Aller au contenu

Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/12

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XII.


Baguettes du parlement baissées à Dijon chez M. le Prince. — Baronnies de Languedoc réelles, non personnelles. — Deux cent mille livres de brevet de retenue à Bullion. — Cardinal de Janson arrivé de Rome. — Mariage de des Forts avec la fille de Bâville. — Foucault cède à son fils l’intendance de Caen. — Fortune de l’abbé de La Bourlie en Angleterre. — Galanterie du roi à Marlborough. — Verbaum arrêté allant aux ennemis. — Faux-sauniers. — Orry à Paris ; ne retourne plus en Espagne ; frise la corde de près ; puis président à mortier au parlement de Metz. — La reine douairière d’Espagne conduite de Tolède à Bayonne. — Mort de Fontaine-Martel et sa dépouille. — Caractère, conduite, extraction et dégoût de Saint-Pierre. — Ma façon d’être avec M. le duc d’Orléans. — Mlle de Sery fait légitimer le fils qu’elle avoit de M. le duc d’Orléans, et se fait appeler Mme le comtesse d’Argenton par lettres patentes. — Curiosités sur l’avenir très singulières.


Le roi jugea au conseil de dépêches deux affaires assez singulières ; la première qui tenoit fort au cœur à M. le Prince entre lui et le parlement de Dijon, qui venant le saluer à son arrivée, pour tenir les états de Bourgogne, faisoit marcher ses huissiers avec leurs baguettes hautes dans le logis de M. le Prince, qui, de son côté, prétendoit que, représentant le roi dans la province dont il étoit gouverneur, les baguettes des huissiers du parlement ne pouvoient entrer chez lui que baissées. Cela fut ordonné ainsi, dont ce parlement fut fort mortifié.

L’autre paraissoit tout à fait sans fondement. Mérinville, dont le père étoit le seul lieutenant général de Provence, et qui fut chevalier de l’ordre en 1661, avoit été forcé par la ruine de ses affaires de vendre à Samuel Bernard, le plus fameux et le plus riche banquier de l’Europe, sa terre de Rieux qui est une des baronnies des états de Languedoc. Ces états ne voulurent pas souffrir que Bernard prît aucune séance dans leur assemblée, comme n’étant pas noble par lui-même, et incapable, par conséquent, de jouir du droit de la terre qu’il avoit acquise. Sur cela, Mérinville prétendit demeurer baron des états de Languedoc sans terre, comme étant une dignité personnelle. Il fut jugé qu’elle étoit réelle, attachée à la terre, et Mérinville évincé avec elle de la qualité de baron, et de tout droit de séance, et d’en exercer aucune fonction, sans que pour cela l’incapacité personnelle de l’acquéreur fût relevée. Son fils vient enfin de la racheter, malgré les enfants de Bernard, qui ont été condamnés par arrêt de la lui rendre pour le prix consigné.

Bullion eut en même temps deux cent mille livres sur son gouvernement du Maine et du Perche. Il étoit déjà assez étrange que son frère eût eu l’agrément de l’acheter, et que celui-ci l’eût eu après sa mort, sans donner à un homme si riche un brevet de retenue qui assuroit presque ce gouvernement à sa famille après lui.

Le cardinal de Janson arriva de Rome. Le roi lui fit mille amitiés qu’il méritoit bien, et lui fit prêter, le lendemain 14 juillet, le serment de grand aumônier de France.

Des Forts, que nous verrons plus d’une fois figurer en premier en finance, fils unique de Pelletier qui avoit les fortifications, et qui lui avoit donné sa place d’intendant des finances, épousa à Montpellier la fille de Bâville. Les Lamoignon crurent faire un grand honneur à la fortune des Pelletier par cette alliance, qui parurent les croire sur leur parole. On a vu, il n’y a pas longtemps, sur le premier président Lamoignon, père de Bâville et du président à mortier, combien il y avoit peu qu’ils avoient quitté la plaidoirie et le barreau, où ils n’étoient pas même anciens, pour entrer dans la magistrature.

Foucault, conseiller d’État, obtint la rare permission du roi de quitter à son fils l’intendance de Caen, auquel on verra faire en son temps des personnages dangereux et extravagants en France et en Espagne. Sans une raison de cette nature, je ne m’amuserois pas à gâter mon papier de ces bagatelles. Foucault, grand médailliste, étoit fort protégé du P. de La Chaise, qui l’étoit aussi.

On sut que les Anglois avoient fait l’abbé de La Bourlie lieutenant général dans leurs troupes, avec six mille livres de pension, et vingt-quatre mille livres pour son équipage, et qu’ils l’avoient sur leur flotte avec Cavalier, qui, à la fin, après avoir rôdé en France depuis sa soumission et son accommodement, s’étoit donné à eux. J’ai avancé, quoique de fort peu, quelques-unes de ces petites choses pour ne les pas oublier et pour n’en pas interrompre de plus intéressantes, qu’il faut maintenant raconter après avoir achevé encore quelques bagatelles.

Le roi fut, si content du procédé du duc de Marlborough, à l’égard de tous nos prisonniers, qu’il permit à sa prière que Vanbauze, qui avoit Reims pour prison, allât pour trois mois chez lui à Orange. On a vu en son lieu que ce lieutenant général, et grand et bon partisan, avoit été pris en Italie. On étoit fort mécontent de sa conduite et de ses discours, et le roi, qui eut peine à consentir à ce congé, le fit valoir à Marlborough. En même temps Verbaum, premier ingénieur du roi d’Espagne, fut mis dans la citadelle de Valenciennes, comme il alloit se rendre au camp des ennemis. On prit aussi quantité de faux sauniers en divers endroits du royaume, qui marchoient armés par troupes, et trouvoient partout protection pour cette contrebande. On en envoya quantité aux îles d’Amérique.

Orry étoit arrivé à Versailles et y avoit suivi Vaset et les pierreries d’Espagne de fort près. C’étoit pour solliciter des secours d’argent dans cette extrémité des affaires. Il vit longtemps le roi dans son cabinet le 15 juillet. Mais dans les six semaines qu’il demeura ici sur le pied de retourner en Espagne, Amelot et le duc de Berwick mandèrent que la commotion y étoit si générale et si grande contre lui, qu’il seroit fort nuisible de l’y renvoyer. En effet ses hauteurs, sa dureté, sa brutalité, sa grossièreté, le mensonge continuel dont, en toutes sortes d’affaires, il faisoit une profession ouverte, l’avoient, rendu si odieux que personne ne vouloit plus traiter avec lui. Il en avoit usé avec Amelot comme il avoit fait avec Puységur, et son effronterie avoit si peu de bornes que le duc de Berwick m’a conté que ce qu’il lui promettoit pour le lendemain, et quelquefois pour deux heures après, ne s’exécutoit point, et qu’il niait de l’avoir promis, tellement que Berwick, qui ne le voyoit jamais que pour affaires indispensables, prit enfin le parti de lui porter chaque demande sur du papier et de lui faire écrire et signer au bas sa réponse. Avec cela encore il manquoit de parole. On lui rapportoit le papier, il ne pouvoit plus nier, mais faisoit la gambade et répondoit qu’il n’avoit pu résister au maréchal, sachant bien qu’il ne, pourroit exécuter ce qu’il promettoit. Avec cette conduite, tout périssoit, excepté sa bourse.

Quand il fut résolu qu’il ne retourneroit point, il fut question de lui faire rendre compte de deux millions comptants qu’il avoit touchés ici dans ces six semaines pour le payement des troupes en Espagne. Ce compte fut tel que le roi le voulut faire pendre. Il en fut à deux doigts. Mme de Maintenon, qui sentit combien cette catastrophe porteroit sur la protection que Mme des Ursins ne cessoit de lui donner, et sur l’intime liaison toujours subsistante entre eux, détourna le coup par Chamillart, et fit si bien dans la suite, toujours pour couvrir et soutenir Mme des Ursins, qu’on lui donna pour le décrasser et le réhabiliter une charge de président à mortier au parlement de Metz, qu’il garda pour ces mêmes raisons, mais qu’il n’exerça point, parce qu’il ne savoit mot de lois ni de jurisprudence. Il a laissé deux fils qui sont sa vive image. Qui croiroit qu’en titre et en effet on les ait rendus les arbitres et les maîtres des finances du roi et de la fortune de tous ses sujets ?

Ce fut un coup hardi à Amelot, avec qui Orry étoit fort brouillé, d’avoir empêché son retour, Mais la conduite, la capacité et la réputation de ces deux hommes étoient si diamétralement opposées, l’un en vénération et en amour à toute l’Espagne et aux troupes, l’autre en dernière horreur, que Mme des Ursins n’osa se fâcher pour cette fois, n’en vécut pas moins bien avec Amelot et avec Berwick, alors tous deux si nécessaires, ne put pas même leur en savoir un trop mauvais gré, et se rabattit à sauver son ami de la corde, pour sauver sa propre réputation à elle-même.

Avant de rentrer à Madrid, et dès que le roi d’Espagne s’en revit le maître, il jugea à propos de se délivrer de la reine douairière d’Espagne, dont la conduite avoit été plus que suspecte dans tous les temps. Le roi, par la considération de la mémoire de Charles II qui l’avoit appelé à sa couronne par son testament, et duquel elle étoit veuve, n’avoit pas voulu lui faire éprouver les rigueurs de la retraite dans un monastère sans y voir personne et sans en sortir, qui est la destinée que l’usage d’Espagne impose aux reines veuves, lorsqu’un fils sur le trône ne les en dispense pas par son autorité. Celle-ci n’avoit point d’enfants. Elle étoit sœur de l’impératrice veuve de l’empereur Léopold, et mère de l’empereur Joseph et de l’archiduc. On a vu combien, du vivant et dans les fins de Charles II, cette princesse étoit active pour les intérêts de l’empereur, et intimement unie avec tous les seigneurs espagnols attachés particulièrement à la maison d’Autriche. Philippe V, qui avoit raison de ne la pas laisser à Madrid, lui donna le choix d’une autre demeure. Elle désira d’aller à Tolède dans le beau palais que Charles-Quint y avoit rétabli, et dont les superbes restes font déplorer l’incendie qui le détruisit à la retraite des troupes de l’archiduc de cette ville, un peu après ce temps-ci. La conduite de la reine douairière n’avoit pas démenti son inclination pendant cette dernière prospérité de l’archiduc son neveu, tellement qu’une des premières choses que le roi d’Espagne jugea à propos de faire aussitôt son espèce de rétablissement fut de l’éloigner tout à fait. Il chargea donc le duc d’Ossone, l’un de ses capitaines des gardes qui l’avoit toujours suivi, de prendre cinq cents chevaux, d’aller à Tolède, de voir en arrivant la reine douairière, de lui dire que le roi d’Espagne la trouvoit là trop proche des armées pour y demeurer tranquillement, et qu’il souhaitoit que, sans aucun délai, elle allât trouver la reine à Burgos. La reine douairière parut fort affligée et fort interdite de ce compliment, chercha des excuses et des délais, mais le duc d’Ossone mêla si bien la fermeté avec le respect qu’il ne lui donna que vingt-quatre heures, au bout desquelles il la fit partir avec tout ce qu’elle avoit là autour d’elle, et au lieu de Burgos, la fit conduire à Vittoria. Pendant ce voyage, on avoit dépêché au roi pour avoir ses ordres sur le lieu de la frontière et de France où on la mèneroit. Pau fut choisi pour la commodité et l’agrément du château et des jardins ; mais la reine douairière, informée enfin du lieu où elle alloit, demanda Bayonne par préférence et l’obtint. Le duc de Grammont qui y étoit lui céda sa maison et la reçut avec toutes sortes d’honneurs. Elle y a passé plus de trente ans. J’aurai occasion de parler d’elle dans la suite.

Fontaine-Martel étoit mort, mangé de goutte, ne laissant qu’une fille encore enfant. Il étoit frère d’Arcy, dont j’ai parlé, qui avoit été gouverneur de M. le duc d’Orléans, et qui avoit valu à Fontaine-Martel la place de premier écuyer de Mme la duchesse d’Orléans. Elle étoit obsédée des Saint-Pierre, et par eux toujours aigrie sur celle des Suisses qu’avoit eue Nancré. Ils firent tant auprès d’elle qu’elle se fit une véritable affaire d’obtenir cette place de son premier écuyer pour Saint-Pierre, et M. le duc d’Orléans la lui donna pour avoir repos, à condition que Saint-Pierre ne se présenteroit pas devant lui. Quelque déshonorante que fût cette condition, Saint-Pierre et sa femme n’étoient pas gens à lâcher prise. La place étoit utile et pleine de commodités, elle honoroit fort Saint-Pierre, elle lui donnoit un état de consistance qu’il n’avoit pas ; il la reçut donc avec avidité et tint des propos et une conduite à l’égard de M. le duc d’Orléans plus qu’indécents.

C’étoit un petit noble tout au plus, de basse Normandie, qui ne s’étoit jamais assis devant la vieille duchesse de Ventadour, mère de la maréchale de Duras, quand il alloit lui faire sa cour à Sainte-Marie dont il étoit voisin. Pour achever, il n’y eut manèges qu’il ne fît, et chose qu’il ne mît en œuvre pour faire aller sa femme à Marly, et par conséquent pour la faire manger, et entrer dans les carrosses. Mme la duchesse d’Orléans le voulut prendre au point d’honneur, à cause de la charge. On allégua l’exemple de Mme de Fontaine-Martel qui y avoit été admise sans difficulté. Le roi tint bon toute sa vie, car ils ne se lassèrent point d’y prétendre. Il répondit que, quand le premier écuyer de Mme la duchesse d’Orléans seroit un homme de qualité comme l’étoit Fontaine-Martel, il savoit la différence des domestiques des petits-fils de France d’avec ceux des princes du sang ; mais que, pour un premier écuyer tel que Saint-Pierre, il étoit étonné que cela se pût imaginer, moins encore proposer. Il n’y eut peut-être que les deux dernières années de la vie du roi tout au plus que, rebutés cent et cent fois, ils se le tinrent pour dit.

La Saint-Pierre se fourroit partout, divertissoit le monde et soi-même tant qu’elle pouvoit, avec un air étourdi, mais point du tout méchante ni glorieuse. Le mari étoit un faux Caton, bien glorieux, bien présomptueux, bien insolent, jusqu’à ne prendre pas la peine de voir le roi, de dépit de Marly, quoique ne bougeant de Versailles, méchant et dangereux avec force souterrains, et un froid silencieux et indifférent copié sur d’O, mais avec beaucoup d’esprit. Son nom étoit Castel. Les trois tantes paternelles du maréchal de Bellefonds avoient épousé en 1642 [la première] un Castel ; la seconde un Cadot, qui sont les Sebeville ; la troisième fut mère du maréchal de Villars. Voilà une parenté médiocre. On sait en Normandie quels sont les Gigault ; mais le surprenant est que la mère de ces trois femmes étoit Aux Épaules, bonne et ancienne maison éteinte, dont étoit aussi la mère de la duchesse de Ventadour, mère de la maréchale de Duras, qui n’en rabattoit rien pour cela avec les Saint-Pierre.

S’il n’est pas temps encore de parler du personnel de M. le duc d’Orléans, je ne puis différer de dire de quelle façon j’étois avec lui depuis que j’étois entré dans son commerce, de la façon dont je l’ai raconté en son lieu. L’amitié et la confiance pour moi étoit entière, j’y répondis toujours avec le plus sincère attachement. Je le voyois presque toutes les après-dînées à Versailles, seul dans son entresol. Il me faisoit des reproches quand le hasard rendoit mes visites plus rares, et il me permettoit de lui en parler en toute liberté. Aucun chapitre ne nous échappoit, il se répandoit sur tous avec moi, et il trouvoit bon que je ne lui cachasse rien sur lui-même. Je ne le voyois qu’à Versailles et à Marly, c’est-à-dire à la cour, et jamais à Paris. Outre que je n’y étois presque point, et que, quand j’y allois pour y coucher une nuit, et rarement deux, c’étoit pour des devoirs ou des affaires ; ses compagnies, ses parties, la vie qu’il menoit à Paris ne me convenoit point. Je m’étois mis tout d’abord sur le pied de n’avoir aucun commerce avec personne du Palais-Royal, ni de ses compagnies de plaisir, ni avec ses maîtresses. Je n’en voulus pas avoir davantage avec Mme la duchesse d’Orléans que je ne voyois jamais qu’aux occasions de cérémonie et de devoirs indispensables, fort rares, et une minute, et je ne me mêlai jamais de quoi que ce fût de leurs maisons. Je crus toujours qu’une autre conduite là-dessus me seroit fort importune, et ne me mèneroit qu’à des tracasseries, de sorte que je n’en voulus jamais entendre parler.

Le soir même qu’il fut déclaré général pour l’Italie, je le suivis du salon chez lui, où nous causâmes longtemps tous deux. Il m’apprit qu’on avoit dépêché à Marsin, en Flandre, où il étoit encore avec ce qu’il avoit amené au maréchal de Villeroy, qui ne l’avoit pas attendu pour sa bataille, ordre de se porter sur-le-champ de sa personne sur le Rhin y prendre le commandement de l’armée, et en même temps à Villars d’en partir, et de sa personne aller par la Suisse à l’armée d’Italie, qu’il commanderoit sous lui, d’où M. de Vendôme ne devoit point partir qu’ils ne fussent arrivés l’un et l’autre, et n’eussent conféré avec lui, et qu’il n’étoit général qu’à condition, pour ce commandement, de ne rien faire que de l’avis du maréchal, et quoi que ce soit au contraire, dont le roi en le nommant venoit d’exiger sa parole. Il en sentit moins le poids que la joie de se voir arrivé à ce qu’il avoit tant désiré toute sa vie, et sans l’avoir demandé, et lorsque depuis si longtemps il ne l’espéroit plus et n’y songeoit plus. M. le prince de Conti se contraignit, et fit fort bien le soir dans le salon. Mme la Duchesse, qui y jouoit, ne prit pas la peine de quitter ni d’aller à M. le duc d’Orléans : elle lui cria, comme il passoit à portée, qu’elle lui faisoit son compliment, d’un air piqué. Il passa sans répondre. M. le Duc n’étoit pas encore de retour des états de Bourgogne. Les jours suivants, M. le duc d’Orléans voulut que j’entrasse avec lui en beaucoup de choses. Je crus ne pourvoir lui rendre un meilleur service, à Chamillart et aux affaires, que de lui bien et nettement dire l’obligation qu’il avoit à Chamillart de le faire servir ; de lui bien faire entendre que, quelle que fût sa disproportion d’avec lui, un ministre demeuroit toujours le maître, et faisoit enrager les plus grands princes quand il vouloit ; que l’honneur, la reconnoissance, l’intérêt de sa gloire et de ce qu’il alloit manier, exigeoit entre eux un concert, une union, une franchise entière sur tout, une exclusion de tout genre de fripons, qui, pour pécher en eau trouble et pour leurs intérêts particuliers, voudroient semer de la défiance et les éloigner l’un de l’autre. Je lui représentai qu’il ne pouvoit douter de Chamillart, du caractère droit et vrai dont il étoit, qui l’ayant mis à la tête d’une puissante armée, ne tenant qu’à lui de le laisser oisif comme il étoit, n’oublieroit rien pour se maintenir dans la bienveillance qu’il devoit se promettre de ce service ; qu’une réflexion si naturelle le devoit continuellement tenir en garde contre ceux qui, sûrement ou jaloux ou ennemis de l’un et de l’autre, voudroient lui grossir les soupçons, les mécontentements, le chagrin, qui pouvoient naître avec le temps par le manquement involontaire de beaucoup de choses, qui ne se faisoit que trop sentir en beaucoup d’occasions partout. Il reçut avec amitié et avec plaisir ces considérations, m’expliqua fort au long ses instructions et ses ordres, et m’ordonna de lui écrire souvent et librement sur lui-même.

Il étoit depuis longtemps amoureux de Mlle de Sery. C’étoit une jeune fille de condition, sans aucun bien, jolie, piquante, d’un air vif, mutin, capricieux et plaisant. Cet air ne tenoit que trop ce qu’il promettoit. Mme de Ventadour, dont elle étoit parente, l’avoit mise fille d’honneur auprès de Madame ; là elle devint grosse, et eut un fils de M. d’Orléans. Cet éclat, la fit sortir de chez Madame. M. le duc d’Orléans s’attacha à elle de plus en plus. Elle étoit impérieuse et le lui fit sentir ; il n’en étoit que plus amoureux et plus soumis. Elle disposoit de beaucoup de choses au Palais-Royal, cela lui fit une petite cour et des amis ; et Mme de Ventadour, avec toute sa dévotion de repentie et ses vues, ne cessa point d’être en commerce étroit avec elle, et ne s’en cachoit pas. Elle fut bien conseillée. Elle saisit ce moment brillant de M. le duc d’Orléans pour faire reconnoître et légitimer le fils qu’elle en avoit, aujourd’hui par la régence de son père devenu grand prieur de France, général des galères, et grand d’Espagne, avec des abbayes. Mais Mlle de Sery ne se contenta pas de cette légitimation. Elle trouva indécent d’être publiquement mère et de s’appeler mademoiselle. Nul exemple pour lui donner le nom de Madame ; c’étoit un honneur réservé aux filles de France, aux filles duchesses femelles, et depuis l’invention de Louis XIII que j’ai rapportée en son lieu, pour Mlle d’Hautefort, aux filles dames d’atours. Ces obstacles n’arrêtèrent ni la maîtresse ni son amant. Il lui fit don de la terre d’Argenton, et força la complaisance du roi, quoique avec beaucoup de peine d’accorder des lettres patentes portant permission à Mlle de Sery de prendre le nom de madame et de comtesse d’Argenton. Cela étoit inouï. On craignit les difficultés de l’enregistrement. M. le duc d’Orléans, prêt à partir et accablé d’affaires, alla lui-même chez le premier président et chez le procureur général, et l’enregistrement fut fait. Son choix pour l’Italie avoit été reçu avec le plus grand applaudissement de la ville et de la cour. Cette nouveauté ralentit cette joie et fit fort crier ; mais un homme bien amoureux ne pense qu’à satisfaire sa maîtresse et à lui tout sacrifier.

Tout se conçut, se fit et se consomma à cet égard sans que lui et moi nous nous en dissions un seul mot. Je fus fâché de la chose, et qu’il eût terni un départ si brillant par une singularité si bruyante et si déplacée. Mais ce fut tout, et je me fus fidèle à ce que je m’étois proposé, dès le moment que je rentrai en commerce avec lui, de ne lui parler jamais de sa maison, de son domestique ni de ses maîtresses. Il se doutoit bien que je n’approuverois pas ce qu’il faisoit pour celle-là ; il se garda bien de m’en ouvrir la bouche en aucun temps.

Mais voici une chose qu’il me raconta dans le salon de Marly, dans un coin où nous causions tête à tête, un jour que, sur le point de son départ pour l’Italie, il arrivoit de Paris, dont la singularité vérifiée par des événements qui ne se pouvoient prévoir alors m’engage à ne la pas omettre. Il étoit curieux de toutes sortes d’arts et de sciences, et, avec infiniment d’esprit, avoit eu toute sa vie la faiblesse si commune à la cour des enfants d’Henri II, que Catherine de Médicis avoit entre autres maux apportée d’Italie. Il avoit tant qu’il avoit pu cherché à voir le diable, sans y avoir pu parvenir, à ce qu’il m’a souvent dit, et à voir des choses extraordinaires, et savoir l’avenir. La Sery avoit une petite fille chez elle de huit ou neuf ans, qui y étoit née et n’en étoit jamais sortie, et qui avoit l’ignorance et la simplicité de cet âge et de cette éducation. Entre autres fripons de curiosités cachées, dont M. le duc d’Orléans avoit beaucoup vu en sa vie, on lui en produisit un, chez sa maîtresse, qui prétendit faire voir dans un verre rempli d’eau tout ce qu’on voudroit savoir. Il demanda quelqu’un de jeune et d’innocent pour y regarder, et cette petite fille s’y trouva propre. Ils s’amusèrent donc à vouloir savoir ce qui se passoit alors même dans des lieux éloignés, et la petite fille voyoit, et rendoit ce qu’elle voyoit à mesure. Cet homme prononçoit tout bas quelque chose sur ce verre rempli d’eau, et aussitôt on y regardoit avec succès.

Les duperies que M. le duc d’Orléans avoit souvent essuyées rengagèrent à une épreuve qui pût le rassurer. Il ordonna tout bas à un de ses gens, à l’oreille, d’aller sur-le-champ à quatre pas de là, chez Mme de Nancré, de bien examiner qui y étoit, ce qui s’y faisoit, la position et l’ameublement de la chambre, et la situation de tout ce qui s’y passoit, et, sans perdre un moment ni parler à personne, de le lui venir dire à l’oreille. En un tournemain la commission fut exécutée, sans que personne s’aperçût de ce que c’étoit, et la petite fille toujours dans la chambre. Dès que M. le duc d’Orléans fut instruit, il dit à la petite fille de regarder dans le verre qui étoit chez Mme de Nancré et ce qu’il s’y passoit. Aussitôt elle leur raconta mot pour mot tout ce qu’y avoit vu celui que M. le duc d’Orléans y avoit envoyé. La description des visages, des figures, des vêtements, des gens qui y étoient, leur situation dans la chambre, les gens qui jouoient à deux tables différentes, ceux qui regardoient ou qui causoient assis ou debout, la disposition des meubles, en un mot tout. Dans l’instant M. le duc d’Orléans y envoya Nancré, qui rapporta avoir tout trouvé comme la petite fille l’avoit dit, et comme le valet qui y avoit été d’abord l’avoit rapporté à l’oreille de M. le duc d’Orléans.

Il ne me parloit guère de ces choses-là, parce que je prenois la liberté de lui en faire honte. Je pris celle de le pouiller à ce récit et de lui dire ce que je crus le pouvoir détourner d’ajouter foi et de s’amuser à ces prestiges, dans un temps surtout où il devoit avoir l’esprit occupé de tant de grandes choses. « Ce n’est pas tout, me dit-il ; et je ne vous ai conté cela que pour venir au reste ; » et tout de suite me conta que, encouragé par l’exactitude de ce que la petite fille avoit vu de la chambre de Mme de Nancré, il avoit voulu voir quelque chose de plus important, et ce qui se passeroit à la mort du roi, mais sans en rechercher le temps qui ne se pouvoit voir dans ce verre. Il le demanda donc tout de suite à la petite fille, qui n’avoit jamais ouï parler de Versailles, ni vu personne que lui de la cour. Elle regarda et leur expliqua longuement tout ce qu’elle voyoit. Elle fit avec justesse la description de la chambre du roi à Versailles, et de l’ameublement qui s’y trouva en effet à sa mort. Elle le dépeignit parfaitement dans son lit, et ce qui étoit debout auprès du lit ou dans la chambre, un petit enfant avec l’ordre tenu par Mme de Ventadour, sur laquelle elle s’écria parce qu’elle l’avoit vue chez Mlle de Sery. Elle leur fit connoître. Mme de Maintenon, la figure singulière de Fagon, Madame, Mme la duchesse d’Orléans, Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti ; elle s’écria sur M. le duc d’Orléans : en un mot, elle leur fit connoître ce qu’elle voyoit là de princes et de domestiques, seigneurs ou valets. Quand elle eut tout dit, M. le duc d’Orléans, surpris qu’elle ne leur eût point fait connoître Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, Mme la duchesse de Bourgogne, ni M. le duc de Berry, lui demanda si elle ne voyoit point des figures de telle et telle façon. Elle répondit constamment que non, et répéta celles qu’elle voyoit. C’est ce que M. le duc d’Orléans ne pouvoit comprendre et dont il s’étonna fort avec moi, et en rechercha vainement la raison. L’événement l’expliqua. On étoit lors en 1706. Tous quatre étoient alors pleins de vie et de santé, et tous quatre étoient morts avant le roi. Ce fut la même chose de M. le Prince, de M. le Duc et de M. le prince de Conti qu’elle ne vit point, et vit les enfants des deux derniers, M. du Maine, les siens, et M. le comte de Toulouse. Mais jusqu’à l’événement cela demeura dans l’obscurité.

Cette curiosité achevée, M. le duc d’Orléans voulut savoir ce qu’il deviendroit. Alors ce ne fut plus dans le verre. L’homme qui étoit là lui offrit de le lui montrer comme peint sur la muraille de la chambre, pourvu qu’il n’eût point de peur de s’y voir ; et au bout d’un quart d’heure de quelques simagrées devant eux tous, la figure de M. le duc d’Orléans, vêtu comme il l’étoit alors et dans sa grandeur naturelle, parut tout à coup sur la muraille comme en peinture, avec une couronne fermée sur la tête. Elle n’étoit ni de France, ni d’Espagne, ni d’Angleterre, ni impériale. M. le duc d’Orléans, qui la considéra de tous ses yeux, ne put jamais la deviner ; il n’en avoit jamais vu de semblable. Elle n’avoit que quatre cercles, et rien au sommet. Cette couronne lui couvroit la tête.

De l’obscurité précédente et de celle-ci, je pris occasion de lui remontrer la vanité de ces sortes de curiosités, les justes tromperies du diable que Dieu permet pour punir des curiosités qu’il défend, le néant et les ténèbres qui en résultent au lieu de la lumière et de la satisfaction qu’on y recherche. Il étoit assurément alors bien éloigné d’être régent du royaume et de l’imaginer. C’étoit peut-être ce que cette couronne singulière lui annonçoit. Tout cela s’étoit passé à Paris chez sa maîtresse, en présence de leur plus étroit intrinsèque, la veille du jour qu’il me le raconta, et je l’ai trouvé si extraordinaire que je lui ai donné place ici, non pour l’approuver, mais pour le rendre.