Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/15
CHAPITRE XV.
J’étois allé passer un mois à la Ferté, j’y recevois les nouvelles d’Italie que M. le duc d’Orléans me faisoit envoyer avec soin, et des lettres de sa main quand il ne vouloit pas que ce qu’il me mandoit passât par d’autres. J’étois donc pleinement instruit des malheurs qui s’y préparoient, et fort inquiet, lorsqu’un gentilhomme arrivant de Rouen chez son frère, tout auprès de chez moi, y vint comme nous nous promenions Mme de Saint-Simon et moi dans le parc avec du monde, et nous raconta le désastre de Turin avec les circonstances exactes sur M. le duc d’Orléans, sur le maréchal de Marsin, et sur tout le reste, telles que le roi les apprit trois jours après seulement, par le courrier qui en porta la nouvelle (et moi, quatre jours, par mes lettres de la cour et de Paris), sans que nous ayons jamais pu comprendre comment il étoit possible que cette triste nouvelle eût été portée avec une si extrême diligence, pour ne pas dire incroyable, sans que ce gentilhomme nous le voulût dire, sinon d’en fortement appuyer la certitude, et sans que nous l’ayons jamais revu depuis, car il mourut fort tôt après. Je fus vivement touché de ce malheur arrivé entre les mains de M. le duc d’Orléans, quoiqu’elles en fussent parfaitement innocentes. La fièvre me prit, je m’en allai à Paris, sans m’arrêter à Versailles pour éviter l’empire de sa faculté.
Nancré, dépêché avec le détail, y arriva presque en même temps. Quoique je ne le connusse point du tout, je lui envoyai dire que j’étois hors d’état de l’aller trouver et que je le priois de venir chez moi. Il y vint aussitôt. Il avoit ordre de me voir ; nous fûmes deux bonnes heures tête à tête. Il m’apprit que le roi rendoit une pleine justice à son neveu, et me pressa de lui écrire sans nul ménagement, je n’en eus pas besoin. Le public équitable, la cour même, malgré ses jalousies, décernèrent des lauriers à sa défaite, et l’élevèrent d’autant plus que la fortune l’avoit voulu abaisser. Ce fait est aussi mémorable que singulier, et je ne crois pas qu’il y ait d’exemple de tant et de si unanimes louanges dans un malheur aussi complet. Tout le cri tomba sur Marsin, et nonobstant Chamillart, sur La Feuillade.
Quoique les ennemis, contents de leurs succès, ne se fussent opposés à rien de la retraite, il est pourtant vrai que le gros canon de batterie ne put être emmené. L’abbé de Grancey, premier aumônier de M. le duc d’Orléans, médiocre pauvre, mais fort brave et fort bon homme, fut tué à deux pas derrière lui, sur quoi le comte de Roucy disoit que ce prêtre abbé mourroit de joie s’il pouvoit savoir qu’il a été tué. Villiers et La Bretonnière, maréchaux de camp, Bonelles, fils de Bullion, colonel d’infanterie, Kercado, mestre de camp du Dauphin-étranger(1), très bon sujet,
1. Le régiment Dauphin-étranger étoit composé d’étrangers, comme le Royal-Allemand, le Royal-Pologne, etc. et à qui j’avois vendu ma compagnie, lui jeune cornette dans le même régiment, et assez d’officiers y furent tués ; et Murcé, lieutenant général, mourut de ses blessures, prisonnier à Turin. On n’y perdit pas plus de quinze cents hommes, mais beaucoup de blessés et de prisonniers.
Murcé étoit frère de Mme de Caylus, aussi disgracié de corps et d’esprit que sa sœur avoit l’un et l’autre charmants. Il étoit donc fils de Villette, lieutenant général de mer, cousin germain de Mme de Maintenon, et tous sous sa protection la plus particulière. Celui-ci étoit brave, et point mauvais officier, mais gauche, bête, inepte au dernier point. Il avoit avec nous, en Allemagne, un jeûne valet qui le suivoit toujours, qu’il appeloit Marcassin, et qui se moquoit de lui à cœur de journée. C’étoit l’année que Mme la duchesse de Bourgogne vint en France. Il arriva à Murcé trois grands malheurs dont il se plaignit amèrement à toute l’armée son cheval isabelle étoit mort, Marcassin l’avoit quitté, et sa femme n’étoit point femme d’honneur, il vouloit dire dame du palais. Marivault et Montgon le faisoient valoir ; c’étoit une farce continuelle de le voir avec eux, leurs questions, leur moqueuse admiration, leurs panneaux et ses sottises. Il avoit épousé la fille du lieutenant général de Chaumont en Bassigny ; il l’avoit menée à Strasbourg, où il avoit été employé l’hiver [comme] brigadier ; elle étoit laide, sotte et dévote à merveilles ; il n’y avoit qu’un ménage de gâté. Elle faisoit ses dévotions fort souvent, et la veille vouloit coucher seule. Murcé s’en plaignoit et rendoit compte à tout le monde du calendrier de sa femme. Il prioit à manger chez lui par grades ; et un homme de grade différent des conviés qui s’y présentoit quelquefois pour s’en divertir étoit sûrement éconduit, et Murcé lui en disoit la raison. Tant de fadaises, et d’un Murcé, pourront surprendre ici, mais voici pourquoi je les ai mises. Murcé étoit une espèce de La Feuillade de Mme de Maintenon. Elle le croyoit un homme merveilleux ; il lui rendoit compte des choses et des personnes de l’armée, elle le consultoit sur ce qu’il pensoit qu’on devoit exécuter. Il montroit souvent de ses lettres qui marquoient en effet une confiance qui faisoit pitié. Il étoit craint et ménagé, et il a souvent servi et nui à bien des gens ; de là on peut juger à qui on avoit affaire, et en grande partie de ce qu’étoit Mme de Maintenon.
Le 9 septembre, c’est-à-dire le surlendemain de la bataille de Turin, Médavy marcha avec neuf mille hommes au secours de Castiglione delle Stivere, que le prince héréditaire de Hesse-Cassel assiégeoit avec douze mille hommes, lequel a depuis été roi de Suède. Il laissa huit cents hommes dans la ville qu’il avoit prise, leva ses quartiers de devant le château, et vint au-devant de Médavy dans une belle plaine, qui de son côté marcha aussi à lui. Notre cavalerie, débordée par celle des ennemis, fut d’abord un peu en désordre ; il fut augmenté par la fuite que prirent quatre régiments d’infanterie de Milanois et de Napolitains ; Sebret, qui commandoit une brigade en seconde ligne, alla les remplacer sans attendre d’ordre. Médavy fit mettre l’épée à la main à toute son infanterie ; elle essuya toute la décharge de l’infanterie ennemie, la chargea ensuite et la défit entièrement. La cavalerie ennemie, voyant l’infanterie défaite, s’enfuit. On leur tua deux mille hommes, on leur en prit quinze cents, tout leur canon et beaucoup d’étendards et de drapeaux. Médavy y perdit aussi du monde, le chevalier de Verac, Grammont de Franche-Comté, Renepont, du Cheilar, tous quatre mestres de camp, et d’Hérouville, colonel d’infanterie, blessé à mort. Outre ces prisonniers, on eut les huit cents hommes laissés dans la ville. Médavy fit passer le Mincio au prince de liesse, et le, poursuivit jusqu’à l’Agide ; il lui tua encore du monde, prit des traîneurs dans cette poursuite, et reprit Goïto. Ce fut un étrange contraste avec Turin, et un grand renouvellement de douleur sur la retraite en France au lieu de l’avoir faite en Italie. Médavy en fut fait sur-le-champ chevalier de l’ordre ; Saint-Pater et Dilon, ses deux maréchaux de camp, lieutenants généraux ; Grancey, son frère, qui avoit apporté la nouvelle, maréchal de camp ; et Sebret, qui apporta le détail, brigadier.
Sur ce succès, Vaudemont rassembla ce qu’il avoit de troupes, manda à Médavy de le venir joindre avec les siennes, fit mine de vouloir défendre le Tésin, s’en fit fête par un courrier, et manda que c’étoit pour conserver la ville de Milan, qui prétend avoir droit de se rendre sans blâme à quiconque a passé cette rivière. Vaudemont ajoutoit qu’il avoit voulu envoyer Colmenero rendre compte de toutes choses, mais qui s’étoit trouvé mal sur le point de partir. Colmenero n’avoit garde de venir. Il avoit été gouverneur du château de Milan, l’étoit d’Alexandrie alors, et ami intime de Vaudemont. Vendôme l’avoit fort vanté au roi ; c’étoit un bon officier, mais dont l’âme étoit de la trempe de celle de Vaudemont, et qui le montra bien dans la suite. Toutes ces fanfaronnades de Vaudemont ne servirent qu’à amuser le roi, qui ne se lassa jamais d’en être la dupe.
Le prince Eugène, entré dans Turin, et M. de Savoie au comble de sa joie la plus inespérée de se revoir dans Turin, ne s’amusèrent point aux réjouissances. Ils ne pensèrent qu’à profiter d’un succès inouï ; ils reprirent rapidement toutes les places du Piémont et toutes celles de Lombardie que nous occupions. Le château de Casal fut leur dernière conquête. Vaudemont et Médavy, retirés dans Mantoue, ne purent empêcher ces fruits de la bataille de Turin, et de la retraite de l’armée en France. Elle étoit pourtant encore de quatre-vingt-quinze bataillons, en bon état ceux qui venoient de Lombardie, mais ceux du siège fort délabrés ; six régiments de dragons, mais à pied ; et à l’égard de la cavalerie, quatre à cinq mille chevaux.
Jamais bataille ne coûta moins de soldats que celle de Turin, jamais de retraite plus tranquille de la part des ennemis ni laissée plus à choix, jamais suites plus affreuses ni plus rapides. Ramillies, avec une perte légère, coûta les Pays-Bas espagnols et partie de ceux du roi, par la terreur et le tournoiement de tête du seul maréchal de Villeroy, et celle de Turin coûta toute l’Italie par l’ambition de La Feuillade, la servitude de Marsin, l’avarice, des ruses, les désobéissances des officiers généraux contre M. le duc d’Orléans, qui seul voulut et s’opiniâtra à trois reprises à se retirer en Italie, ce qui étoit libre, aisé et d’une suite victorieuse à réparer, plus que le malheur qui venoit d’arriver, vaincu par l’artifice et le concert de La Feuillade et des officiers généraux, pour n’en rien dire de plus, dont l’audace et les moyens furent aidés par l’épuisement et les souffrances de la blessure de M. le duc d’Orléans. On assembla fort diligemment mille mulets en Provence et en Languedoc pour M. le duc d’Orléans ; on lui envoya de l’argent, des chevaux, des armes, huit mille tentes.
Nancré retourné vers M. le duc d’Orléans, qui avoit été extrêmement mal de sa blessure, la nouvelle Mme d’Argenton et Mme de Nancré, veuve sans enfants du père de celui dont je viens de parler, et dans l’intimité la plus étroite avec lui, s’en allèrent ensemble chacune dans une chaise de poste le plus secrètement qu’elles purent à Lyon, et de là se cacher dans une hôtellerie à Grenoble. M. le duc d’Orléans n’y étoit pas encore arrivé. Il sut en chemin cette équipée, il en fut très fâché, et leur manda qu’il ne les verroit point, et de s’en retourner. Être arrivées de Paris à Grenoble et s’en retourner bredouille étoit chose fort éloignée de leur résolution, elles l’attendirent. Savoir sa maîtresse si près de soi et lui tenir rigueur, l’amour ne le put jamais permettre. Sur les sept ou huit heures du soir, les affaires du jour vidées et la représentation finie, il ferma ses portes, s’enfonça dans son appartement, et par les derrières d’un escalier dérobé arrivèrent les femelles, et soupèrent avec lui et deux ou trois de leurs plus familiers. Cela dura ainsi cinq ou six jours, au bout desquels il les renvoya, et repartirent. Ce voyage ridicule fit grand bruit. Le public en murmura, fâché véritablement de cette tache sur sa gloire personnelle ; les envieux, ravis de pouvoir rompre le silence qu’ils avoient été forcés de garder, parmi lesquels M. le Duc et Mme la Duchesse se signalèrent. Quelque résolution que j’eusse prise de ne lui parler jamais de ses maîtresses, il m’avoit écrit avec trop d’ouverture, dès que sa blessure le lui avoit permis, pour qu’il me le fût de demeurer dans le silence quand tout crioit si haut. Il reçut ma lettre en même temps qu’une autre que Chamillart lui écrivit de la part du roi, qui par ménagement n’avoit pas voulu le faire lui-même, pour lui conseiller de renvoyer ces femmes et l’avertir du mauvais effet de leur voyage. Toutes deux ne furent reçues qu’après leur départ, lequel en fut toute la réponse.
M. le duc d’Orléans visita ses troupes le plus qu’il put dans leurs quartiers, quoique mal rétabli encore, et y répandit avec choix beaucoup d’argent. Il travailla fort à examiner ce qui étoit possible pour rentrer en Italie, et envoya Besons bien instruit des moyens et des difficultés pour en rendre compte au roi, et recevoir ses ordres. Le fruit de ce voyage fut de ne plus songer à faire repasser l’armée de M. le duc d’Orléans en Italie, au moins jusqu’au printemps. Besons demeura, et un simple courrier porta cette résolution finale à M. le duc d’Orléans, qui, malgré toutes les difficultés qu’il y voyoit lui-même, ne laissa pas d’en être fort touché. Pendant ce temps-là l’Italie s’en alloit par pièces. Chivas, la ville de Casal, Pavie, Pizzighettone, Alexandrie, etc., s’étoient rendues au duc de Savoie ou au prince Eugène, qui étoit dans Milan déclaré gouverneur général du Milanois, et qui bientôt après fut maître des châteaux de Milan, de Casal et de Tortone.
On envoya les quartiers d’hiver pour l’armée de M. le duc d’Orléans, et ce prince arriva à Versailles le lundi 8 novembre, sur la fin du dîner du roi, qui avoit pris médecine, et dînoit dans son lit à deux heures et demie, comme il faisoit toujours les jours qu’il la prenoit. On ne peut être mieux reçu du roi qu’il le fut, et de tout le monde. Il fut voir monseigneur aussitôt après à Meudon, et soupa avec le roi à l’ordinaire.
Dès qu’il fut ce jour-là même débarrassé du plus gros, j’allai chez lui. Nancré me saisit en y entrant, et, sans me donner un instant, se mit à se disculper d’avoir conseillé et machiné ce misérable voyage de ces deux femmes. Il suivit M. le duc d’Orléans, qui me menoit dans son entresol, et voulut encore s’en laver devant moi en sa présence. Je le croyois trop sensé pour l’avoir fait, mais le monde n’en avoit pas jugé de même. Ce fut alors que M. le duc d’Orléans me remercia avec effusion de cœur de la franchise avec laquelle je lui avois écrit sur ce voyage. Il m’avoua que fâché d’abord, puis tenté les sachant en même lieu que lui, il avoit succombé avec les précautions que j’ai rapportées. « Et voilà, monsieur, lui répondis-je, la sottise, en l’interrompant. — Il est vrai, me répliqua-t-il, mais qui est-ce qui n’en fait jamais ? »
Nancré sortit, et, la porte fermée, nous entrâmes bien avant en matière. Je le mis au fait des choses de la cour qui le regardoient, et de l’état présent du reste que les lettres, bien que chiffrées, n’avoient pu comporter. Lui ensuite me parla en gros des choses principales d’Italie, parce que, réciproquement affamés, nous ne pouvions encore tomber aux détails que nous discutâmes depuis. Il me fit une étrange peinture des officiers généraux de son armée, telle en tous points que j’ai tâché de la rendre, mais plus affreuse encore, et des malheurs, pour en parler sobrement, qui, entassés les uns sur les autres, avoient causé tous ceux de Turin. Il me représenta La Feuillade comme un jeune homme impérieux, enivré de présomption et d’ambition sans mesure, détesté des officiers généraux et particuliers, des troupes et du pays ; plein d’esprit, de valeur, de fantaisies et de vues, qui voyant beaucoup d’abord étoit incapable aussi de rien voir au delà de ce premier coup d’œil, de souffrir aucun avis de personne bien loin de se rendre jamais sur rien, par conséquent incapable d’apprendre jamais d’autrui, et fort peu de soi-même, parce que l’action chez lui précédoit toujours la réflexion ; brillant sans nulle solidité, dangereux à l’excès à la tête de quelque chose, se piquant surtout de savoir mieux toutes choses que les gens du métier. Ce prince ajouta qu’il le croyoit perdu, de la manière dont le roi lui en avoit parlé, et dont il lui paraissoit qu’il le connoissoit. Il me dit qu’il avoit fait son possible pour pallier ses fautes, encore qu’elles fussent énormes, et telles que je les ai expliquées, et qu’il ne se fût pas mis en état de le mériter, mais qu’il avoit cru devoir rendre ce change à son beau-père ; que le roi l’avoit même grondé de l’avoir trop excusé, et que cet article étoit le seul sur lequel il lui eût parlé d’un air aigre et sévère. Il ajouta qu’il avoit laissé La Feuillade en Dauphiné, dans l’espérance que ses lettres, soutenues de ses bons offices à son arrivée, lui en conserveroient le commandement ; que Chamillart, qui n’osoit trop en parler au roi, l’avoit prié d’y insister, mais qu’il n’avoit osé aller trop avant là-dessus, après ce que le roi lui avoit dit, de manière qu’il étoit persuadé que La Feuillade alloit être rappelé. Diverses autres conversations semblables m’instruisirent à fond, et je ne laissai pas de l’être aussi par quelques-uns des officiers généraux et particuliers, à leur arrivée de cette armée.
Il faut achever tout de suite ce qui la regarde. On ne fut pas longtemps à quitter toute pensée de retour en Italie. On ne songea plus qu’à une défensive nécessaire vers les Alpes, et à grossir l’armée d’Espagne de ce qui se tireroit de celle-ci pour essayer d’y recouvrer quelque supériorité. Peu de jours après ce retour, La Feuillade reçut ordre de revenir, et Giraudan, lieutenant général, de commander en sa place en Savoie et en Dauphiné, avec deux maréchaux de camp sous lui, Vallière à Chambéry, et Muret à Fenestrelle. Quelque peu d’apparence qu’il y eût à le laisser à Grenoble, cet ordre lui fut si amer, que pour n’omettre aucune sorte de sottise, de folie et d’audace, il se mit dans la tête de le faire révoquer, dépêcha courriers sur courriers à son beau-père, et s’y cramponna quinze jours durant, jusque-là que le roi [fut] outré de cette lenteur à lui obéir ; et Chamillart, dans le dernier embarras, ne savoit plus que devenir. Enfin un dernier courrier qu’il lui dépêcha le fit partir, au grand contentement de la ville et de la province, dont il n’avoit pas acquis les coeurs. Dès en y arrivant la première fois, il s’étoit brouillé avec le cardinal Le Camus, qui, sur une mascarade assez étrange qu’il donna, fut sur le point de l’excommunier dans toutes les formes solennelles. Il fallut des ordres réitérés du roi pour l’en empêcher, et à La Feuillade de se conduire d’une autre sorte.
Il fut plusieurs jours à Paris sans oser venir à Versailles. Chamillart obtint enfin du roi la permission pour lui de le saluer, et même chez Mme de Maintenon, pour éviter la réception publique, et par un reste de traitement de général d’armée, desquels il arriva le dernier, le lundi 13 de décembre. Chamillart, allant travailler avec le roi chez Mme de Maintenon, l’y mena. Sitôt que le roi le vit entrer avec son gendre en laisse, il se leva, alla à la porte, et, sans leur donner le temps de prononcer un mot, dit à La Feuillade d’un air plus que sérieux : « Monsieur, nous sommes bien malheureux tous deux ; » et dans l’instant tourna le dos. La Feuillade, de dedans la porte qu’il n’avoit pas eu loisir de dépasser, ressortit sur-le-champ, sans avoir osé dire un seul mot. Jamais depuis le roi ne lui parla ; il fut longtemps même à permettre à Monseigneur de le mener à Meudon, et à souffrir qu’il allât à Marly à cause de sa femme. On remarquoit qu’il détourna toujours les yeux de dessus lui. Telle fut la chute de ce Phaéthon. Il vit bien qu’il n’avoit plus d’espérance ; il vendit ses équipages, et dit assez publiquement, oubliant apparemment qu’il avoit voulu aller sous Médavy, et ce qu’il avoit dit et écrit là-dessus, qu’après avoir commandé les armées, il ne pouvoit plus servir en ligne de lieutenant général ; et toutefois dans cet état de disgrâce, il n’y eut sorte de moyens qu’il ne tentât, de bassesses qu’il ne fît pour se raccrocher. Il eut celle de se plaindre de son sort et de faire son apologie à chacun qui ne s’en soucioit guère, et après s’être fait envier et craindre, il se fit mépriser sans faire pitié. Je ne crois pas qu’il y ait eu de plus folle tête, ni de plus radicalement malhonnête homme jusque dans les moelles des os. Retournons maintenant à ce qui est demeuré en arrière pour ne pas interrompre le récit de toute cette catastrophe d’Italie, qui suivit de bien près celle de Barcelone et de Flandre.
La fantaisie avoit pris à l’électeur de Cologne d’aller voyager à Rome. Il n’avoit plus d’États à lui où se tenir ; il aimoit mieux se promener que le séjour de nos villes de Flandre. Il arriva donc à Paris, au milieu de septembre, tout à fait incognito, et logea chez son envoyé. Dix ou douze jours après, il alla dîner chez Torcy, à Versailles, puis attendre l’heure de son audience dans l’appartement de M. le comte de Toulouse. Il ne voulut point être accompagné de l’introducteur des ambassadeurs. Torcy le mena dans le cabinet du roi par les derrières, suivi des trois ou quatre de sa suite les plus principaux. Les courtisans ayant les entrées, qui voulurent, étoient dans le cabinet avec Monseigneur et Mgrs ses fils. Le roi, toujours debout et découvert, le reçut avec toutes les grâces imaginables, et en lui nommant ces trois princes, ajouta : « Voilà votre beau-frère, vos neveux et moi, qui suis votre proche parent ; vous êtes ici dans votre famille. » Après un peu de conversation, il le mena par la galerie chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui le reçut debout, et qu’il ne salua point, à cause de la présence du roi devant qui elle ne baise personne. Il fut ensuite chez Madame, qui s’avança au-devant de lui dans sa chambre. Elle le baisa et causa fort longtemps avec lui en allemand. Il vit après Mme la duchesse d’Orléans dans son lit, qui le baisa. La visite fut courte. Il ne s’assit nulle part. De là il alla faire un tour dans les jardins, et partit de chez Torcy pour s’en retourner à Paris. Huit jours après, il vint de Paris entendre la messe du roi dans une autre travée de la tribune, et le vit après seul dans son cabinet, avant le conseil. Il se promena dans les jardins jusqu’au dîner chez Torcy. Il vit ensuite Mme la duchesse de Bourgogne, qui étoit au lit. Mgr le duc de Bourgogne s’y trouva, et, contre l’ordinaire de ces sortes de visites, la conversation fut vive et soutenue, toujours debout l’un et l’autre. Peu de jours après, il vit encore le roi dans son cabinet, se promena dans les jardins, s’amusa dans le cabinet des médailles, dîna chez M. de Beauvilliers, et s’en retourna à Paris. La semaine suivante, il revint voir le roi dans son cabinet avant le conseil. Le maréchal de Boufflers lui donna à dîner, d’où il alla chez Mme la duchesse de Bourgogne, et y eut une longue conférence avec Mgr le duc de Bourgogne, debout, en un coin de la chambre. Avant de retourner à Paris, il fut voir M. le duc de Berry.
De ce voyage, il changea son dessein d’aller à Rome, où, pour son rang avec les cardinaux et sa personne, dans la situation où il étoit avec l’empereur, et nos troupes hors d’Italie, au corps de Médavy près, il n’auroit pu être que fort indécemment. Le roi lui prêta pour une nuit l’appartement du duc de Grammont, qui étoit à Bayonne. Torcy, chez qui il avoit dîné à Paris, le mena voir Trianon et lui donna à souper à Versailles, puis le mena par le petit degré droit dans le cabinet du roi, où il le trouva sortant de table avec ce qui de sa famille y étoit à ces heures-là, privance qui n’avoit jamais encore été accordée à personne, et dont il fut fort touché. Le roi lui dit qu’il vouloit qu’il le vît au milieu de sa famille, où il n’étoit point étranger, et dans son particulier. Il avoit à son cou une croix de diamants très-belle pendue à un ruban couleur de feu, qu’avant souper Torcy lui avoit présentée de la part du roi. Il prétendoit pouvoir porter l’habit des cardinaux comme archichancelier de l’empire pour l’Allemagne. Il étoit vêtu de court, en noir, souvent avec une calotte rouge, quelquefois noire. Les bas varioient de même. Il étoit blond, avec une fort grosse perruque et assez longue, cruellement laid, fort bossu par derrière, un peu par devant, mais point du tout embarrassé de sa personne ni de son discours. Il prit tout à fait bien avec le roi, qui, le lendemain, le vit en particulier après la messe. Après, il suivit le roi à la chasse. L’électeur y étoit dans une calèche avec un de sa suite, le premier écuyer et Torcy. Il retomba après à Marly, où il prit congé du roi pour retourner en Flandre. Il alla voir l’électeur de Bavière à Mons, et revint s’établir à Lille. Il avoit, quelques jours auparavant, dîné à Meudon avec Monseigneur, qui seul eut un fauteuil, et l’électeur vis-à-vis de lui avec M. le prince de Conti au milieu des dames.
La mort de Saint-Pouange arriva tout à propos pour donner le plaisir au roi de marquer que la disgrâce du gendre n’influoit point sur le beau-père. J’ai assez parlé ailleurs de Saint-Pouange pour n’avoir rien à y ajouter. Il étoit grand trésorier de l’ordre ; le roi décora Chamillart de cette charge.
Mme de Barbezieux mourut à Paris après une longue infirmité et fort jeune. Ses malheurs n’avoient point cessé depuis son éclat avec son mari, dont la mort ne put là remettre dans le monde. Elle ne laissa que deux filles, toutes deux mortes fort jeunes : l’une duchesse d’Harcourt qui a laissé des enfants ; l’autre, troisième femme de M. de Bouillon, père de celui d’aujourd’hui. Elle laissa un fils unique, mort bientôt après, de sorte que la duchesse d’Harcourt hérita presque de tout, et leur grand-père d’Alègre de fort peu de chose.
Le vieux Boisfranc mourut aussi à quatre-vingt-sept ou quatre-vingt-huit ans. Il étoit beau-père du duc de Tresmes, avec qui il demeuroit. J’ai dit ailleurs ce que c’étoit que ce riche financier.
Le roi donna à Maréchal la survivance de sa charge de premier chirurgien pour son fils qui travailloit dans les hôpitaux de l’armée de Flandre. C’étoit un paresseux qui ne promettoit pas d’approcher de son père. Le roi qui le sentoit ne put s’empêcher de dire à ses valets que si le fils ne se rendoit pas bien capable, cela ne l’empêcheroit pas de prendre un autre chirurgien s’il perdoit le père. Cette parole qui fut bientôt sue fit grand’peur à tous les survivanciers, à pas un desquels il n’est pourtant arrivé malheur, excepté à quelques secrétaires d’État, et comme je l’ai dit, au fils de Congis pour les Tuileries.
Il eut une complaisance pour le P. de La Chaise tout à fait marquée. Ce père, qui étoit gentilhomme, vouloit être homme de qualité. Son frère, d’écuyer de l’archevêque de Lyon, puis de commandant son équipage de chasse, étoit devenu capitaine des gardes de la porte du roi par le confesseur, et son fils avoit eu sa charge après lui. Il avoit épousé une du Gué-Bagnols, riche, d’une famille de robe de Paris. Le P. de La Chaise se mouroit de douleur de ne pouvoir obtenir qu’elle allât à Marly, et le roi, malgré son foible pour lui, ne se pouvoit résoudre à faire manger sa nièce avec Mme la duchesse de Bourgogne, et à la faire entrer dans ses carrosses. Il arriva cette année que le roi voulant aller faire la Saint-Hubert à Marly, la grossesse de Mme la duchesse de Bourgogne l’empêcha de pouvoir être du voyage, qui, à cause de cela, ne fut que du mercredi au samedi, et qu’en même temps Madame se trouva si enrhumée qu’elle n’y put aller. Le roi trouva que c’étoit là son vrai ballot, qu’il ne trouveroit de longtemps, et le saisit. Il nomma donc Mme de La Chaise pour Marly, à qui, par conséquent, cela n’acquit aucun droit pour manger ni pour les carrosses, et qui aussi, n’y fut jamais admise. Mais cette délicatesse n’étoit pas aperçue de tous, au lieu qu’aller à Marly se sut partout. Le P. de La Chaise fut ravi. Cette adresse fut un nouveau crève-cœur pour Saint-Pierre, dont la femme ne put même en cette sorte parvenir à aller à Marly, et un peu de dépit à Mme la duchesse d’Orléans de pouvoir moins pour la femme de son premier écuyer si hautement portée par elle que le P. de La Chaise pour sa nièce.
Ce Marly produisit une querelle assez ridicule. Il faisoit une pluie qui n’empêcha pas le roi de voir planter dans ses jardins. Son chapeau en fut percé, il en fallut un autre. Le duc d’Aumont étoit en année, le duc de Tresmes servoit pour lui. Le portemanteau[1] du roi lui donna le chapeau, il le présenta au roi. M. de La Rochefoucauld étoit présent. Cela se fit en un clin d’œil. Le voilà aux champs, quoique ami du duc de Tresmes. Il avoit empiété sur sa charge, il y alloit de son honneur. Tout étoit perdu. On eut grand’peine à les raccommoder. Leurs rangs, ils laissent tout usurper à chacun, personne n’ose dire mot ; et pour un chapeau présenté, tout est en furie et en vacarme. On n’oseroit dire que voilà des valets.
Pendant ce même Marly, Mgr le duc de Bourgogne cessa d’aller à la musique, quoiqu’il l’aimât fort, et vendit les pierreries qu’il avoit eues de feu Mme la Dauphine (et il en avoit beaucoup) dont il fit donner tout l’argent aux pauvres. Il n’alloit plus à la comédie depuis quelque temps.
Le roi de Suède triomphant en Pologne, où il avoit fait un roi à son gré, écarté les Moscovites et réduit l’électeur de Saxe à une abdication dans toutes les formes, mena son armée en Saxe, dont outre la subsistance il tira des trésors. Dresde, Leipzig, toute la Saxe subit le joug ; la souveraine se retira à Bayreuth chez son père. La paix signée en secret, le roi Auguste, forcé par le reste de son parti en Pologne à qui il n’avoit osé l’avouer, attaqua un corps de Suédois commandé par le général Mardefeld, fort inférieur, qu’il défit. Mardefeld y perdit trois mille hommes, et se retira en Silésie, dont l’empereur n’osa se fâcher. Là-dessus le roi de Suède éclata comme contre un manque de foi insigne. C’est ce qui lui fit imposer au roi Auguste les conditions les plus humiliantes, et achever de ruiner ses pays par tout ce qu’il en exigea. Il dicta la paix par laquelle, outre beaucoup d’autres détails, il le fit consentir à abandonner tout ce qu’il lui restoit de partis, et la Pologne avec la Lituanie à Stanislas, à en quitter le titre et ne porter plus que celui de roi-électeur, de souffrir toute l’armée suédoise en Saxe, aux dépens du pays jusqu’au mois de mai, c’est-à-dire six grands mois encore, de livrer ce qu’il avoit en Saxe de troupes moscovites et de renoncer à toute alliance avec le czar, de remettre en liberté les deux Sobieski, fils du feu roi de Pologne, enfin de lui envoyer pieds et poings liés le général Patkul, auquel incontinent après il fit couper publiquement la tête.
Ce Patkul étoit passé en Pologne sur ce que, étant député à Stockholm de la noblesse de Livonie poussée à bout par la chambre des révisions qui ruina la Suède sous le précédent règne et en anéantit l’ancienne noblesse, et dont les exactions, et ceux qui les exerçoient étoient encore plus insupportables, il avoit parlé avec tant de liberté qu’il avoit été obligé de s’enfuir. C’étoit un homme de tête, de ressource et de grand courage, qui étoit fort suivi et fort accrédité dans son pays, lequel étoit outré contre la Suède, et plus encore contre ses ministres. Patkul, n’espérant plus de sûreté sous cette domination, ne songea qu’à se venger de la Suède. Il persuada, au roi Auguste d’entrer en Livonie et d’y appeler les Moscovites. Le succès répondit à ce qu’il s’en étoit proposé. Aucun général ennemi ne nuisit plus que lui aux Suédois. Il en encourut une haine si personnelle que le roi de Suède ne voulut point de paix qu’avec une condition expresse qu’il lui seroit livré. Il le fut, il lui en coûta la vie sur un échafaud, et au roi de Suède un obscurcissement à sa gloire. Elle lui avoit dressé un tribunal en Saxe qui imposa des lois à tout le Nord, à une partie très vaste de l’Allemagne, à l’empereur même, qui n’osa lui rien refuser et à qui il demanda des restitutions et d’autres choses fort dures. Il étoit en posture d’être le dictateur de l’Europe et de faire faire la paix à son gré sur la succession d’Espagne ; toutes les puissances en guerre avoient recours à lui. Il étoit mieux avec la France et plus enclin à elle qu’à pas une des autres, qui toutes, malgré leurs succès contre la France, le craignirent ainsi placé en Allemagne, au point d’en passer par tout ce qu’il eût voulu plutôt que de risquer de l’y voir avancer avec son armée et se déclarer contre elles. Les plus grands rois sont malheureux. Piper étoit son unique ministre qui l’avoit toujours suivi ; il avoit toute sa confiance. Tout occupé de troupes, de subsistances, de guerre, il ne donnoit aux affaires d’État qu’une attention superficielle, emporté par cette passion de héros et par l’amour de la vengeance. L’empereur et l’Angleterre gagnèrent Piper à force d’argent et d’autres promesses. Piper vendu de la sorte, se servit de ces deux passions de son maître pour le tirer de Saxe et le faire courir après le czar pour le détrôner comme il avoit fait le roi Auguste. Rien ne le put détourner d’une si hasardeuse folie. L’objet et le péril qui y étoit attaché furent pour lui un double attrait. Piper l’y nourrit et l’y précipita. Le traître y périt dans les cachots des Moscovites ; et son maître, qui ne s’en sauva que par des miracles, et qui en fit depuis du plus grand courage de cœur et d’esprit, ne fit que palpiter depuis, et ne figura plus en Europe, comme on le verra en son temps.
Bonac, qui étoit à Dantzig chargé des affaires du roi en Pologne, eut ordre d’aller reconnoître et complimenter de sa part le nouveau roi Stanislas, qui fut reconnu de l’empereur et de presque toute l’Europe. Cromstrom, envoyé de Suède, avoit donné part au roi, de la part du roi de Suède et de celle du roi Stanislas dont il avoit reçu une lettre de créance, de son avènement à la couronne de Pologne et de l’abdication du roi Auguste, électeur de Saxe.
Les mécontents inquiétoient toujours extrêmement l’empereur qu’ils pensèrent prendre à la chasse, à deux lieues de Vienne, où ils brûlèrent des villages. Ils avoient pris Gratz, qui fut repris sur eux, sans qu’ils fissent pour cela une diversion moins embarrassante. Ils finirent l’année par battre le général Heusler et lui tuer quatre mille hommes.
Le mariage de l’archiduc fut arrêté à la fin d’octobre avec la princesse de Wolfenbüttel, de même maison que l’impératrice régnante lors, et que le duc d’Hanovre, depuis roi d’Angleterre. Elle étoit luthérienne, et on l’instruisit pour embrasser la religion catholique. Les protestants croient que les catholiques se sauvent dans leur religion ; ils l’ont avoué longtemps, et ne l’ont nié depuis que pour se dérober à la force de l’argument qui s’en tire contre eux. Quand je dis protestants, j’entends luthériens et calvinistes. C’est cette persuasion qu’ils conservent qui les rend faciles à embrasser et à faire embrasser la religion catholique à leurs enfants, quand ils y trouvent des avantages, principalement pour des mariages qui ne se pourroient pas faire autrement ; et la raison contraire fait qu’il n’y a point d’exemple d’aucun prince catholique qui se soit fait protestant, ni qui l’ait souffert à ses enfants, pour quelque mariage ou quelque autre avantage que ç’ait pu être.
La campagne finit en Espagne, après beaucoup de petites places rendues ou emportées, par la prise de Carthagène. La garnison, qui n’étoit que d’un régiment de cavalerie et un d’infanterie, avec trois mille paysans armés, sous un maréchal de camp espagnol, se rendit au duc de Berwick prisonnière de guerre, et la vie sauve seulement aux bourgeois. Il s’y trouva soixante-quinze pièces de canon, dont trente de fonte et trois mortiers. Bey prit quelques jours après Alcantara par escalade, sur une garnison aussi nombreuse que ses troupes, dont il ne perdit que trois ou quatre soldats. Il trouva tout le canon qu’on y avoit perdu Après ces exploits, les armées se séparèrent et entrèrent en quartier d’hiver. Presque toutes ces conquêtes furent rançonnées, et valurent beaucoup d’argent comptant au roi d’Espagne. Peterborough, qui voltigeoit souvent d’Angleterre en Espagne, en Italie, en Portugal et par toute l’Europe, porta en ce même temps un secours de cent cinquante mille pistoles à l’archiduc dans le royaume de Valence, des contributions que le prince Eugène venoit de tirer du Milanois et des pays voisins. Le roi, en ce même temps, fit entrer le duc d’Albe dans son cabinet après sa messe avant le conseil. Il lui dit qu’il avoit cru devoir faire proposer des conférences aux ennemis pour établir une bonne paix ; qu’ils les avoient refusées ; qu’ainsi il ne falloit plus songer qu’à la guerre, et l’espérer plus heureuse la campagne prochaine qu’elle ne l’avoit été celle-ci. Le duc d’Albe, qui, dans la situation d’alors, craignoit fort ces conférences, sortit du cabinet du roi extrêmement soulagé.
Ce qu’il y avoit d’Impériaux à Hagenbach sous Thungen ayant repassé le Rhin à la mi-novembre, Villars sépara son armée pour entrer en quartiers d’hiver. Il fit un tour sur la Sarre pour en visiter les places, et arriva à la cour les premiers jours de décembre. Le duc de Noailles revint en même temps de Roussillon.
Le prince de Rohan étant arrivé des premiers de Flandre, le roi l’entretint longtemps dans son cabinet sur la bataille de Ramillies et ses suites. On ne put attribuer cette confiance qu’à sa qualité de fils de Mme de Soubise. Il s’y étoit comporté avec valeur ; mais c’étoit un homme à qui il n’en falloit pas demander davantage. Il savoit moins de guerre que de cour, où avec un esprit fort médiocre il avoit merveilleusement profité des leçons de son habile mère.
Surville étoit sorti de la Bastille à la fin du temps que les maréchaux de France avoient ordonné, et le roi avoit mandé au duc de Guiche de ramener La Barre de l’armée avec lui. Il le lui présenta en arrivant, et tout de suite le roi le fit entrer dans son cabinet. Là, il lui dit qu’il avoit eu un démêlé avec Surville, où il n’avoit aucun tort ; que Surville avoit été puni ; que lui étoit un vieil officier dont la réputation étoit établie depuis fort longtemps ; qu’ainsi il lui demandoit, comme à son ami, qu’il lui sacrifiât son ressentiment, et si cela ne suffisoit pas, comme roi et comme son maître ; mais qu’il croyoit qu’il aimeroit mieux s’en tenir à la première partie, et qu’il désiroit qu’il le fît de bonne grâce, lorsqu’ils seroient accommodés par les maréchaux de France. On peut juger quelle fut la réponse et la conduite de La Barre à un discours aussi rare -dans la bouche d’un grand roi, et à un petit particulier de sa sorte. Les maréchaux de France les accommodèrent huit jours après, mais Surville demeura perdu.
Mme de Châtillon, dame d’atours de Madame, demanda à se retirer. Elle conserva mille écus de deux mille qu’elle avoit, ses logements du Palais-Royal et de Versailles, et une place de dame de Madame, comme la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron en a voient eu depuis la mort de Monsieur. Elle étoit sœur cadette de la duchesse d’Aumont, et se piquèrent toute leur vie d’une union intime : toutes deux du nom de Brouilly, filles du marquis de Piennes, chevalier de l’ordre en 1661, mort gouverneur de Pignerol en 1676, n’ayant laissé que ces deux filles d’une Godet des Marais, ce qui, dans la faveur de M. de Chartres, Godet des Marais aussi et leur oncle, leur servit fort auprès de Mme de Maintenon. C’étoient deux fort grandes personnes, les mieux faites de la cour ; Mme d’Aumont plus belle, Mme de Châtillon, sans beauté, bien plus aimable ; toutes deux mariées par amour. M. de Châtillon, qui étoit l’homme de France le mieux fait, et dont la figure fit sa fortune chez Monsieur, en obtint, malgré Madame, cette place de dame d’atours quand Mme de Durasfort mourut, qui l’avoit été lorsque Mme de Gordon la quitta, qui l’avoit été auparavant de feu Madame ; et pour tout accommoder, le roi permit que Madame eût une seconde dame d’atours, laquelle vouloit opiniâtrement Mme de Châteauthiers, une de ses filles d’honneur, que cette place fit appeler madame. L’amour ne dura que peu d’années entre M. et Mme de Châtillon. Ils se brouillèrent et se séparèrent avec éclat, et quoique dans la nécessité de passer leur vie dans les mêmes lieux par leurs charges, et de se rencontrer tous les jours, ils ne se raccommodèrent jamais. Mme de Châtillon n’avoit jamais été trop bien avec Madame. Elle étoit extrêmement du grand monde et importunée de l’assiduité. Avec un esprit médiocre, elle prétendoit en avoir beaucoup, et devenoit ridicule en étalant du bien-dire et de l’écorce de science tant qu’elle pouvoit ; flatteuse, moqueuse et méchante. Elle et sa sœur étoient bien avec Monseigneur et fort des amies de Mme la princesse de Conti de tout temps. Jamais on ne vit un plus beau couple ni de si grand air que M. et Mme de Châtillon.
Livry, qui avoit quatre cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge de premier maître d’hôtel du roi, en eut soixante mille livres d’augmentation et la survivance de capitainerie de Livry pour son fils en le mariant à la fille du feu président Robert. Desmarets, grand fauconnier, avoit épousé l’autre. Ce président Robert, qui l’étoit de la chambre des comptes, étoit fort proche parent de M. de Louvois, longtemps intendant d’armée, homme d’esprit, capable et d’honneur, mais qui aimoit tant son plaisir que M. de Louvois n’en put rien faire. C’étoit le plus gros et le plus noble joueur du monde, et l’homme de sa sorte le plus mêlé avec la meilleure compagnie. Il étoit mort il y avoit longtemps. M. de Beauvilliers avoit deux frères du second mariage de son père, qu’il avoit élevés avec ses enfants, et qui étoient tous quatre à peu près de même âge. L’aîné voulut être d’Église, et y voulut persévérer lorsque les deux fils de M. de Beauvilliers moururent. Le cadet étoit à Malte pour faire ses caravanes ; M. de Beauvilliers, qui n’avoit plus que lui, l’en fit revenir pour en faire désormais son fils unique. Il arriva ; M. et Mme de Beauvilliers conjointement lui firent de grandes donations, et M. de Beauvilliers lui céda son duché, lui fit prendre le nom de duc de Saint-Aignan et le maria à la fille unique de Besmaux, extrêmement riche. Sa mère étoit fille de Villacerf, son père étoit mort jeune. Besmaux, père de celui-là, étoit un gentilhomme gascon qui avoit été capitaine des gardes du cardinal Mazarin, et depuis très longtemps gouverneur de la Bastille, où il s’étoit extrêmement enrichi. Il avoit toujours conservé de la considération du roi et de la confiance personnelle. Avant qu’être riche, il avoit marié sa fille à Saumery, sous-gouverneur des princes, par la protection et le choix de M. de Beauvilliers. C’est celle dont j’ai parlé à l’occasion de M. de Duras. Sa nièce, héritière sans père ni mère et le vieux Besmaux mort il y avoit longtemps, dépendoit de sa tante paternelle et de Villacerf, premier maître d’hôtel de Mme la duchesse de Bourgogne, son oncle maternel.
Le mariage fut donc bientôt fait. M. et Mme de Beauvilliers les prirent chez eux à Versailles comme leurs enfants ; Mme de Beauvilliers les traita de même. La conduite toujours suivie qu’elle eut avec eux fut le chef-d’œuvre de l’amitié conjugale. Elle se livra à cette éducation avec un courage héroïque. Je l’ai vue bien des fois, étant seul avec elle les soirs, les envoyer chercher sur le point que le plus court et le plus intime particulier alloit arriver pour souper, que les grosses larmes lui tomboient des yeux, m’avouer ce que lui coûtoit le souvenir de la mort de ses enfants, renouvelé à tous moments par le fils et la belle-fille postiches ; puis recogner ses larmes, pour qu’on ne s’en aperçut point, eux surtout, me les louer, dire que ce n’étoit pas leur faute si elle avoit perdu ses enfants ; que, si ce n’étoit pas une ressource pour elle, c’en étoit toujours une pour M. de Beauvilliers, ce qui étoit tout pour elle ; et dès qu’ils arrivoient, leur faire cent caresses et toutes les amitiés possibles. Elle les traita toute sa vie comme ses véritables enfants et les mieux aimés, avec un intérêt en eux et des soins qui ne se peuvent exprimer ; M. de Beauvilliers de même. Toutes ces dispositions se firent de concert avec M. de Mortemart et Mme sa mère, pour ne préjudicier point aux droits de sa femme, fille de M. et de Mme de Beauvilliers, qu’ils ne conservèrent que trop scrupuleusement.
Bergheyck arriva de Flandre sur la fin de novembre. Chamillart le logea, le défraya et le présenta le soir au roi, chez Mme de Maintenon. D’abord baron, puis comte (à dire vrai, ni l’un ni l’autre qu’à la mode de nos ministres), c’étoit un homme de Flandre et de meilleure famille qu’ils ne sont d’ordinaire, qui avoit travaillé dans les finances des Pays-Bas sur la fin de Charles II, que l’électeur de Bavière y trouva fort employé, et qu’il y continua à la mort du roi d’Espagne. Sa capacité et sa droiture donna confiance en lui ; sa fidélité et son zèle y répondirent, avec beaucoup d’esprit, de sens, de lumière, de justesse, une grande facilité de travail et d’abord, beaucoup de douceur avec tout le monde et dans la manière de gouverner, une grande modestie, un entier désintéressement et beaucoup de vues. Il se pouvoit dire un homme très-rare, et qui avoit une connoissance parfaite non seulement des finances, mais de toutes les affaires des Pays-Bas, et de tout ce qui y étoit et pouvoit y être employé ; avec tous ces talents grand travailleur et fort appliqué, et qui avoit une exactitude et une simplicité en tout singulière. Il fut bientôt mis au timon des affaires de ces pays-là pour l’Espagne.
C’étoit un homme qui ne s’avançoit jamais, qui ne parloit jamais aussi contre sa pensée, mais ferme dans ses avis, et qui les mettoit en tout leur jour, obéissant après qu’il avoit dit toutes ses raisons, tout comme s’il les eût suivies et non pas des ordres contraires ou différents de ce qu’il avoit cru et exposé comme meilleur. Il fut longtemps en première place. Il vécut plusieurs années content et retiré depuis l’avoir quittée, et ne se mêlant plus de rien ; fort homme de bien, point du tout riche, et n’ayant jamais rien fait pour sa famille. On auroit tiré de lui de grands et d’utiles services si on l’avoit toujours cru, surtout sur les fins, et qu’on s’en fût servi jusqu’au bout de sa longue et intègre vie. Il fut peu à Versailles et point à Paris, travailla fort avec Chamillart, et vit le roi en particulier avec lui et tête à tête. Chamillart l’aimoit fort et tous nos ministres et nos généraux, et le roi le traitoit avec amitié et distinction. Il ne paraissoit point en public dans les divers voyages qu’il fit à la cour. Même dans sa retraite il conserva beaucoup de considération en Flandre, où il fut universellement aimé, estimé, honoré et regretté. Ce sont de ces trésors que les rois savent rarement connoître, et dont il est plus rare encore qu’ils ne se dégoûtent pas. Ses voyages ici étoient rares et toujours fort courts.
M. de Vendôme, après avoir visité les places maritimes de Flandre et tout ce voisinage de la mer, arriva à Versailles les premiers jours de décembre, et entretint le roi longtemps. Il fut bien reçu parce qu’il étoit M. de Vendôme, mais la différence fut entière d’avec ses deux derniers retours. Ce restaurateur n’avoit rien redressé en Flandre, il y avoit laissé faire aux ennemis tout ce qu’ils avoient voulu. On ne revenoit point d’Italie et on revenoit de Flandre. Ceux qui en arrivoient n’avoient point reconnu le héros auquel ils s’étoient attendus : ils n’y avoient trouvé que hauteur démesurée, propos en tout genre qui l’étoient encore plus, mais qui ne tenoient rien, une paresse qui alloit jusqu’à l’incurie, une débauche qui étonnoit les moins retenus. Réunis avec ceux qui revenoient d’Italie, ils ne se trouvèrent pas de différents avis. Le masque tomba ; mais comme le roi, toujours prévenu et voulant encore plus l’être donnoit le ton à tous, que les appuis de Vendôme étoient connus et craints, et que le nombre des sots et des gens bas est toujours le plus grand, Vendôme, déchu de tout en effet, demeura toujours héros en titre. Son frère ne fut pas longtemps à Rome sans s’y ennuyer. Il n’y trouva ni complaisance ni considération ; ses prétentions de rang l’écartèrent et le séparèrent ; sa réputation, secondée de la vie qu’il y mena et dont il ne pouvoit et n’eût même daigné se défaire, le fit mépriser. Il s’en alla à Gènes où il espéra être mieux reçu et vivre plus à son aise.
Je me garderois bien de barbouiller ce papier de l’opération de la fistule que maréchal fit à Courcillon, fils unique de Dangeau, en sa maison de la ville à Versailles, sans l’extrême ridicule dont elle fut accompagnée. Courcillon étoit un jeune homme fort brave, qui avoit un des régiments du feu cardinal de Fürstemberg qui valoit fort gros. Il avoit beaucoup d’esprit et même orné, mais tout tourné à la plaisanterie, à bons mots, à méchanceté, à impiété, à la plus sale débauche, dont cette opération passa publiquement pour être le fruit.
Sa mère dont j’ai parlé à l’occasion de son mariage, étoit dans la privance de Mme de Maintenon la plus étroite ; toutes deux seules de la cour et de Paris ignoroient la vie de Courcillon. Mme de Dangeau, qui l’aimoit passionnément, étoit fort affligée et avoit peine à le quitter des moments. Mme de Maintenon entra dans sa peine, et se mit à aller tous les jours lui tenir compagnie au chevet du lit de Courcillon, jusqu’à l’heure que le roi alloit chez elle, et très souvent dès le matin y dîner. Mme d’Heudicourt, autre intime de Mme de Maintenon et dont j’ai parlé aussi, y fut admise pour les amuser, et presque point d’autres. Courcillon les écoutoit, leur parloit dévotion et des réflexions que son état lui faisoit faire ; elles de l’admirer et de publier que c’étoit un saint. La d’Heudicourt et le peu d’autres qui écoutoient tous ces propos, et qui connoissoient le pèlerin qui quelquefois leur tiroit un bout de langue à la dérobée, ne savoient que devenir pour s’empêcher de rire, et au partir de là ne pouvoient se tenir d’en faire le conte tout bas à leurs amis. Courcillon, qui trouvoit que c’étoit bien de l’honneur d’avoir Mme de Maintenon tous les jours pour garde-malade, et qui en crevoit d’ennui, voyoit ses amis quand elle et sa mère étoient parties les soirs, leur en faisoit ses complaintes le plus follement et le plus burlesquement du monde, et leur rendoit en ridicule ses propos dévots et leur crédulité, tellement que, tant que cette maladie dura, ce fut un spectacle qui divertit toute la cour, et une duperie de Mme de Maintenon dont personne n’osa l’avertir, et qui lui donna pour toujours une amitié et une estime respectueuse pour la vertu de Courcillon qu’elle citoit toujours en exemple, et dont le roi prit aussi l’impression, sans que Courcillon se souciât de cultiver de si précieuses bonnes grâces après sa guérison, sans qu’il en rabattît quoi que ce fût de sa conduite accoutumée, sans que Mme de Maintenon s’aperçût jamais de rien, sans que pour ses négligences même à son égard elle se refroidît des sentiments qu’elle avoit pris pour lui. Il faut le dire, excepté le manège sublime de son gouvernement et avec le roi, c’étoit d’ailleurs la reine des dupes.
- ↑ Dans l’ancienne monarchie, il y avoit douze officiers portemanteaux attachés à la maison du roi. Leurs fonctions consistoient à garder le chapeau, les gants, la canne et l’épée du roi et à les lui présenter lorsqu’il les demandoit. Un de ces officiers suivoit toujours le roi à la chasse avec un portemanteau garni de linge, tel que chemises, mouchoirs, etc.