Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/7

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CHAPITRE VII.


Cardinal Bonzi ; son extraction, son caractère, sa fortune, sa mort. — Mort du duc de La Ferté. — P. de La Ferté jésuite. — Maréchal de Joyeuse gouverneur des Évêchés. — Bailli de Noailles ambassadeur de Malte. — M. de Roye lieutenant général des galères. — Comte de Toulouse à Toulon. — Duc de Bourgogne sur le Rhin. — Villars fait demander par l’électeur de Bavière d’être duc ; est refusé ; remplit ses coffres. — Villars échoue encore à faire venir sa femme le trouver ; se brouille avec l’électeur. — Vues et conduite pernicieuse de Villars. — Projet insensé du Tyrol. — Le roi amusé par Vendôme. — Legal bat à Minderkingen le général Latour ; est fait lieutenant général. — Triste succès du projet du Tyrol. — Conduite de Vaudémont. — Duquesne brûle les magasins d’Aquilée. — Naissance du duc de Chartres ; sa pension. — Duc d’Orléans tire du roi plus d’un million par an. — Règlement sur l’artillerie. — Trésor inutilement cherché à Meudon. — Président de Mesmes prévôt et grand maître des cérémonies de l’ordre.


Le cardinal Bonzi mourut à Montpellier vers la mi-juillet de cette année, à soixante-treize ans. Il étoit archevêque de Narbonne, et avoit cinq abbayes, et commandeur de l’ordre. Ainsi le cardinal Portocarrero eut cette place qui lui avoit, été assurée d’avance, avec la permission, en attendant, de porter le cordon bleu. Ces Bonzi sont des premières familles de Florence ; ils ont eu souvent les premières charges de cette république et des alliances directes avec les Médicis. Ce fut un Bonzi, évêque de Terracine, qui fit le funeste mariage de Catherine de Médicis, qui en amena en France, avec les Strozzi, les Gondi et d’autres Italiens. Un Bonzi eut l’évêché de Béziers du cardinal Strozzi, son oncle, qui a été possédé par six Bonzi, d’oncle à neveu, dont deux ont été cardinaux. Le second Bonzi, évêque de Béziers, fit le triste mariage de Marie de Médicis. Sa parenté avec elle engagea Henri IV à le faire grand aumônier de la reine, c’est-à-dire à ériger cette charge pour lui, l’unique qui, chez les reines, ait le titre de grand. C’étoit un homme de grand mérite, et qui avoit habilement traité beaucoup d’affaires dehors et dedans, et qui eut la nomination de France au chapeau que Paul V lui donna en 1611.

Pierre Bonzi, dont il s’agit ici, élevé auprès de l’évêque de Béziers, son oncle, auquel il succéda, plut de bonne heure au cardinal Mazarin. Ces Bonzi n’ont été heureux en mariages que pour eux-mêmes. Il fit celui du grand-duc avec une fille de Gaston, qu’il conduisit à Florence, d’où il fut ambassadeur à Venise, de là en Pologne, pour empêcher le roi Casimir d’abdiquer. Il en rapporta la nomination de Pologne au cardinalat. Après son départ, Casimir abdiqua. Bonzi fut renvoyé en Pologne, où il rompit les mesures des Impériaux, et fit élire Michel Wiesnowieski. À son retour, il eut l’archevêché de Toulouse, et alla ambassadeur en Espagne. Bientôt après, il eut l’archevêché de Narbonne, le chapeau, que Clément X lui donna en 1672, et fut grand aumônier de la reine. Il se trouva aux conclaves d’Innocent XI, Alexandre VIII et Innocent XII, et partout il brilla et réussit.

C’étoit un petit homme trapu, qui avoit eu un très beau visage, à qui l’âge en avoit laissé de grands restes, avec les plus beaux yeux noirs, les plus parlants, les plus perçants, les plus lumineux, et le plus agréable regard, le plus noble et le plus spirituel que j’aie jamais vu à personne ; beaucoup d’esprit, de douceur, de politesse, de grâces, de bonté, de magnificence, avec un air uni et des manières charmantes ; supérieur à sa dignité, toujours à ses affaires, toujours prêt à obliger ; beaucoup d’adresse, de finesse, de souplesse, sans friponnerie, sans mensonge et sans bassesse ; beaucoup de grâces et de facilité à parler. Son commerce, à ce que j’ai ouï dire à tout ce qui a vécu avec lui, étoit délicieux, sa conversation jamais recherchée et toujours charmante ; familier avec dignité, toujours ouvert, jamais enflé de ses emplois ni de sa faveur. Avec ces qualités et un discernement fort juste, il n’est pas surprenant qu’il se soit fait aimer à la cour et dans les pays étrangers.

Sa place de Narbonne le rendoit le maître des affaires du Languedoc ; il le fut encore plus par y être adoré et y avoir gagné la confiance des premiers et des trois ordres, que par son siège. Fleury, receveur des décimes du diocèse de Lodève, s’insinua dans le domestique du cardinal, parvint jusqu’à lui, et à lui oser présenter son fils, qui plut tellement à cette éminence italienne, qu’il en prit soin, et fit, ce qu’on pourroit bien affirmativement dire, sa fortune, si elle n’avoit pris plaisir d’en insulter la France en l’en établissant roi absolu, et unique et public, et dans un âge où les autres radotent quand ils font tant que d’y parvenir.

Bonzi jouit longtemps d’une faveur à la cour et d’une puissance en Languedoc, qui, établie premièrement sur les cœurs, n’étoit contredite de personne. M. de Verneuil, gouverneur, n’y existoit pas ; M. du Maine, en bas âge, puis en jeunesse, qui lui succéda, ne s’en mêla pas davantage. Bâville, intendant du Languedoc, y vouloit régner, et ne savoit comment supplanter une autorité si établie, lorsque, bien averti de la cour d’un accès de dévotion qui diminua depuis, mais qui dans sa ferveur portoit le roi à des réformes d’autrui, lui fit revenir, par des voies de conscience, des choses qui le blessèrent sur la conduite du cardinal Bonzi. Les Lamoignon, de tout temps livrés aux jésuites, réciproquement disposoient d’eux ; et ces pères n’ont jamais aimé des prélats assez grands pour n’avoir pas besoin d’eux, et dont étant néanmoins ménagés et bien traités comme ils l’étoient de Bonzi, se trouvoient en posture de les faire compter avec eux si d’aventure il leur en prenoit envie.

Le bon cardinal, quoique en âge où les passions sont ordinairement amorties, étoit éperdument amoureux d’une Mme de Gange, belle-sœur de celle dont la vertu et l’horrible catastrophe a fait tant de bruit. Les Soubise ne sont pas si rares qu’on le croit : Cet amour étoit fort utile au mari ; il ne voulut donc jamais rien voir, et profitoit grandement de ce que toute la province voyoit, et qu’il avoit bien résolu de ne voir jamais, quoique sous ses yeux. Le scandale étoit en effet très réel, et sans l’affection générale que toute la province portoit au cardinal, cela auroit fait beaucoup plus de bruit. Bâville l’excita tant qu’il put : il procura au cardinal des avis fâcheux de la part du roi, puis des lettres du P. de La Chaise par son ordre, enfin quelque chose de plus par Châteauneuf, secrétaire d’État de la province. Bonzi alla à la cour, espérant tout de sa présence : il y fut trompé ; il trouva le roi bien instruit, qui lui parla fort franchement, et qui, par son expérience, ne se paya point de l’aveuglement volontaire du mari. Bonzi, rappelé à Montpellier pour les états, ne put se contenir. Il avoit découvert que le coup lui étoit porté par Bâville. Il le trouva plus hardi et plus ferme dans le cours des affaires qu’il n’avoit encore osé se montrer ; il fit des parties contre le cardinal, qui s’attira des dégoûts sur ce qu’il ne changeoit point de conduite avec sa belle. Il était accusé de ne lui rien refuser, et comme il disposoit dans les états, et hors leur tenue, de beaucoup de choses pécuniaires et de bien des emplois de toutes les sortes, Mme de Gange étoit accusée de s’y enrichir, et il y en avoit bien quelque chose. Cette espèce de déprédation fut grossie à la cour par Bâville, dont le but étoit d’ôter au cardinal tout ce qu’il pourroit de dispositions, de grâces à faire et d’autorité, d’y entrer en part d’abord comme par un concert nécessaire contre l’abus, et de s’en emparer dans la suite. Il n’en fallut pas davantage pour les brouiller. Bâville fit valoir le service du roi et le bien de la province intéressés dans l’abus que le cardinal faisoit d’une autorité que sa maîtresse tournoit toute à la sienne et à un honteux profit.

Peu à peu cette autorité, toujours butée et mise en compromis, s’affaiblit en l’un et crût en l’autre. L’intérêt, qui souvent est préféré à tout autre sentiment, fit des créatures à Bâville, qui commença à se montrer utile ami et dangereux ennemi. Cette lutte dura ainsi quelques années, Bâville croissant toujours aux dépens du cardinal, malgré ses voyages à la cour. Enfin le cardinal eut l’affront et la douleur de voir arriver une lettre de -cachet à Mme de Gange, qui l’exiloit fort loin. Son cœur et sa réputation en souffrirent également. De cette époque, son crédit et son autorité tombèrent entièrement, et Bâville devint le maître, qui sut bien le faire sentir au cardinal et à tout ce qui lui demeura attaché.

Porté par terre, il espéra se relever par le mariage de Castries, fils de sa sœur et gouverneur de Montpellier, avec une fille du feu maréchal-duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan, qui n’avoit rien vaillant qu’une naissance et des alliances qui faisoient grand honneur aux Castries, et la protection du duc du Maine, qui la promit tout entière à l’oncle et au neveu, mais l’accorda à son ordinaire quand le mariage fut fait, en 1693, qui fut son ouvrage. Il redonna pourtant par l’opinion quelque vie au cardinal et quelque mesure à Bâville, qui n’en fut pas longtemps la dupe. Le cardinal, qui se la vit de l’appui qu’il avoit espéré, tomba peu à peu en vapeurs qui dégénérèrent en épilepsie, et qui lui attaquèrent la tête. La tristesse l’accabla, la mémoire se confondit, les accès redoublèrent. Le dernier voyage qu’il fit à la cour, ce n’étoit plus lui en rien ; il étoit même singulièrement rapetissé, et quelque part qu’il allât, même chez le roi, il étoit toujours suivi par son médecin et son confesseur, qui passoit pour un aumônier. Il mourut bientôt après son retour en Languedoc, consommé par Bâville, devenu tyran de la province.

Le duc de La Ferté mourut aussi cet été d’hydropisie, à quarante-sept ans. Sa valeur l’avoit avancé de bonne heure ; il avoit toujours servi, il étoit devenu très bon officier général et faisoit espérer qu’il ne seroit pas moins bon à la tête d’une armée que le maréchal son père. Il avoit beaucoup d’esprit, ou plutôt d’imagination ou de saillies, gai, plaisant, excellent convive ; mais le vin et la crapule le perdirent après en avoir bien tué à table. Le roi, qui avoit du goût pour lui, fit tout ce qu’il put pour le corriger de ses débauches ; il lui en parla souvent dans son cabinet, tantôt avec amitié, tantôt avec sévérité. Il lui manquoit peu, en 1688, de l’âge nécessaire pour être chevalier de l’ordre, et le roi lui fit dire qu’il l’eût dispensé s’il avoit voulu profiter de ses avis. Il était incorrigible, et même, les dernières campagnes qu’il fit, peu capable de servir par une continuelle ivresse. Il avoit passé sa vie brouillé et séparé de sa femme, fille de la maréchale de La Mothe, dont il n’eut que deux filles.

On ne savoit ce qu’étoit devenu son frère, le chevalier de La Ferté, qu’on a cru péri et dont on n’a jamais ouï parler, qui étoit un étrange garnement : son autre frère, séduit enfant par les jésuites, se l’étoit fait malgré son père qui, le rencontrant jeune novice sur le pont Neuf avec le sac de quête sur le dos, comme faisoient encore alors les jeunes jésuites. Je fit courre par ses valets, dont il se sauva à grand’peine. Il avoit aussi beaucoup d’esprit et devint célèbre prédicateur ; mais il aimoit la bonne chère et la bonne compagnie et n’étoit pas fait pour être religieux. Il mécontenta les jésuites qui à la fin le reléguèrent à la Flèche, où il mourut longtemps après son frère, non, je pense, sans regretter ses vœux qui l’exclurent de succéder à la dignité de son frère qui demeura éteinte trente-huit ans après son érection. Le gouvernement de Metz, Verdun, [de Toul] et de leurs évêchés, vacant par cette mort, fut donné au maréchal de Joyeuse.

Le bailli de Noailles, frère du duc et du cardinal de Noailles, succéda au bailli d’Hautefeuille à l’ambassade de la religion[1] en France. Il étoit lieutenant général des galères de France, qu’il vendit au marquis de Roye, capitaine de vaisseau, lors à la mer, qui avoit épousé la fille unique de Ducasse.

Pontchartrain, mari de sa sœur, en fit le marché, et en eut l’agrément pour lui en son absence, ce qui le fit tout d’un coup lieutenant général des armées navales.

M. le comte de Toulouse étoit parti pour Toulon, et Mgr le duc de Bourgogne pour aller prendre le commandement de l’armée du maréchal de Tallard sur le Rhin, où le prince Louis de Bade et les autres généraux en chef de l’empereur, occupés à la tête de divers corps à s’opposer aux progrès déjà faits de l’électeur de Bavière, et à ceux qu’il en craignoit bien plus depuis que Villars l’avoit joint, n’étoient pas en état de s’opposer beaucoup aux projets du maréchal de Tallard, qui fut assez longtemps à observer le prince Louis et à subsister, tandis que l’empire trembloit dans son centre, par les avantages que l’électeur avoit remportés sur les Impériaux, et que la diète de Ratisbonne ne s’y continuoit que sous ses auspices. L’électeur comptoit bien de profiter de la jonction des François, et il n’y eut complaisance qu’il n’eût pour leur général. Celui-ci, dont l’audace [était] excitée par son bâton, et par la faveur où il se croyoit, et la gloire d’autrui qu’il avoit revêtue par la bataille de Friedlingen, s’oublia jusqu’à croire pouvoir atteindre tout, et ne se trompa pas dans la suite, mais le moment n’en étoit pas arrivé. Il profita du besoin que l’électeur de Bavière avoit de son concours pour le forcer à demander au roi de le faire duc. La proposition parut telle qu’elle étoit, et fut refusée à plat.

Alors, Villars, n’espérant plus rien de l’électeur, songea à remplir ses coffres.

Il mit dans tous les pays où ses partis purent atteindre des sauvegardes et des contributions, qui n’épargnèrent pas même les pays de l’électeur dont il fit peu de part à la caisse militaire, et se fit à lui des millions. Des millions ne sont pas ici un terme en l’air pour exprimer de grandes sommes, je dis des millions très réels. Ce pillage déplut extrêmement à l’électeur ; mais ce qui l’outra, fut l’opposition qu’il trouva en Villars à tout, ce qu’il lui proposa de projets et mouvements de guerre. Villars vouloit s’enrichir, et rejetoit tout ce qui pouvoit resserrer ses contributions et, ses sauvegardes par l’éloignement de son armée, et par des entreprises faciles et utiles, mais qui, le, tenant près de l’ennemi, le mettoient hors de portée de ce gain immense.

D’autre part, loin de craindre de se brouiller avec l’électeur, c’étoit tout son but, depuis qu’il avoit échoué à une dernière tentative de faire venir sa femme le trouver. Le roi, à force d’importunité, y avoit consenti ; là-dessus Villars avoit demandé un passeport pour elle au prince Louis de Bade, qui, piqué du ravage de ses terres, sur son premier refus, renvoya à Villars la lettre qu’il en avoit reçue tout ouverte, sans lui faire un seul mot de réponse.

La jalousie le poignardoit ; à quelque prix que ce fût il vouloit aller rejoindre sa femme. Ni les succès sur le Danube, ni le concert avec l’électeur n’étoient pas propres à avancer son dessein ; il réduisit donc ce prince à ne pouvoir demeurer avec lui, ni à espérer de rien exécuter en Allemagne.

Cette étrange situation lui fit concevoir le dessein, pour ne pas demeurer inutile spectateur des trésors que Villars amassoit, de se rendre maître du Tyrol. Villars, ravi de se délivrer de lui et de ses troupes, pour avoir ses coudées plus franches et qu’on se prît moins à lui d’une si fatale inaction dans le cœur de l’empire, admira et confirma ce projet qu’il avoit peut-être fait naître. La difficulté du passage des Alpes gardées et retranchées partout, ni celle des subsistances qui pouvoit faire périr l’électeur et ses troupes comme il en fut au moment, ne parurent rien à Villars. Pour mieux faire goûter au roi un projet si insensé, il lui proposa celui d’une communication avec l’électeur par Trente, qui affranchiroit des dépenses, des difficultés et des dangers de porter par l’Allemagne des recrues, des secours et les besoins aux troupes françaises en Bavière, du moment que par Trente et le Tyrol la communication seroit ouverte en tout temps de l’armée d’Italie, jusqu’en Bavière, par où on auroit le choix de faire les grands et certains efforts en Allemagne par des détachements d’Italie, ou en Italie par ceux de l’Allemagne.

Rien toutefois n’étoit si palpablement insensé.

Par la jonction de Villars on étoit au comble des désirs qu’on avoit formés : toute l’Allemagne trembloit ; les forces ennemies étonnées, moindres que les nôtres ; un pays neuf, ouvert, point de ces places à tenir plusieurs mois comme sur le Rhin et en Flandre ; la confusion portée en Allemagne, et les princes de l’empire jetés par leur ruine, ainsi que les villes impériales, dans le repentir de leur complaisance pour l’empereur et dans la nécessité de s’en retirer ; l’empereur, dans la dernière inquiétude des succès des mécontents de Hongrie, grossis, organisés, maîtres de la haute Hongrie, et dont les contributions s’étendoient jusque autour de Presbourg. Quels autres succès pouvoient être comparables à ceux qu’on avoit lieu de se promettre dans le cœur de l’Allemagne, et pour les plus sûrs avantages, et pour forcer l’empereur d’entendre à une paix qui conservât la monarchie d’Espagne à celui qui déjà y régnoit ! En quittant ce certain pour le projet du Tyrol, outre les difficultés d’y atteindre et de s’y maintenir avec les seules forces de l’électeur, dont l’armée française auroit toujours le pays électoral à garder et ce qu’il y venoit d’ajouter, quel chemin le détachement de l’armée d’Italien auroit-il point à faire, avec les difficultés des subsistances, des rivières à passer, des lacs à tourner, des montagnes et des défilés bien gardés à franchir ? Combien de temps, à bien employer ailleurs en Allemagne et en Italie, perdu à faire ce long et fâcheux trajet des deux côtés jusqu’à Trente, et cependant quel temps de respirer et d’entreprendre donné aux ennemis sur le Pô et sur le Danube, et pour achever la folie, dans un temps où on commençoit à se défier du duc de Savoie ! Mais il étoit arrêté dans les décrets de la Providence que l’aveuglement qui mit l’État si près du précipice devoit commencer ici.

La communication des nouvelles de Bavière n’étoit pas facile ; aucun officier général n’osoit se commettre à écrire ce qu’ils voyoient tous et dont ils gémissoient ; tout se discutoit et se décidoit pour la guerre entre le roi et Chamillart uniquement, et presque toujours en présence de Mme de Maintenon. On a vu ce qu’elle étoit à Villars ; elle vouloit qu’il fût un héros.

Chamillart n’avoit garde d’oser penser autrement ; son apprentissage dans les projets de guerre étoit nouveau. Le roi, qui se piquoit d’y être maître, se complaisoit en un ministre novice qu’il comptoit former et à qui les grandes opérations ne pourroient être attribuées. Friedlingen, la jonction, plus que tout cela, Mme de Maintenon l’avoit ébloui sur Villars. Ils voyoient l’électeur aussi ardent que lui au projet du Tyrol ; le moyen de ne les en pas croire sans réflexion, sans avisement des motifs, sans contradicteur ? La carte blanche leur fut donc laissée, et les ordres en conséquence envoyés en Italie pour l’exécution de la jonction par Trente. Vendôme amusoit le roi de bicoques emportées, de succès de trois cents ou quatre cents hommes, de projets qui ne s’exécutoient pas. Ses courriers étoient continuels, qui ne satisfaisoient que le roi, par le mérite de sa naissance et les soins attentifs de M. du Maine, et par lui de Mme de Maintenon, qui lui avoient dévoué Chamillart. Vendôme, qui aimoit à faire du bruit, fut ravi de se trouver chargé de percer jusqu’à Trente. C’étoit un homme qui ne doutoit de rien, quoique souvent arrêté, qui soutenoit ses fautes avec une audace que sa faveur augmentoit, et qui ne convenoit jamais d’aucune méprise ; il fit donc un très gros détachement avec lequel il se mit en chemin de Trente, laissant M. de Vaudemont à la tête de l’armée.

Pendant le voyage de l’électeur en Tyrol, les Impériaux rassemblèrent leurs troupes et tinrent toujours le maréchal de Villars de fort près. Lui cependant projeta de surprendre le général La Tour, campé avec cinq mille chevaux près de la petite ville de Minderkingen qui a un pont sur le Danube, à six lieues d’Ulm, où Legal étoit allé avec douze escadrons, sous prétexte de garantir cette dernière ville des courses des ennemis qui en empêchoient le commerce et les marchés. Il eut ordre de marcher sans bruit, à huit heures du soir. Du Héron le joignit avec six escadrons de dragons ; il prit en croupe sept cents hommes d’infanterie, et cinq cents chevaux le joignirent en chemin avec Fonboisart. Quoiqu’ils eussent marché sans bruit toute la nuit, un parti de hussards les découvrit, tellement qu’ils trouvèrent le général en bataille dans une belle prairie devant son camp, et son bagage ayant passé le Danube. Ils avoient quinze cents chevaux plus que Legal, et le débordoient des deux côtés, aussi attaquèrent-ils les premiers par une grande décharge. Il ne leur fut répondu que l’épée à la main. L’affaire fut disputée et notre gauche avoit ployé. Le peu d’infanterie qu’avoit Legal marcha, la baïonnette au bout du fusil, et arrêta en plaine la cavalerie qui avoit poussé cette gauche qui se rallia, et alors la victoire ne balança plus. Ils se jetèrent dans Minderkingen, où la quantité de gens tués sur le pont les empêcha d’être poursuivis dans la ville, parce qu’ils eurent le temps de hausser le pont-levis ; quatre de leurs escadrons furent renversés dans le Danube ; ils perdirent `environ quinze cents hommes tués, peu de prisonniers, tant l’acharnement fut grand, et sept étendards. Du Héron, dont ce fut grand dommage, y fut tué avec cinquante officiers et quatre ou cinq cents hommes. Legal se retira le lendemain, il, août, en bon ordre, craignant quelques gros détachements du prince Louis de Bade. Cette action, qui fut belle, fit grand plaisir au roi, qui en fit compliment à la femme de Legal, qu’il rencontra dans la galerie, venant de la messe, et fit son mari lieutenant général.

La course vers Trente eut le succès qu’on en devoit attendre. L’électeur et M. de Vendôme furent, chacun de leur côté, arrêtés à chaque pas. Ce ne furent que pas retranchés dans les montagnes, châteaux escarpés et bicoques très fâcheuses à prendre, à chacun desquels M. de Vendôme se paradoit et amusoit le roi, tantôt d’un courrier, tantôt d’un officier pour apporter ces grandes nouvelles. Il ne put jamais recevoir qu’une seule fois des nouvelles de l’électeur. On s’épanouissoit déjà de ses succès comme d’une communication sûre et établie, lorsque l’électeur, qui étoit maître d’Inspruck où il avoit fait chanter le Te Deum, auquel, par une étrange singularité, la mûre de l’impératrice et l’évêque d’Augsbourg, frère de l’impératrice, qui y avoient été pris, assistèrent ; l’électeur, dis-je, avancé vers Brixen, trouva toute la milice et toute la noblesse du pays en armes, tellement que, craignant de manquer de tout et de trouver sa communication avec son pays coupée, il s’en retourna tout court. Il étoit temps : le pain manqua ; nul moyen d’en avoir du pays, où tout leur couroit sus, et les défilés déjà assez occupés pour se remercier de n’avoir pas différé de vingt-quatre heures ; encore y perdit-on assez de monde et même autour de l’électeur. Il rejoignit le maréchal de Villars avec ses troupes diminuées et horriblement fatiguées d’une course dont il ne tira pour tout fruit que la perte de tout le temps qu’il y employa et qui eût pu l’être bien utilement en Allemagne ; mais on a vu à qui en fut la faute. M. de Vendôme eut au moins le plaisir de bombarder Trente, à qui il ne fit pas grand mal. Il revint comme il put. Staremberg tourmenta fort ce retour, sur lequel il sut gagner trois marches, faire perdre force monde en détail à son ennemi et pousser à bout ses troupes de fatigues. Vaudemont, qui cependant avoit fait battre Murcé avec un gros détachement d’une manière plus que grossière, étoit à San-Benedetto, faisant fort le malade pressé d’aller aux eaux. Sa conduite, toujours soutenue, rendra toujours difficile à croire qu’il ne fût pas dans la bouteille, et qu’il ne fût pressé de se mettre à quartier de ce qui alloit arriver. Dès que le duc de Vendôme fut à San-Benedetto, il en partit pour s’aller mettre à l’abri de tous événements.

L’aveuglement sur lui fut tel, qu’il eut sur-le-champ qu’il le demanda le régiment d’Espinchal, tué à ce détachement de Murcé, pour le prince d’Elbœuf, neveu de sa femme.

M. de Vendôme manda au roi une belle et singulière action de Duquesne- Monier, qui commandoit les vaisseaux du roi dans le golfe de Venise. Il sut que les Impériaux avoient de grands magasins dans Aquilée, qui est à sept lieues dans les terres. Il s’embarqua sur des chaloupes avec cent vingt soldats, remonta la petite rivière qui vient d’Aquilée, et qui est si étroite qu’il y avoit des endroits où il ne pouvoit passer qu’une chaloupe à la fois. Il trouva deux forts sur son passage, mit pied à terre avec ses gens, les emporta, et au dernier, Beaucaire, capitaine de frégate, qui commandoit les cent vingt soldats, poursuivit ceux du fort jusque dans Aquilée qu’il pilla, brûla les magasins malgré deux cents hommes de troupes réglées et beaucoup de milices qui étoient là, ne perdit presque personne et revint trouver Duquesne qui l’attendoit vis-à-vis du dernier fort qu’il avoit pris. Cela arriva vers la fin de juillet.

Le samedi 4 août, le roi étant à Marly, Mme la duchesse d’Orléans accoucha d’un prince à Versailles ; M. le duc d’Orléans vint demander au roi la permission de lui faire porter le nom de duc de Chartres, et l’honneur d’être son parrain. Le roi lui répondit : « Ne me demandez-vous que cela ?  » M. le duc d’Orléans dit que les gens de sa maison le pressoient de demander autre chose, mais qu’il y auroit dans ce temps-ci de l’indiscrétion. « Je préviendrai donc votre demande, répliqua le roi, et je donne à votre fils la pension de premier prince du sang de cent cinquante mille livres. » Cela faisoit un million cinquante mille francs à M. le duc d’Orléans, savoir : six cent cinquante mille livres de sa pension, cent mille livres pour l’intérêt de la dot de Mme la duchesse d’Orléans, cent cinquante mille livres de sa pension et cent cinquante mille livres de celle de M. le duc de Chartres âgé de deux jours, sans compter les pensions de Madame.

Le roi fit, quelques jours après, un règlement sur l’artillerie, dont il vendit les charges : c’étoit un objet de cinq millions. Il en laissa quelques-uns à la disposition de M. du Maine, grand maître de l’artillerie, augmenta ses appointements de vingt mille livres et lui donna cent mille écus. Le besoin d’argent qui fit faire cette affaire à plusieurs autres, fit prêter l’oreille à un invalide qui prétendit avoir travaillé autrefois à faire à Meudon une cache pour un gros trésor, du temps de M. de Louvois. Il y fouilla donc et longtemps et en plusieurs endroits, maintenant toujours qu’il la trouveroit. On en fut pour la dépense de raccommoder ce qu’il avoit gâté, et pour la honte d’avoir sérieusement ajouté foi à cela.

M. d’Avaux vendit en ce temps-ci au président de Mesmes son neveu, sa charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l’ordre, avec permission de continuer à porter le cordon bleu. D’Avaux l’avoit eue, en 1684, du président de Mesmes son frère, qui lui-même avoit obtenu la même permission de continuer à porter l’ordre, et ce président de Mesmes l’avoit eue en 1671 lors de la déroute de La Bazinière, son beau-père, fameux financier, puis trésorier de l’épargne, qui fut longtemps en prison, puis revint sur l’eau, mais sans emploi, et à qui il ne fut pas permis de porter l’ordre, depuis qu’il eut donné sa charge à son gendre, lors de son malheur. J’ai parlé plus d’une fois de ces ventes de charges de l’ordre, et, emporté par d’autres matières, je ne me suis pas étendu sur celle-là, qui ne laisse pas d’avoir sa curiosité, par cela même qu’on voit arriver tous les jours cette multiplication de cordons bleus par la transmission de ces charges. Une fois pour toutes il est à propos de l’expliquer. J’irais trop loin si j’entreprenois de traiter ici ce qui regarde l’ordre du Saint-Esprit, la digression seroit longue et déplacée. Je me renfermerai aux charges, puisque l’occasion en a été manquée plus haut, et qu’elle se présente ici naturellement.




  1. La religion signifie ici l’ordre de Malte.