Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/Notes

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NOTES.[modifier]


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I. Portraits du roi Philippe V de la reine Louise de Savoie et des principaux seigneurs du conseil de Philippe V, tracés par le duc de Grammont, alors ambassadeur en Espagne[1] .


Pages 5 et suivantes.


« Voici le portrait juste et au naturel du roi d’Espagne, de la reine et de la plupart des grands que j’ai connus à Madrid :

« Le roi d’Espagne a de l’esprit et du bon sens. Il pense toujours juste, et parle de même ; il est de naturel doux et bon, et incapable par lui-même de faire le mal ; mais timide, foible et paresseux à l’excès. Sa faiblesse et sa crainte pour la reine sont à tel point que, bien qu’il soit né vertueux, il manquera sans balancer à sa parole, pour peu qu’il s’aperçoive que ce soit un moyen de lui plaire. Je l’ai éprouvé en plus d’une occasion. Ainsi l’on peut m’en croire, et tabler une fois pour toutes que, tant que le roi d’Espagne aura la reine, ce ne sera qu’un enfant de six ans, et jamais un homme.

« La reine a de l’esprit au-dessus d’une personne de son âge. Elle est fière, superbe, dissimulée, indéchiffrable, hautaine, ne pardonnant jamais. Elle n’aime, à seize ans, ni la musique, ni la comédie, ni la conversation, ni la promenade, ni la chasse, en un mot aucun des amusements d’une personne de son âge ; elle ne veut que maîtriser souverainement, tenir le roi son mari toujours en brassière, et dépendre le moins qu’il lui est possible du roi son grand-père : voilà son génie et son caractère. Quiconque la prendra différemment ne l’a jamais connue.

« Veragua est la superbe même [2] ; il est ingénieux, plein d’artifice et d’esprit, et tel qu’il convient d’être pour parvenir au grade de favori de la princesse. Il hait la France souverainement, et autant que l’Espagne le méprise, qui est tout dire.

« Aguilar est à peu près de ce même caractère, et pour qu’il fût content et bien à son aise, il faudroit que la nation française fût éteinte en Espagne [3].

« Medina-Celi a la gloire de Lucifer, la tête pleine de vent et d’idées chimériques. De son mérite, je n’en parle pas, j’en laisse le soin aux historiens de Naples. Il se dit attaché au roi et à la France ; mais sa conduite tous les jours le dément.

« Monterey ne manque pas aussi de sens pour les affaires ; mais c’est une girouette qui tourne à tous vents, qui condamne tout et ne remédie à rien [4]. Il a beaucoup de confrères en ce monde.

 « Mancera est un des plus raffinés ministres que j’aie connus ; mais rien ne tient contre quatre-vingt-douze ans, et il faut bien à la fin que l’esprit et le bon sens cèdent à l’extrême vieillesse [5].

« Arias est une des meilleures têtes qu’il y ait en Espagne. Il est incorruptible et sa vertu est toute romaine. Il aime l’État et la personne du roi d’Espagne, et a une vénération toute particulière pour le roi [6]. Il vit comme un ange dans son diocèse, et est généralement aimé et respecté de tout le monde dans Séville. Son seul mérite est la cause de sa disgrâce.

« Le cardinal Portocarrero est un homme de talents fort médiocres, mais d’une grande probité, fidèle et uniquement attaché à son maître, haut et ferme pour le bien de l’État, allant toujours à ce qui peut contribuer à sa conservation, esclave de sa parole, et qui mérite une grande distinction à tous égards possibles [7]. C’est celui qui a mis la couronna sur la tête du roi, qui, envers et contre tous, la lui a conservée, et celui qui, pour avoir eu le malheur de déplaire à Mme des Ursins, est traité avec honte et ignominie ; ce qui fait gémir le peuple et la noblesse.

« Medina-Sidonia [8] ne manque pas d’intelligence ; il est très galant homme, incorruptible et attaché au roi d’Espagne de même que l’ombre l’est au corps. Il est à naître qu’il ait reçu des grâces, et sa persécution est extrême, parce que l’on a imaginé que sa femme, qui n’y a jamais songé, aspiroit à être camarera-mayor. L’on jugera aisément de l’effet que cela produit.

« San-Estevan est un petit finesseux, plein de souterrains, et attendant le parti le plus fort pour s’y déterminer et s’y joindre [9].

« Benavente est un homme plein d’honneur, ennemi de cabale et d’intrigue, ne connoissant que son devoir et son maître [10].

« L’Infantado est un jeune homme qui ne se mêle de rien. L’on peut dire de lui qu’il n’est ni chair ni poisson, et je suis très persuadé qu’il n’a jamais mérité les bottes qu’on lui a données. Il ne veut que la paix et le repos, et n’est pas capable d’autre chose.

« Villafranca est un des Espagnols les plus vertueux qu’il y ait ici [11]. Il est vrai en tout, plein de zèle et de fidélité pour le roi son maître. Personne ne désire plus ardemment que lui, ni avec plus de sagesse, que l’entier gouvernement de cette monarchie passe promptement des mains où il est, en celles du roi, et que rien ne se décide que par sa volonté absolue. C’est là le bon sens ; tout le reste n’étant que plâtrage et ne conduisant qu’à perdition.

« Lémos est une bête brute, tout à fait incapable de l’emploi qu’il exerce, et que la faveur de sa femme auprès de Mme des Ursins lui a fait obtenir [12].

« Rivas est capable d’un grand travail. Il a des talents, de l’esprit et de l’intelligence, beaucoup de facilité pour les affaires, de la pénétration et une mémoire étonnante. Avec ces dispositions, il semble qu’il pourroit servir très utilement ; mais les qualités de son cœur entraînent peut-être malgré lui celles de son esprit. Il est né fourbe, et ne sait ce que c’est que de se conduire en rien avec droiture ; il dorme des paroles, mais il ne fait pas profession de les garder, et quand la chose doit servir à ses intérêts, il ne se fait pas scrupule de nier qu’il les ait données. Il est fort intéressé, et l’intérêt du roi et celui de l’État ne peuvent jamais entrer en considération avec le sien. Uniquement occupé de son élévation et de son opulence, il perd aisément de vue les intérêts de son maître. Ce qui a fait que, dans bien des rencontres, il a paru travailler contre lui ; et, tout compté, comme le mauvais qui est en sa personne est bien plus dangereux que son bon ne peut être utile, je conclus par décider que gens de son caractère ne peuvent jamais être mis en place.

« Voilà le caractère fidèle des principaux personnages qui composent cette cour, que j’ai connus à fond et fort pratiqués. »


II. Intendants ; lieutenants civils, criminel, de police ; prévôt des marchands.


Page 101.


Saint-Simon parle, souvent dans ses Mémoires, et notamment dans ce volume, des intendants des généralités, des lieutenants civil, criminel, de police, des prévôts des marchands, etc. Comme ces termes ne sont plus en usage et qu’ils ne présentent pas toujours au lecteur un sens précis, il ne sera pas inutile de rappeler l’origine de ces dignités et les fonctions qui y étoient attachées.


§ I. Intendants.

Les intendants étoient des magistrats que le roi envoyoit dans les diverses parties du royaume pour y veiller à tout ce qui intéressoit l’administration de la justice, de la police et des finances, pour y maintenir le bon ordre et y exécuter les commissions que le roi ou son conseil leur donnoient. C’est de là que leur vint le nom d’intendants de justice, de police et finances et commissaires départis dans les généralités du royaume pour l’exécution des ordres du roi[13]

L’institution des intendants ne date que du ministère de Richelieu. Cependant on en trouve le principe dans les maîtres des requêtes, qui étoient chargées, au XVIe siècle, de faire, dans les provinces, les inspections appelée chevauchées. Un rôle du 23 mai 1555 prouve que les maîtres des requêtes étoient presque tous employés à ces chevauchées. En effet, de vingt-quatre qu’ils étoient alors, le roi n’en retint que quatre auprès de lui ; les vingt autres furent envoyés dans les provinces. Le titre de ce rôle mérite, d’être cité : C’est le département des chevauchées que MM. les maîtres des requêtes de l’hôtel ont à faire en cette présente année, que nous avons départis par les recettes générales, afin qu’ils puissent plus facilement servir et entendre à la justice et aux finances, ainsi que le roi le veut et entend qu’ils fassent.

Ce fut seulement à l’époque de Richelieu que le nom d’intendants commença à être donné aux maîtres des requêtes chargés de l’inspection des provinces. On trouve, dès 1628, le maître ales requêtes Servien, désigné sous le nom dintendant de justice et police en Guyenne, et chargé de faire le procès à des Rochelois accusés de lèse-majesté, de piraterie, de rébellion et d’intelligence avec les Anglois. Le parlement de Bordeaux s’opposa à la juridiction de l’intendant, et rendit, le 5 mai, un arrêt, par lequel il fit défense à Servien et à tous les autres officiers du roi de prendre la qualité dintendants de justice et police en Guyenne, et d’exercer, dans le ressort de la cour, aucune commission, sans au préalable l’avoir fait signifier et enregistrer au parlement. Servien n’en continua pas moins l’instruction du procès. Alors intervint un nouvel arrêt du parlement de Bordeaux, en date du 17 mai 1628, portant que Servien et le procureur du roi de l’amirauté de Languedoc seroient assignés à comparaître en personne, pour répondre aux conclusions du procureur général. Ce nouvel arrêt n’eut pas plus d’effet que le précédent. Le 9 juin, le parlement de Bordeaux en, rendit un troisième, portant que « certaine ordonnance du sieur Servien, rendue en exécution de son jugement, seroit lacérée et brûlée par l’exécuteur de la haute justice, et lui pris au corps, ses biens saisis et annotés, et qu’où il ne pourroit être appréhendé, il seroit assigné au poteau. » Le conseil du roi cassa ces trois arrêts comme attentatoires à l’autorité royale, et ceux qui les avoient signés furent cités à comparaître devant le roi, pour rendre compte de leur conduite.

À Paris, les parlements firent retentir leurs plaintes jusque dans l’assemblée des notables. Ils disoient au roi [14] en 1626 : « Reçoivent vos parlements grand préjudice d’un nouvel usage d’intendants de justice, qui sont envoyés ès ressort et étendue desdits parlements près MM. les gouverneurs et lieutenants généraux de Votre Majesté en ces provinces, ou qui, sur autres sujets, résident en ficelles plusieurs années, fonctions qu’ils veulent tenir à vie ; ce qui est, sans édit, tenir un chef et officier supernuméraire de justice créé sans payer finance, exauctorant (abaissant) les chefs des compagnies subalternes, surchargeant vos finances d’appointements, formant une espèce de justice, faisant appeler les parties en vertu de leurs mandements et tenant greffiers, dont surviennent divers inconvénients, et, entre autres, de soustraire de la juridiction, censure et vigilance de vos parlements, les officiers des sénéchaussées, bailliages, prévôtés et autres juges subalternes. Ils prennent encore connoissance de divers faits, dont ils attirent à votre conseil les appellations au préjudice de la juridiction ordinaire de vos parlements. C’est pourquoi Votre Majesté est très humblement suppliée de les révoquer, et que telles fonctions ne soient désormais faites sous prétexte d’intendance ou autrement, sauf et sans préjudice du pouvoir attribué par les ordonnances aux maîtres des requêtes de votre hôtel faisant leurs chevauchées dans les provinces, tant que pour icelles leur séjour le requerra. » Heureusement Richelieu avoit l’âme trop ferme et l’esprit trop pénétrant pour céder à ces remontrances. Il lui talloit dans les provinces des administrateurs qui dépendissent immédiatement de son pouvoir ; il les trouva dans les intendants, dont il rendit l’institution permanente à partir de 1635.

Les intendants n’appartenoient pas, comme les gouverneurs, à des familles puissantes ; ils pouvoient être révoqués à volonté, et étoient, par conséquent, les instruments dociles du ministre dans les provinces. De là la haine des grands et des parlements, qui, à l’époque de la Fronde, réclamèrent vivement et obtinrent la suppression des intendants (déclaration du 13 juillet 1648). Mais la cour, qui n’avoit cédé qu’à la dernière extrémité, se sentoit par cette suppression blessée à la prunelle de l’œil, comme dit le cardinal de Retz ; elle maintint des intendants en Languedoc, Bourgogne, Provence, Lyonnois, Picardie et Champagne. Rétablis en 1654, les intendants furent institués successivement dans toutes les généralités. Le Béarn et la Bretagne furent les dernières provinces soumises à leur administration : le Béarn en 1682, la Bretagne en 1689. Saint-Simon, en parlant de Pomereu ou Pomereuil, rappelle que ce fut le premier intendant « qu’on ait hasardé d’envoyer en Bretagne, et qui trouva moyen d’y apprivoiser la province. » Avant la révolution, de 1789, il y avoit en France trente-deux intendances, savoir : Paris, Amiens, Soissons, Orléans, Bourges, Lyon ; Dombes, la Rochelle, Moulins, Riom, Poitiers, Limoges, Tours, Bordeaux, Auch, Montauban, Champagne, Rouen, Alençon, Caen, Bretagne, Provence, Languedoc, Roussillon, Bourgogne, Franche-Comté, Dauphiné, Metz, Alsace, Flandre, Artois, Hainaut.

Les intendants avoient de vastes et importantes attributions : ils avoient droit de juridiction et l’exerçoient dans toutes les affaires civiles et criminelles, pour lesquelles ils recevoient une commission émanant du roi. On pourroit citer un grand nombre de procès jugés par les intendants ; je me bornerai à renvoyer aux notes placées à la fin du cinquième volume de cette édition des Mémoires de Saint-Simon. On y verra que le procès de B. Fargues fut instruit par l’intendant Machaut, qui le jugea en dernier ressort et le condamna à la peine capitale. Guyot cite, dans son Traité des Offices [15], beaucoup d’autres procès qui furent jugés par les intendants. Du reste, ces magistrats n’exerçoient les fonctions judiciaires que temporairement, en en vertu des pouvoirs extraordinaires que leur conféroit la royauté. Leurs attributions ordinaires étoient surtout administratives.

Ils étoient chargés de surveiller les protestants, et, depuis la révocation de l’édit de Nantes (1685), ils avoient l’administration des biens des religionnaires qui quittoient le royaume. Les juifs, qui légalement n’étoient tolérés que dans la province d’Alsace, étoient aussi soumis à la surveillance des intendants. Ces magistrats prononçoient sur toutes les questions concernant les fabriques des églises paroissiales, et étoient chargés de pourvoir à l’entretien et à la réparation de ces églises, ainsi qu’au logement des curés. Toutes les questions financières qui touchoient aux églises étoient de leur compétence. Ils avoient la surveillance des universités, collèges, bibliothèques publiques. L’agriculture et tout ce qui s’y rattache, plantation de vignes, pépinières royales, défrichements et dessèchements, haras, bestiaux, écoles vétérinaires, eaux et forêts, chasse, etc., commerce, manufactures ; arts et métiers, voies publiques, navigation, corporations industrielles, imprimerie, librairie, enrôlement des troupes, revues, approvisionnement des armées, casernes, étapes, hôpitaux militaires, logement des gens de guerre, transport des bagages, solde des troupes, fortifications des places et arsenaux, génie militaire, poudres et salpêtres, classement des marins, levée et organisation des canonniers garde-côtes, désertion, conseils de guerre, milices bourgeoises, police, service de la maréchaussée, construction des édifices publics, postes, mendicité et vagabondage, administration municipale, nomination des officiers municipaux, administration des biens communaux, conservation des titres des villes, revenus municipaux, domaines, aides, finances, amendes, droits de greffe, droits du sceau dans les chancelleries, contrôle des actes et exploits, etc. : tels étoient les principaux objets dont s’occupoient les intendants. On peut juger par là de la puissance de ces magistrats, auxquels Saint-Simon compare les corrégidors de Madrid, en ajoutant que ces magistrats espagnols réunissoient à des fonctions si importantes celles des lieutenants civil, criminel et de police, des maires ou prévôts des marchands.


§ II. Lieutenants civil, criminel, de police ; prévôt des marchands.

Le mot lieutenant désignoit souvent, dans l’ancienne monarchie, un magistrat qui présidoit un tribunal subalterne (présidial, bailliage, etc.), en l’absence du bailli, prévôt ou sénéchal. Ces derniers étoient presque toujours des hommes d’épée, qui, dans l’origine avoient cumulé les fonctions militaires, financières et judiciaires ; mais, à mesure que l’administration étoit devenue plus compliquée, une seule personne n’avoit pu remplir des fonctions aussi diverses. Les baillis, prévôts ou sénéchaux, avoient conservé la présidence nominale des tribunaux, mais on leur avoit adjoint des lieutenants qui devoient être gradués en droit et qui rendoient la justice en leur nom. Les lieutenants civil et criminel tiroient leur nom de ce qu’ils présidoient l’un la chambre civile, l’autre la chambre criminelle du Châtelet.

Le lieutenant général de police, qui fut établi par édit du mois de mars 1667, étoit chargé de veiller à la sûreté de la ville de Paris et de connoître des délits et contraventions de police. Le premier lieutenant général de police fut La Reynie. Fontenelle a caractérisé l’importance et les difficultés de cette charge avec l’ingénieuse précision de son style : « Les citoyens d’une ville bien policée jouissent de l’ordre qui y est établi, sans songer combien, il en coûte de peine à ceux qui l’établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes, sans en avoir aucune connoissance ; et même plus l’ordre d’une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d’autant plus ignoré qu’il est plus parfoit. Mais qui voudroit le connoître, l’approfondir, en seroit effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d’accidents peuvent toujours tarir quelques sources ; réprimer la tyrannie des marchands à l’égard du public, et en même temps animer leur commerce ; empêcher les usurpations naturelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler ; reconnoître dans une foule infinie ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse, en purger la société ou ne les tolérer qu’autant qu’ils peuvent être utiles par des emplois dont d’autres qu’eux ne se chargeroient ou ne s’acquitteroient pas si bien ; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité, qu’ils sont toujours prêts à franchir ; les renfermer dans l’obscurité à laquelle ils doivent être condamnés et ne les en tirer pas même par des châtiments trop éclatants ; ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement ; pénétrer par des souterrains dans l’intérieur des familles et leur garder les secrets qu’elles n’ont pas confiés, tant qu’il n’est pas nécessaire d’en faire usage, être présent partout sans être vu ; enfin, mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l’âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps : voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de police. Il ne semble pas qu’un homme seul y puisse suffire ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu’il faut suivre, ni par l’application qu’il faut apporter, ni par la variété des conduites qu’il faut tenir et des caractères qu’il faut prendre. »

Le prévôt des marchands étoit, à Paris et à Lyon, le chef de l’administration municipale que l’on nommoit maire dans la plupart des villes. Pendant longtemps ce magistrat fut élu par les bourgeois de Paris ; il avoit, tant que duroit sa charge, le soin de veiller à la défense de leurs privilèges et de protéger leurs intérêts. Mais les magistrats royaux diminuèrent peu à peu l’autorité du prévôt des marchands et ne lui laissèrent enfin que la police municipale. Assisté des quatre échevins qui formoient le bureau de la ville, le prévôt des marchands jugeoit tous les procès en matière commerciale jusqu’à l’époque où le chancelier de L’Hôpital établit les juges consuls, qui formèrent de véritables tribunaux de commerce. C’étoit le prévôt des marchands qui répartissoit l’impôt de la capitation, fixoit le prix des denrées arrivées par eau et avoit la police de la navigation. Les constructions d’édifices publiés, de ponts, fontaines, remparts, dépendoient du prévôt des marchands. Enfin ce magistrat portoit le titre de chevalier et avoit un rôle important dans les cérémonies publiques et spécialement aux entrées des rois. Dans ces circonstances il portoit, ainsi que les échevins qui l’accompagnoient, un costume qui rappeloit, par sa singularité, les vêtements du moyen âge. Leurs robes étoient de deux couleurs, ou, comme on disoit alors, mi-parties de rouge et de violet. Un journal inédit de la Fronde par Dubuisson-Aubenay (Bibl. Maz., ms. in-fol., H, 1719) nous montre le prévôt des marchands et les échevins allant dans ce costume à la rencontre de Louis XIV, le 18 août 1649 : « Sur les trois heures, le prévôt des marchands, le sieur Féron, à cheval en housse de velours, avec sa robe de velours rouge cramoisi, mi-partie de velours violet cramoisi du côté gauche, précédé de deux huissiers de l’hôtel de ville aussi à cheval, en housse, vêtus de robes de drap ainsi mi-parties, et suivi de cinq ou six échevins, pareillement en housse comme lui et vêtus de robes de velours plein ainsi mi-parties, et des procureurs du roi et greffier de l’hôtel de ville, vêtus l’un d’une robe de velours violet cramoisi plein, l’autre d’une de velours rouge cramoisi plein, aussi en housse, et de près de cent principaux bourgeois de la ville, aussi à cheval et en housse, allèrent par ordre jusqu’à la croix qui penche près de Saint-Denys, au-devant de Sa Majesté. »

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’élection du prévôt des marchands n’étoit plus qu’une formalité, comme on peut s’en convaincre en lisant le récit d’une de ces élections dans le journal de l’avocat Barbier, à la date du 17 août 1750 [16].


III. Mort de Madame.


Pages 180 et suivantes.

Saint-Simon dit que personne n’a douté que Madame (Henriette d’Angleterre, première femme du frère de Louis XIV) n’eût été empoisonnée et même grossièrement. Il raconte, dans la suite du chapitre, les détails de ce prétendu empoisonnement. Il est de l’équité historique de ne pas oublier les témoignages opposés. Nous ne pouvons que les indiquer rapidement, mais cette note suffira pour prouver que le doute est, au moins, permis. On y verra aussi que Saint-Simon a eu tort d’affirmer, comme il le fait p. 225, que Madame étoit alors d’une très bonne santé.

Presque tous les contemporains, de la mort de Madame, arrivée en 1670, cinq ans avant la naissance de Saint-Simon, attestent que cette princesse mourut des suites d’une imprudence qui brisa sa constitution, depuis longtemps débile et profondément altérée. Les médecins, dont nous avons les rapports, s’étonnèrent qu’elle n’eût pas succombé plus tôt aux vices de son organisation, qu’aggravoit encore un mauvais régime. Ils appellent cholera-morbus la maladie qui l’emporta en quelques heures. Valot, premier médecin du roi, soutenoit que, depuis trois ou quatre ans, elle ne vivoit que par miracle. Ce sont les paroles mêmes de la dépêche adressée par Hugues de Lyonne à l’ambassadeur de France en Angleterre[17]. Le témoignage des médecins qui furent chargés de faire l’ouverture du corps de Madame et de rechercher les causes de sa mort fut unanime. Ils déclarèrent qu’il n’y avoit point eu d’empoisonnement, sans quoi l’estomac en auroit porté des traces, tandis qu’on le trouva en état excellent.

Si l’attestation officielle des médecins et des ministres paroît suspecte, on ne peut rejeter le témoignage de contemporains désintéressés. Mademoiselle[18] répète la déclaration des médecins : « Sur les bruits que je viens de dire, l’on fit assembler tous les médecins du roi, de feu Madame et de Monsieur, quelques-uns de Paris, celui de l’ambassadeur d’Angleterre, avec tous les habiles chirurgiens qui ouvrirent Madame. Ils lui trouvèrent les parties nobles bien saines ce qui surprit tout le monde, parce qu’elle étoit délicate et quasi toujours malade. Ils demeurèrent d’accord qu’elle étoit morte d’une bile échauffée. L’ambassadeur d’Angleterre y étoit présent, auquel ils firent voir qu’elle ne pouvoit être morte que d’une colique qu’ils appelèrent un cholera-morbus. »

Un magistrat, qui notoit jour par jour les événements remarquables avec une complète impartialité, Olivier d’Ormesson, parle de même des causes de la mort de Madame : après avoir rappelé les principaux détails de cet événement, il écrit dans son Journal :« L’on parla aussitôt de poison, par toutes les circonstances de la maladie et par le mauvais ménage qui étoit entre Monsieur et elle, dont Monsieur étoit fort offensé et avoit raison. Le soir, le corps fut ouvert en présence de l’ambassadeur d’Angleterre et de plusieurs médecins qu’il avoit choisis, quelques-uns Anglois avec les médecins du roi. Le rapport fut que la formation de son corps étoit très mauvaise, un de ses poumons attaché au côté et gâté, et le foie tout desséché sans sang, une quantité extraordinaire de bile répandue dans tout le corps et l’estomac entier ; d’où l’on conclut que ce n’est pas poison ; car l’estomac auroit été percé et gâté. »

Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’un médecin qui n’avoit pas de caractère officiel et qui, par humeur, étoit plus porté à soupçonner le mal qu’à croire au bien, Gui Patin, attribue aussi la mort de Madame à une cause naturelle. Un mois après l’événement, il écrivait (1): « On parle encore de la mort de Mme la duchesse d’Orléans. Il y en a qui prétendent par une fausse opinion qu’elle a été empoisonnée. Mais la cause de sa mort ne vient que d’un mauvais régime de vivre, et de la mauvaise constitution de ses entrailles. Il est certain que le peuple, qui aime à se plaindre et à juger de ce qu’il ne connoît pas, ne doit pas être cru en telle matière. Elle est morte, comme je vous ai dit, par sa mauvaise conduite (mauvais régime), et faute de s’être bien purgée selon le bon conseil de son médecin, auquel elle ne croyoit guère, ne faisant rien qu’à sa tête. » Ce qui donne plus d’autorité au témoignage de Gui Patin, c’est que six ans avant la mort de Madame, dans une lettre du 26 septembre 1664, il parloit déjà de la mauvaise constitution de cette princesse : « Mme la duchesse d’Orléans, écrivoit-il à Falconet, est fluette, délicate et du nombre de ceux qu’Hippocrate dit avoir du penchant à la phtisie. Les Anglois sont sujets à leur maladie de consomption, qui

1.Cette lettre, en date du 30 juillet 1670, ne se trouve pas dans l’édition récente du docteur Reveillé-Parise, mais dans celle de la Haye (1725, 3 vol. in-12). Elle a été citée par M. Floquet dans ses Études sur la vie de Bossuet, t. III, p. 410. On trouve réunis dans ce savant ouvrage tous les documents relatifs à la mort de Madame. en est une espèce, une phtisie sèche ou un flétrissement de poumon. » L’autorité de Gui Patin suffiroit pour prouver combien le doute est permis en pareille matière. On peut y ajouter la Relation de la maladie, mort et ouverture du corps de Madame, par l’abbé Bourdelot [19], et l’opinion de Valot sur les causes de la mort de Madame [20]. Ces médecins, avec lesquels Gui Patin est si rarement d’accord, rejettent, comme lui, l’empoisonnement, parmi les contes populaires.

Je terminerai l’énumération des autorités contemporaines qui repoussent le bruit de l’empoisonnement de Madame par la lettre de Bossuet, qui assista cette princesse à ses derniers moments ; elle est datée de juillet 1670 [21] : « Je crois que vous avez su que je fus éveillé, la nuit du dimanche au lundi, par ordre de Monsieur, pour aller assister Madame, qui étoit à l’extrémité, à Saint-Cloud, et qui me demandoit avec empressement. Je la trouvai avec une pleine connoissance, parlant et faisant toutes choses sans trouble, sans ostentation, sans effort et sans violence, mais si bien et si à propos, avec tant de courage et de piété que j’en suis encore hors de moi. Elle avoir déjà reçu tous les sacrements, même l’extrême-onction, qu’elle avoit demandée au curé qui lui avoit apporté le viatique, et qu’elle pressoit toujours, afin de les recevoir avec connoissance. Je fus une heure auprès d’elle, et lui vis rendre les derniers soupirs en baisant le crucifix [22], qu’elle tint à la main, attaché à sa bouche, tant qu’il lui resta de force. Elle ne fut qu’un moment sans connoissance. Tout ce qu’elle a dit au roi, à Monsieur et à tous ceux qui l’environnoient étoit court, précis, et d’un sens admirable. Jamais princesse n’a été plus regrettée ni plus admirée ; et ce qui est plus merveilleux est que, se sentant frappée, d’abord elle ne parla que de Dieu, sans témoigner le moindre regret. Quoiqu’elle sût que sa mort alloit être assurément très agréable à Dieu, comme sa vie avoir été très glorieuse par l’amitié et la confiance de deux grands rois, elle s’aida, autant qu’elle put, en prenant tous les remèdes avec cœur ; mais elle n’a jamais dit un mot de plainte de ce qu’ils n’opéroient pas, disant seulement qu’il falloit mourir dans les formes.

« On a ouvert son corps, avec un grand concours de médecins, de chirurgiens et de toute sorte de gens, à cause qu’ayant commencé à sentir des douleurs extrêmes, en buvant trois gorgées d’eau de chicorée, que lui donna la plus intime et la plus chère de ses femmes, elle avoit dit d’abord qu’elle étoit empoisonnée. M. l’ambassadeur et tous les Anglois qui sont ici l’avoient presque cru ; mais l’ouverture du corps fut une manifeste conviction du contraire, puisque l’on n’y trouva rien de sain que l’estomac et le cœur, qui sont les premières parties attaquées par le poison ; joint que Monsieur, qui avoit donné à boire à Mme la duchesse de Meckelbourg,(1) qui s’y trouva, acheva de boire le reste de la bouteille, pour rassurer Madame ; ce qui fut cause que son esprit se remit aussitôt, et qu’elle ne parla plus de poison que pour dire qu’elle avoit cru d’abord être empoisonnée par méprise. Ce sont les propres mots qu’elle dit à M. le maréchal de Grammont. »

De ces témoignages, auxquels on doit joindre celui de Mme de La Fayette, la compagne assidue et l’amie intime d’Henriette d’Angleterre, dont elle a écrit la vie, on doit conclure que la duchesse d’Orléans étoit d’une santé depuis longtemps altérée, et que la plupart des contemporains ont rejeté le bruit d’empoisonnement adopté par la crédulité populaire. Ainsi Saint-Simon a eu tort d’affirmer que personne n’a douté de l’empoisonnement, et d’ajouter que Madame étoit alors d’une très bonne santé.


1. Élisabeth-Angélique de Montmorency-Bouteville, sœur du maréchal de Luxembourg ; elle avait épousé en premières noces Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, et, en secondes noces, Christian-Louis, duc de Mecklembourg. On disait au XVIIe siècle Meckelbourg. Saint-Simon parle plusieurs fois de cette personne dans ses Mémoires. Voy., entre autres, t. Ier, p. 81.229, 230, 233.


  1. Bibl. imp. du Louvre, ms, F, 325, t. XXI, pièce 29. Copie du temps. En lisant ces portraits, tracés par le duc de Grammont, on ne doit pas oublier ce que Saint-Simon dit du caractère de cet ambassadeur et de son peu de succès en Espagne. Cela contribue à expliquer la causticité de Grammont. On trouve d’ailleurs dans ces portraits la confirmation de ce que dit Saint-Simon de son antipathie contre la princesse des Ursins.
  2. Voy. p. 5 et 91 de ce volume.
  3. Ibid., p. 125 et 126.
  4. Ibid., p. 126.
  5. Ibid., p. 6, 7 et 121.
  6. Ibid., p. 6.
  7. Ibid., p. 4 et 5.
  8. Ibid., p. 7.
  9. Voy., p. 5 de ce volume.
  10. Ibid., p. 7.
  11. Ibid., p. 6.
  12. Ibid., p. 90, sur la maison de Lémos.
  13. Voy., pour les détails, le Traité des Offices de Guyot., t. III. p. 119.
  14. Ces doléances des parlements se trouvent dans un manuscrit de la Bibliothèque de l’Université, H, I, 8, fol. 205.
  15. T. III, p. 134 et suiv.
  16. T. III, p. 160, du Journal historique et anecdotique de l’avocat Barbier, publié par la Société de l’Histoire de France.
  17. Voy., cette dépêche et plusieurs autres où il est question du même événement dans les Négociations relatives à la succession d’Espagne, publiées par M. Mignet, t. III, p. 207 et suiv. (Docum. inédits relatifs à l’hist. de France).
  18. Mémoires de Mademoiselle, à l’année 1670.
  19. Cette relation a été publiée par Poncet de La Grave dans ses Mémoires intéressants pour servir à l’histoire de France, t. III, p. 411.
  20. Bibl. de l’Arsenal, ms Conrart, t. XIII, p. 779.
  21. Cette lettre a été publiée par M. Floquet, d’abord dans la Bibliothèque de l’École des Chartes (2e série, t. Ier, p. 114), et ensuite dans ses Études sur la vie de Bossuet (t. III, p. 416 et suiv.). Elle est tirée des Mémoires manuscrits de Philibert de La Mare. Je n’en cite que la partie qui a trait à la question examinée dans cette note.
  22. Daniel de Cosnac, qui avait été aumônier de Madame, confirme ces détails dans une relation étendue de sa mort. Voy., l’introduction à ses Mémoires, publiés par la Société de l’Histoire de France, t. Ier, p. xlvii et suiv.