Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/22

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CHAPITRE XXII.


Duc d’Orléans a un fauteuil à Bayonne, et à Madrid le traitement d’infant. — Origine du fauteuil en Espagne pour les infants et pour les cardinaux. — Étranges abus nés des fauteuils de Bayonne à M. le duc d’Orléans et à Mlle de Beaujolois. — Origine du traversement du parquet par les princes du sang. — Époque où les princesses du sang ont quitté les housses. — Trait remarquable de M. le prince à Bruxelles avec don Juan et le roi Charles II d’Angleterre. — Ses entreprises de distinction en France. — Règlement contre le luxe des armées peu exécuté. — Bataille d’Almanza. — Cilly apporte la nouvelle de la victoire d’Almanza. — Valouse à Marly, de la part du roi d’Espagne. — Bockley apporte le détail, et est fait brigadier. — M. le duc d’Orléans arrive à l’armée victorieuse. — Origine de l’estime et de l’amitié de M. le duc d’Orléans pour le duc de Berwick. — Leurs différents caractères militaires. — Grand et rare éloge du duc de Berwick par M. le duc d’Orléans. — Manquement fatal de toutes choses en Espagne. — Siège de Lerida. — La ville prise d’assaut et punie par le pillage. — Le château rendu par capitulation. — Joyeuse malice du roi sur Lerida à M. le Prince. — Cilly lieutenant général. — Berwick grand d’Espagne avec les duchés de Liria et de Xerica en don, une grâce, outre cela, sans exemple en grandesse, et fait chevalier de la Toison d’or.


Les généraux des armées partirent chacun pour la leur. M. le duc d’Orléans s’arrêta à Bayonne pour voir la reine veuve de Charles Ier, qui lui donna un fauteuil. M. le duc d’Orléans, qui ne l’auroit osé prétendre, se garda bien de le refuser.

En Espagne, les infants ont un fauteuil devant le roi et la reine. Il leur est venu de celui des légats a latere, qui sont reçus partout presque comme le ’pape en personne, et à qui nos rois ont été au-devant fort loin, hors de leur ville, jusqu’à Louis XIV exclusivement, mais qui y envoya Monsieur, qui donna la main au cardinal Chigi, lequel eut, comme je l’ai marqué (t. II, p. 80), à propos de l’erreur d’une tapisserie, un fauteuil à son audience du roi. Si les légats l’ont eu en France, on peut juger si les rois particuliers des Espagnes le leur disputoient. Ils le donnèrent aussi aux cardinaux qui ont tant gagné par le grand rang des cardinaux légats, et par la fermeté de la politique romaine, à porter le leur au plus haut point qu’elle a pu. Ferdinand et Isabelle, ayant réuni les couronnes particulières d’Espagne, firent trop d’usage des papes et de la cour de Rome pour changer ce cérémonial. Philippe Ier, dit le Beau, leur gendre, à qui ces couronnes devoient toutes arriver, n’eut que celle de Castille, parce que Ferdinand le Catholique le survécut. Charles-Quint son fils, avant d’être empereur, recueillit toutes les couronnes de l’Espagne, à celle de Portugal près. Dès lors il pensoit à l’empire, il avoit François Ier pour compétiteur. Il ménageoit Rome et n’innova rien au cérémonial de son grand-père et de sa grand’mère maternels. Philippe II son fils, avec tous les partis qu’il sut tirer de Rome, n’avoit garde d’y rien changer non plus, et son exemple ’a passé en règle à ses successeurs. Il est même arrivé que plusieurs premiers ministres d’Espagne, avant et depuis Philippe II, ont été cardinaux, ce qui n’a pas peu contribué à consolider leur rang en Espagne. Je parlerai en un autre lieu de celui dont ils y jouissent aujourd’hui ; mais ce que je viens d’en dire suffit pour ce que j’ai à expliquer ici.

Ce fauteuil des légats et des cardinaux est l’origine de celui des infants. Mais en Espagne ils n’ont rien vu par delà ce degré que nous appelons ici fils de France. Les infants, qui sont nos fils de France, y ont été fort rares depuis Charles-Quint. À peine y en a-t-il eu d’autres sous chaque règne que l’héritier de la couronne, et si on excepte le malheureux don Carlos et un cardinal, le peu qu’il y en a eu a disparu presque aussitôt que né. Aucun héritier de la couronne n’a été marié du vivant du roi son père. Je ne compte pas Philippe II, que Charles-Quint fit roi, qui épousa la reine Marie d’Angleterre, et qui, avant d’être roi, fut presque toujours séparé du lieu de Charles-Quint, ailleurs en Europe. Ainsi, en Espagne, il est vrai de dire que, jusqu’à présent, ce que nous connoissons ici sous le nom de petit-fils de France et de prince du sang n’y a jamais existé.

La reine douairière d’Espagne, confinée à Bayonne pour ses intelligences avec l’archiduc, mal aux deux cours, peu comptée d’ailleurs et mal payée, embarrassée d’un rang qu’elle savoit bien n’être pas de fils de France, mais en approcher fort et s’élever fort au-dessus de celui des princes du sang, crut pouvoir aider à la lettre pour obliger le neveu, et peut-être encore plus le neveu et le gendre du roi tout à la fois, qui alloit commander les armées en Espagne, et qui apparemment y prendroit un grand crédit, au moins celui de la servir ou de lui nuire. M. le duc d’Orléans, de son côté, hasarda d’accepter ce qui lui fut offert, parce qu’on aime toujours à se rehausser.

Il n’ignoroit pas que le premier fils de France qui ait eu un fauteuil devant une tête couronnée a été Gaston, qui, étant lieutenant général de l’État dans la minorité de Louis XIV, profita de l’indigence, des malheurs, et des besoins de la reine d’Angleterre sa sœur pour ses enfants et pour elle-même, réfugiés en France après l’étrange catastrophe du roi Charles Ier, son mari, dont l’exemple et une raison semblable valut le fauteuil à Monsieur et à Madame, père et mère de M. le duc d’Orléans, [de la part] du roi Jacques II et de la reine sa femme, réfugiés pareillement en France en 1688 par l’invasion et l’usurpation du prince d’Orange, depuis dit le roi Guillaume III. Mais il savoit aussi que lui-même ne l’avoit pu obtenir. On lui avoit seulement souffert, à Mme la duchesse d’Orléans, à Mademoiselle, sa sœur, depuis duchesse de Lorraine, et aux trois filles de Gaston, de ne voir le roi et la reine d’Angleterre qu’avec Monseigneur, Monsieur ou Madame, devant qui ils ne prétendoient qu’un tabouret ; et comme tout s’étend en France sans autre droit que de l’oser, les deux autres filles du roi, toujours blessées du rang si supérieur au leur de leur sœur cadette, se mirent sur le même pied de ne voir la cour d’Angleterre qu’avec des fils ou des filles de France ; puis d’elles, qui étoient princesses du sang par leurs maris, les autres princesses du sang en ont toujours usé de même. Le roi le souffroit, et le roi et la reine d’Angleterre n’étoient pas en situation de s’en plaindre. C’étoit donc un demi droit, en M. le duc d’Orléans, que cette prétention telle qu’elle pût être ; et à l’égard des pays étrangers, il ne donnoit pas la main, et ne rendoit pas la visite qu’il recevoit des ambassadeurs, comme faisoient les princes du sang. Les cardinaux étrangers, même romains, lui écrivoient monseigneur et altesse royale ; et lorsqu’il écrivoit aux rois, excepté celui de France, il ne les traitoit point de sire, mais de monseigneur. Toutes ces raisons lui parurent bonnes pour ne faire point de façons sur le fauteuil que la reine douairière d’Espagne lui fit présenter. Le roi ne le trouva point mauvais, et en Espagne on n’osa s’en plaindre.

Ce qui en résulta au contraire fut qu’on s’y piqua de ne faire pas moins qu’à Bayonne, en sorte que don Gaspar Giron, le premier des quatre majordomes du roi, alla avec des carrosses et des équipages du roi au-devant de lui jusqu’à Burgos, c’est-à-dire de Madrid comme qui irait d’ici presqu’à Poitiers, et que sur la route, et partout, il fut reçu en infant d’Espagne. Il en eut le traitement entier, à la cour, du roi, de la reine, des infants, des grands et de tout le monde, sans que cela y ait fait, ni ici, la moindre difficulté ; mais voici ce que les excès deviennent. Ils en font naître sans fin, et il vaut mieux le dire ici tout de suite.

Lorsque la reine veuve du roi Louis Ier d’Espagne, fille de M. le duc d’Orléans, par conséquent princesse du sang, passa à Bayonne, la reine douairière d’Espagne trancha toute difficulté, et la traita comme déjà mariée et comme princesse des Asturies. Elle s’appuyoit sur l’exemple de Mme la duchesse de Bourgogne, que, par même raison de couper court à tout, le roi traita et la fit totalement jouir du même rang que si elle eût déjà été mariée. Vint après Mlle de Beaujolois, aussi fille de M. le duc d’Orléans, allant épouser l’autre infant. Sur l’exemple que je viens de rapporter, elle fut traitée de même ; mais la duchesse de Duras qui étoit chargée de sa conduite, et qui avoit mené avec elle la duchesse de Fitz-James sa fille, depuis duchesse d’Aumont, ne se trouva point, ni sa fille, à cette séance, parce qu’elle n’avoit pas eu ordre de vivre autrement avec Mlle de Beaujolois qu’avec une princesse du sang, et laissa auprès d’elle sa gouvernante. À la rupture, Mlle de Beaujolois fut renvoyée en France avec sa sœur, veuve alors du roi Louis Ier. La princesse de Berghes, veuve d’un grand d’Espagne et la marquise de Conflans, furent envoyées avec les équipages du roi à Saint-Jean de Luz pour les ramener en France, l’une comme camarera-mayor de la petite reine, l’autre choisie par Mme la duchesse d’Orléans pour être gouvernante de Mlle de Beaujolois sa fille. M. le duc d’Orléans n’étoit plus, et il étoit régent au premier passage ; mais M. le Duc étoit premier ministre, et quelque chose de plus, et en même temps prince du sang. La reine douairière d’Espagne ne pouvoit plus considérer Mlle de Beaujolois comme mariée et comme infante, ainsi qu’elle avoit fait la première fois. Il n’y avoit point eu de mariage, et elle étoit renvoyée ; elle n’étoit donc plus que princesse du sang.

Cela embarrassa la reine douairière, qui à la fin se résolut, pour obliger M. le Duc dans sa puissance (qui toutefois n’y avoit pas seulement pensé), se résolut, dis-je, à donner un fauteuil à Mlle de Beaujolois et à la traiter comme la première fois, sous prétexte que ses propres malheurs la rendoient sensible à celui de cette princesse, à qui elle ne le vouloit pas appesantir par la différence du traitement de son premier passage.

Elle habitoit une très petite maison de campagne à la porte de Bayonne, et elle y recevoit le monde dans un petit salon, où je l’ai aussi vue, de plain-pied à un grand et beau jardin. Après les premières embrassades de la reine douairière à la petite reine et à Mlle de Beaujolois, la reine douairière proposa à la princesse de Berghes d’aller voir son jardin, et à la duchesse de Liñarez sa camarera-mayor de l’y mener. Elles étoient averties ; elles firent dans l’instant la révérence et entrèrent dans le jardin, après quoi la reine douairière fit apporter trois fauteuils. La marquise de Conflans y demeura debout avec les autres dames de la reine douairière. La visite finie, on fit appeler les deux dames qui étoient au jardin ; elles ne trouvèrent plus de fauteuil en rentrant. On étoit debout et aux embrassades pour prendre congé.

Par le chemin, Mlle de Beaujolois vécut en princesse du sang. Mais arrivées à Paris, elles trouvèrent que ce fauteuil y avoit fait grand bruit, et que là-dessus les princesses du sang le prétendoient chez la reine d’Espagne. Mme la duchesse d’Orléans, dont les enfants n’étoient plus petits-fils de France, trouvoit la prétention fort raisonnable, d’autant qu’elle en formoit de plus étranges pour elle-même, jusqu’à ne pas vouloir que les gardes de la reine sa fille prissent la salle de ses gardes quand elle la venoit voir au Palais-Royal, tandis qu’à Versailles on ne leur disputa pas d’être mêlés avec ceux du roi, et la droite dans leur salle. Cette prétention du fauteuil, soutenue de l’autorité d’un prince du sang pleinement administrateur de l’État, suspendit les visites. Un écrivit en Espagne, d’où il vint défense à la reine d’Espagne de donner des fauteuils, même à Mme la duchesse d’Orléans sa mère, qui depuis ne l’a plus vue qu’en particulier, et pas un prince ni princesse du sang ne l’ont visitée, si ce n’est M. le duc d’Orléans et Mlles ses soeurs, mais en dernier particulier.

Voilà où conduisent des complaisances mal entendues. Mme la duchesse d’Orléans n’a jamais eu ni prétendu qu’un tabouret devant les filles de France, même cadettes, même devant Mme la duchesse de Berry sa fille ; les princesses filles de Gaston pareillement devant Madame, ainsi que Mlle la duchesse d’Orléans, et Mlle depuis duchesse de Lorraine ; les princes et les princesses du sang n’ont jamais eu ni prétendu qu’un siège à dos, sans bras, devant les filles de Gaston, devant M. et Mme la duchesse d’Orléans, et devant Mlle depuis duchesse de Lorraine ; et ils veulent un fauteuil devant les têtes couronnées, et en particulier devant la petite reine d’Espagne, qui, sa couronne mise à part, est veuve d’un infant d’Espagne, c’est-àdire d’un fils de France, puisque, quand Philippe V n’auroit pas eu la couronne d’Espagne, il seroit fils de France, conséquemment son fils petit-fils de France, lequel remonte à la dignité, au rang, aux traitements de fils de France par la couronne de son père (et ont été mis et reconnus sur ce pied-là par Louis XIV, qui leur a envoyé le cordon bleu, dans le moment de leur naissance, qui ne se donne ainsi qu’aux seuls fils de France, et les a toujours regardés et traités en tout le reste comme fils de France). Comment ajuster cela avec ces prétentions de fauteuil, si on ne veut dire que la couronne d’Espagne ait dégradé les infants d’Espagne du rang et de la dignité qu’ils ont apportée en naissant, et qui a été anéantie par la seconde couronne de l’Europe ? Voilà un paradoxe bien étrange et toutefois bien littéral.

M. le Prince le héros, que les princes du sang n’accuseront pas d’avoir manqué de hauteur ni d’entreprises hardies en faveur de leur rang, témoin le traversement du parquet au parlement, qu’il hasarda à la suite de M. son père et malgré lui dans la minorité de Louis XIV, et qui leur est depuis demeuré, auparavant réservé au seul premier prince du sang ; la tentative de la housse clouée à son retour de Bruxelles, qu’il ne put obtenir, d’où les princesses du sang ont quitté leurs housses qu’elles portoient et avoient toujours portées jusqu’alors comme les duchesses, et sans prétention à cet égard ; et bien d’autres choses qui écarteroient trop ; M. le Prince, dis-je, pensoit bien autrement sur ces prétentions modernes avec les têtes couronnées. Il étoit à Bruxelles, où bien qu’à la merci et au service de l’Espagne, il maintint, avec la dernière hauteur, son rang, sa préséance, ses distinctions sur don Juan, gouverneur général des Pays-Bas, bâtard d’Espagne, et qui commandoit les armées avec une hauteur, dans sa cour, de fils légitime de roi. Charles II, roi d’Angleterre, avoit été obligé de s’y retirer. Il y étoit aux dépens de l’Espagne, et don Juan en abusoit et le traitoit fort cavalièrement. M. le Prince en fut si choqué qu’il voulut apprendre à vivre à ce superbe bâtard.

Il pria chez lui le roi d’Angleterre, don Juan, les principaux seigneurs espagnols et flamands, et ce qu’il y avoit de plus considérable auprès de lui et parmi les chefs des troupes, et leur donna un magnifique dîner. Le repas servi, M. le Prince en avertit le roi d’Angleterre ; qui, arrivant dans le lieu du festin avec toute la compagnie, vit une grande table couverte de mets, un seul fauteuil, un couvert unique et un cadenas. Voilà don Juan bien étonné, et qui le fut encore davantage quand il vit M. le Prince présenter la serviette au roi d’Angleterre pour laver et l’obliger de le faire. Le roi demanda à M. le Prince s’il ne se mettoit pas à table et ces messieurs. M. le Prince, au lieu de répondre, prit une serviette et se tint debout vers le dos du fauteuil où le roi d’Angleterre venoit de s’asseoir. Aussitôt il se retourna à M. le Prince pour l’obliger à se mettre à table et à faire apporter des couverts. M. le Prince répondit que, quand il auroit eu l’honneur de le servir, il trouveroit avec don Juan une table servie pour la compagnie et pour eux. Ce combat de civilités finit enfin par l’obéissance. M. le Prince dit que le roi ordonnoit qu’on apportât des couverts. Ils étoient tout prêts et force tabourets aussi, qu’on apporta en même temps. M. le Prince se mit sur le premier, à la droite du roi d’Angleterre ; don Juan, rageant de colère et de honte, sur le premier à gauche, et la compagnie sur les autres. Voilà un trait bien éloigné de la prétention du fauteuil. Il fit un honneur infini à M. le Prince, et procura depuis au roi d’Angleterre les respects que lui devoit don Juan, et dont, après cet exemple si public et si fort parlant à lui, il n’osa plus s’écarter.

À propos de table, le luxe de la cour et de la ville étoit passé avec tant d’excès dans les armées qu’on y portoit toutes les délicatesses inconnues autrefois dans les lieux du plus grand repos. Il ne se parloit plus que de haltes chaudes dans les marches et dans les détachements, et les repas qu’on portoit à la tranchée pendant les sièges étoient non seulement abondants dans tous leurs services, mais les fruits et les glaces qu’on y servoit avoient l’air des fêtes, avec une profusion de toutes sortes de liqueurs. La dépense ruinoit les officiers, qui, les uns pour les autres, s’efforçoient à l’envi de paroître magnifiques ; et les choses nécessaires à porter et à faire quadruploient leurs domestiques et les équipages de l’armée, qui l’affamoient souvent. Il y avoit longtemps qu’on s’en plaignoit, ceux même qui faisoient ces dépenses qui les ruinoient, sans qu’aucun osât les diminuer. À la fin, le roi fit ce printemps un règlement qui défendit aux lieutenants généraux d’avoir plus de quarante chevaux d’équipage ; aux maréchaux de camp plus de trente ; aux brigadiers plus de vingt-cinq et aux colonels plus de vingt. Il eut le sort de tant d’autres faits sur le même sujet. Il n’y a pays en Europe où il y ait tant de si belles lois et de si bons règlements, ni où l’observation en soit de si courte durée. On ne tient la main à aucun, et il arrive que souvent, même dès la première année, tout est enfreint, et qu’on n’y pense plus dès la seconde.

On a vu (ci-dessus, p. 361) que la révolte de Cahors, qui avoit obligé d’y faire marcher des troupes destinées pour l’Espagne, avoit retardé le départ de M. le duc d’Orléans de huit jours. Ce délai lui coûta cher. Le duc de Berwick, plus foible en infanterie que les ennemis, et engagé dans un pays de montagnes, se trouva dans la nécessité de reculer un peu devant eux pour regagner des plaines où il pût aider sa cavalerie. Asfeld, qui tout l’hiver avoit commandé sur cette frontière, y avoit heureusement, mais très difficilement, pourvu à la subsistance des troupes. Tout y étoit donc mangé par les apports qui y avoient été faits de tous les pays à portée d’en faire ; et c’est ce qui avoit obligé Berwick de chercher à vivre dans ces montagnes, où les ennemis, fort éloignés, mais assemblés de bonne heure, forcèrent de marches pour le venir chercher, et tâcher de le prendre à leur avantage. Le marquis das Minas, Portugois, commandoit leur armée de concert avec Ruvigny, qu’on appeloit milord Galloway, d’un titre d’Irlande que le roi Guillaume lui avoit donné, et qui commandoit les Anglois. Enflés de ce mouvement en arrière, ils suivirent le maréchal de près, qui les attira ainsi dans les plaines de la frontière du royaume de Valence.

Alors Berwick les eût volontiers combattus ; mais il savoit M. le duc d’Orléans parti de Madrid pour le venir joindre, qui n’avoit fait qu’y passer et saluer le roi et la reine d’Espagne, et qui faisoit toute la diligence possible pour arriver. Il lui étoit subordonné de nom et d’effet. Le roi avoit avoué son repentir de lui avoir donné en Italie un tuteur, qui l’avoit perdue e malgré ce prince. Berwick ne vouloit pas, d’entrée de jeu, se brouiller avec un supérieur de cette élévation en lui soufflant une bataille ; ainsi il temporisoit avec grand dépit de l’audace des ennemis à l’approcher et à le tâter.

Elle leur crût tellement par la patience du maréchal qu’ils l’imputèrent tout à fait à faiblesse. Pour en profiter, ils vinrent le chercher jusque dans son camp. Asfeld, qui en eut le premier avis, l’envoya au duc de Berwick avec qui il étoit fort bien, et prit sur soi de faire ses dispositions de son côté, pour ne perdre pas un moment. Le maréchal fut aussi diligent du sien, vint au galop voir celles d’Asfeld, les approuva et ne songea plus qu’à combattre. Le début en fut heureux. Bientôt après il se mit quelque désordre dans notre aile droite, qui souffrit un furieux feu. Le maréchal y accourut, le rétablit, et la victoire ne fut pas longtemps après à se déclarer pour lui. L’action ne dura pas trois heures. Elle fut générale, elle fut complète. Elle commença tout de bon sur les trois heures après midi, le 25 avril. Les ennemis en fuite et poursuivis jusqu’à la nuit, perdirent tout leur canon et tous leurs équipages avec beaucoup de monde. Il en coûta peu à notre armée ; et de gens de marque, le fils unique de Puysieux, qui étoit brigadier d’infanterie et promettoit beaucoup, avec un esprit orné, et Polastron, colonel de la couronne.

Tout étant fini, le comte Dohna, qui s’étoit retiré dans la montagne avec cinq bataillons, n’ayant ni vivres, ni eau, ni moyen de sortir de là, envoya au maréchal, trop heureux d’être tous prisonniers de guerre, qui chargea un officier général d’aller les chercher et les amener à son camp. Ainsi on eut en tout huit mille prisonniers, parmi lesquels deux lieutenants généraux, six maréchaux de camp, six brigadiers, vingt colonels, force lieutenants-colonels et majors, et huit cents autres officiers avec une grande quantité d’étendards et de drapeaux. Il y eut treize bataillons entiers.

Cilly, des dragons, maréchal de camp, arriva à l’Étang avec cette bonne nouvelle, où j’étois et où Mme la duchesse de Bourgogne étoit venue de Marly, à qui Chamillart donnoit une grande collation. Ma surprise fut extrême lorsqu’en me retournant j’avisai Cilly. Je jugeai qu’il y avoit eu une action heureuse en Espagne. Je lui demandai à l’instant des nouvelles de M. le duc d’Orléans, et je fus fort affligé d’apprendre qu’il n’étoit pas arrivé à l’armée. Chamillart dit tout bas la nouvelle à Mme la duchesse de Bourgogne. Il me la dit aussi à l’oreille, et aussitôt s’en alla avec Cilly la porter au roi. Madame accourut aussitôt chez Mme de Maintenon, qui fut fort touchée d’apprendre que M. son fils n’avoit pas joint l’armée. Un musicien qui l’y crut, accourut le dire à Mme la princesse de Conti, qui lui donna une belle montre d’or qu’elle portoit à son côté. Tout ce qui étoit à Marly assiégea la porte de Mme de Maintenon. Le roi, transporté de joie, y vint et y conta tout ce que Cilly lui venoit d’apprendre. Le lendemain le duc d’Albe vint à la promenade du roi, à qui il en avoit fait demander la permission, et qui le gracieusa fort.

Le surlendemain, le même ambassadeur amena au roi Valouse, qui, écuyer ici du duc d’Anjou, l’avoit suivi en Espagne, et y étoit un de ses quatre majordomes. Philippe V, averti de la victoire d’Almanza par Ronquillo, que le duc de Berwick lui avoit envoyé du champ de bataille, avoit dépêché Valouse pour venir remercier le roi de ses secours, et du général qui venoit de s’en servir avec tant de gloire.

Bockley, frère de la duchesse de Berwick, arriva le lendemain de Valouse avec le détail, et en fut fait brigadier. Cilly étoit parti le 26 avril, à la pointe du jour, lendemain de la bataille, et il étoit venu tout droit ici sans passer à Madrid.

Ce même jour 26, M. le duc d’Orléans joignit l’armée, qui marchoit à Valence par des pays faciles, et qui ne s’éloignoient point de nos magasins. On sut ce jour-là milord Galloway très dangereusement blessé, que das Minas l’étoit aussi, et toute leur armée dispersée. Le duc de Berwick, avec un gros détachement, alla fort loin recevoir M. le duc d’Orléans, bien en peine de la réception qu’il lui feroit, et du dépit qu’il auroit de trouver besogne faite. C’étoit, après le malheur de Turin, en essuyer un nouveau bien fâcheux en un autre genre. Tout ce qui lui étoit attaché en fut touché, et le public même sembla y prendre part. L’air ouvert de M. le duc d’Orléans, et ce qu’il dit d’abordée au maréchal sur ce qu’il étoit déjà informé qu’il avoit fait tout ce qu’il avoit pu pour l’attendre, le rassurèrent. Il y joignit de justes louanges ; mais il ne put s’empêcher de se montrer fort touché de son malheur, qu’il avoit tâché d’éviter par toute la diligence imaginable, et par ne s’être pas même arrêté à Madrid autant que la plus légère bienséance l’auroit voulu. Enfin le prince, persuadé avec raison qu’il n’avoit pu être attendu plus longtemps par l’attaque des ennemis dans le camp même du maréchal, et le maréchal à l’aise, ils ne furent point brouillés ; et cette campagne jeta entre eux les fondements d’une estime et d’une amitié qui ne s’est depuis jamais démentie.

Ce n’est pas qu’ils fussent tous deux souvent de même avis. Le prince étoit entreprenant et quelquefois hasardeux, persuadé qu’un attachement excessif à toutes les précautions arrache des mains beaucoup d’occasions glorieuses et utiles ; le maréchal, au contraire, intrépide de cœur, mais timide d’esprit, accumuloit toutes les précautions et les ressources, et en trouvoit rarement assez. Ce n’étoit pas pour s’accorder. Mais le prince avoit le commandement effectif, et le maréchal une probité si exacte que, content d’avoir contredit et disputé de toutes ses raisons et de toute sa force un avis qui passoit malgré lui, il concouroit à le faire réussir, non seulement sans envie, mais avec chaleur et volonté, jusqu’à chercher des expédients nouveaux pour remédier aux inconvénients imprévus, et à mettre tout du sien, comme s’il eût été l’auteur du conseil qui s’exécutoit nonobstant toute l’opposition qu’il y avoit faite.

C’est le témoignage que M. le duc d’Orléans m’a rendu de lui plus d’une fois, et bien rare d’un homme nouvellement orné d’une grande victoire, et naturellement opiniâtre et attaché à son sens. Mais, comme ce prince me l’a souvent dépeint, il étoit doux, sûr, fidèle, voulant surtout le bien de la chose, sans difficulté à vivre, vigilant, actif, et se donnant, mais quand il étoit à propos, des peines infinies. Aussi M. le duc d’Orléans m’a-t-il dit souvent que, encore que leurs génies se trouvassent souvent opposés à la guerre, Berwick étoit un des hommes qu’il eût jamais connus avec qui il aimeroit mieux la faire ; grande louange, à mon avis, pour tous les deux.

J’avois un chiffre particulier que M. le duc d’Orléans m’avoit donné en partant, et lui et moi, nous chiffrions et déchiffrions nous-mêmes, et ne nous écrivions en chiffre que par des courriers. Je lui proposai de cueillir au moins de grands fruits de cette grande défaite, et le dessein de laisser Berwick en Aragon avec une médiocre armée, et de s’en aller avec le reste joindre le marquis de La Floride sur la frontière de Portugal. Les ennemis n’y avoient ni magasins ni troupes, et le roi de Portugal n’étoit pas en état de résister. Je pressai donc M. le duc d’Orléans de profiter d’une conjoncture qui ne se retrouveroit plus pour s’illustrer par la conquête facile d’un royaume, délivrer l’Espagne de ce côté-là de guerre et d’ennemis en l’agrandissant d’un pays si utile, et de la mettre en état de finir la guerre, en portant la campagne suivante toutes ses forces en Aragon, sans avoir plus de jalousie par derrière. C’étoit en effet le moyen certain de terminer la guerre d’Espagne en deux campagnes. On peut juger en passant quel eût été cet avantage, quelles ses suites et quelle gloire pour le prince qui l’auroit exécuté. Le malheur fut que l’exécution étoit impossible.

M. le duc d’Orléans me manda que ma proposition en elle-même étoit bonne et solide pour une armée de non mangeants et de non buvants ; que, dans toute la longue route à travers les provinces d’Espagne, il n’y avoit magasin ni provision de quoi que ce fût, ni étapes réglées, ni moyen aucun d’y suppléer ; que, s’il y avoit quelques provisions en Aragon pour la subsistance des troupes, et encore successives, ce n’étoit qu’à force d’industrie ; que les chaleurs qui commençoient à se faire sentir, et qui alloient devenir excessives, ajoutoient une nouvelle difficulté à ce dessein que le manquement de toutes choses rendoit impossible ; mais qu’il alloit travailler à faire en sorte que ces obstacles fussent levés pour l’année suivante, et à si bien profiter de l’avantage que le duc de Berwick venoit de remporter, qu’on pût affaiblir assez l’armée d’Aragon, la campagne suivante, pour se porter en nombre suffisant sur la frontière de Portugal, et y exécuter, à la vérité plus difficilement alors, par les précautions qu’ils pourroient avoir prises, ce que ce défaut auroit rendu aisé cette année.

À cela il n’y avoit point de réplique. En Aragon, la disette de tout étoit même telle qu’avec une armée victorieuse et en liberté d’agir ce fut un chef-d’œuvre de l’industrie de pouvoir former le siège de Lerida, après avoir battu encore plusieurs fois les ennemis en détail et en petits corps, et pris plusieurs petites places. Achevons tout de suite cette campagne d’Espagne. Les difficultés en furent si grandes qu’il fallut, en attendant, s’amuser à nettoyer l’Aragon des petites places et des postes, tandis que Bay prenoit Ciudad-Rodrigo et d’autres places vers le Portugal, amassa force drapeaux et étendards, et eut enfin près de quatre mille prisonniers. Après des peines et des longueurs infinies, la tranchée fut ouverte devant Lerida la nuit du 2 au 3 octobre. Asfeld s’y chargea des vivres et des munitions, et M. le duc d’Orléans, qui m’a dit souvent que c’étoit le meilleur intendant d’armée qu’il fût possible de trouver, sans que ce pénible détail l’empêchât de ses fonctions militaires, M. le duc d’Orléans, dis-je, se chargea lui-même de tous les autres détails du siège, rebuté des difficultés qu’il rencontroit dans chacun. Il fut machiniste pour remuer son artillerie, faire et refaire son pont sur la Sègre, qui se rompit et qui ôta la communication de ses quartiers. Ce fut un travail immense. Son abord facile, la douceur avec laquelle il répondoit à tout, la netteté de ses ordres, son assiduité jour et nuit à tous les travaux, surtout aux plus avancés de la tranchée, son exactitude à tout voir par lui-même, sa justesse à prévoir, et l’argent qu’il répandit dans les troupes et qu’il fit donner du sien aux officiers qui se trouvoient dans le besoin, le firent adorer et donnèrent une volonté qui fut le salut d’une expédition que tout rendit si difficile.

C’étoit après Barcelone le centre et le refuge des révoltés, qui se défendirent en gens qui avoient tout à perdre et rien à espérer. Aussi la ville fut-elle prise d’assaut le 13 octobre, et entièrement abandonnée au pillage pendant vingt-quatre heures. Elle étoit remplie de tout ce que les lieux à sa portée y avoient pu retirer. On n’y épargna pas les moines qui animoient le plus les habitants. La garnison se retira au château, où les bourgeois entrèrent avec elle. Ce château tint encore longtemps ; enfin il capitula le 11 novembre, et le chevalier de Maulevrier en apporta la nouvelle au roi le 19.

Chamillart l’amena sur les huit heures avant que le premier gentilhomme de la chambre fût entré. Le roi les fit venir à l’instant à son lit ; il fut si content de cette nouvelle qu’il envoya éveiller Madame et Mme la duchesse d’Orléans pour la leur apprendre.

Ils sortirent cinq à six cents hommes, et pouvoient tenir encore quelques jours ; et tant devant la ville que devant le château, M. le duc d’Orléans n’eut pas plus de sept à huit cents hommes tués ou blessés. L’armée ennemie n’étoit qu’à deux lieues de Lerida, lorsque le château se rendit, faisant contenance de venir le secourir. Das Minas, blessé à Almanza, en avoit repris le commandement ; Galloway, extrêmement blessé, étoit hors d’état d’agir. Après une campagne si longue et si difficile, il n’y eut plus moyen de rien entreprendre ; et quelque désir que M. le duc d’Orléans eût d’aller faire le siège de Tortose, il fallut le remettre à l’année suivante.

M. le Prince, mais surtout M. le Duc, et un peu M. le prince de Conti, voyoient avec grande jalousie la gloire de M. le duc d’Orléans. Ils étoient surtout piqués de la conquête de Lerida, dont M. le Prince, tout grand et hardi capitaine qu’il étoit, avoit levé le siège, et une autre fois encore le comte d’Harcourt. M. le Duc et Mme la Duchesse ne se contenoient pas, et M. le Prince s’échappoit volontiers. J’eus le plaisir d’entendre le roi adresser la parole là-dessus à M. le Prince à son dîner, puis à M. le prince de Conti avec une joie maligne qui jouissoit de leur embarras. Il vanta l’importance de la conquête, il en expliqua les difficultés, il loua M. le duc d’Orléans, et leur dit sans ménagement que ce lui étoit une grande gloire d’avoir réussi où M. le Prince avoit échoué. M. le Prince balbutia, lui qui tenoit si aisément et si volontiers le dé. J’étois vis-à-vis de lui, et je voyois à plein qu’il rageoit. M. le prince de Conti, auprès de qui j’étois, plus doux et plus circonspect, ne prenoit pas plus de plaisir à cette conversation, qui, de la part du roi, fut allongée. M. le prince de Conti ne dit que quelques mots pour ne pas demeurer dans le silence, et laissa le poids à M. le Prince, qui, avec tout son esprit et ses grâces (car il en avoit beaucoup dans la conversation), se tira au plus mal de celle-là. Elle ne put durer qu’une partie du dîner, étant aussi peu soutenue d’une part ; mais le roi qui ne voulut rien affecter, et qui se plaisoit à les mortifier, se tourna, sur la fin, à M. de Marsan, presque derrière sa chaise, et lui reparla du succès de M. le duc d’Orléans qui avoit été l’écueil du comte d’Harcourt. Marsan n’en étoit pas à cela près pourvu que le roi lui parlât, et qu’il pût lui barbouiller quelque chose. Il chercha donc à faire sa cour et à parler, et renouvela le dépit et l’embarras de M. le Prince qui n’ouvrit pas la bouche, mais à qui l’impatience, sortoit par les yeux et de toute sa contenance. Cette scène, je l’avoue, me divertit beaucoup. Cela fit du bruit à la cour et dans le monde ; j’eus regret que M. le Duc ne s’y trouvât pas.

Le roi fit Cilly lieutenant général en le renvoyant, et permit au duc de Berwick d’accepter la grandesse que le roi d’Espagne lui accorda, tant pour lui que pour celui de ses fils qu’il lui seroit libre de choisir. Elle fut de la première classe. Pour ajouter l’utile à l’honneur, le roi d’Espagne établit cette grandesse sur les villes et territoires de Liria et de Xerica dans le royaume de Valence conjointement, dont il lui fit présent. C’étoit un domaine de quarante mille livres de rente du domaine de la couronne, qui avoit fait autrefois l’apanage des infants d’Aragon.

Cette grâce très justement méritée étoit sans exemple :

1° On a déjà vu que le père et le fils ne sont jamais grands tous deux à la fois, le père eût-il plusieurs grandesses, à moins que le fils n’eût succédé à sa mère morte qui en auroit eu une de son chef, où qu’il jouît de celle de sa femme qui lui en auroit apporté une ; 2° la grandesse passe toujours à l’aîné, et d’aîné en aîné, et ne fut jamais laissée au choix du père ; 3° [ce] qui n’est pas sans exemple, mais qui en a fort peu, est le don de la terre et d’un domaine aussi distingué. J’ai profité de l’exemple des deux qui sont sans exemple. Je remets ailleurs à expliquer ce qui fit que le duc de Berwick désira le choix entre ses enfants pour la grandesse. Le roi d’Espagne crut que ce n’étoit pas encore assez, il le fit chevalier de la Toison d’or[1].




  1. Passage omis par les anciens éditeurs depuis On a déjà vu.