Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/2

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II.


Testament du roi d’Espagne en faveur du duc d’Anjou. — Mort du roi d’Espagne. — Harcourt à Bayonne assemblant une armée ; son ambition et son adresse. — Ouverture du testament. — Plaisanterie cruelle du duc d’Abrantès. — Deux conseils d’État chez Mme de Maintenon en deux jours. — Avis partagés ; raisons pour s’en tenir au traité de partage ; raisons pour accepter le testament. — Monseigneur [parle] avec force pour accepter. — Résolution d’accepter le testament. — Surprise du roi et de ses ministres.


Cependant le roi d’Espagne étoit veillé et suivi de près, dans l’espérance où étoit le cardinal pour le disposer à une parfaite et prompte obéissance à la décision qu’il attendoit, de manière que lorsqu’elle arriva il n’y eut plus à vaincre que des restes impuissants de répugnance et à mettre la main tout de bon à l’œuvre ; Ubilla, uni à ceux du secret, fit un autre testament en faveur du duc d’Anjou, et le dressa avec les motifs et les clauses qui ont paru à tous les esprits désintéressés si pleines d’équité, de prudence, de force et de sagesse ; et qui est devenu si public que je n’en dirai rien ici davantage. Quand il fut achevé d’examiner par les conseillers d’État du secret, Ubilla le porta au roi d’Espagne avec l’autre précédent fait en faveur de l’archiduc ; celui-là fut brûlé par lui en présence du roi d’Espagne, du cardinal et du confesseur, et l’autre tout de suite signé par le roi d’Espagne et un moment après authentiqué au-dessus, lorsqu’il fut fermé, par les signatures du cardinal, d’Ubilla et de quelques autres. Cela fait, Ubilla tint prêts les ordres et les expéditions nécessaires en conséquence pour les divers paye de l’obéissance d’Espagne avec un secret égal ; on prétend qu’alors ils firent pressentir le roi sans oser pourtant confier tout le secret à Castel dos Rios, et que ce fut la matière de cette audience si singulière qu’elle est sans exemple, dort il exclut Torcy, auquel, ni devant ni après, il ne dit pas un mot de la matière qu’il avoit à traiter seul avec le roi.

L’extrémité du roi d’Espagne se fit connoître plusieurs jours seulement après la signature du testament. Le cardinal, aidé des principaux du secret qui avoient les deux grandes charges, et du comte de Benavente qui avoit l’autre, par laquelle il étoit maître de l’appartement et de la chambre du roi, empêcha la reine d’en approcher les derniers jours sous divers prétextes. Benavente n’étoit pas du secret, mais il étoit ami des principaux du peu de ceux qui en étoient, et il étoit aisément gouverné, de sorte qu’il fit tort ce qu’ils voulurent.

Ils y comptoient si bien qu’ils l’avoient fait mettre dans le testament pour entrer comme grand d’Espagne dans la junte qu’il établit pour gouverner en attendant le successeur, et il savoit aussi que le testament étoit fait, sans toutefois être instruit de ce qu’il contenoit. Il étoit tantôt temps de parler au conseil. Des huit qui en étoient, quatre seulement étoient du secret, Portocarrero, Villafranca, San-Estevan et Ubilla. Les autres quatre étoient l’amirante, Veragua, Mancera et Arias. Des deux derniers ils n’en étoient point en peine, mais l’attachement de l’amirante à la reine, le peu de foi de Veragua, et la difficulté de leur faire garder un si important secret, avoient toujours retardé jusque tout aux derniers jours du roi d’Espagne d’en venir aux opinions dans le conseil, sur la succession.

À la fin, le roi prêt à manquer à tous les moments, toutes les précautions possibles prises, et n’y ayant guère à craindre, que ces deux conseillers d’État seuls, et sans appui ni confiance de personne, et la reine dans l’abandon, osassent révéler un secret si prêt à l’être, et si inutilement pour eux, le cardinal assembla le conseil et y mit tout de suite la grande affaire de la succession en délibération. Villafranca tint parole, et opina avec grande force en la manière qu’elle se trouve ci-dessus. San-Estevan suivit avec autorité. L’amirante et Veragua, qui virent la partie faite, n’osèrent contredire. Le second ne se soucioit que de sa fortune, qu’il ne vouloit pas exposer dans des moments si critiques et dans une actuelle impuissance de la cour de Vienne par son éloignement, et la même raison retint l’amirante malgré son attachement pour elle lancera, galant homme et qui ne vouloit que le bien, mais effrayé d’avoir à prendre son parti sur-le-champ en chose de telle importance, demanda vingt-quatre heures pour y penser, et au bout desquelles il opina pour la France. Arias s’y rendit d’abord, à qui on avoit dit le mot à l’oreille un peu auparavant. Ubilla, après que le cardinal eut opiné et conclu, dressa sur la table même ce célèbre résultat ; ils le signèrent et jurèrent d’en garder un inviolable secret, jusqu’à ce qu’après la mort du roi il fût temps d’agir en conséquence de ce qui venoit d’être résolu entre eux. En effet, ni l’amirante ni Veragua n’osèrent en laisser échapper quoi que ce fût, et l’amirante même fut impénétrable là-dessus à la reine et au comte d’Harrach, qui ignorèrent toujours si le conseil avoit pris une résolution. Très peu après le roi d’Espagne mourut, le jour de la Toussaint, auquel il étoit né quarante-deux ans auparavant ; il mourut, dis-je, à trois heures après midi dans le palais de Madrid.

Sur les nouvelles de l’état mourant du roi d’Espagne, dont Blécourt avoit grand soin d’informer le roi, il donna ordre au marquis d’Harcourt de se tenir prêt pour aller assembler une armée à Bayonne, pour laquelle on fit toutes les dispositions nécessaires, et Harcourt partit le 23 octobre avec le projet de prendre les places de cette frontière, comme Fontarabie et les autres, et d’entrer par là en Espagne. Le Guipuscoa étoit à la France par le traité de partage ; ainsi jusque-là il n’y avoit rien à dire. Comme tout changea subitement de face, je n’ai point su quels étoient les projets après avoir réduit cette petite province. Mais, en attendant qu’Harcourt fît les affaires du roi, il profita de la conjoncture et fit les siennes. Beuvron, son père, avoit été plus que très bien avec Mme de Maintenon dans ses jeunes années. C’est ce qui fit la duchesse d’Arpajon, sa sueur, dame d’honneur de Mme la Dauphine- Bavière, arrivant pour un procès au conseil, de Languedoc où elle étoit depuis vingt ans, et sans qu’elle, ni son frère, ni pas un des siens eût imaginé d’y songer. On a vu que Mme de Maintenon n’a jamais oublié ces sortes d’amis.

C’est ce qui a fait la fortune d’Harcourt, de Villars et de bien d’autres.

Harcourt sut en profiter en homme d’infiniment d’esprit et de sens qu’il était.

Il la courtisa dès qu’il put pointer, et la cultiva toujours sur le pied d’en tout attendre, et quoiqu’il frappât avec jugement aux bonnes portes, il se donna toujours pour ne rien espérer que par elle. Il capitula donc par son moyen sans que le roi le trouvât mauvais, et il partit avec assurance de n’attendre pas longtemps à être fait duc héréditaire. La porte alors étoit entièrement fermée à la pairie. J’aurai lieu d’expliquer cette anecdote ailleurs. Arriver là étoit toute l’ambition d’Harcourt. Elle étoit telle que, longtemps avant cette conjoncture, étant à Calais, pour passer avec le roi Jacques en Angleterre, il ne craignit pais de s’en expliquer tout haut. On le félicitoit de commander à une entreprise dont le succès lui acquerroit le bâton. Il ne balança point et répondit tout haut que tout son but étoit d’être duc, et que, s’il savoit sûrement devenir maréchal de France et jamais duc, il quitteroit le service tout à l’heure et se retireroit chez lui.

Dès que le roi d’Espagne fut expiré, il fut question d’ouvrir son testament. Le conseil d’État s’assembla, et tous les grands d’Espagne qui se trouvèrent à Madrid y entrèrent. La curiosité de la grandeur d’un événement si rare, et qui intéressoit tant de millions d’hommes, attira tout Madrid au palais, en sorte qu’on s’étouffoit dans les pièces voisines de celle où les grands et le conseil ouvroient le testament. Tous les ministres étrangers en assiégeoient la porte.

C’étoit à qui sauroit le premier le choix du roi qui venoit de mourir, pour en informer sa cour le premier. Blécourt étoit là comme les autres sans savoir rien plus qu’eux, et le comte d’Harrach, ambassadeur de l’empereur, qui espéroit tout, et qui comptoit sur le testament en faveur de l’archiduc, était vis-à-vis la porte et tout proche avec un air triomphant. Cela dura assez longtemps pour exciter l’impatience. Enfin la porte s’ouvrit et se referma. Le duc d’Abrantès, qui étoit un homme de beaucoup d’esprit, plaisant, mais à craindre, voulut se donner le plaisir d’annoncer le choix du successeur, sitôt qu’il eut vu tous les grands et le conseil y acquiescer et prendre leurs résolutions en conséquence. Il se trouva investi aussitôt qu’il parut. Il jeta les yeux de tous côtés en gardant gravement le silence. Blécourt s’avança, il le regarda bien fixement, puis tournant la tête fit semblant de chercher ce qu’il avoit presque devant lui. Cette action surprit Blécourt et fut interprétée mauvaise pour la France ; puis tout à coup, faisant comme s’il n’avoit pas aperçu le comte d’Harrach et qu’il s’offrît premièrement à sa vue, il prit un air de joie, lui saute au cou, et lui dit en espagnol, fort haut : « Monsieur, c’est avec beaucoup de plaisir…. » et faisant une pause pour l’embrasser mieux, ajouta : « Oui, monsieur, c’est avec une extrême joie que pour toute ma vie… » et redoublant d’embrassades pour s’arrêter encore, puis acheva : « et avec le plus grand contentement que je me sépare de vous et prends congé de la très auguste maison d’Autriche. » Puis perce la foule, chacun courant après pour savoir qui étoit le successeur. L’étonnement et l’indignation du comte d’Harrach lui fermèrent entièrement la bouche, mais parurent sur son visage dans toute leur étendue. Il demeura là encore quelques moments ; il laissa des gens à lui pour lui venir dire des nouvelles à la sortie du conseil, et s’alla enfermer chez lui dans une confusion d’autant plus grande qu’il avoit été la dupe des accolades et de la cruelle tromperie du compliment du duc d’Abrantès.

Blécourt, de son côté, n’en demanda pas davantage. Il courut chez lui écrire pour dépêcher son courrier. Comme il étoit après, Ubilla lui envoya un extrait du testament qu’il tenoit tout prêt, et que Blécourt n’eut qu’à mettre dans son paquet. Harcourt, qui étoit à Bayonne, avoit ordre d’ouvrir tous les paquets du roi, afin d’agir suivant les nouvelles, sans perdre le temps à attendre les ordres de la cour qu’il avoit d’avance pour tous les cas prévus. Le courrier de Blécourt arriva malade à Bayonne, de sorte qu’Harcourt en prit occasion d’en dépêcher un à lui avec ordre de rendre à son ami Barbezieux les quatre mots qu’il écrivit tant au roi qu’à lui, avant que de porter le paquet de Blécourt à Torcy. Ce fut une galanterie qu’il fit à Barbezieux pour le faire porteur de cette grande nouvelle. Barbezieux la reçut, et sur-le-champ la porta au roi, qui étoit lors au conseil de finance, le mardi matin 9 novembre.

Le roi, qui devoit aller tirer, contremanda la chasse, dîna à l’ordinaire au petit couvert sans rien montrer sur son visage, déclara la mort du roi d’Espagne, qu’il draperoit ; ajouta qu’il n’y auroit de tout l’hiver ni appartement, ni comédies, ni aucuns divertissements à la cour, et quand il fut rentré dans son cabinet, il manda aux ministres de se trouver à trois heures chez Mime de Maintenon. Monseigneur étoit revenu de courre le loup ; il se trouva aussi à trois heures chez Mme de Maintenon. Le conseil y dura jusqu’après sept heures, en suite de quoi le roi y travailla jusqu’à dix avec Torcy et Barbezieux, ensemble. Mme de Maintenon avoit toujours été présente au conseil ; et la fut encore au travail qui le suivit. Le lendemain mercredi, il y eut conseil d’État le matin chez le roi à l’ordinaire, et au retour de la chasse il en tint un autre comme la veille chez Mme de Maintenon, depuis six heures du soir jusqu’à près de dix. Quelque accoutumé qu’on fût à la cour à la faveur de Mme de Maintenon, on ne l’étoit pas à la voir entrer publiquement dans les affaires, et la surprise fut extrême de voir assembler deux conseils en forme chez elle, et pour la plus grande et la plus importante délibération qui de tout ce long règne et de beaucoup d’autres eût été mise sur le tapis.

Le roi, Monseigneur, le chancelier, le duc de Beauvilliers et Torcy, et il n’y avoit lors point d’autres ministres d’État que ces trois derniers, furent les seuls qui délibérèrent sur cette grande affaire, et Mme de Maintenon, avec eux, qui se taisoit par modestie, et que le roi força de dire son, avis après que tous eurent opiné, excepté lui. Ils furent partagés : deux pour s’en tenir au traité de partage, deux pour accepter le testament.

Les premiers soutenoient que la foi y étoit engagée, qu’il n’y avoit point de comparaison entre l’accroissement de la puissance et d’États unis à la couronne, d’États contigus et aussi nécessaires que la Lorraine, aussi importants que le Guipuscoa pour être une clef de l’Espagne, aussi utiles au commerce que les places de Toscane, Naples et Sicile ; et la grandeur particulière d’un fils de France, dont tout au plus loin la première postérité devenue espagnole par son intérêt, et par ne connoître autre chose que l’Espagne, se montreroit aussi jalouse de la puissance de la France que les rois d’Espagne autrichiens. Qu’en acceptant le testament il falloit compter sur une longue et sanglante guerre, par l’injure de la rupture du traité de partage, et par l’intérêt de toute l’Europe à s’opposer à un colosse tel qu’alloit devenir la France pour un temps, si on lui laissoit recueillir une succession aussi vaste.

Que la France épuisée d’une longue suite de guerres, et qui n’avoit pas eu loisir de respirer depuis la paix de Ryswick, étoit hors d’état de s’y exposer ; que l’Espagne l’étoit aussi de longue main ; qu’en l’acceptant tout le faix tomboit sur la France, qui, dans l’impuissance de soutenir le poids de tout ce qui s’alloit unir contre elle, auroit encore l’Espagne à supporter. Que c’étoit un enchaînement dont on n’osoit prévoir les suites ; mais qui en gros se montroient telles que toute la prudence humaine sembloit conseiller de ne s’y pas commettre. Qu’en se tenant au traité de partage, la France se concilioit toute l’Europe par cette foi maintenue, et par ce grand exemple de modération, elle qui n’avoit eu toute l’Europe sur les bras que par la persuasion, où sa conduite avoit donné crédit, des calomnies semées avec tant de succès qu’elle vouloit tout envahir, et monter peu à peu à la monarchie universelle tant reprochée autrefois à la maison d’Autriche, dont l’acceptation du testament ne laisseroit plus douter, comme en étant un degré bien avancé. Que, se tenant au traité de partage, elle s’attireroit la confiance de toute l’Europe dont elle deviendroit la dictatrice, ce qu’elle ne pouvoit espérer de ses armes, et que l’intérieur du royaume, rétabli, par une longue paix, augmenté aux dépens de l’Espagne, avec la clef du côté le plus jaloux et le plus nu de ce royaume, et celle de tout le commerce du Levant, enfin l’arrondissement si nécessaire de la Lorraine, qui réunit les Évêchés, l’Alsace et la Franche-Comté, et délivre la Champagne qui n’a point de frontières, formeroit un État si puissant qu’il seroit à l’avenir la terreur ou le refuge de tous les autres, et en situation assurée de faire tourner à son gré toutes les affaires générales de l’Europe. Torcy ouvrit cet avis pour balancer et sans conclure, et le duc de Beauvilliers le soutint puissamment.

Le chancelier, qui, pendant toute cette déduction s’étoit uniquement appliqué à démêler l’inclination du roi, et qui crut l’avoir enfin pénétrée, parla ensuite.

Il établit d’abord qu’il étoit au choix du roi de laisser brancher une seconde fois la maison d’Autriche à fort peu de puissance près le ce qu’elle avoit été depuis Philippe II, et dont on avoit vivement éprouvé la force et la puissance, ou de prendre le même avantage pour la sienne ; que cet avantage se trouvoit fort supérieur à celui dont la maison d’Autriche avoit tiré de si grands avantages, par la différence de la séparation des États des deux branches, qui ne se pouvoient secourir que par des diversions de concert, et qui étoient coupés par des États étrangers. Que l’une des deux n’avoit ni mer ni commerce, que sa puissance n’étoit qu’usurpation qui avoit toujours trouvé de la contradiction dans son propre sein, et souvent des révoltes ouvertes, et dans ce vaste pays d’Allemagne où les diètes avoient palpité tant qu’elles avoient pu, et où on avoit pu sans messéance fomenter les mécontentements par l’ancienne alliance de la France avec le corps germanique, dont l’éloignement de l’Espagne ne recevoit de secours que difficilement, sans compter les inquiétudes de la part des Turcs, dont les armes avoient souvent rendu celles des empereurs inutiles à l’Espagne. Que les pays héréditaires dont l’empereur pouvoit disposer comme du sien, ne pouvoient entrer en comparaison avec les moindres provinces de France. Que ce dernier royaume, le plus étendu, le plus abondant, et le plus puissant de tous ceux de l’Europe, chaque État considéré à part, avoit l’avantage de ne dépendre de l’avis de qui que ce soit, et de se remuer tout entier à la seule volonté de son roi, ce qui en rendoit les mouvements parfaitement secrets et tout à fait rapides, et celui encore d’être contigu d’une mer à l’autre à l’Espagne, et de plus par les deux mers d’avoir du commerce et une marine, et d’être en état de protéger celle d’Espagne, et de profiter à l’avenir de son union avec elle pour le commerce des Indes ; par conséquent de recueillir des fruits de cette union bien plus continuels, plus grands, plus certains que n’avoit pu faire la maison d’Autriche, qui, loin de pouvoir compter mutuellement sur des secours précis, s’étoit souvent trouvée embarrassée à faire passer ses simples courriers d’une branche à l’autre, au lieu que la France et l’Espagne, par leur contiguïté, ne faisoient, pour toutes ce importantes commodités, qu’une seule et même province, et pouvoit agir en tous temps à l’insu de tous ses voisins ; que ces avantages ne se trouvoient balancés que par ceux de l’acquisition de la Lorraine, commode et importante à la vérité, mais dont la possession n’augmenteroit en rien le poids de la France dans les affaires générales, tandis qu’unie avec l’Espagne, elle seroit toujours prépondérante et très supérieure à la plupart des puissances unies en alliance, dont les divers intérêts ne pouvoient rendre ces unions durables comme celui des frères et de la même maison. Que d’ailleurs en se mettant à titre de nécessité audessus du scrupule de l’occupation de la Lorraine désarmée, démantelée, enclavée comme elle étoit, ne l’avoir pas étoit le plus petit inconvénient du monde, puisqu’on s’en saisiroit toujours au premier mouvement de guerre, comme on avoit fait depuis si longtemps, qu’en ces occasions on ne s’apercevoit pas de différence entre elle et une province du royaume.

À l’égard de Naples, Sicile, et des places de la côte de Toscane, il n’y avoit qu’à ouvrir les histoires pour voir combien souvent nos rois en avoient été les maîtres, et avec ces États de celui de Milan, de Gènes et d’autres petits d’Italie, et avec, quelle désastreuse et rapide facilité ils les avoient toujours perdus. Que le traité de partage avoit été accepté faute de pouvoir espérer mieux dès qu’on ne vouloit pas se jeter dans les conquêtes ; mais qu’en l’acceptant ç’auroit été se tromper de méconnoître l’inimitié de tant d’années de l’habile main qui l’avoit dressé pour nous donner des noms sans nous donner de choses, ou plutôt des choses impossibles à conserver par leur éloignement et leur épuisement, et qui ne seroient bonnes qu’à consumer notre argent et partager nos forces, et à nous tenir dans une contraint et une brassière perpétuelles. Que pour le Guipuscoa c’étoit un leurre de le prendre pour une clef d’Espagne ; qu’il n’en falloit qu’appeler à nous-mêmes qui avions été plus de trente ans en guerre avec l’Espagne, et toujours en état de prendre les places et les ports de cette province, puisque le roi avoit bien conquis celles de Flandre, de la Meuse et du Rhin. Mais que la stérilité affreuse d’un vaste pays, et la difficulté des Pyrénées avoient toujours détourné la guerre de ce côté-là, et permis même dans leur plus fort une sorte de commerce entre les deux frontières sous prétexte de tolérance sans qu’il s’y fit jamais commis aucune hostilité. Qu’enfin les places de la côte de Toscane seroient toujours en prise du souverain du Milanois qui pouvoit faire ses préparatifs à son aise et en secret, tomber, dessus subitement et de plain-pied, et s’en être emparé avant l’arrivée d’un secours par mer qui ne pouvoit partir que des ports de Provence. Que pour ce qui étoit du danger d’avoir les rois d’Espagne françois pour ennemis, comme ceux de la maison d’Autriche, cette identité ne pouvoit jamais avoir lieu, puisqu’au moins n’étant pas de cette maison, mais de celle de France, tout ce qui ne seroit pas l’intérêt même d’Espagne ne seroit jamais le leur, comme au contraire, dès qu’il y auroit identité de maison, il y auroit identité d’intérêts, dont, pour ne parler maintenant que de l’extérieur, l’abaissement de l’empereur et la diminution du commerce et de l’accroissement des colonies des Anglois et des Hollandois aux Indes, feroit toujours un tel intérêt commun qu’il domineroit tous les autres. Que pour l’intérieur, il n’y avoit qu’à prendre exemple sur la maison d’Autriche, que rien n’avoit pu diviser depuis Charles V, quoique si souvent pleine de riottes[1] domestiques. Que le désir de s’étendre en Flandre étoit un point que le moindre grain de sagesse et de politique feroit toujours céder à tout ce que l’union de deux si puissantes monarchies et si contiguës partout pouvoit opérer, qui n’alloit à rien moins pour la nôtre qu’à s’enrichir par le commerce des Indes, et pour toutes les deux à donner le branle, le poids et avec le temps le ton à toutes les affaires de l’Europe ; que cet intérêt étoit si grand et si palpable, et le occasions de division entre les deux rois de même sang si médiocres en eux-mêmes et si anéanties en comparaison de ceux-là, qu’il n’y avoit point de division raisonnable à en craindre. Qu’il y a voit à espérer que le roi vivroit assez longtemps non seulement pour l’établir, et Monseigneur, après lui, entre ses deux fils, qu’il n’y avoit pas moins lier d’en espérer la continuation dans les deux frères si unis et si affermis de longue main dans ces principes, qu’ils feroient passer aux cousins germains, ce qui montroit déjà une longue suite d’années ; qu’enfin si le malheur venoit assez à surmonter toute raison pour faire naître des guerres, il falloit toujours qu’il y eût un roi d’Espagne, et qu’une guerre se pousseroit moins et se termineroit toujours plus aisément et plus heureusement avec un roi de même sang, qu’avec un étranger et de la maison d’Autriche.

Après cet exposé, le chancelier vint à ce qui regardoit la rupture du traité de partage. Après en avoir remis le frauduleux, le captieux, le dangereux, il prétendit que la face des choses, entièrement changée du temps auquel il avoit été signé, mettoit de plein droit le roi en liberté, sans pouvoir être accusé de manquer de foi ; que par ce traité il ne s’étoit engagé qu’à ce qu’il portoit ; qu’on n’y trouveroit point de stipulation d’aucun refus de ce qui seroit donné pas la volonté du roi d’Espagne, et volonté pure, sans sollicitation, et même à l’insu du roi, et de ce qui seroit offert par le vœu universel de tous les seigneurs et les peuples d’Espagne ; que le premier étoit arrivé, que le second alloit suivre, selon toute apparence ; que le refuser contre tout intérêt, comme il croyoit l’avoir démontré, attireroit moins la confiance avec qui le traité de partage avoit été signé, que leur mépris, que la persuasion d’une impuissance qui les enhardiroit à essayer de dépouiller bientôt la France de ce qui ne lui avoit été donné en distance si éloignée et de si fâcheuse garde, que pour le lui ôter à la première occasion ; et que, bien loin de devenir la dictatrice de l’Europe par une modération si étrange et que nulle équité ne prétextoit, la France acquerroit une réputation de pusillanimité qui seroit attribuée aux dangers de la dernière guerre et à l’exténuation qui lui en seroit restée, et qu’elle deviendroit la risée de ses faux amis avec bien plus de raison que Louis XII et François Ier ne l’avoient été de Ferdinand le Catholique, de Charles V, des papes et des Vénitiens, par leur rare attachement à leur foi et à leurs paroles positives desquelles ici il n’y a rien qui puisse être pris en la moindre parité ; enfin qu’il convenoit qu’une si riche succession ne se recueilleroit pas sans guerre, mais qu’il falloit lui accorder aussi que l’empereur ne souffriroit pas plus paisiblement l’exécution du traité de partage que celle du testament ; que jamais il n’avoit voulu y consentir, qu’il avoit tout tenté pour s’y opposer, qu’il n’étoit occupé qu’à des levées et à des alliances ; que guerre pour guerre, il valoit mieux la faire à mains garnies et ne se pas montrer à la face de l’univers indignes de la plus haute fortune et la moins imaginée.

Ces deux avis, dont je ne donne ici que le précis, furent beaucoup plus étendus de part et d’autre, et fort disputés par force répliques des deux côtés.

Monseigneur, tout noyé qu’il fit dans la graisse et dans l’apathie, parut un autre homme dans tous ces deux conseils, à la grande surprise du roi et des assistants. Quand ce fut à lui à parler, les ripostes finies, il s’expliqua avec force pour l’acceptation du testament, et reprit une partie des meilleures raisons du chancelier. Puis se tournant vers le roi d’un air respectueux, mais ferme, il lui dit qu’après avoir dit son avis comme les autres, il prenoit la liberté de lui demander son héritage, puisqu’il étoit en état de l’accepter ; que la monarchie d’Espagne étoit le bien de la reine sa mère, par conséquent le sien, et pour la tranquillité de l’Europe celui de son second fils, à qui il le cédoit de tout son cœur, mais qu’il n’en quitteroit pas un seul pouce de terre à nul autre ; que sa demande étoit juste et conforme à l’honneur du roi, et à l’intérêt et à la grandeur de sa couronne, et qu’il espéroit bien aussi qu’elle ne lui seroit pas refusée. Cela dit d’un visage enflammé surprit à l’excès. Le roi l’écouta fort attentivement, puis dit à Mme de Maintenon : « Et vous, madame, que dites-vous sur tout ceci ?  » Elle à faire la modeste ; mais enfin pressée et même commandée, elle dit deux mots d’un bienséant embarras, puis en peu de paroles se mit sur les louanges de Monseigneur qu’elle craignoit et n’aimoit guère, ni lui elle, et fut enfin d’avis d’accepter le testament.

Le roi conclut sans s’ouvrir. Il dit qu’il avoit tout bien ouï, et compris tout ce qui avoit été dit de part et d’autre ; qu’il y avoit de grandes raisons des deux côtés, que l’affaire méritoit bien de dormir dessus et d’attendre vingt-quatre heures ce qui pourroit venir d’Espagne, et si les Espagnols seroient du même avis que leur roi. Il congédia le conseil, à qui il ordonna de se retrouver le lendemain au soir au même lieu et finit sa journée, comme on l’a cuit, entre Mme de Maintenon, Torcy qu’il fit rester, et Barbezieux qu’il envoya chercher.

Le mercredi 10 novembre, il arriva plusieurs courriers d’Espagne, dont un ne fit que passer portant des ordres à l’électeur de Bavière à Bruxelles. On eut par eux tout ce qui pouvoit achever de déterminer le roi à l’acceptation du testament, c’est-à-dire le vœu des seigneurs et des peuples, autant que la brièveté du temps le pouvoit permettre ; de sorte que, tout ayant été lu et discuté chez Mme de Maintenon au conseil que le roi au retour de la chasse y tint comme la veille, il s’y détermina à l’acceptation. Le lendemain matin, jeudi, le roi, entre son lever et sa messe, donna audience à l’ambassadeur d’Espagne, à laquelle Monseigneur et Torcy furent présents. L’ambassadeur présenta, de la part de la reine et de la junte, une copie authentique du testament. On n’a pas douté depuis qu’en cette audience, le roi, sans s’expliquer nettement, n’eût donné de grandes espérances d’acceptation à l’ambassadeur, à la sortie duquel le roi fit entrer Mgr le duc de Bourgogne, à qui il confia le secret du parti pris. Le chancelier s’en alla à Paris l’après-dînée, et les autres ministres eurent congé jusqu’à Versailles, de manière que personne ne douta que la résolution, quelle qu’elle fût, ne fût prise et arrêtée.

La junte qui fut nommée par le testament pour gouverner en attendant le successeur fut fort courte, et seulement composée de la reine, du cardinal Portocarrero, de don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, du grand inquisiteur, et pour grands d’Espagne, du comte de Benavente et du comte d’Aguilar. Ceux qui firent faire le testament n’osèrent pas exclure la reine, et ne voulurent pas s’y mettre pour éviter jalousie. Ils n’étoient pas moins sûrs de leur fait, dès que le choix du successeur seroit passé à l’ouverture du testament, ni de la gestion, par la présence du cardinal, du comte de Benavente et d’Arias, dont ils étoient sûrs, et duquel la charge que j’aurai ailleurs occasion d’expliquer donnoit le plus grand pouvoir, appuyé surtout de l’autorité du cardinal qui étoit comme le régent et le chef de la junte, tout le crédit et la puissance de la reine se trouvant anéantis au point qu’elle fut réduite à faire sa cour au cardinal et à ses amis, et que, sous prétexte de sa douleur, elle n’assista à la junte que pour signer aux premières et plus importantes résolutions toutes arrêtées sans elle, et qu’elle s’en retira dans l’ordinaire et le courant, parce qu’elle sentoit qu’elle n’y seroit que de montre. Aguilar étoit l’homme d’Espagne le plus laid, qui avoit le plus d’esprit, et peut-être encore le plus de capacité, mais le plus perfide et le plus méchant. Il étoit si bien connu pour tel qu’il en plaisantoit lui-même, et qu’il disoit qu’il seroit le plus méchant homme d’Espagne, sans son fils qui avoit joint à la laideur de son âme celle que lui-même avoit en son corps. Mais c’étoit en même temps un homme cauteleux, et qui, voyant le parti pris, ne pensa qu’à sa fortune, à plaire aux maîtres des affaires, et à préparer le successeur à le bien traiter. Ubilla, par son emploi, étoit encore d’un grand et solide secours au cardinal et à Arias.

La suite nécessaire d’une narration si intéressante ne m’a pas permis de l’interrompre. Maintenant qu’elle est conduite à un point de repos il faut revenir quelque peu sur ses pas. Il n’est pas croyable l’étonnement qu’eut Blécourt d’une disposition si peu attendue, et dont on s’étoit caché de lui autant que du comte d’Harrach. La rage de celui-ci fit extrême par la surprise, par l’anéantissement du testament en faveur de l’archiduc, sur lequel il comptoit entièrement, et par l’abandon et l’impuissance où il se trouva tombé tout à coup, et lui et la reine à qui il ne resta pas une créature, ni à lui un autrichien qui se l’osât montrer. Harcourt, en ouvrant les dépêches du roi à Bayonne, demeura interdit. Il sentit bien alors que les propositions que l’amirante lui avoit faites de la part de la reine étoient de gens clairvoyants, non pas elle, mais lui, qui craignoient que les choses ne prissent ce tour par le grand intérêt des principaux particuliers, et qui, à tout hasard du succès, vouloir faire leur marché. Il eût bien alors redoublé les regrets de son retour, et de la défense qu’il reçut d’entrer en rien avec l’amirante, s’il n’eût habilement su tirer sur le temps, et profiter de la protection de Mme de Maintenon pour emporter à Bayonne une promesse dont il se mit à hâter l’accomplissement.

La surprise du roi et de ses ministres fut sans pareille. Ni lui ni eux ne pouvoient croire ce qu’ils lisoient dans la dépêche de Blécourt, et il leur fallut plusieurs jours pour en revenir assez pour être en état de délibérer sur une aussi importante matière. Dès que la nouvelle devint publique, elle fit la même impression sur toute la cour, et les ministres étrangers passèrent les nuits à conférer et à méditer sur le parti que le roi prendroit, et sur les intérêts de leurs maîtres, et gardoient à l’extérieur un grand silence. Le courtisan ne s’occupoit qu’à raisonner ; et presque tous alloient à l’acceptation.

La manière ne laissa pas d’en être agitée dans les conseils, jusqu’à y raisonner de donner la comédie au monde, et de faire disparaître le duc d’Anjou sous la conduite du nonce Gualterio qui l’emmèneroit en Espagne. Je le sus et je songeai à être de la partie. Mais ce misérable biais fut aussitôt rejeté, par la honte d’accepter à la dérobée tant de couronnes offertes, et par la nécessité prompte de lever le masque pour soutenir l’Espagne trop foible pour être laissée à ses propres forces. Comme on ne parloit d’autre chose que du parti qu’il y avoit à prendre, le roi se divertit un soir dans son cabinet à en demander leur avis aux princesses. Elles répondirent que c’étoit d’envoyer promptement M. le duc d’Anjou en Espagne, et que c’étoit le sentiment général, par tout ce qu’elles en entendoient dire à tout le monde.

« Je suis sûr, leur répliqua le roi, que quelque parti que je prenne, beaucoup de gens me condamneront. » C’étoit le samedi 13 novembre. Le lendemain matin dimanche 14, veille du départ de Fontainebleau, le roi entretint longtemps Torcy, qui avertit ensuite l’ambassadeur d’Espagne, qui étoit demeuré à Fontainebleau, de se trouver le lendemain au soir à Versailles. Cela se sut et donna un grand éveil. Les gens alertes avoient su encore que le vendredi précédent le roi avoit parlé longtemps à M. le duc d’Anjou en présence de Monseigneur et de Mgr le duc de Bourgogne, ce qui étoit si extraordinaire qu’on commença à se douter que le testament seroit accepté. Ce même dimanche, veille du départ, un courrier espagnol du comte d’Harrach passa à Fontainebleau allant à Vienne, vit le roi à son souper, et dit publiquement qu’on attendoit à Madrid M. le duc d’Anjou avec beaucoup d’impatience, et ajouta qu’il y avoit quatre grands nommés pour aller au-devant de lui. Ce prince, à qui on parla du testament, ne répondit que par sa reconnoissance pour le roi d’Espagne, et se conduisit si uniment qu’il ne parut jamais qu’il sût ou se doutât de rien jusqu’à l’instant de sa déclaration.




  1. Querelles.