strasbourg, dans les ordres, à qui le roi donna des abbayes, et qui étoit coadjuteur de l’abbaye de Stavelo du cardinal de Fürstemberg son oncle ; Marie-Françoise, mariée à un palatin de Neubourg, puis à un marquis de Bade, grand’mère de la feue reine de Sardaigne et de Mme la Duchesse ; et Anne-Marie mariée, en 1651 à Ferdinand-Charles, comte de Lowenstein, père et mère de Mme de Dangeau. Herman Egon, comte, puis fait prince de Fürstemberg et de l’empire, pour lui et ses descendants, en 1654, et ses frères seulement à vie, fut grand maître de la maison de Maximilien, électeur de Bavière, et son premier ministre, ainsi que de l’électeur de Cologne, frère de Maximilien. Il mourut en 1674, et laissa entre autres enfants : le prince de Fürstemberg, marié à Paris à la fille de Ligny, maître des requêtes, dont il n’eut que trois filles, la laissa et s’en alla en Allemagne, où le roi de Pologne le fit gouverneur général de son électorat de Saxe, où il est mort en 1711 ; le comte Ferdinand, mort à Paris, brigadier, en 1696, à trente-cinq ans, sans alliance ; Emmanuel-François Egon, tué devant Belgrade, en 1686, à vingt-cinq ans, sans enfants de Catherine-Charlotte, comtesse de Wallenwoth, veuve de François-Antoine comte de La Marck, mère du comte de La Marck dont je parlerai bientôt, et qui longues années depuis s’est distingué par ses ambassades dans le Nord et en Espagne, et est devenu chevalier de l’ordre en 1724, et grand d’Espagne en 1739. Mme de Dangeau avoit un frère abbé de Murbach, que le cardinal de Fürstemberg, frère de sa mère, lui avoit cédé, qu’on appeloit le P. de Murbach, qui étoit aussi chanoine de Strasbourg, et qui, après que nous eûmes perdu Tournai, en a été évêque, tellement que le cardinal de Fürstemberg avoit les fils de ses deux sœurs et le petit-fils du frère de sa mère, qui étoit l’abbé d’Auvergne, chanoines de Strasbourg et fort en état d’être coadjuteurs ou successeurs de l’évêché.

On prétendoit que le cardinal de Fürstemberg, fort amoureux de cette comtesse de La Marck, la fit épouser à son neveu, qui avoit alors vingt-deux ou vingt-trois ans au plus, pour la voir plus commodément à ce titre. On prétend encore qu’il avoit été bien traité ; et il est vrai que rien n’étoit si frappant que la ressemblance, trait pour trait, du comte de La Marck au cardinal de Fürstemberg, qui, s’il n’étoit pas son fils, ne lui étoit rien du tout.

Il étoit destiné à l’Église, déjà chanoine de Strasbourg, lorsque la fortune de Mme de Soubise et de son fils lui fit prendre l’épée, par la mort de son frère aîné en 1697, et se défaire de son canonicat et de ses autres bénéfices.

L’attachement du cardinal pour la comtesse de Fürstemberg avoit toujours duré. Il ne pouvoit vivre sans elle ; elle logeoit et régnoit chez lui : son fils, le comte de La Marck, y logeoit aussi, et cette domination étoit si publique que c’étoit à elle que s’adressoient tous ceux qui avoient affaire au cardinal. Elle avoit été fort belle, et en avoit encore à cinquante-deux ans de grands restes, mais grande et grosse, hommasse comme un Cent-Suisse habillé en femme, hardie, audacieuse, parlant haut et toujours avec autorité, polie pourtant et sachant vivre. Je l’ai souvent vue au souper du roi, et souvent le roi chercher à lui dire quelque chose. C’étoit au dedans la femme du monde la plus impérieuse, qui gourmandoit le cardinal qui n’osoit souffler devant elle, qui en étoit gouverné et mené à baguette, qui n’avoit pas chez lui la disposition de la moindre chose, et qui, avec cette dépendance, ne pouvoit s’en passer. Elle étoit prodigue en toutes sortes de dépenses ; des habits sans fin, plus beaux les uns que les autres ; des dentelles parfaites en confusion, et tant de garnitures et de linge qu’il ne se blanchissoit qu’en Hollande ; un jeu effréné où elle passoit les nuits chez elle et ailleurs, et y faisoit souvent le tour du cadran ; des parures, des pierreries, des joyaux de toutes sortes. C’étoit une femme qui n’aimoit qu’elle, qui vouloit tout, qui ne se refusoit rien, non pas même, disoit-on, des galanteries, que le pauvre cardinal payoit comme tout le reste. Avec cette conduite elle vint à bout de l’incommoder si bien qu’il fallut congédier la plupart de sa maison, et aller épargner six à sept mois de l’année à la Bourdaisière, près de Tours, qu’elle emprunta d’abord de Dangeau et qu’elle acheta après à vie. Elle vivoit dans cette détresse pour avoir de quoi se divertir à Paris le reste de l’année, lorsque Mme de Soubise songea tout de bon à la coadjutorerie pour son fils.

Elle avoit rapproché de loin la comtesse, et je n’ai pas vu que personne se soit inscrit en faux, ni même récrié contre ce qui se débita d’abord à l’oreille, et qui fit après grand fracas, qu’elle avoit donné beaucoup d’argent à la comtesse pour s’assurer d’elle, et par elle du cardinal. Ce qui est certain, c’est que, outre les prodigieuses pensions que le cardinal tiroit du roi, toujours fort bien payées, il toucha en ce temps-ci une gratification de quarante mille écus, qu’on fit passer pour promise depuis longtemps. Mme de Soubise, s’étant assurée de la sorte de la comtesse et du cardinal, scella son affaire, et, les faisant remercier par le roi à l’oreille, et tout de suite, fait envoyer ordre au cardinal de Bouillon de demander au pape, au nom du roi, une bulle pour faire assembler le chapitre de Strasbourg pour élire un coadjuteur avec future succession, et un bref d’éligibilité pour l’abbé de Soubise.

Cet ordre fut un coup de foudre pour le cardinal de Bouillon, qui ne s’attendoit à rien moins. Il ne put soutenir de se voir échapper cette magnifique proie, qu’il croyoit déjà tenir par tant d’endroits. Il lui fut encore plus insupportable d’en être le ministre. Le dépit le transporte et l’aveugle assez pour s’imaginer, qu’en la situation si différente où Mme de Soubise et lui sont auprès du roi, il lui fera changer une résolution arrêtée, et rompre l’engagement qu’il a pris. Il dépêche au roi un courrier, lui mande qu’il n’y a pas bien pensé, lui met en avant des scrupules, comme s’il eût été un grand homme de bien, et par ce même courrier écrit aux chanoines de Strasbourg une lettre circulaire pleine de fiel, d’esprit et de compliments. Il leur mandoit que le cardinal de Fürstemberg étoit aussi en état de résider que jamais (c’étoit à dire qu’il n’y avoit jamais résidé et qu’on s’en passeroit bien encore), que l’abbé de Soubise étoit si jeune qu’il y avoit de la témérité à s’y fier, et qu’un homme qu’on mettoit en état sitôt de n’avoir plus à craindre ni à espérer, se gâtoit bien vite, et il leur faisoit entendre, comme il l’avoit fait au roi, que le cardinal de Fürstemberg, gouverné comme il l’étoit par sa nièce, n’étoit gagné au préjudice de ses neveux que par le gros argent qu’elle avoit touché de Mme de Soubise. Il est vrai qu’il envoya ces lettres à son frère le comte d’Auvergne, pour ne les faire rendre qu’avec la permission du roi. Ce n’étoit pas qu’il pût l’espérer, mais pour le leurrer de cet hommage, et cependant en faire glisser assez pour que l’effet n’en fût pas perdu, et protester après qu’il ne savoit pas comment elles étoient échappées. Ces lettres firent un fracas épouvantable.

J’étois chez le roi le mardi 30 mars, lorsqu’à la fin du souper je vis arriver Mme de Soubise menant la comtesse de Fürstemberg, et se poster toutes deux à la porte du cabinet du roi. Ce n’étoit pas qu’elle n’eût bien le crédit d’entrer dedans si elle eût voulu, et d’y faire entrer la comtesse, mais comme l’éclat étoit public et qu’on ne parloit d’autre chose que du marché pécuniaire et des lettres du cardinal de Bouillon, elles voulurent aussi un éclat de leur part. Je m’en doutai dès que je les vis, ainsi que bien d’autres, et je m’approchai aussitôt pour entendre la scène. Mme de Soubise avoit l’air tout bouffi, et la comtesse, de son naturel emportée, paraissoit furieuse. Comme le roi passa elles l’arrêtèrent ; Mme de Soubise dit deux mots d’un ton assez bas, puis la comtesse, haussant le sien, demanda justice de l’audace du cardinal de Bouillon, dont l’orgueil et l’ambition, non contente de résister à ses ordres, la déshonoroit elle et le cardinal son frère, qui avoit si utilement servi le roi, par les calomnies les plus atroces, et qui n’épargnoit pas Mme de Soubise elle-même. Le roi l’écouta et lui répondit avec autant de grâces et de politesse pour elle, que d’aigreur qu’il ne ménagea pas sur le cardinal de Bouillon, l’assura qu’elle seroit contente, et passa.

Ces dames s’en allèrent, mais ce ne fut pas sans montrer une colère ardente, et qui est en espérance de se venger. Mme de Soubise étoit d’autant plus piquée, que le cardinal de Bouillon apprenoit au roi un manège et des simonies que sûrement il ignoroit, et qui l’auroient empêché de consentir à cette affaire, s’il s’en fût douté, bien loin de la protéger. Elle craignoit donc des retours de scrupules, et qu’ils ne se portassent à éclairer de trop près les marchés qu’elle avoit mis en mouvement à Strasbourg pour l’élection. Les mêmes Camilly et Labatie, qui l’avoient si lestement servie pour faire passer son fils chanoine avec cet orde[2] quartier[3] de La Varenne, furent encore ceux qu’elle employa pour emporter la coadjutorerie. Ni l’un ni l’autre n’étoient scrupuleux. Camilly avoit déjà eu une bonne abbaye du premier service, il espéroit bien un évêché du second. Il n’y fut pas trompé, et Labatie de placer un nombre d’enfants utilement et honorablement, comme il arriva.

Pendant qu’ils préparoient les matières à Strasbourg, le cardinal de Bouillon se conduisoit à Rome par sauts et par bonds, mit tous les obstacles qu’il put aux bulles que le roi demandoit, et lui écrivit une deuxième lettre là-dessus plus folle encore que la première. Elle mit le comble à la mesure. Pour réponse, il reçut ordre par un courrier de partir de Rome sur-le-champ, et de se rendre droit à Cluni ou à Tournus, à son choix, jusqu’à nouvel ordre. Le commandement de revenir parut si cruel au cardinal de Bouillon, qu’il ne put se résoudre à obéir. Il étoit sous-doyen du sacré collège ; Cibo, doyen, décrépit, ne sortoit plus de son lit. Pour être doyen, il faut être à Rome lorsque le décanat vaque, et opter soi-même les évêchés unis d’Ostie et de Velletri au consistoire affectés au doyen, ou comme quelques-uns ont fait opter le décanat en retenant l’évêché qu’ils avoient déjà. Le cardinal de Bouillon manda donc au roi, parmi force soumissions à ses ordres, l’état exagéré du cardinal Cibo ; qu’il ne pouvoit croire qu’il le voulût priver du décanat, ni ses sujets de l’honneur et de l’avantage d’un doyen françois ; que dans cette persuasion il alloit demander au pape un bref pour lui assurer le décanat en son absence ; qu’il partiroit dans l’instant qu’il l’auroit obtenu, et qu’en attendant il alloit faire prendre les devants à tous ses gens, et se renfermer comme le plus petit particulier dans le noviciat des jésuites, sans aucun commerce avec personne que pour son bref. Il se conduisit en effet de la sorte, et demanda ce bref qu’il se doutoit bien qu’il n’obtiendroit pas, mais dont il espéroit faire filer assez longtemps l’espérance et les prétendues longueurs pour atteindre à la mort le cardinal Cibo, ou à celle du pape même, qui menaçoit ruine depuis longtemps. Laissons-le pour un temps dans ses ruses, qui lui devinrent funestes, pour ne pas trop interrompre la suite des événements.

Mme de Soubise fut si bien servie à Strasbourg, et l’autorité du roi appuya si bien à l’oreille l’argent qui fut répandu, que l’abbé de Soubise fut élu tout d’une voix coadjuteur de Strasbourg. Le rare fut que ce fut en présence de l’abbé d’Auvergne, qui comme grand prévôt du chapitre, dit la messe du Saint-Esprit avant l’élection. La colère du roi fit peur aux Bouillon ; leur rang et leur échange, encore informe et non enregistré au parlement, ne tenoient qu’à un bouton ; ils virent de près l’affaire sans ressource, et ils tâchèrent à se sauver de la ruine de leur frère par cette bassesse.

En même temps, et je ne sais si ce fut une des conditions du marché, Mme de Soubise, toujours mal avec le duc de Rohan son frère, s’étoit raccommodée avec lui, et en avoit fait tous les pas pour faire le mariage de sa fille aînée avec le comte de La Marck, fils de la comtesse de Fürstemberg, qui n’avoit quoi que ce fût en France où il s’étoit mis dans le service, colonel d’un des régiments que le roi entretenoit fort chèrement au cardinal de Fürstemberg, desquels il lui laissoit la disposition, et dont tout le médiocre bien étoit en Westphalie sous la main de l’empereur. Ces Allemands ne se mésallient pas impunément ; celui-ci sentit ce qu’il en coûte par une triste expérience ; il ne la vouloit pas aggraver. Sa mère le vouloit marier, et un étranger qui n’a rien en France, et peu sous une coupe étrangère et souvent ennemie, n’étoit pas un parti aisé à établir. Le duc de Rohan ne comptoit ses filles pour rien et ses cadets pour peu de chose ; en donnant aussi peu qu’il voulut, il fut aisé à persuader, et le mariage fut bâclé de la sorte.

Voilà l’état du comte de La Marck. Il étoit de la maison des comtes de La Marck, dont une branche a longtemps possédé Clèves et Juliers par le mariage de l’héritière, et le cadet de cette branche a figuré ici avec le duché de Nevers, le comté d’Eu, etc., qui par deux filles héritières passèrent : Nevers à un Gonzague, frère du duc de Mantoue, Eu au duc de Guise. Une autre branche eut Bouillon, Sedan, etc., dont deux maréchaux de France, d’autres capitaines des Cent-Suisses, un premier écuyer de la reine, chevalier de l’ordre, parmi les gentilshommes ; et l’héritière de Sedan, par laquelle Henri IV fit la fortune du vicomte de Turenne, si connu depuis sous le nom de maréchal de Bouillon, qui n’en eut point d’enfants, et en garda les biens par la même protection d’Henri IV qui s’en repentit bien après. La dernière branche, et la seule qui subsiste, fut celle de Lumain. Le grand-père du comte de La Marck, dont il s’agit ici, étant veuf d’une Hohenzollern avec un fils qui lui survécut mais qui n’eut point d’enfants, s’étoit remarié fort bassement, et de ce deuxième mariage vint le père du comte de La Marck, à qui il en coûta bon pour se faire réhabiliter à la succession de son frère du premier lit, et à la dignité de comte. Cette branche de Lumain, dont le chef se rendit célèbre sous le nom de Sanglier d’Ardennes que sa férocité lui valut, et qui tua Louis de Bourbon, évêque de Liège, et jeta son corps du haut du pont dans la Meuse, étoit déjà séparée lorsque Clèves et Juliers entrèrent dans une branche leur aînée, et plus encore de celle qui a eu Bouillon et Sedan. Ils n’étoient que barons de Lumain, lorsque le grand-père de notre comte de La Marck prit, avant sa mésalliance, le nom et le rang dans l’empire de comte de La Marck, à la mort d’Henri-Robert de La Marck, comte de Maulevrier, chevalier de l’ordre, et premier écuyer de la reine, qui mourut le dernier de sa branche, toutes les autres étant éteintes depuis longtemps ; tellement que lors de ce mariage du comte de La Marck avec la fille du duc de Rohan, il n’y avoit plus que lui et son frère cadet de la maison de La Marck.

Le cardinal de Fürstemberg fit un autre mariage presque en même temps d’une des trois filles, que son neveu, le gouverneur général de l’électorat de Saxe, avoit, avec le prince d’Isenghien, et qu’il avoit laissées à Paris avec sa femme.

Le duc de Berwick, qui depuis la mort de sa femme, avoit été se promener ou se confesser à Rome, devint amoureux de la fille de Mme Bockley, une des principales dames de la reine d’Angleterre à Saint-Germain. Il n’avoit qu’un fils de la première.


  1. Tribunal séant à Rome. Dangeau explique, dans son Journal, à la date du 19 août 1686, la destination et l’organisation de ce tribunal : « La rote est un tribunal qui juge les causes importantes de l’État ecclésiastique et quelques autres qui y viennent, par appel, des États catholiques de l’Europe. Ce tribunal se compose de douze juges qu’on nomme auditeurs. Il y a un François, deux Espagnols. un Allemand ; les autres huit sont Italiens. Pour juger les causes. ces douze auditeurs se partagent en trois bureaux ; chacun est compose de quatre auditeurs. Quand une cause a été jugée par un de ces bureaux, on la porte devant le second et ensuite devant le troisième, et l’affaire n’est point jugée définitivement qu’il n’y ait trois sentences conformes, et qu’elle n’ait passe comme roulée par ces trois petits bureaux ; c’est ce qui fait que tout le corps de ces juges entre lesquels on fait ainsi rouler les causes, se nomme en italien la. rota. »
  2. Vieux mot, synonyme de sale et ignoble. Il ne faut pas oublier que ce mot s’applique à La Varenne, que Saint-Simon a traité plus haut (p. 387) de marmiton.
  3. On appelait quartiers, les armoiries des différents chefs desquels on descendait. soit du côté paternel, soit du côté maternel. Saint-Simon désigne par cet orde quartier, la fille de La Varenne bisaïeule de l’abbé de Soubise.