Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/1

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CHAPITRE PREMIER.


Tallard à Fontainebleau. — Conseil d’État d’Espagne et quelques autres seigneurs. — Réflexions et mesures de quelques-uns des principaux seigneurs sur les suites de la mort prochaine du roi d’Espagne. — Avis célèbre sur les renonciations de la reine Marie-Thérèse. — Chute de la reine d’Espagne. — Le pape consulté secrètement.


Les nouvelles d’Espagne devenoient de jour en jour plus intéressantes depuis le départ du marquis d’Harcourt et son arrivée à Paris, où il rongeoit son frein de n’avoir pas eu la liberté de traiter avec la reine par l’amirante[1], et de s’ouvrir ainsi le chemin d’une grande et prompte fortune, et envioit le bonheur de Tallard qui étoit arrivé de la Haye à Paris pour aller bientôt après retrouver le roi d’Angleterre à son retour de Hollande à Londres, et qui se donnoit l’honneur du traité de partage qu’il avoit signé avec ce prince, comme d’un chef-d’œuvre de politique dont il étoit venu à bout, tandis que le roi d’Angleterre, qui se moquoit de lui, s’applaudissoit avec raison de l’avoir imaginé, et d’être parvenu à le faire accepter à la France, et d’y avoir engagé tous ses anciens alliés, excepté l’empereur qu’il espéroit toujours d’y ramener.

Qui auroit en effet mis ce traité en avant, et l’eût poussé jusqu’où il le fut dans les vues d’en tirer le fruit prodigieux qu’il vint à produire, eût été un profond et habile politique. Mais le roi d’Angleterre qui l’avoit imaginé, quelque grand homme d’État qu’il fût, étoit bien loin d’en attendre un succès si funeste à ce qu’il s’en étoit proposé, et Tallard qui se faisoit honneur de l’invention d’autrui, et qui n’y avoit eu d’autre part que celle d’en avoir reçu les premières propositions en Angleterre, et sur le compte qu’il en rendit d’avoir suivi les ordres qu’il reçut d’aller en avant, et enfin de signer, était tout aussi éloigné de penser qu’il pouvoit produire autre chose que son exécution ; et il faut avouer que ce sont de ces secrets de la Providence toute seule qui dispose des empires, comme, quand et en la manière qu’il lui plaît, par des voies si profondes et si peu possibles à attendre par ceux même qui par degrés les exécutent, qu’il ne faut pas s’étonner si toute vue et toute prudence humaines est demeurée dans les plus épaisses ténèbres jusqu’au moment de l’événement.

Harcourt, à qui on vouloit éviter de commettre son caractère à quelque chose peut-être de fâcheux, n’avoit pas plutôt donné avis à Blécourt de son entrée en France, que cet envoyé du roi alla faire à l’Escurial la déclaration du traité de partage au roi d’Espagne. On a vu plus haut l’extrême colère où ce prince entra à une nouvelle pour lui si odieuse, les plaintes qu’il en fit retentir par ses ministres dans toute l’Europe, et en particulier en quels termes son ambassadeur à Londres se plaignit du roi d’Angleterre, lors en Hollande, et les suites de l’aigreur de cette plainte. Le conseil d’Espagne s’assembla souvent pour délibérer sur une déclaration si importante, qu’elle réveilla ceux qui le composoient de cet assoupissement profond qui, hors Madrid et ce qui s’y passe, rend les grands seigneurs espagnols indifférents à tout le reste du monde. La première marque qu’il en donna fut de supplier le roi d’Espagne de trouver bon que, pour ménager sa santé et n’entendre pas si souvent discuter des choses qui ne pouvoient que lui faire peine, il s’assemblât hors de sa présence aussi souvent qu’il le jugeroit nécessaire pour lui rendre un compte abrégé des résolutions qu’il estimeroit devoir être prises, et des ordres en conséquence à lui demander.

Portocarrero[2], Génois de la maison Boccanegra, mais depuis longtemps établie en Espagne par le mariage d’une héritière de la maison Portocarrero, qui, suivant la coutume d’Espagne, lui avoit imposé son nom et ses arme, étoit à la tête de ce conseil comme cardinal, archevêque de Tolède, primat et chancelier des Espagnes et diocésain de Madrid. Il étoit oncle paternel du comte Palma, grand d’Espagne ; Don J. Thomas Enriquez, duc de Rioseco, comte de Melgar, amirante de Castille, qui avoit été gouverneur de Milan ; Don Fr. Benavidès, comte de S. Estevan del Puerto, qui avoit été vice-roi de Sardaigne, de Sicile et de Naples ; Don Joseph Fréd. de Tolède, marquis de Villafranca, majordome-major du roi, avoit été vice-roi de Sicile ; Don Pierre-Emmanuel de Portugal-Colomb, duc se Veragua, chevalier de la Toison d’or, vice-roi de Sardaigne et de Sicile, où il étoit lors.

Ces quatre, grands d’Espagne, et le cinquième à vie : Don Antoine-Sébastien de Tolède, marquis de Mancera ; Don Manuel Arias, commandeur de Castille, de Saint-Jean de Jérusalem, gouverneur du conseil de Castille ; Don Antonio Ubilla, secrétaire des dépêches universelles ; Le comte d’Oropesa, de la maison de Portugal, président des conseils de Castille et d’Italie, étoit exilé, et le duc de Medina-Celi étoit vice-roi de Naples.

Outre ces conseillers d’État, comme on parle en Espagne[3], il faut parler ici de trois autres grands d’Espagne et d’un seigneur de la maison de Guzman, marquis de Villagarcias, vice-roi de Valence, qui se trouva lors à Madrid. Les trois grands sont : Le marquis de Villena, duc d’Escalona (don J. Fernandez d’Acuña Pacheco), chevalier de la Toison d’or, qui avoit été vice-roi de Navarre, d’Aragon, de Catalogne, où nous l’avons vu bien battu sur le Ter par M. de Noailles et encore après par M. de Vendôme pendant le siège de Barcelone, enfin [viceroi] de Sicile. Il est mort longues années depuis majordome-major, et son fils lui a succédé dans cette grande charge, chose très rare en Espagne. J’aurai lieu plus d’une fois de parler de lui.

Le duc de Medina-Sidonia (don J. de Guzman), majordome-major du roi.

Le comte de Benavente (don Fr. Ant. Pimentel), sommelier de corps.

Ces deux derniers, ainsi que le cardinal Portocarrero, ont eu depuis l’ordre du Saint-Esprit. Il [Benavente] étoit aîné de la maison de Pimentel.

Don Louis Fernandez Boccanegra, cardinal Portocarrero, promu par Clément IX (5 août 1669), à trente-huit ans, et depuis archevêque de Tolède, étoit un grand homme tout blanc, assez gros, de bonne mine, avec un air vénérable, et toute sa figure noble et majestueuse, honnête, poli, franc, libre, parlant vite, avec beaucoup de probité, de grandeur, de noblesse. Le sens bon et droit, avec un esprit et une capacité fort médiocres, une opiniâtreté entêtée, assez politique, excellent ami, ennemi implacable ; un grand amour pour sa maison et tous ses parents, et voulant tout faire, tout gouverner, ardent en tout ce qu’il vouloit, et sur le tout dévot, haut et glorieux, et quoique grand autrichien, ennemi de la reine et de tous les siens, et déclaré tel[4].

L’amirante, dévoué à la fortune, avec beaucoup d’esprit, de monde et de talents, mais décrié sur tous les chapitres, étoit l’homme d’Espagne le plus attaché à la reine.

San-Estevan avoit beaucoup d’esprit et de capacité et assez de droiture, extrêmement rompu au monde et à la cour, et avoit souvent des propos et des reparties fort libres et fort plaisantes, d’un esprit fin, doux, liant, et sans aucune haine ni vengeance, et d’une dévotion solide et cachée, peu ou point attaché aux étiquettes d’Espagne ni à ses maximes. Il avouoit franchement sa passion extrême pour sa famille et pour ses parents les plus éloignés. En tout, c’étoit un homme d’État. Son fils a été plénipotentiaire d’Espagne à Cambrai, puis gouverneur et premier ministre du roi de Naples, chevalier du Saint-Esprit, et maintenant en Espagne président des ordres et grand écuyer du roi. Le père mourut majordome-major de la reine-Savoie[5].

Veragua, avec infiniment d’esprit, étoit un homme capable, mais d’une avarice sordide, de peu de courage dans l’âme et à qui personne ne se fiait, et qui lors étoit en Sicile vice-roi.

Villafranca, chef de la maison de Tolède, étoit un homme de soixante-dix ans, Espagnol jusques aux dents, attaché aux maximes, aux coutumes, aux mœurs, aux étiquettes d’Espagne jusqu’à la dernière minutie ; courageux, haut, fier, sévère, pétri d’honneur, de valeur, de probité, de vertu, un personnage à l’antique, généralement aimé, considéré, respecté, sans aucuns ennemis, fort révéré et aimé du peuple, et, avec ce que j’en vais dire, d’un esprit médiocre.

Arias étoit monté à ce haut degré de conseiller d’État, le non plus ultra d’Espagne pour le personnel, par son esprit vaste, juste, net, capable, ferme, hardi. C’étoit un vrai homme d’État, fort Espagnol dans son goût et dans toutes ses manières, grand homme de bien, qui aimoit fort la justice, et en tout grand ennemi de toutes voies obliques, et austère dans ses mœurs.

Ubilla étoit un homme de peu, comme tous ceux qui occupent les premières secrétaireries en Espagne. Il étoit arrivé à l’Universelle[6] par s’être distingué dans divers endroits importants. Il avoit l’esprit souple, poli, délié, fin, avec cela ferme, net et voyoit clair avec grande capacité et pénétration dans les affaires, intègre pour un homme élevé dans ces emplois-là, et uniquement attaché au bien, à la grandeur et à la conservation de la monarchie.

J’oubliois le vieux Mancera, de la maison de Tolède, qui avoit été ambassadeur à Venise et en Allemagne, puis vice-roi de la Nouvelle-Espagne, à son retour majordome-major de la reine mère, enfin conseiller d’État.

C’étoit encore un personnage à l’antique, en mœurs, en vertu, en désintéressement, en fidélité, en attachement à ses devoirs, avec une piété effective et soutenue, sans qu’il y parût, doux, accessible, poli, bon, avec l’austérité et l’amour de toutes les étiquettes espagnoles. C’étoit un homme qui pesoit tout avec jugement et discernement, et qui, une fois déterminé par raison à un parti, y étoit d’une fidélité à toute épreuve, savant avec beaucoup d’esprit et le plus honnête homme qui fût en Espagne.

Outre ce conseil d’État, que je n’ai pas rangé dans l’exactitude du rang ni parlé de tous ses membres, il y avoit encor ; quelques seigneurs dont les grands emplois ne permettoient pas qu’il se délibérât rien d’aussi important sur la monarchie sans eux. Tels étoient le duc de Medina-Sidonia, l’aîné des Guzman, majordome-major du roi ; le comte de Benavente, l’aîné des Pimentel, sommelier du corps ; don Fernand de Moncade, dit d’Aragon, duc de Montalte, président des conseils d’Aragon et des Indes ; don Nicolas Pignatelli, duc de Monteléon, chevalier de la Toison, qui a été vice-roi de Sardaigne, et un des plus grands seigneurs des royaumes de Naples et de Sicile ; et le marquis de Villena ou duc d’Escalona, par son rare mérite et les grands emplois par lesquels il avoit passé.

Medina-Sidonia[7] étoit un homme très bien fait, d’environ soixante ans, qui ne manquoit pas d’esprit, vrai courtisa a, complaisant, liant, assidu, fort haut, très glorieux ; en même temps très poli, libéral, magnifique, ambitieux à l’excès et d’une probité peu contraignante, de ces hommes enfin à qui il ne manque rien pour cheminer et pour arriver dans les cours, et grand autrichien. Il étoit aîné de la maison de Guzman.

Benavente, fort bon homme et le meilleur des hommes, sans esprit, sans talent aucun, mais plein d’honneur, de droiture, de probité et de piété.

Montalte, homme d’esprit, de courage, de capacité et d’une foi suspecte, mais qui en savoit plus qu’aucun, fort autrichien, profond dans ses vues et dans ses voies, que tous regardoient mais sans se fier en lui.

Monteléon, italien jusque dans les moelles et autrichien de même, c’est-à-dire tout plein d’esprit, de sens, de vues, et, au besoin, de perfidie, avec beaucoup de capacité et des dehors fort agréables, mais trop connu pour que personne osât lui faire aucune ouverture ni qu’on pût jamais compter sur lui.

Il avoit épousé la petite-fille et héritière de cette duchesse de Terranova qui fut camarera-mayor de la reine, fille de Monsieur, à qui elle donna tant de déplaisirs, et qui à la fin se la fit ôter, chose sans exemple en Espagne ; et qui l’a fait duc de Terranova.

Escalona, mais qui plus ordinairement portoit le nom de Villena, étoit la vertu, l’honneur, la probité la foi, la loyauté, la valeur, la piété, l’ancienne chevalerie même, je dis celle de l’illustre Bayard, non pas celle des romans et des romanesques. Avec cela beaucoup d’esprit, de sens, de conduite, de hauteur et de sentiment, sans gloire et sans arrogance, de la politesse, mais avec beaucoup de dignité, et par mérite et sans usurpation, le dictateur perpétuel de ses amis, de sa famille, de sa parenté, de ses alliances qui tous et toutes se rallioient à lui. Avec cela beaucoup de lecture, de savoir, de justesse et de discernement dans l’esprit, sans opiniâtreté, mais avec fermeté, fort désintéressé, toujours occupé, avec une belle bibliothèque et commerce avec force savants dans tous les pays de l’Europe, attaché aux étiquettes et aux manières d’Espagne, sans en être esclave, en un mot un homme du premier mérite, et qui par là a toujours été compté, aimé, révéré beaucoup plus que par ses grands emplois, et qui a été assez heureux pour n’avoir contracté aucune tache de ses malheurs militaires en Catalogne[8].

Enfin Villagarcias, qui n’étoit ni grand ni conseiller d’État mais qui était Guzman, vice-roi de Valence, homme de beaucoup d’esprit et de talent, qui se trouvoit lors à Madrid, et parent proche et ami de confiance de plusieurs conseillers d’État[9].

Villafranca fut un des premiers qui ouvrit les yeux au seul parti qu’ils avoient à prendre pour empêcher le démembrement de la monarchie, et se conserver par là toute leur grandeur particulière à eux-mêmes, en demeurant sujets d’un aussi grand roi, qui, retenant toutes les parties de tant de vastes États, auroit à conférer les mêmes charges, les mêmes vice-royautés, les mêmes grâces : il songea donc à faire tomber l’entière succession au deuxième fils du fils unique de la reine, sueur du roi d’Espagne. Il s’en ouvrit comme en tâtonnant à Medina-Sidonia, quoiqu’il ne fût pas du conseil, mais par sa charge et son esprit, en grande figure et en faveur, et avec qui il étoit en liaison particulière. Celui-ci qui le respectoit et qui le savoit aussi autrichien que lui-même, mais qui étoit gouverné par son intérêt, et qui, par conséquent, craignoit sur toutes choses le démembrement de la monarchie, entra dans le sentiment de Villafranca, et l’y affermit même par son esprit et ses raisons. Ces dernières étoient claires : la puissance de la France était grande et en grande réputation en Europe, contiguë par mer et par terre de tous les côtés à l’Espagne, en situation par conséquent de l’attaquer ou de la soutenir avec succès et promptitude, tout à fait frontière des Pays-Bas, et en état d’ailleurs de soutenir le Milanois, Naples et Sicile contre l’empereur foible, contigu à aucun de ces États, éloigné de tout, et pour qui le continent de l’Espagne se trouvoit hors de toute prise, tandis que de tous côtés il l’étoit de plain-pied à la France. Ils communiquèrent leur pensée à Villagarcias et à Villena qui y entrèrent tout d’abord. Ensuite ils jugèrent qu’il falloit gagner San-Estevan qui étoit la meilleure tête du conseil : Villena étoit son beau-frère, mari de sa sueur et son ami intime ; Villagarcias aussi très bien avec lui ; ils s’en chargèrent et ils réussirent.

Voilà donc cinq hommes très principaux résolus à donner leur couronne à un de nos princes. Ils délibérèrent entre eux, et ils estimèrent qu’ils ne pourroient rien faire sans l’autorité du cardinal Portocarrero qui portoit ces deux pour le conseil où il étoit le premier et pour la conscience par ses qualités ecclésiastiques. La haine ouverte et réciproque déclarée entre la reine et lui leur en fit bien espérer. Il étoit de plus ami intime de Villafranca et de toute la maison de Tolède. Celui-ci se chargea de le sonder, puis de lui parler ; et il le fit si bien, qu’il s’assura tout à fait de lui. Tout cela se pratiquoit sans que le roi ni personne en France songeât à rien moins, et sans que Blécourt en eût la moindre connoissance, et se pratiquoit par des Espagnols qui n’avoient aucune liaison en France, et par des Espagnols, la plupart fort autrichiens, mais qui aimoient mieux l’intégrité de leur monarchie, et leur grandeur et leurs fortunes particulières à eux que la maison d’Autriche, qui n’étoit pas à la même portée que la France de maintenir l’une et de conserver les autres. Ils sentoient néanmoins deux grandes difficultés : les renonciations si solennelles et si répétées de notre reine par la paix des Pyrénées et par son contrat de mariage avec le roi, et l’opposition naturelle du leur à priver sa propre maison, dans l’adoration de laquelle il avoit été élevé, et dans laquelle il s’étoit nourri lui-même toute sa vie, et la priver en faveur d’une maison ennemie et rivale de la sienne dans tous les temps. Ce dernier obstacle, ils ne crurent personne en état de le lever que le cardinal Portocarrero par le for de la conscience.

À l’égard de celui des renonciations, Villafranca ouvrit un avis qui en trancha toute la difficulté. Il opina donc que les renonciations de Marie-Thérèse étoient bonnes et valables, tant qu’elles ne sortoient que l’effet qu’on avoit eu pour objet en les exigeant et en les accordant ; que cet effet étoit d’empêcher, pour le repos de l’Europe, que les couronnes ; de France et d’Espagne ne se trouvassent réunies sur une même tête, comme il arriveroient sans cette sage précaution au cas où alloit tomber dans la personne du Dauphin ; mais que, maintenant que ce prince avoit trois fils, le second desquels pouvoit être appelé à la couronne d’Espagne, les renonciations de la reine sa grand’mère devenoient caduques, comme ne sortissant plus l’effet pour lequel uniquement elles avoient été faites, mais un autre inutile au repos de l’Europe, et injuste en soi, en privant un prince particulier sans États et pourtant héritier légitime, pour en revêtir ceux qui ne sont ni héritiers ni en aucun titre à l’égard du fils de France, effet encore qui n’alloit à rien moins qu’à la dissipation et la destruction totale d’une monarchie, pour la conservation de laquelle ces renonciations avoient été faite. Cet avis célèbre fut approuvé de tous, et Villafranca se chargea de l’ouvrir en plein conseil. Il n’y avoit donc encore que Portocarrero, Villafranca, Villena, San-Estevan, Medina-Sidonia et Villagarcias dans ce secret. Ils estimèrent avec raison qu’il devoit être inviolablement gardé entre eux jusqu’à ce que le cardinal eût persuadé le roi. Les difficultés en étoient extrêmes.

Outre cette passion démesurée et innée de la grandeur de la maison d’Autriche dans le roi d’Espagne, il avoit fait un testament en faveur de l’archiduc de la totalité de tout ce qu’il possédoit au monde. Il falloit donc lui faire détruire son propre ouvrage, le chef-d’œuvre de son cour, la consolation de la fin prématurée de ses grandeurs temporelles, en les laissant dans sa maison qu’il branchoit de nouveau, à l’exemple de Charles-Quint ; et sur cette destruction enter pour la maison de France, l’émule et l’ennemie perpétuelle de celle d’Autriche, la même grandeur, la même mi-partition qu’il avoit faite pour la sienne, qui étoit la détruire de ses propres mains en tout ce qui lui étoit possible, pour enrichir son ennemie de ses dépouilles et de toutes les couronnes que la maison d’Autriche avoit accumulées sur la tête de son aîné.

Il falloit lutter contre tout le crédit et la puissance de la reine, si grandement établie, et de nouveau ulcérée contre la France qui n’avoit pas voulu que Harcourt écoutât rien de sa part par l’amirante. Enfin c’étoit une trame qu’il falloit ourdir sous les yeux du comte d’Harrach, ambassadeur de l’empereur, qui avoit sa brigue dès longtemps formée et les yeux bien ouverts.

Quels que fussent ces obstacles, la grandeur de leur objet les roidit contre. Ils commencèrent par attaquer la reine par l’autorité du conseil, qui se joignit si puissamment à la voix publique contre la faveur et les rapines de la Berlips, sa favorite, que cette Allemande n’osa en soutenir le choc dans l’état de dépérissement où elle voyoit le roi d’Espagne, et se trouva heureuse d’emporter en Allemagne les trésors qu’elle avoit acquis, pour ne s’exposer point aux événements d’une révolution en un pays où elle étoit si haïe, et d’emmener sa fille, à qui le dernier effort du crédit de la reine fut de faire donner une promesse du roi d’Espagne par écrit d’un collier de la Toison d’or à quiconque elle épouseroit. Avec cela la Berlips partit à la hâte, traversa la France, et se retira de façon qu’on n’en entendit plus parler. C’étoit un coup de partie.

La reine, bonne et peu capable, ne pouvoit rien tirer d’elle-même. Il lui falloit toujours quelqu’un qui la gouvernât. La Berlips, pour régner sur elle à son aise, s’étoit bien gardée de la laisser approcher, tellement que, privée de cette favorite, elle se trouvoit sans conseil, sans secours et sans ressource en elle-même, et le temps selon toute apparence trop court pour qu’une autre eût le loisir de l’empaumer assez pour la rendre embarrassante pendant le reste de la vie du roi. Ce fut pour achever de se mettre en liberté à cet égard que, de concert encore avec le public qui gémissoit sous le poids des Allemands du prince de Darmstadt qui maîtrisoient Madrid et les environs, le conseil fit encore un tour de force en faisant remercier ce prince et licencier ce régiment. Ces deux coups et si près à près atterrèrent la reine, et la mirent hors de mesure pour tout le reste de a vie du roi. Portocarrero, Villafranca et San-Estevan, les trois conseillers d’État seuls du secret, induisirent habilement les autres à chasser la Berlips et le prince de Darmstadt, qui pour la plupart s’y portèrent de haine pour la reine et pour ses deux bras droits ; et le peu qui lui étoient attachés comme l’amirante par cabale et Veragua par politique, furent entraînés, et apprirent à quitter doucement la reine par l’état où ce changement la fit tomber. Ces deux grands pas faits, San-Estevan qui ne quitta jamais le cardinal d’un moment, tant que cette grande affaire ne fut pas consommée, le poussa à porter un autre coup, sans lequel ils ne crurent pas qu’il y eut moyen de rien entreprendre avec succès. Ce fut de faire chasser le confesseur du roi qui lui avoit été donné par la reine, et qui étoit un zélé autrichien.

Le cardinal prit si bien son temps et ses mesures qu’il fit coup double : le confesseur fut renvoyé et Portocarrero en donna un autre auquel il était assuré de faire dire et faire tout ce qu’il voudroit. Alors il tint le roi d’Espagne par le for de la conscience, qui eut sur lui d’autant plus de pouvoir qu’il commençoit à ne regarder plus les choses de ce monde qu’à la lueur de ce terrible flambeau qu’on allume aux mourants. Portocarrero laissa ancrer un peu le confesseur, et quand il jugea que l’état du roi d’Espagne le rendoit susceptible de pouvoir entendre mettre à la maison de France en parallèle avec celle d’Autriche, le cardinal, toujours étayé et endoctriné par San- Estevan, attaqua le roi d’Espagne avec toute l’autorité qu’il recevoit de son caractère, de son concert avec le confesseur, et de l’avis de ce peu de personnages, mais si principaux qui étoient du secret, auxquels l’importance et les conjonctures ne permettoient pas qu’on en joignît d’autres. Ce prince exténué de maux, et dont la santé, foible toute sa vie, avoit rendu son esprit peu vigoureux, pressé par de si grandes raisons temporelles, effrayé du poids des spirituelles, tomba dans une étrange perplexité. L’amour extrême de sa maison, l’aversion de sa rivale, tant d’États et de puissances à remettre à l’une ou à l’autre, ses affections les plus chères, le plus fomentées jusqu’alors, son propre ouvrage en faveur de l’archiduc à détruire pour la grandeur d’une maison de tout temps ennemie, le salut éternel, la justice, l’intérêt pressant de sa monarchie, le vœu des seuls ministres ou principaux seigneurs qui jusqu’alors pussent être sûrement consultés nul Autrichien pour le soutenir dans ce combat ; le cardinal et le confesseur sans cesse à le presser parmi ces avis, aucun dont il pût se défier, aucun qui eût de liaison en France ni avec nul François, aucun qui ne fût Espagnol naturel, aucun qui ne l’eût bien servi, aucun en qui il eût jamais reconnu le moindre éloignement pour la maison d’Autriche ; un grand attachement, au contraire, pour elle en plusieurs d’eux : il n’en fallut pas moins pour le jeter dans une incertitude assez grande pour ne savoir à quoi se résoudre ; enfin, flottant, irrésolu, déchiré en soi-même, ne pouvant plus porter cet état et toutefois ne pouvant se déterminer, il pensa à consulter le pape comme un oracle avec lequel il ne pouvoit faillir ; il résolut donc de déposer en son sein paternel toutes ses inquiétudes, et de suivre ce qu’il lui conseilleroit. Il le proposa au cardinal qui y consentit, persuadé que le pape aussi impartial, aussi éclairé qu’il s’étoit montré depuis qu’il gouvernoit l’Église, et d’ailleurs aussi désintéressé et aussi pieux qu’il l’étoit, prononceroit en faveur du parti le plus juste.

Cette résolution prise soulagea extrêmement le roi d’Espagne ; elle calma ses violentes agitations, qui avoient porté encore beaucoup sur sa santé qui reprit quelque sorte de lueur. Il écrivit donc fort au long au pape, et se reposa sur le cardinal du soin de faire rendre directement sa lettre avec tout le secret qu’elle demandoit. Alors il fallut bien mettre Ubilla dans le secret. Ce ministre, tel que je l’ai dépeint d’après ceux qui l’ont fort connu, et qui ont vécu avez lui en maniement commun de toutes les affaires, n’eut pas peine à entrer dans les vues favorables à la France. Il les trouva déjà si bien concertées, si à l’abri de toutes contradictions intérieures par le reculement de la reine, et si avancées en environs, qu’il se joignit de bonne foi aux seigneurs du secret qui acquirent ainsi une bonne tête, et un ministère qui s’étendoit sur toute la monarchie, et duquel il leur eût été comme impossible de se passer. Le pape reçut, directement la consultation du roi d’Espagne, et ne le fit pas attendre pour la réponse et sa décision. Il lui récrivit qu’étant lui-même en un état aussi proche que l’étoit Sa Majesté Catholique d’aller rendre compte au souverain pasteur du troupeau universel qu’il lui avoit confié, il avoit un intérêt aussi grand et aussi pressant qu’elle-même de lui donner un conseil dont il ne pût alors recevoir de reproches, qu’il pensât combien peu il devoit se laisser toucher aux intérêts de la maison d’Autriche en comparaison de ceux de son éternité, et de ce compte terrible qu’il étoit si peu éloigné d’aller rendre au souverain juge des rois qui ne reçoit point d’excuses et ne fait acception de personne. Qu’il voyoit bien lui-même que les enfants du Dauphin étoient les vrais, les seuls et les légitimes héritiers de sa monarchie, qui excluoit tous autres, et du vivant desquels et de leur postérité, l’archiduc, la sienne et toute la maison d’Autriche n’avoient aucun droit, et étoient entièrement étrangers. Que plus la succession étoit immense, plus l’injustice qu’il y commettroit lui deviendroit terrible au jugement de Dieu ; que c’étoit donc à lui à n’oublier aucunes des précautions ni des mesures que toute sa sagesse lui pourroit inspirer pour faire justice à qui il la devoit, et pour assurer autant qu’il lui seroit possible l’entière totalité de sa succession et de sa monarchie à un des fils de France. Le secret de la consultation et de la réponse d’Innocent XII fut si profondément enseveli qu’il n’a été su que depuis que Philippe V a été en Espagne.




  1. Amiral de Castille. Il se nommait Thomas Enriquez de Cabrera, comte de Melgar.
  2. Cette énumération des membres du conseil d'État d’Espagne a été supprimée dans les précédentes éditions. Elle est cependant indispensable comme le reconnaîtra tout lecteur attentif, pour comprendre la suite du récit de Saint-Simon ; en effet il se réfère plusieurs fois au tableau qu’il a tracé du conseil d'£tat d’Espagne en 1700. Les éditeurs ont peut-être cru (car on doit chercher une explication raisonnable de cette étrange omissiom) que Saint-Simon traitait de ce conseil, en 1721, à l’époque de son ambassade en Espagne. Il parle, en effet, du conseil d'État de cette époque, mais il a soin d’ajouter à l’occasion d’Ubilla « Il avoit eu le sort commun à tous ceux à qui Philippe V avait obligation de sa couronne, que la princesse des Ursins fit chasser. Aussi le conseil d'État, dont il est question à la date de 1721 n’a-t-il rien de commun avec celui de 1700.
  3. On appelait alors en France les conseillers d’État conseillers dit roi en ses conseils. Voy. note II à la fin du le volume de cettte édition de Saint-Simon.
  4. Voy. dans les notes à la fin du volume les portraits des principaux personnages d’Espagne.
  5. Louise de Savoie, première femme de Philippe V.
  6. À la secrétairerie universelle, sorte de ministère d’État.
  7. Nouveau passage supprimé par les précédents éditeurs.
  8. Saint-Simon revient à l’époque de son ambassade en Espagne sur le marquis de Villena, mais sans répéter ce portrait, qui méritoit bien d’être conservé.
  9. Fin du second passage supprimé dans les précédentes éditions.