Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/1
CHAPITRE PREMIER.
Telles étoient ces liaisons et leurs puissants appuis lors de l’arrivée de M. de Vaudemont en France, dont ses nièces ne lui laissèrent rien ignorer, et dans lesquelles elles l’initièrent le plus tôt qu’elles le purent. Elles en avoient de grandes avec M. de Vendôme. On a vu ailleurs que le prince de Conti et fui partageoient la faveur et la cour la plus particulière de Monseigneur. Mlle Choin avoit fait assez d’effort pour rendre entre eux la balance du moins égale. Ses deux amies, qui pour elle, ou plutôt pour l’intérêt qu’elles y trouvèrent, avoient abandonné la princesse de Conti en sauvant toujours les apparences tarit qu’elles le purent, et toujours assez pour éviter brouillerie, étoient par là même entraînées vers M. de Vendôme. D’ailleurs le sang de Lorraine, si ce n’est par force, ne fut jamais pour aimer, encore moins pour s’attacher au sang de Bourbon.
Cela me fait souvenir d’une brutalité qui échappa à M. le Grand, et qui par cela même montre le fond de l’âme. Il jouoit au lansquenet dans le salon de Marly avec Monseigneur, et il étoit très gros et très méchant joueur. Je ne sais par quelle occasion de compliment Mme la grande-duchesse [de Toscane [1] ] y étoit venue de son couvent, car elle y étoit encore, où elle ne devoit retourner qu’après avoir soupé avec le roi. Le hasard fit qu’elle coupoit M. le Grand, et qu’elle lui donna un coupe-gorge. Lui aussitôt donna un coup de poing sur la table, et, se baissant dessus, s’écria tout haut. « La maudite maison, nous sera-t-elle toujours funeste ? » La grande-duchesse rougit, sourit et se tut. Monseigneur et tout ce qui étoit, hommes et femmes, à la table et autour l’entendirent clairement. Le grand écuyer se releva le nez de dessus la table, regarda toute la compagnie toujours bouffant. Personne ne dit mot, mais à l’oreille après on ne s’en contraignit pas. Je ne sais si le roi le sut, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’en fut autre chose, et qu’il n’en fut pas moins bien traité.
M. le prince de Conti de plus ne donnoit aux deux sœurs que Mme la Duchesse dont elles étoient bien assurées d’ailleurs ; Vendôme leur donnoit occasion de gagner M. du Maine, et pour elles il n’y avoit rien de trop. Elles s’étoient donc liées tant qu’elles avoient pu à Vendôme, et dans cet esprit elles avoient fort recommandé à leur cher oncle, car c’est ainsi qu’elles l’appeloient et qu’elles en parloient toujours, de ne rien oublier pour engager Vendôme, lorsqu’il alla en Italie, à en revenir assez de ses amis pour qu’ils pussent compter sur lui. Le cher oncle profita bien de la leçon, et y réussit tellement qu’à son retour, et toujours depuis, elles n’eurent rien à désirer là-dessus, et que Vendôme, elles et Vaudemont, M. du Maine en quart, se lièrent le plus étroitement, mais le dernier, selon sa coutume, le plus secrètement.
M. du Maine sentoit que Monseigneur ne l’aimoit point ; nulle meilleure voie de l’en rapprocher peu à peu que ses plus confidentes amies ; Vendôme n’étoit pas seul bastant. Le roi avançoit en âge, et Monseigneur vers le trône ; M. du Maine en trembloit. Avec de l’esprit, je ne dirai pas comme un ange, mais comme un démon auquel il ressembloit si fort en malignité, en noirceur, en perversité d’âme, en desservices à tous, en services à personne, en marches profondes, en orgueil le plus superbe, en fausseté exquise, en artifices sans nombre, en simulations sans mesure, et encore en agréments, en l’art d’amuser, de divertir, de charmer quand il vouloit plaire ; c’étoit un poltron accompli de cœur et d’esprit, et à force de l’être, le poltron le plus dangereux, et le plus propre, pourvu que ce fût par-dessous terre, à se porter aux plus cruelles extrémités pour parer ce qu’il jugeoit avoir à craindre, et se porter aussi à toutes les souplesses et les bassesses les plus rampantes auxquelles le diable ne perdoit rien.
Il étoit de plus poussé par une femme de même trempe, dont l’esprit, et elle en avoit aussi infiniment, avoit achevé de se gâter et de se corrompre par la lecture des romans et des pièces de théâtre, dans les passions desquelles elle s’abandonnoit tellement qu’elle a passé des années à les apprendre par cœur, et à les jouer publiquement elle-même. Elle avoit du courage à l’excès, entreprenante, audacieuse, furieuse, ne connoissant que la passion présente et y postposant tout, indignée contre la prudence et les mesures de son mari qu’elle appeloit misères de faiblesse, à qui elle reprochoit l’honneur qu’elle lui avoit fait de l’épouser, qu’elle rendit petit et souple devant elle en le traitant comme un nègre, le ruinant de fond en comble sans qu’il osât proférer une parole, souffrant tout d’elle dans la frayeur qu’il en avoit et dans la terreur que la tête achevât tout à fait de lui tourner. Quoiqu’il lui cachât assez de choses, l’ascendant qu’elle avoit sur lui étoit incroyable, et c’étoit à coups de bâton qu’elle le poussoit en avant.
Nul concert avec le comte de Toulouse ; c’étoit un homme fort court, mais l’honneur, la vertu, la droiture, la vérité, l’équité même, avec un accueil aussi gracieux qu’un froid naturel, mais glacial, le pouvoit permettre ; de la valeur et de l’envie de faire, mais par les bonnes voies, et en qui le sens droit et juste, pour le très ordinaire, suppléoit à l’esprit ; fort appliqué d’ailleurs à savoir sa marine de guerre et de commerce et l’entendant très bien. Un homme de ce caractère n’étoit pas pour vivre intimement avec son frère et sa belle-soeur. M. du Maine le voyoit aimé et estimé parce qu’il méritoit de l’être, il lui en portoit envie. Le comte de Toulouse, sage, silencieux, mesuré, le sentoit, mais n’en faisoit aucun semblant. Il ne pouvoit souffrir les folies de sa belle-soeur. Elle le voyoit en plein, elle en rageoit, elle ne le pouvoit souffrir à son tour, elle éloignoit encore les deux frères l’un de l’autre.
Celui-ci étoit fort bien avec Monseigneur et M. et Mme la duchesse de Bourgogne qu’il avoit toujours fort ménagés et respectés. Il étoit timide avec le roi, qui s’amusoit beaucoup plus de M. du Maine, le Benjamin de Mme de Maintenon, son ancienne gouvernante, à qui il sacrifia Mme de Montespan, qui toutes deux ne l’oublièrent jamais. Il avoit eu l’art de persuader au roi qu’avec beaucoup d’esprit, qu’on ne pouvoit lui méconnoître, il étoit sans aucunes vues, sans nulle ambition, et un idiot de paresse, de solitude, d’application, et la plus grande dupe du monde en tout genre. Aussi passoit-il sa vie dans le fond de son cabinet, mangeoit seul, fuyoit le monde, alloit seul à la chasse, et de cette vie sauvage s’en faisoit un vrai mérite auprès, du roi, qu’il voyoit tous les jours en toutes ses heures particulières ; enfin, suprêmement hypocrite, à la grand’messe, aux vêpres, au salut toutes les fêtes et dimanches avec apparat. Il étoit le cœur, l’âme, l’oracle de Mme de Maintenon, de laquelle il faisoit tout ce qu’il vouloit, et qui ne songeoit qu’à tout ce qui lui pouvoit être le plus agréable et le plus avantageux, aux dépens de quoi que ce pût être.
Voilà bien de la digression ; mais on verra dans la suite combien elle est nécessaire pour l’éclaircissement et le dévoilement de ce qui se présentera à raconter. Ces personnages remueront bien des choses qui ne se pourroient entendre sans cette clef. Je l’ai donnée aux approches du besoin, et lorsque j’en ai trouvé l’occasion. Revenons maintenant à M. de Vaudemont.
Ce que j’ai expliqué (t. III, p. 195 et suiv.) de ses deux importantes nièces est si éloigné de l’endroit où nous sommes, que j’ai cru devoir les remettre ici devant les yeux sans craindre quelque sorte de répétition, par les choses si importantes où on les va voir figurer. La même raison me fait négliger la même crainte sur M. de Vaudemont, pour remettre ici sommairement sous le même coup d’œil ce qui se trouve épars en trop de différents endroits. C’est un éclaircissement nécessaire pour répandre la lumière sur ses prétentions par sa naissance, et sur les grâces prodigieuses qu’il tira des cours de France et d’Espagne, qu’il ne dut pas à ce qu’il en avoit mérité.
Charles II, ordinairement dit III, duc de Lorraine, si connu pour avoir eu l’honneur d’épouser, en 1558, la seconde fille d’Henri II et de Catherine de Médicis, et plus encore par tout ce que cette reine mit en œuvre pour le faire succéder à la couronne après ses enfants, au préjudice d’Henri IV, son autre gendre, et de toute la branche royale de Bourbon, eut, sans parler des filles, trois fils de ce mariage : Henri, qu’il eut l’honneur de marier, en 1599, à la sœur d’Henri IV, si connu aussi par tout ce qu’il mit en usage pour faire rompre ce mariage que les belles lettres du cardinal d’Ossat expliquent si bien, qui la perdit sans enfants en 1604, qui se remaria en 1606 à une fille du duc Vincent de Mantoue, d’où est venue à leur postérité la prétention du Montferrat. Il succéda à son père en 1608 et mourut en 1624, ne laissant que deux filles : Nicole et Claude-Françoise. Le second fut Charles, cardinal, évêque de Metz et de Strasbourg ; et le troisième, François, comte de Vaudemont qui, d’une Salm, eut deux fils : Charles et François ; et deux filles : l’aînée, si connue, sous le nom de princesse de Phalsbourg, par ses intrigues, et par tous ses étranges mariages ; et la cadette, que M. Gaston épousa de la façon que chacun sait, et qui n’en a laissé que trois filles Mlle de Montpensier [2], Mme la grande-duchesse de Toscane et Mme de Guise.
Les duchés de Lorraine et de Bar, très constamment féminins, et déjà une fois passés dans la maison d’Anjou, au bon roi René par une héritière, et retournés par une autre héritière d’Anjou dans la maison de Lorraine, vinrent de droit à Nicole, fille aînée du duc Henri qui, pour les conserver dans sa maison, la maria trois ans avant sa mort à Charles, fils aîné de son troisième frère, qui avoit lors vingt et un ans, et Nicole treize, en présence du comte et de la comtesse de Vaudemont, père et mère de Charles, qui succéda en 1623, trois ans après son mariage, à son beau-père par le droit de sa femme. C’est celui qui, sous le nom de Charles IV, est si connu par ses perfidies, dont toute sa vie n’a été qu’un tissu, et qui lui firent mener une vie si malheureuse avec beaucoup d’esprit et de valeur, qui lui coûtèrent ses États et ensuite une longue prison en Espagne. Comme il n’avoit point d’enfants dix ans après son mariage, ils firent celui de François son frère avec Claude-Françoise, sœur de la duchesse Nicole, pour assurer les deux duchés dans leur maison. De ce dernier mariage est venu le fameux Charles, duc de Lorraine et de Bar, beau-frère de l’empereur Léopold, qui ne vit et ne posséda jamais ses États, qui s’est acquis un si grand nom à la tête des armées impériales, dont le fils fut rétabli dans ses États à la paix de Ryswick, lequel, d’une fille de Monsieur, frère de Louis XIV, a laissé deux fils, dont l’aîné, devenu grand-duc de Toscane, a cédé pour toujours les duchés de Lorraine et de Bar à la couronne, et a épousé la fille aînée de Charles VI, dernier empereur et dernier mâle de la maison d’Autriche.
Charles IV, amoureux de Béatrix de Cusance, veuve du comte de Cantecroix, et retiré à Bruxelles, servant la maison d’Autriche, la fit faire par l’empereur princesse de l’empire, se fit annoncer la mort de la duchesse Nicole, sa femme, en arbora le plus grand deuil, en reçut tous les compliments à Bruxelles, et en partit subitement pour Besançon, où un valet déguisé en prêtre le maria dans sa chambre avec Mme de Cantecroix, le 2 avril 1637. La fourbe fut en peu de jours découverte, la duchesse Nicole n’avoit pas seulement été malade. Son mari eut de Mme de Cantecroix une fille en 1639, qui a été Mme de Lislebonne, mère de Mlle de Lislebonne et de la princesse d’Espinoy, et dix ans après un fils qui est le prince de Vaudemont. Il faut remarquer que Charles IV n’a jamais attaqué la validité de son mariage avec la duchesse Nicole, et qu’elle n’est morte qu’en 1657, c’est-à-dire plus de dix-sept ans après la naissance de M. de Vaudemont. Charles IV son père mourut en 1675 sans enfants légitimes. François, son frère, étoit mort dès 1670, Claude-Françoise, sa femme, sœur de Nicole, dès 1648, sans que François se soit remarié. Ainsi, le célèbre Charles, qui devint dans la suite beau-frère de l’empereur Léopold et général de ses armées, succéda de droit à son oncle, Charles IV, sans que ce droit qu’il tenoit de sa mère lui ait été jamais contesté. Charles IV voulut appuyer ses bâtards de sa propre maison. Il trouva M. de Lislebonne, frère du duc d’Elboeuf, qui s’attacha à sa fortune, et qui voulut bien épouser sa bâtarde en 1660, laquelle avoit vingt et un ans ; et neuf ans après, le même duc d’Elboeuf, qui ne se soucioit point de son fils le trembleur du premier lit, à qui il fit céder son droit d’aînesse au duc d’Elboeuf d’aujourd’hui, fils de son second lit, donna sa fille du premier lit à M. de Vaudemont. Elle étoit sœur de mère de la femme du duc de La Rochefoucauld, qui a été si bien avec Louis XIV. M. de Vaudemont avoit vingt ans, et sa femme étoit du même âge.
On a vu ailleurs tout le parti qu’il sut tirer de sa figure, de son esprit, de sa galanterie, et comme le maréchal de Villeroy, épris de ses manières et de le voir si à la mode en France, crut du bel air d’être de ses amis, et se piqua toute sa vie d’en être. Vaudemont ne tarda pas à s’apercevoir que ses gentillesses ne le mèneroient à rien de solide ici. Il s’en alla aux Pays-Bas, entra au service des ennemis de la France, fit sa cour au prince d’Orange et aux ministres de la maison d’Autriche. Il alla en Espagne, où, appuyé de force patrons qu’il s’étoit ménagés, il obtint une grandesse à vie pour se donner un rang et un état de consistance, puis la Toison d’or pour se décorer. C’étoit en 1677, au temps de la plus forte guerre de la France contre la maison d’Autriche. On a vu en son lieu à quel point il se déchaîna contre elle pour plaire, et avec tant d’insolence, à Rome, où il alla d’Espagne, que le roi ne dédaigna pas de se montrer piqué sur le personnel qu’il avoit osé attaquer, et le fit sortir honteusement de Rome par ordre du pape. Il alla en Allemagne, où il sut se faire un mérite de cette aventure auprès de l’empereur, qui le protégea toujours depuis et le fit prince de l’empire, et auprès du prince d’Orange, si personnellement mal avec le roi. Il sut plaire à ce dernier par ses grâces, par son esprit, par son adresse, par leur haine commune, au point d’entrer dans sa plus intime confiance, qu’il accordoit à si peu de gens. On en a vu des marques à l’occasion de la dernière campagne de Louis XIV en Flandre, et de son brusque retour à Versailles, en 1693. Cette affection du roi Guillaume le mit à la tête de l’armée de Flandre, où nous l’avons vu échapper si belle, grâce à M. du Maine, dont le maréchal de Villeroy sut si habillement faire sa cour au roi. Enfin, la protection du roi Guillaume et de l’empereur lui valurent de Charles II le gouvernement général du Milanois.
On a vu avec quelle dangereuse dextérité il s’y comporta, après n’avoir osé ne pas y faire proclamer Philippe V, et combien sa soumission fut ici portée, vantée et applaudie. L’aveuglement fut constant sur lui par son adresse et la puissante cabale qui le portoit, et on vient de voir qu’après la mort de son fils, feld-maréchal des armées impériales, et servant en Italie, contenu d’ailleurs par Vendôme, dont il redouta les yeux et le poids auprès du roi, il se rendit plus mesuré et se l’acquit par ses souplesses.
Enfin, l’Italie perdue, il profita du mérite d’en avoir sauvé et ramené, par un traité, vingt mille hommes qui étoient restés, après la victoire de Médavy, de troupes de France et d’Espagne, qui fut mettre le sceau à la honte et au dommage extrême d’avoir remis l’Italie à l’empereur, lorsqu’on pouvoit s’y soutenir, et empêcher par là l’ennemi d’attaquer notre frontière et de pénétrer en France.
En y arrivant, il ne tint encore tout de nouveau à notre cour d’ouvrir les yeux. Colmenero étoit l’officier général des troupes du roi d’Espagne, servant en Italie, le plus intimement dans la confidence de M. de Vaudemont, qui l’avoit avancé à tout et mis avec M. de Vendôme sur le pied d’avoir part à tout. Nos François soupçonnoient fort sa fidélité, et croyoient avoir des raisons d’être persuadés qu’ils ne s’y trompoient pas ; mais avec de tels appuis il fallut se taire. Il avoit rendu Alexandrie, comme on l’a vu en son temps, d’une manière à augmenter tout à fait ce soupçon. M. de Vaudemont le soutint hautement ; et M. de Vendôme, revenu d’Italie, intimement uni avec lui, et qui étoit souvent dupe de moins habiles en l’art de tromper, prit hautement sa défense. Ils ne persuadèrent personne de ceux qui voyoient les choses de près, mais bien notre cour, accoutumée à les croire à l’aveugle. La surprise y fut donc grande lorsqu’on y apprit, en même temps que Vaudemont y arriva, que le prince Eugène, par ordre de l’archiduc, avoit donné le gouvernement du château de Milan à Colmenero, qui en même temps passa vers lui, et fut conservé chez les Impériaux dans le même grade qu’il avoit dans nos armées. Vaudemont s’en étonna fort, M. de Vendôme aussi, de Mons où il étoit alors, et se sentit piqué de sa méprise ; mais ce fut tout, il n’entra pas seulement dans la pensée de trouver mauvais que Vaudemont l’eût tant vanté.
MM. de Vendôme et de Vaudemont avoient passé par la même étamine ; Vendôme y avoit laissé presque tout son nez, Vaudemont les os des doigts de ses pieds et de ses mains, qui n’étoient plus qu’une chair informe, sans consistance, qui se rabattoit toute l’une sur l’autre ; ses mains faisoient peine à regarder. Il en avoit eu d’autres suites très fâcheuses, dont les médecins n’avoient pu venir à bout. Un empirique le guérit à Bruxelles autant qu’il pouvoit l’être et le mit en état de se tenir à cheval et sur ses pieds. Ce fut son prétexte en Italie de paroître si peu dans les armées et d’y monter si rarement à cheval. Du reste, il avoit conservé toute sa belle figure à son âge, fort droit, grande mine et une fort bonne santé. On va voir qu’il sut tirer parti d’un état dont la source est si honteuse.
M. de Vaudemont et ses nièces étoient fort occupés de sa subsistance et de son rang. Il avoit acquis à Milan des sommes immenses, et dans quelque splendeur qu’il y eût vécu, il lui en étoit resté beaucoup, comme on ne put s’empêcher d’en être convaincu dans la suite. Mais il ne falloit pas le laisser apercevoir, et pour obtenir gros, et pour ne pas perdre le mérite d’un homme si grandement établi et qui revient tout nu. Cela ne leur parut pas le plus difficile, et, en effet, ils furent si bien servis que, tout en arrivant, le roi donna quatre-vingt-dix mille livres de pension à M. de Vaudemont, et qu’il écrivit aussi au roi d’Espagne pour lui recommander ses intérêts. Ils se trouvèrent encore en meilleures mains auprès de Mme des Ursins, qui, nonobstant l’état fâcheux des finances et des affaires d’Espagne, où tout manquoit, comme on l’a vu, à l’occasion des suites de la bataille d’Almanza, voulut montrer à Mme de Maintenon ce qu’elle pouvoit sur elle, et fit donner, tant à M. qu’à Mme de Vaudemont, cent quatre-vingt-dix mille livres de pension. Il avoit fait sa révérence au roi le 10 mai ; mais le 15 juin la réponse d’Espagne étoit arrivée. On auroit pu croire que deux cent quatre-vingt mille livres de rente auroient dû suffire et les contenter. Ce ne fut pas tout, et il faut le dire tout de suite, pour ne pas revenir au pécuniaire.
M. de Vaudemont avoit eu une patente de prince de l’empire de l’empereur Léopold, qui lui avoit fait changer son titre de comte de Vaudemont en celui de prince. On a vu ses liaisons si longtemps intimes à Vienne, et depuis si peu encore, son fils unique mort en Italie feld-maréchal des armées impériales, et la seconde personne de celle de Lombardie. Les mêmes liaisons, il les avoit conservées plus à découvert et avec plus de bienséance avec les deux ducs de Lorraine père et fils. Il avoit, en traitant avec le prince Eugène du retour de nos troupes, demandé une pension pour le duc de Mantoue, que l’empereur dépouilloit totalement, et une pour Mme de Mantoue. Il fut durement refusé de la première ; il obtint la seconde, et le prince Eugène convint qu’elle seroit de vingt mille écus. Mme de Mantoue partit aussitôt pour aller attendre à Soleure la permission d’aller en Lorraine se mettre aux Filles de Sainte-Marie de Pont-à-Mousson, et Mme de Vaudemont, sa sœur de père, l’accompagna dans ce voyage, sous prétexte d’amitié et de bienséance, mais en effet pour négocier de plus près auprès de M. de Lorraine ce qu’on avoit engagé le roi de lui demander pour M. de Vaudemont, où par ce peu que dura une négociation qui coûta tant à M. de Lorraine, et pour rien, on soupçonna la cour de Vienne d’y être entrée, laquelle pouvoit tout sur lui. Quoi que ce fût, les dames ne séjournèrent pas longtemps à Soleure, passèrent en Lorraine ; Mme de Mantoue demeura à Pont-à-Mousson, et Mme de Vaudemont s’en vint à Paris à l’hôtel de Mayenne.
Charles IV, père de M. de Vaudemont, lui avoit donné le comté de Vaudemont, dont son père portoit le nom, et qui a été souvent apanage des puînés des ducs de Lorraine, quoique la terre ne soit pas considérable. Le même Charles IV avoit acquis du cardinal de Retz la terre de Commercy, qu’il avoit eue de sa mère, qui étoit Cilly [3], et il la donna aussi à M. de Vaudemont, lequel y succéda au cardinal de Retz, qui en avoit retenu la jouissance sa vie durant, et qui s’y étoit retiré en revenant d’Italie, pour payer ses dettes et y faire pénitence de sa vie passée dans la solitude. Dans les suites, le duc Léopold de Lorraine, gendre de Monsieur, acquit Commercy de M. de Vaudemont, et le laissa jouir du revenu, qui n’est pas considérable. Cette seigneurie relevoit constamment de l’évêché de Metz. Ils l’avoient donnée en fief à des seigneurs sous le nom de damoiseaux [4]. Les comtes de Nassau-Sarrebruck, qui l’ont longtemps possédée, en ont toujours reconnu les évêques de Metz, et leur en ont rendu leurs devoirs ; et les officiers du roi du bailliage de Vitry ayant formé des prétentions sur la justice de quelques paroisses de cette terre, son seigneur et le duc Antoine de Lorraine firent lever, en 1540, de la chambre de Vic, tous les actes qui démontrèrent que tout Commercy relevoit de l’évêché de Metz, et non pas du roi en rien. Le cardinal de Lenoncourt en reçut tous les devoirs, comme évêque de Metz, en 1551. Cependant cette seigneurie étoit peu à peu devenue une espèce de petite souveraineté. Il s’y forma une manière de chambre de grands jours, où les procès se jugeoient en dernier ressort. Les Cilly la possédèrent en cet état ; mais, en 1680, la chambre royale de Metz reconnut, nonobstant ces grands jours, et malgré les prétentions du bailliage de Vitry, duquel quelques paroisses relevoient, que le droit féodal et direct sur Commercy en entier appartenoit à l’évêque de Metz, et lui fut adjugé. Malgré des empêchements si dirimants, M. de Vaudemont se proposa de se faire donner par le duc de Lorraine la souveraineté de Commercy, à lui qui, de plus, avoit vendu cette terre à ce prince, qui le laissoit jouir du revenu ; d’y faire joindre par le même des dépendances nouvelles, pour en grossir le revenu et en étendre la souveraineté, et de rendre le roi protecteur de cette affaire ; et on verra bientôt qu’il y réussira, et même à davantage.
En attendant, il songeoit fort à s’établir un rang distingué. Il avoit celui de grand d’Espagne, mais il n’avoit garde de s’en contenter. Comme prince de l’empire, il n’en pouvoit espérer. Celui de ses grands emplois avoit cessé avec eux, et ce groupe de tant de choses accumulées, et qui éblouissoient les sots, lui parut trop aisé à désosser pour se pouvoir flatter d’en faire réussir quelque chose de solide. Il avoit tenté, au milieu de sa situation la plus brillante et la plus accréditée en Italie, d’être fait chevalier de l’ordre ; il l’avoit fait insinuer par ses amis ; enfin il l’avoit lui-même formellement demandé. Il avoit été refusé à plus d’une reprise, et on ne lui en avoit pas caché la raison, avec force regrets de ne la pouvoir surmonter. Cette raison étoit un statut de l’ordre du Saint-Esprit qui en exclut tous les bâtards, sans aucune autre exception que ceux des rois. Il eut beau insister, piquer l’orgueil, en représentant que le roi étoit maître des dispenses, tout fut inutile. Dès le temps que le roi d’Espagne étoit en Italie, il y employa Louville auprès de Torcy et de M. de Beauvilliers, qui me l’a conté ; et depuis il y employa encore Tessé, le maréchal de Villeroy et M. de Vendôme. Tout fut inutile ; il n’y eut point de crédit ni de considération qui pût obtenir du roi d’assimiler un bâtard de Lorraine aux siens en quoi que ce pût être. Mais quoique le refus ne portât que sur cet intérêt si cher au roi, il ne laissoit pas de montrer à Vaudemont que le roi ne le prendroit jamais que pour ce qu’il étoit, c’est-à-dire que pour un bâtard de Lorraine, qui, par la raison qui vient d’être expliquée, et que Vaudemont et ses nièces avoient trop d’esprit pour ne pas sentir, se trouveroit toujours en obstacle à toutes ses prétentions. Ce fut apparemment aussi ce qui lui fit imaginer cette souveraineté de Commercy, et entreprendre encore au delà, comme on le verra, pour couvrir sa bâtardise de façon que la raison secrète du roi en pût être détournée.
Mais tout cela n’étoit pas fait, et, en attendant, il falloit être à la cour et dans le monde. N’osant donc hasarder de refus, pour demeurer entier pour quand [5] tout son fait de Commercy et de plus encore seroit arrangé, il résolut d’usurper sans avoir l’air de prétendre ou de laisser douteux, et se servir avec adresse des excès d’avances qu’il recevoit de tout ce qu’il y avoit à la cour de plus grand, de plus distingué, de plus accrédité ; d’abuser de la sottise du gros du monde, et de cacher ses entreprises sous l’impotence de sa personne, pour, ce qu’il auroit ainsi ténébreusement conquis et tourné adroitement en habitude, le prétendre après en rang qui lui auroit été acquis.
Il se fit donc porter en chaise à travers les petits salons jusqu’à la porte du grand, comme très rarement il arrivoit aux filles du roi de le faire, et ne se tenoit debout que devant le roi. Il évita d’aller chez Monseigneur et chez Mgrs ses fils, sous prétexte de ses jambes, sinon, en arrivant, leur faire la révérence, et de même chez Mme la duchesse de Bourgogne et chez Madame. Chez les autres, il se mit sur le premier siège qu’il y trouva ; et il n’y avoit que des tabourets dans ces appartements de Marly, et dans le salon de même. Il s’y plaçoit dans un coin ; la plus brillante compagnie s’y rassembloit autour de lui assise et debout, et là il tenoit le dé. Monseigneur en approcha quelquefois ; Vaudemont, avec adresse, l’accoutuma à ne se point lever pour lui, et tout aussitôt après il en usa de même pour Mme la duchesse de Bourgogne.
Tous les ministres furent d’abord chez lui ; il vit seul Mme de Maintenon chez elle, mais cela se réitéra fort peu, et il n’y vit jamais le roi, dont il n’eut presque point d’audience dans son cabinet. Rien de si brillant que ce voyagé, et le roi toujours occupé de lui. Il lui fit donner une calèche à toutes ses chasses. Une de ses nièces y alloit avec lui. Il étoit assez plaisant de les voir tous deux suivre celle du roi, qui étoit seul dans la sienne avec Mme la duchesse de Bourgogne, et figurer ainsi en deux tête à tête, sans autre calèche que celle du capitaine des gardes, car Madame montoit encore alors à cheval. Ce voyage de Marly, où il étoit arrivé et s’étoit compassé pour cela avec justesse, s’écoula de la sorte à y faire toute l’attention, à y être l’homme uniquement principal et à reconnoître son monde.
Il partagea après son temps moins à Versailles qu’à Paris. Versailles étoit plus public, moins ramassé, moins pêle-mêle, les milieux plus difficiles à garder. Il jugea sagement que, son terrain bien sondé, il falloit disparaître pour réveiller le goût et l’empressement, et ne les pas user par l’habitude. Au bout d’un mois, il prit congé et s’en alla à Commercy avec sa sœur, ses nièces et sa femme, qui, sous prétexte de fatigue et de santé délicate, n’avoit vu le jour à Paris que par le trou d’une bouteille, niais en effet par l’embarras de ses prétentions, qu’elle ne vouloit pas commettre, et savoir, avant de se présenter à la cour, sur quel pied elle s’y conduiroit : Vaudemont, en partant, s’assura, puis s’annonça pour le premier voyage de Marly. C’étoit une distinction qu’il lui importoit de ne pas négliger. Trois semaines suffirent à cette course. La santé étoit bonne quand il le falloit, et les jambes ne faisoient jamais rien manquer d’utile. Mme de Lislebonne et Mme de Vaudemont demeurèrent à Paris ; l’oncle et les nièces vinrent à Marly. Avant son départ, il y avoit eu une négociation. Mme de Vaudemont, qui ne savoit encore sur quel pied danser, vouloit éviter le cérémonial de Versailles et aller droit à Marly, comme son mari avoit fait. Le roi trouvoit cela ridicule, et cela balança. Au retour de M. de Vaudemont, il insista si bien qu’il en résulta une distinction plus grande, parce que le roi la trouva moindre que de recevoir de plein saut, à Marly, une femme qu’il n’avoit jamais vue, et qui se tortilloit en prétentions. Vaudemont et ses nièces arrivèrent le samedi à Marly.
Dans le dimanche, Mme de Maintenon fit agréer au roi que, allant elle à Saint-Cyr le mercredi, comme elle y alloit de Marly presque tous les jours, que celui-là même Mme de Vaudemont l’y viendroit voir de Paris ; que, sans que Mme de Vaudemont lui parlât de Marly, ce seroit elle qui lui proposeroit de l’y mener. Le roi y consentit, puis se ravisa, enfin il l’accorda, et ce qui avoit été réglé pour le mercredi ne s’exécuta que le vendredi. Le roi, entrant le soir chez Mme de Maintenon, y trouva Mme de Vaudemont qui arrivoit avec elle. L’accueil fut gracieux, mais court ; elle ne soupa point, à cause du maigre. Le lendemain elle fut présentée à Mme la duchesse de Bourgogne, comme elle alloit partir pour la messe, et vit un instant Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne chez eux, puis les princesses fort uniment, mais fort courtement. Elle fut l’après-dînée, avec le roi et presque toutes les dames, voir la roulette, où Mme la duchesse de Bourgogne alloit, puis à une grande collation dans le jardin. Mme de Vaudemont ne fut pas, à beaucoup près, si fêtée que son mari. Elle demeura trois jours à Marly, et s’en alla le mardi à Paris. Elle revint sept ou huit jours après à Marly passer quelques jours, et se hâta ensuite de regagner Commercy, peu contente de n’y avoir pu rien usurper en rang et en préférences.
C’étoit une personne tout occupée de sa grandeur, de ses chimères, de sa chute du gouvernement du Milanois ; elle l’étoit aussi de sa santé, mais beaucoup moins en effet que comme chausse-pied ou couverture ; tout empesée, toute composée, tout embarrassée, un esprit peu naturel, une dévotion affichée, pleine d’extérieur et de façons ; en deux mots, rien d’aimable, rien de sociable, rien de naturel ; grande, droite, un air qui vouloit imposer, et néanmoins être doux, mais austère et tirant fort sur l’aigre-doux. Personne ne s’en accommoda, elle ne s’accommoda de rien ni de personne ; elle fut ravie d’abréger et de s’en aller, et personne n’eut envie de la retenir.
Son mari, ployant, insinuant, admirant avec les plus basses flatteries, paraissant s’accommoder à tout, continua à Marly son manège. Il y avoit dans le salon trois sièges à dos, qui de l’un à l’autre s’y étoient amassés, et de la même étoffe que les tabourets. Monseigneur, qui avoit fait faire le premier, jouoit dessus ; en son absence, Mme la duchesse de Bourgogne s’y mit, puis sur un autre qu’on fit faire pour elle pour ses grossesses. Mme la Duchesse hasarda de demander la permission à Monseigneur d’en faire cacher un semblable dans un coin, et d’y jouer à l’abri d’un paravent. Vaudemont, qui avisa que les trois n’étoient presque jamais occupés ensemble, en prit un d’abord les matins, entre le lever et la messe, où Monseigneur et les deux princesses n’étoient jamais dans le salon. Il y tint, à son coin ordinaire, ses assises, l’exquis de la cour autour de lui sur des tabourets ; et quand il y eut accoutumé le monde, qui en France trouve tout bon, à condition que ce soient des entreprises, il se licencia de la garder les soirs pendant le jeu. Cela dura deux voyages de la sorte, pendant le second desquels il fit rehausser les pieds de sa chaise, en apparence pour être plus à son aise, parce qu’il étoit grand, en effet pour se l’approprier, et s’établir ainsi la distinction que personne n’avoit, et sans se couvrir d’un paravent comme faisoit Mme la Duchesse. Monseigneur venoit quelquefois lui parler, sur cette chaise, quelquefois aussi Mme la duchesse de Bourgogne en voltigeant par le salon : il ne se levoit point ; sur la fin il n’en faisoit pas même contenance ; il les y avoit accoutumés.
Après ces voyages, il voulut aller faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne, comptant que, l’ayant accoutumée à lui parler assis à Marly, il étoit temps de prétendre de l’être chez elle. Il eut la bonté de s’y contenter d’un tabouret, et de n’y prétendre pas plus que les petits-fils de France. La duchesse du Lude, qui craignoit tout le monde, éblouie du grand pied sur lequel il s’étoit mis, eut la faiblesse d’y consentir. Il fallut pourtant le dire à Mme la duchesse de Bourgogne, à qui cela parut fort sauvage, et qui le dit à Mgr le duc de Bourgogne. Ce prince le trouva fort mauvais. Voilà la duchesse de Lude dans un étrange embarras. L’affaire étoit engagée au lendemain, elle n’y avoit fait aucune difficulté, la voilà désolée. Pour la tirer de presse, Mgr le duc de Bourgogne consentit au tabouret pour cette fois, mais il voulut être présent, et ne point s’asseoir lui-même. Cela s’exécuta de la sorte, au grand soulagement de la duchesse du Lude, mais au grand dépit de Vaudemont, qui, ayant compté sur cet artifice pour s’établir un rang très supérieur, se vit réduit à celui de cul-de-jatte, étant assis en présence de Mgr le duc de Bourgogne debout. Mais, de peur de récidive, ce prince jugea à propos de conter le fait au roi et de prendre ses ordres. En lui en rendant compte„ la chaise à dos de Marly, et d’y parler assis à Monseigneur, et sans se lever, et à Mme la duchesse de Bourgogne, entrèrent dans le récit, et mirent le roi en colère et en garde. Il lava la tête à la duchesse du Lude, et défendit que M. de Vaudemont eût un traitement différent de tous les autres seigneurs chez Mme la duchesse de Bourgogne. Il gronda Bloin de sa facilité sur le siège à dos rehaussé et approprié, puis s’informa si Vaudemont étoit effectivement grand d’Espagne. Dès qu’il en fut certain, et il le fut bientôt, il le fit avertir de ne prétendre rien au delà de ce rang ; et qu’il étoit fort étonné du siège à dos qu’il avoit pris à Marly, et de ce qu’il demeuroit assis devant Mme la duchesse de Bourgogne et devant Monseigneur, encore qu’il eût la bonté de le lui commander.
Vaudemont avala cet amer calice sans faire semblant de rien, et s’en alla à Commercy. Revenu à Marly, le salon fut surpris de l’y voir en sa même place, mais sur un tabouret dont les pieds étoient rehaussés, et de ce qu’il se levoit dès que Monseigneur passoit, même à sa portée, ou Mgrs ses fils et Mme la duchesse de Bourgogne. Il affecta même de leur aller parler au jeu, et d’y demeurer debout quelque temps avant de revenir à son coin sur son tabouret. Il jugea à propos de ne demander rien, de ployer sur tout, et se nourrit cependant de l’espérance de revenir avec avantage à ceux qu’il s’étoit proposés, quand ce qu’il se ménageoit en Lorraine lui auroit pleinement réussi.
Je me suis étendu sur les manèges et les entreprises adroites du prince de Vaudemont, parce que toute la cour en a été témoin, et souvent sottement complice, parce qu’elles se sont passées sous mes yeux, qui les ont attentivement suivies ; et beaucoup plus encore pour rappeler, par ce que chacun y a vu, la manière dont les rangs de princes étrangers se sont établis en France, sans autre titre que de savoir tirer sur le temps, et tourner en droit ce qu’ils ont d’abord introduit peu à peu dans les ténèbres avec adresse, et de monter ainsi par échelons. Il faut achever de suite ceux dont Vaudemont s’échafauda, pour voir le tout d’une même vue et n’avoir plus à y revenir. Ce récit ne préviendra son temps que de peu de mois.
Il fallut à Vaudemont tout le reste de cette année pour arriver au but qu’il s’étoit proposé, et ce fut au commencement de janvier 1708 qu’il y parvint. Il coula toute cette année 1707 comme il put sur ses prétentions. Comme elles n’avoient pas réussi, il laissa entendre qu’il ne songeoit à déplaire à personne, qu’il étoit grand d’Espagne ; et il en prit comme eux le manteau ducal partout à ses armes, qui n’avoient aucune marque de bâtardise, et coulant avec adresse, sans s’expliquer s’il se contentoit de ce rang, il ajoutoit que, comblé des bontés du roi, il ne cherchoit qu’à les mériter, et à s’attirer la bienveillance et la considération de tout le monde. Il ne fit guère que des apparitions à Marly depuis la soustraction de sa chaise à dos et ses autres mécomptes ; il fit l’impotent plus que jamais, pour éviter d’aller nulle part, et surtout aux lieux de respect, excepté sur ce tabouret dans le salon de Marly, et y voir le roi sur ses pieds un peu à son lever, qui ne le renvoyoit jamais s’asseoir, mais qui lui parloit toujours avec distinction, et le voir passer pour aller et venir de la messe et de la promenade. Il fit de fréquents voyages à Commercy, sous prétexte de sa femme et de son établissement en ce pays-là, d’y bâtir, d’y percer la forêt pour la chasse en calèche, et avoir là-dessus de quoi entretenir le roi et fournir à la conversation ; mais, au fond, il alla souvent à Lunéville, et couvroit cette assiduité de bienséance, qui en effet n’étoit que pour ses desseins.
Y étant au commencement de janvier 1708, tout à coup il y fut déclaré souverain de Commercy par le duc de Lorraine, du consentement du roi, et de toutes les dépendances de cette seigneurie, sans que l’évêque de Metz, qui en avoit la directe et la suzeraineté, y fût appelé et y entrât pour rien, réversible, après la mort de M, de Vaudemont et de sa femme, au duc de Lorraine et aux ducs de Lorraine ses successeurs, en même et pleine souveraineté. Incontinent après, M. de Vaudemont abdiqua les chimères de prétention à la souveraineté de la Lorraine, dont autrefois il avoit tenté d’éblouir aux Pays-Bas sur ce beau mariage de sa mère ; et le duc de Lorraine, je ne sais, non pas sur quel fondement, mais sur quelle apparence, le déclara l’aîné, après ses enfants et leur postérité, de la maison de Lorraine, lui donna le rang immédiatement après ses enfants et les leurs, et au-dessus du duc d’Elboeuf et de tous les princes de la maison de Lorraine. Avec cet avantage et cette souveraineté, M. de Vaudemont, si bien étayé en France, ne douta plus du succès de tout ce qu’il s’étoit proposé, et que, y précédant désormais la maison de Lorraine sans difficulté ; il n’en trouveroit plus, et par ce droit et par sa souveraineté, à atteindre au rang le plus grandement distingué. Son affaire faite en Lorraine, il y précéda le prince Camille, fils de M. le Grand, qui s’y étoit établi depuis quelques années avec une grosse pension de M. de Lorraine ; et dès qu’il eut ainsi pris possession de ce rang, il accourut en France pour y en brusquer les fruits avant qu’on eût le temps de se reconnoître.
Cette double élévation, si peu attendue du gros du monde, fit à la cour toute l’impression qu’il s’en étoit proposée, avec un grand bruit, et, parmi les gens sensés, une grande surprise et beaucoup au delà. En effet, il n’y a qu’à voir ce qui vient d’être expliqué de la naissance de M. de Vaudemont d’une part, et de la consistance de la seigneurie de Commercy de l’autre, pour ne pouvoir, comprendre ni la souveraineté ni le premier rang dans la maison de Lorraine. Un seul aussi de cette maison le fit échouer sur l’un et l’autre point.
Le grand écuyer en furie, et accoutumé à tout emporter du roi d’assaut, alla lui représenter l’injustice que M. de Lorraine leur faisoit, lui dit qu’ils venoient tous de lui en écrire, et ajouta, avec force cris et force flatteries sur la différence du roi au duc de Lorraine, qu’il comptoit bien que son équité et son autorité ne se soumettroient pas aux nouvelles lois qu’il plaisoit à ce dernier de faire, et qu’il ne se figureroit jamais que, par complaisance pour M. de Lorraine et pour M. de Vaudemont, il voulût leur plonger à tous le poignard dans le sein. Avec cette véhémence, le droit, la raison, la faveur personnelle, M. le Grand tira parole du roi que ni la souveraineté nouvelle, ni le rang nouveau que M. de Lorraine venoit de donner à M. de Vaudemont, ne changeroient rien ici au leur ni à son état. M. de Lorraine tint ferme, dans sa réponse aux princes de sa maison, à ce qu’il avoit décidé. Eux triomphèrent, M. le Grand surtout de ce qu’il avoit obtenu du roi, et M. de Vaudemont fut arrêté tout court dès son arrivée. M. de Lorraine avoit écrit au roi qu’il avoit donné à Vaudemont le premier rang dans sa maison, et la préséance sur tous. Le roi lui répondit qu’il étoit le maître de régler chez lui tout ce qui lui plaisoit. Il ne lui en dit pas davantage, mais, en même temps, il fit bien entendre à Vaudemont que, ni sa nouvelle qualité de souverain, ni sa nouvelle préséance sur la maison de Lorraine, ne changeroit rien à sa cour, où il avoit le rang de grand d’Espagne, comme il l’étoit, et qu’il étoit à propos qu’il n’imaginât pas d’y en avoir d’autre, ni aucune préférence au delà en rien.
On peut juger de la rage, du dépit, de la honte, de la douleur de l’oncle et des nièces d’une pareille issue de tant d’habiles excogitations, et de tant de soins, de peines et de menées pour parvenir à ce qui venoit de s’exécuter. Mais l’art surpassa la nature. Ils comprirent tout d’un coup que le mal étoit sans remède ; ils en avalèrent le calice tout d’un trait, et ils eurent assez de sens rassis pour comprendre qu’il ne restoit plus que la faveur et la considération première à sauver ; que paroître piqué, mécontent, prétendant, ce seroit en vain montrer sa faiblesse, avec sûreté, non seulement de ne pas réussir, mais encore de déplaire et de se livrer à découvert à beaucoup de choses fâcheuses, dès que les bouches, que leur faveur avoit tenues closes, oseroient s’ouvrir ; que d’une conduite contraire et soumise, ils tireroient un gré infini d’un roi qui se plaisoit à se faire obéir sans réplique, et point du tout à être tracassé, conséquemment une continuation pour le moins du même brillant et de la même considération.
Pour cette fois ils ne se trompèrent pas. M. de Vaudemont s’ôta enfin tout à coup toutes chimères de la tête ; ses jambes en même temps s’affermirent ; il vit le roi plus assidûment et plus longuement aux heures de cour ; il [y] alla d’ailleurs un peu davantage. Le roi, content d’une conduite qui l’affranchissoit d’importunités, redoubla pour lui d’égards et d’attentions, mais de celles qui, sur les prétentions possibles, ne pouvoient pas être douteuses, et qui les exclurent toujours ; et le monde fut étonné de voir presque tout à coup un cul-de-jatte ingambe, et marchant au moins à peu près comme un autre, et sans se faire appuyer ni porter. Je vis cela avec plaisir, et ne me contraignis pas d’en rire.
Mais tout cela ne put apaiser les Lorrains, qui rompirent ouvertement avec lui, et qui tous, excepté sa sœur, ses nièces et la duchesse d’Elboeuf, sa belle-mère, c’est-à-dire de sa femme ; et qui demeura neutre, cessèrent tous de le voir et ne l’ont jamais revu depuis. Ses nièces en demeurèrent brouillées avec eux tous, et M. le Grand ne cessa de jeter feu et flammes.
L’affront qu’il prétendoit que son fils avoit reçu en Lorraine, par la préséance de Vaudemont qu’il y avoit essuyée, l’outroit d’autant plus que, brouillé lui-même avec M. de Lorraine, par la hauteur avec laquelle il avoit arrêté ici tout court les prétentions de Vaudemont, et dont il s’étoit élevé contre sa préséance sur eux, il lui devenoit fort embarrassant de laisser son fils à la petite cour de M. de Lorraine, et encore plus amer de lui faire perdre quarante mille livres de rente qu’il en recevoit, en le faisant revenir, et rie voulant pas l’en dédommager. Après bien des fougues, Mme d’Armagnac, bien moins indifférente que lui à se soulager du prince Camille aux dépens d’autrui, fit en sorte qu’il demeurât en Lorraine, mais avec le dégoût d’en disparaître toutes les fois que Vaudemont y venoit, et ce dernier y alloit de tous ses voyages de Commercy, ce qui arrivoit plusieurs fois l’année. Néanmoins cela subsista toujours depuis ainsi ; et Camille, qui n’étoit ni aimable ni aimé en Lorraine, y fut sur le pied gauche plus que jamais le reste de sa vie.
Qui que ce soit de sens et de raisonnant à la cour n’avoit pu goûter la solide et brillante figure que Vaudemont y fit par les grâces pécuniaires et par les distinctions de considération ; mais les Espagnols surtout, et ce qui avoit servi dans leurs troupes en Italie, en étoient indignés. Le duc d’Albe, moins que personne, ne pouvoit comprendre comment ce citoyen de l’univers, affranchi des Hollandois, confident du roi Guillaume, créature de la maison d’Autriche, serviteur si attaché et si employé toute sa vie de tous les ennemis personnels du roi et de la France, et qui les avoit peut-être plus utilement servis depuis que la conservation des grands emplois qu’il leur devoit l’avoit fait changer extérieurement de parti, comment, dis-je, ce Protée pouvoit avoir enchanté si complètement le roi et tout ce qui avoit le plus d’accès auprès de lui en tout genre. Ce scandale ne trompoit pas le duc d’Albe, ni ceux qui pensoient comme lui.
Vaudemont, comblé au point qu’on vient de voir, et avec un intérêt si capital de conserver tout ce qu’il venoit d’obtenir et d’entretenir cette considération éclatante, ne put commencer enfin à devenir fidèle. Le succès de ses artifices lui donna la confiance de les continuer ; tout ce qu’il vit et reçut de notre cour ne put le réconcilier avec elle, et ne servit qu’à la lui faire mépriser. Il y resserra de plus en plus ses anciennes et intimes liaisons avec ses ennemis, et logé dans Paris au temple de la haine contre les Bourbons, avec des Lorraines si dignes des Guise, lui si digne aussi du trop fameux abbé de Saint-Nicaise dom Claude de Guise, ils y passoient leur vie en trahisons. Barrois, depuis le rétablissement du duc de Lorraine, son envoyé ici, logeoit avec eux. C’étoit un homme d’esprit, de tête et d’intrigue, qui se fourroit beaucoup, et qui avoit l’art de se faire considérer. Tout ce qu’ils pouvoient découvrir de plus secret sur les affaires, et soit par la confiance qu’on avoit prise en Vaudemont, soit par l’adresse qu’il avoit, lui, ses nièces et Barrois, par diverses voies, de savoir beaucoup de choses importantes, ils en étoient fort bien informés ; ils les mandoient au duc de Lorraine, et ce qui étoit trop important pour le confier au papier se disoit à Lunéville dans leurs courts et fréquents voyages, sans toutefois que Barrois bougeât jamais de Paris ou de la cour, tant pour demeurer au fil des affaires que pour paroître ne se mêler de rien, et ne donner aucun soupçon par ses absences. De Lunéville, les courriers portoient cet avis à Vienne. Le ministre que l’empereur tenoit auprès du duc de Lorraine entroit avec eux dans ce conseil, qu’ils tenoient sur la manière de profiter de leurs découvertes, et de la conduite à tenir pour y mieux réussir.
Je sus cette dangereuse menée par un ecclésiastique de l’église d’Osnabrück, domestique de l’évêque frère de M. de Lorraine, et chargé de ses affaires à Lunéville et à Paris. C’étoit un homme léger et imprudent, qui alloit, quand il en avoit le temps, passer quelques jours en Beauce, c’est-à-dire un peu au delà d’Étampes, chez un voisin de Louville, et son ami particulier. Là, il fit connoissance avec Louville ; ils se plurent, ils se convinrent l’un à l’autre, et tant et si bien que cet ecclésiastique lui conta ce que je viens de rapporter. Il ajouta que M. de Lorraine faisoit sous main des amas de blé et de toutes choses ; entretenoit, sans qu’il y parût, un grand nombre d’officiers dans son petit État, pour être tout prêt à lever, au premier ordre, des troupes qui se trouveroient en un instant sur pied, sitôt que les conjonctures le pourroient permettre. On verra parmi les Pièces, dans la négociation de M. de Torcy, quelles furent les prétentions de ce duc de Lorraine, et avec quelle ténacité elles furent soutenues par tous les alliés, la dissimulation et les artifices de ce prince, jusqu’à ce qu’il vît jour au succès par la décadence où les malheurs de la guerre à voient jeté la France, et jusqu’à quel excès et sous quel odieux prétexte il porta et fit appuyer ses demandes.
Telle est la reconnoissance de la maison de Lorraine, si grandement et depuis si longtemps établie en France, vivant à ses dépens ; tels sont ces louveteaux que le cardinal d’Ossat a dépeints si au naturel dans ses admirables lettres ; tel est le peu de profit que nos rois ont tiré de la prophétie de François l-, en mourant, à Henri II, son fils, que s’il n’abaissoit la maison de Guise, qu’il avoit trop élevée, elle le mettroit en pourpoint et ses enfants en chemise. À quoi a-t-il tenu qu’elle n’ait été vérifiée à la lettre, et que n’ont-ils pas fait depuis, tant et toutes les fois qu’ils l’ont pu, sans que nos rois aient jamais voulu ouvrir les yeux sur leur conduite, leur esprit, leur cœur, leur vœu le plus exquis (et des rois prodigues envers eux de toutes sortes de biens, de rangs, de charges, de gouvernements principaux et d’établissements de toutes les sortes) ? N’est-ce point là être frappé du plus prodigieux aveuglement.
- ↑ Voy. la note I, à la fin du volume.
- ↑ Il y a dans cette phrase une erreur de généalogie qu’on ne peut attribuer qu’à une inadvertance ; car Saint-Simon connaissait parfaitement la famille de Mlle de Montpensier. Cette princesse n’était pas fille de Marguerite de Lorraine dont il est ici question, mais de la première femme de Gaston, Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier. Gaston eut de son second mariage trois filles : Marguerite-Louise d’Orléans, mariée à Cosme III de Médicis, grand-duc de Toscane ; Élisabeth d’Orléans, qui devint Mme de Guise, et Françoise-Madeleine d’Orléans, mariée à Charles-Emmanuel, duc de Savoie, et morte peu de temps après son mariage.
- ↑ La mère de Charles IV était Catherine, comtesse de Salin.
- ↑ Ce mot, formé du latin domicellus (petit ou jeune seigneur), indiquait d’abord le fils d’un chevalier. Il servit dans la suite à désigner les possesseurs de certains fiefs et spécialement du fief de Commercy.
- ↑ Jusqu’à ce que.