Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/20

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CHAPITRE XX.


Chamillart à l’armée. — Aigreur hardie de M. le Duc. — Vendôme et Berwick replâtrés par Chamillart. — Canonnade d’Entiers. — L’armée repasse l’Escaut. — Chamillart de retour à Versailles. — Divers mouvements du roi. — Indifférence de Monseigneur. — Monseigneur entraîné pour toujours contre Mgr le duc de Bourgogne. — Audacieux et calomnieux fracas contre Mgr le duc de Bourgogne. — Mensonge en plein sur le P. Martineau. — Mensonges en plein sur Nimègue et Landau. — Prévention du roi. — Déchaînement incroyable contre Mgr le duc de Bourgogne. — Fautes sur fautes de Vendôme. — Mort et deuil d’un fils de quatre ans et demi de M. du Maine. — Misère de M. le Prince. — Ducasse arrive avec les galions. — Exilles et Fenestrelle pris par le duc de Savoie. — Éloge du maréchal de Boufflers et ses soins à Lille. — Grande défense à Lille. — Le chevalier de Luxembourg se jette avec secours dans Lille ; est fait lieutenant général. — L’électeur de Bavière à Compiègne, où Chamillart le va trouver. — Bruxelles tristement manqué par l’électeur de Bavière. — Inondations et mouvements contre les convois. — La Motte chargé de s’opposer au convoi. — Sa protection ; son caractère. — Battu par le convoi de Winendal.


Parmi tout cela, Vendôme, presque toujours au lit ou à table à Mons-en-Puelle, déchargé, suivant sa coutume, de tous les détails sur les uns et sur les autres, ne pensa jamais qu’à multiplier ses chemins et son artillerie, et ne compta de venir à bout des ennemis qu’en les écrasant par un feu d’enfer. Au retour du courrier, et Saint-Hilaire prêt à joindre, la surprise fut extrême à la cour d’y voir disparaître Chamillart, et à l’armée de l’y voir arriver presque aussitôt que le courrier. En effet, le 7 septembre, un vendredi matin, ce courrier si souvent nommé arriva à Versailles, et en fut redépêché trois heures après. Quelques heures ensuite il en fut envoyé un autre pour faire avancer l’escorte au-devant de Chamillart, et le soir de, ce même jour, ce ministre partit à huit heures et demie de Versailles, allant coucher comme on crut à l’Étang, mais pour l’armée de Flandre. Il arriva à Mons-en-Puelle le lendemain samedi à six heures du soir.

La cabale triompha de ce voyage avec cette audace, vrai ou faux, de tirer avantage de tout. Elle publia que le seul objet de ce voyage étoit d’arrêter M. de Vendôme dans l’importance de ses fonctions, qu’il vouloit tout quitter, que ce contretemps avoit paru si fâcheux que le roi avoit mieux aimé se priver pour quelques jours de son ministre, quoique si nécessaire dans les circonstances présentes, et l’envoyer au duc de Vendôme pour l’empêcher, comme que ce pût être, d’abandonner l’armée et les affaires de la guerre, comme il le vouloit. D’autres plus simples débitèrent que le roi, embarrassé de tant d’avis divers sur un point si critique, avoit envoyé Chamillart, instruit à fond de ses intentions, pour écouter chacun sur les lieux ; décider ensuite, et gagner ainsi le temps qui se perdoit en courriers. Mais la vérité est que le roi, qui, sur les ordres si exprès et si positifs qu’il venoit de donner par ce dernier courrier, ne doutoit pas d’une bataille à son arrivée, désira que Chamillart fût sur les lieux pour être en état, après le combat, d’ordonner de toutes choses pour que rien ne manquât et en bien profiter s’il étoit heureux, ou s’il bastoit mal, mettre ordre à tout, et empêcher les suites de têtes tournées comme à Ramillies, veiller à la conservation de tout ce qui se pourroit en surintendant dont les ordres s’étendent dans tous les départements, en homme d’autorité et de confiance à la main des généraux, capable de, consulter avec eux et de les décharger de tous autres soins que des purement militaires. Quelque sage que fût cette mission, la plupart la trouvèrent ridicule. M. le Duc, toujours enragé de ne rien faire, dit tout haut qu’il n’étoit pas douteux que ce voyage n’eût fait plaisir à tout le monde, parce que, dès qu’on l’avoit su, chacun en avoit pensé mourir de rire. Cani demeura auprès du roi pendant l’absence de son père, lui porta les dépêches, écrivit plusieurs fois sous lui les réponses ou les ordres qu’il dictoit, et pourvut au courant des affaires, ce qui parut d’une confiance bien singulière, pour son âge.

Le duc de Berwick donna un lit à Chamillart. Il travailla sur-le-champ à raccommoder le duc de Vendôme avec lui. Que ne peut point un ministre et un ministre favori ? Les deux ducs se visitèrent réciproquement ; Berwick consentit à parler et à traiter affaires avec Vendôme, mais toujours sans vouloir de commandement. Mgr le duc de Bourgogne se rapprocha aussi de Vendôme, qui, éloigné de nouveau, daigna, de son côté, faire quelques pas. Tout cela fut brusque, mais sincère aussi, comme on le peut imaginer. Ils passèrent en délibérations la plupart de la nuit. M. le duc de Berry y fut admis à tout, et y montra du sens et beaucoup d’envie de faire. Aussi, pour le dire en passant, Vendôme le fitil fort valoir, et sa cabale ne perdit point d’occasion de l’exalter de toute la campagne. C’étoit le fils favori de Monseigneur, à qui ils n’avoient garde de déplaire ; c’étoit exciter la jalousie de Mgr le duc de Bourgogne, s’ils l’avoient pu, et c’étoit se servir de l’un pour perdre et plus sûrement anéantir l’autre.

Le 9, lendemain de l’arrivée de Chamillart, il passa les défilés avec les princes, les ducs de Vendôme et de Berwick, et une très courte élite d’officiers généraux, et furent reconnoître les retranchements des ennemis. Ils les longèrent de très près d’un bout à l’autre, y essuyèrent même assez de feu, et dès lors il résulta de cet examen une impossibilité réelle de forcer un poste si bon de soi, auquel l’art avoit ajouté tout ce qui s’en pouvoit attendre. Ils occupoient le même terrain que j’ai expliqué de la Marck à la Deule, ayant Temple-Mars au centre. Malgré ce qui sautoit aux yeux de tous, Vendôme tint toujours fort et ferme pour attaquer. C’étoit un parti pris qui convenoit trop à ses vues pour l’abandonner, un parti conforme aux ordres tant de fois réitérés, aux désirs si marqués du public, à l’ardeur si manifestée des troupes, un parti de valeur et d’audace, qui le feroit briller de gloire à bon marché, parce qu’il en voyoit bien l’exécution impossible, et qu’il n’étoit pas assez fou pour l’entreprendre contre sa propre conviction, et contre l’avis sans exception de tout ce qui avoit été admis à cette importante promenade. Cette artificieuse rodomontade n’empêcha pas Chamillart, libre en Flandre de la tutelle de Vaudemont et de ses nièces, de mander au roi la vérité telle qu’il l’avoit trouvée et que l’avoient vue comme lui tous ceux qui avoient visité les lignes de Marlborough avec lui, et nettement que les choses étoient en tel état, qu’on avoit eu raison de lui demander encore une fois ses ordres. Il en falloit croire ce ministre si peu prévenu pour Mgr le duc de Bourgogne, si admirateur du duc de Vendôme, et qui sortoit d’être témoin de la colère du roi sur ce dernier courrier, et des ordres que lui-même avoit dépêchés par les siens trois heures après son arrivée.

Le 10, l’armée marcha, passa sans aucun obstacle partie dans la source de la Marck, partie au-dessus, et se mit la droite à Ennevelin, le centre à Avelin, la gauche à l’hôpital près d’Houpelin. Mais les ennemis ayant retiré la même nuit quatre brigades d’infanterie et quelques dragons qu’ils avoient dans Seclin, nous y portâmes notre gauche. M. de Vendôme fit canonner le village d’Entiers, auquel leurs retranchements étoient attachés, et qu’ils avoient aussi très bien retranché. Ils canonnèrent aussi notre camp, surtout ce qui se trouva le plus vis-à-vis d’Entiers. M. de Vendôme, qui, avec sa présomption accoutumée, ne doutoit pas de trouver Entiers abandonné, trouva fort étrange que rien n’y eût branlé, et qu’il ne parût pas au bout de dix-huit heures de canonnade que rien y fût endommagé. Les choses se trouvant au même état, le 12, sans apparence de pouvoir attaquer le village d’Entiers tandis que tant d’artillerie y réussissoit si peu, et sans espérance qu’elle y fît plus d’effet, sans moyen d’attaquer les retranchements, même sans nous être rendus maîtres d’Entiers ; ou au moins l’avoir détruit, les visages commencèrent à s’allonger, et M. de Vendôme à s’apercevoir que ce feu d’enfer, par lequel il avoit compté de les écraser, ne leur nuiroit guère et les embarrasseroit encore moins. Enfin, après avoir occupé quatre jours ce camp d’où M. de Vendôme prétendoit tout foudroyer, il fallut le quitter, lui-même avouant enfin qu’il ne s’y pouvoit rien entreprendre. Il fut donc résolu de faire un grand tour pour les aller prendre par leurs derrières. On ne fut pas sans inquiétude qu’ils n’ouvrissent leurs retranchements pour faire à l’armée du roi la civilité de la reconduire, mais tout se passa tranquillement. Ils ne songeoient qu’à avancer leur siège, le mettre à couvert, prendre la place, et point à voler le papillon, ni à se commettre. L’armée alla donc camper à Bersé, puis à Templeuve où on vouloit demeurer quelques jours ; mais par le défaut de subsistance, il fallut passer l’Escaut pour en trouver. Elle le passa donc le 17, et campa la droite à Erinnes, et la gauche au Saussoy près de Tournai. On fit en même temps quelques détachements à portée de rejoindre au moment qu’on le voudroit.

Chamillart arriva de l’armée à Versailles pendant le souper du roi, le mardi 18 septembre. Le roi travailla avec lui au sortir de table jusqu’à son coucher, et ne fut qu’un moment avec les princesses. Chamillart rendit compte de tout ce qu’il avoit vu, et de la pleine espérance dans laquelle il avoit laissé M. de Vendôme de couper tous les convois des ennemis, et de leur ôter toute subsistance, c’est-à-dire de les réduire enfin à abandonner leur siège.

Le roi avoit besoin de ces intervalles de consolation et d’espérances. Quelque maître qu’il fût de ses paroles et de son visage, il sentoit profondément l’impuissance où il tomboit de jour en jour de résister à ses ennemis. Ce que j’en ai raconté sur Samuel Bernard, à qui il fit presque les honneurs de ses jardins à Marly, d’intelligence avec Desmarets, pour en tirer un secours qu’il refusoit, et qui ne se pouvoit trouver ailleurs, en est une grande preuve. On remarqua beaucoup à Fontainebleau que la ville de Paris y étant venue le haranguer à l’occasion du serment de Bignon nouveau prévôt des marchands, comme Lille venoit d’être investie, il répondit non seulement avec bonté, mais qu’il se servit du terme a de reconnoissance pour sa bonne ville, n et qu’en le prononçant son visage s’altéra, deux choses qui de tout son règne ne lui étoient point échappées. D’un autre côté, il avoit quelquefois des distractions de fermeté qui édifioient moins qu’elles ne surprenoient. Lors de la jonction du duc de Berwick avec la grande armée, il remarqua un soir, chez Mme de Maintenon, beaucoup de tristesse et d’inquiétude en Mme la duchesse de Bourgogne. Il s’en étonna et lui en demanda la causa. Il chercha à la rassurer par le repos et la satisfaction qu’il se sentoit de la jonction de ses armées.

« Et les princes, vos petits-fils ? reprit-elle vivement. J’en suis en peine, lui répondit-il, mais j’espère que tout ira bien. Et moi, répliqua-t-elle, c’est de cela aussi que je suis triste et en peine. » Le roi, lors de ce frémissement de la cour que j’ai raconté sur l’attente à tous moments d’une bataille, désoloit la cour par ses sorties de tous les jours de Versailles pour la chasse ou pour la promenade, parce qu’on ne pouvoit savoir qu’après son retour les nouvelles qui arrivoient pendant qu’il étoit dehors : soit que ce fût une habitude qu’il ne voulût pas montrer dépendante de son inquiétude, soit qu’il n’en eût pas assez pour que ces amusements lui cédassent.

Pour Monseigneur il en paraissoit tout à fait exempt, jusque-là que le jour qu’on attendoit Chamillart de retour de Flandre, après Ramillies, où le roi l’avoit envoyé voir et chercher lui-même des nouvelles dont lui ni personne ne recevoit aucune, Monseigneur s’en alla dîner à Meudon, et dit qu’à son retour il sauroit toujours bien les nouvelles. Il en fit autant plus d’une fois, tandis que cette attente d’une bataille en Flandre, pour le secours de Lille, colloit tout le monde aux fenêtres pour voir arriver les courriers. Il se trouva présent lorsque Chamillart vint apporter au roi la nouvelle de l’investiture de cette place, et qu’il en lut la lettre. À la moitié Monseigneur s’en alla. Le roi le rappela pour entendre le reste. Il revint et l’entendit. La lecture achevée, il s’en alla encore, et sans avoir dit un seul mot. Entrant chez Mme la princesse de Conti, il y trouva Mme d’Espinoy, qui avoit des grands biens de ses enfants en Flandre, et qui avant ceci comptoit d’aller faire un tour à Lille. « Madame, lui dit-il en arrivant et en riant, comment feriez-vous à cette heure pour aller à Lille ? » Et tout de suite leur en apprit l’investiture. Ces choses-là blessoient véritablement Mme la princesse de Conti. Arrivés à Fontainebleau pendant tous les mouvements de cette armée, Monseigneur se mit un jour à réciter, par amusement, une longue enfilade de noms bizarres d’endroits de la forêt. « Mon Dieu, Monseigneur, s’écria-t-elle, la belle mémoire que vous avez là ! C’est bien dommage qu’elle ne soit chargée que de pareilles choses ! » Il ne tint qu’à lui de sentir le reproche, mais il ne songea pas qu’il en pût profiter.

Malgré cette insensibilité, la cabale de Vendôme, dont il étoit environné et possédé, réussit auprès de lui dans toutes ses vues. Il loua fort un soir à son coucher M. le duc de Berry devant tout le monde ; il le fit encore d’autres fois, et jamais il ne fit mention en bien de Mgr le duc de Bourgogne. Il dit même une autre fois à son coucher qu’il ne le comprenoit point, qu’il s’étoit trouvé plusieurs fois à la tête des armées, mais qu’il n’y avoit jamais contredit MM. de Duras, de Lorges et de Luxembourg, avec qui il étoit, parce qu’il les croyoit plus capables que lui. Il oublioit apparemment Heilbronn, où il ne voulut jamais attaquer le prince Louis de Bade, quoi que pût faire et lui dire M. le maréchal de Lorges, lui en remontrer l’importance et la facilité, qui l’a eu sur le cœur toute sa vie. La crédulité de Monseigneur pour ceux qui l’obsédoient alloit à un point incroyable à qui n’en a pas eu l’expérience, comme j’aurai occasion dans la suite de le montrer. Il avala donc contre son propre fils tout le poison qui lui fut présenté ; il laissa voir qu’il en étoit plein, et il n’en revint de sa vie. Son goût n’étoit pas pour lui ni pour ceux qui avoient eu soin de son éducation. Une piété trop exacte le contraignoit et l’importunoit ; son cœur étoit pour le roi d’Espagne, et ne s’est jamais démenti pour lui. Il aimoit aussi M. le duc de Berry, qui l’égayoit par son goût pour la liberté et les plaisirs. La cabale en sut bien profiter. Elle avoit un trop puissant intérêt à écarter foncièrement Mgr le duc de Bourgogne de l’estime, de l’affection, de la confiance de Monseigneur, qu’ils vouloient gouverner, quand il seroit le maître, et n’avoir point à lutter contre le fils et l’héritier de la maison, pour ne pas entretenir soigneusement l’éloignement qu’ils avoient formé.

Ils se mirent donc, au retour de Chamillart, à publier hardiment que Vendôme seul avoit voulu combattre dans tous les temps, qu’il eût fait lever lé siège honteusement aux ennemis, qu’il les auroit battus, écrasés, sauvé la France, si à dix fois différentes on eût voulu le croire. L’éponge étoit passée sur Audenarde, les délais du départ de derrière le canal de Bruges effacés, l’oisiveté réelle de Mons-en-Puelle ignorée. Tout retentit des mensonges grossiers du dessein proposé à Pont-à-Marck, et du conseil de guerre de Mons-en-Puelle. La carte blanche avoit, ajoutoient-ils faussement, été envoyé depuis à leur héros, mais trop tard, et ces éloges redoublés retomboient à plomb contre Mgr le duc de Bourgogne. On rappela tout ce qui avoit été inventé de pis sur Audenarde, on lui disputa les choses précédentes les plus notoires qui lui avoient fait le plus d’honneur, qui jusqu’alors étoient demeurées certaines sans contredit aucun. On lui reprochoit ce qui s’étoit passé à Nimègue, dont j’ai parlé. M. du Maine, sur qui tout porta à la double douleur du roi, qui ne l’a pas fait servir depuis, trouvoit trop bien son compte à la confusion du fait passé, que la cabale n’avoit garde de l’oublier, et de n’y pas insister. Elle obscurcissoit le jeune prince à Brisach, et semoit avec adresse que, las de tant d’efforts qu’il y avoit faits, et prévoyant qu’il lui en coûteroit de plus grands encore devant Landau, il étoit revenu avec tant de promptitude qu’il n’en avoit reçu la permission qu’en chemin.

Les plus modérés en apparence prirent un autre tour, et d’une adresse bien plus dangereuse. Ils n’accusoient point sa valeur et ne disoient rien qui eût un air odieux ; ils s’en prirent à sa dévotion. Ils disoient que la réflexion sur tant de sang répandu, sur la perte de tant d’âmes, sur la mort de tant de gens tués sans confession, s’il donnoit la bataille, l’avoit épouvanté ; qu’il n’avoit pu se résoudre d’en être responsable à Dieu ; que par cette raison il avoit voulu s’en décharger sur le roi, et avoir encore une fois ses ordres précis ; que c’est ce qui lui avoit fait dépêcher ce courrier de Mons-en-Puelle. De là ils passoient aux raisonnements politiques, discutoient le peu d’aptitude d’un prince si scrupuleux pour commander des armées et gouverner un royaume ; rendirent autant qu’ils purent sensibles leurs craintes et leur opinion. De là tombant sur quelques amusements véritablement trop petits, et sur d’autres déplacés de ce prince, ils exagérèrent quelques tenues de table trop longues, et quelques parties de volant, et tournèrent en ridicule des mouches guêpes crevées, un fruit dans de l’huile, des grains de raisin écrasés en rêvant, et des propos d’anatomie, de mécanique et d’autres sciences abstraites, surtout un particulier trop long et trop fréquent avec le P. Martineau, son confesseur. Pour rendre le prince plus petit et plus incapable, voici l’histoire qu’ils inventèrent sur du vrai qu’ils firent courir partout.

Le P. Martineau eut la curiosité de visiter les retranchements du duc de Marlborough à la suite des princes, lorsque avec les ducs de Vendôme et de Berwick, Puységur et fort peu d’autres officiers généraux et Chamillart, ils les longèrent de près, comme je l’ai raconté, pour examiner si et par où ils pouvoient être attaqués. À ce fait véritable, voici ce qu’ils y ajoutèrent de parfaitement faux. C’est que le P. Martineau étoit si affligé de ce que Mgr le duc de Bourgogne s’étoit opposé à cette attaque, qu’il l’avoit mandé à ses amis, dans la crainte même d’être accusé d’avoir pu donner un avis si éloigné de son sentiment. Non contents d’un si noir artifice, et qui mettoit en valeur et en fait de guerre un prince si fort au-dessous de son confesseur, ils osèrent répandre que Martineau avoit eu peur qu’on ne se prît à lui dans l’armée d’un parti qui la désespéroit, et qu’il n’avoit pu s’empêcher de s’y laisser entendre que s’il en avoit été cru, les retranchements auroient été attaqués. La calomnie devint publique. Le P. de La Chaise qui en fut averti, et qu’il se disoit de plus que le P. Martineau lui en avoit mandé sa pensée, se crut obligé de montrer au roi ce que le P. Martineau lui avoit écrit de la curiosité qu’il avoit eue, sans qu’il y eût dans toute la lettre un seul mot qui pût donner lieu à ce qui se publioit. Le P. de La Chaise la fit voir à bien des gens pour laver cette calomnie, qui ne laissa pas de porter tout entière sur Mgr le duc de Bourgogne et en ridicule et en sérieux, comme les inventeurs se l’étoient bien proposé.

Voilà donc les trois mensonges les plus impudents, les trois histoires les plus complètement composées qu’il soit possible d’imaginer, celle-ci, l’affaire de Pont-à-Marck, et le conseil de guerre de Mons-en-Puelle, ignorés parfaitement dans l’armée, démentis par tout ce qui en arriva officiers généraux et particuliers, dont l’étonnement fut extrême d’apprendre à leur retour ce dont ils n’avoient jamais ouï parler, et qui néanmoins coururent les provinces, les autres armées, et les pays étrangers, avec des circonstances à n’en pouvoir douter. Répondre au fait de Nimègue, qui l’eût osé ? C’eût été rouvrir les plaies de M. du Maine, et celle du roi par conséquent. À l’égard de Brisach et de Landau la chose fut agitée en plein conseil du roi. Tallard, qui prévoyoit ce qui pouvoit arriver du projet de Landau, et qui, en effet, causa la bataille de Spire, ne proposa ce siège qu’à condition expresse du retour de Mgr le duc de Bourgogne, Brisach pris. Ce prince écrivit au roi pour demeurer et faire ce siège ; il contesta et n’oublia rien de tout ce qu’il put représenter de plus fort. Tallard et Marsin en furent témoins, et enfin il ne partit que sur la dernière réponse du roi qui, après plusieurs refus et ordres de revenir, lui manda positivement que le siège de Landau ne s’entreprendroit résolument point, tant qu’il seroit à l’armée.

Quoi de plus clair que ces réponses et que ces faits ? Mais toute évidence fut ici inutile. Le complot étoit trop bien fait, et la cabale trop habile et trop organisée. Ses émissaires de tous états étoient infinis. Ils pénétroient partout, ils persuadoient partout les louanges de leur héros et leurs plus cruels artifices contre un prince qu’ils avoient bien résolu de perdre, et contre qui, après en avoir tant fait, ils ne se crurent pas en sûreté de reculer, mais dont ils n’eurent jamais la moindre envie. Maîtres déjà de la maison paternelle, comment ne l’être pas du public ? On a vu à quel point ils avoient persuadé et aliéné Monseigneur et tous les avantages qu’ils avoient pris sur le roi, malgré Mme la duchesse de Bourgogne, et Mme de Maintenon même. Outre ce qu’il lui échappoit à ses bâtards et à ses valets de trop conforme aux impressions qu’il recevoit d’eux, toujours à l’affût de lui en donner des plus sinistres, il s’étonna aigrement plus d’une fois en public, parmi ces crises, de ce que la bataille ne se donnoit point, et après, de ce que les retranchements n’étoient pas encore attaqués. Le rare est que, dans toute sa cour, ce n’étoit presque jamais qu’à Vaudemont qu’il adressoit la parole sur la Flandre, et que, si quelqu’un à ces portées-là, même des princes du sang, hasardoit de mêler quelque mot dans la conversation, cela tomboit aussitôt, le roi le plus ordinairement, n’y répondant point, et Vaudemont toujours tenant le dé et le sachant manier à merveilles. La cabale triompha donc si pleinement partout, qu’il fut vrai que ce qu’elle osa à Audenarde ne fut que des coups d’essai et que c’en fut ici de maîtres. Non seulement le public de tous états étoit enlevé, non seulement la mode et le bon air étoient gagnés, mais le rapide progrès fut tel qu’il emporta les politiques, et qu’il est vrai exactement de dire qu’il n’y avoit pas sûreté à paroître le moins du monde pour Mgr le duc de Bourgogne dans sa maison paternelle, et que tout ce qui y exaltoit à ses dépens le duc de Vendôme étoit sûr de plaire au roi et à Monseigneur. De là on peut juger quel put être le déchaînement et la licence, jusque-là que le roi, n’osant aussi trouver publiquement mauvais que quelqu’un osât parler en faveur de son petit-fils, réprimanda publiquement, le prince de Conti qui le faisoit en toute occasion, et qui haïssait Vendôme, d’avoir parlé et raisonné des affaires de Flandre chez la princesse de Conti, sa belle-soeur, tandis qu’on ne parloit et qu’on ne s’entretenoit d’autre chose à Versailles. Pour d’écriture, il n’en étoit point. Personne n’osoit rien mander à l’armée de ce qu’il se passoit et se disoit à Paris et à la cour, ni de l’armée rien qui pût éclaircir ni apprendre quoi que ce fût, tant la terreur de Vendôme y étoit répandue.

Mgr le duc de Bourgogne vivoit à l’armée en de cruelles brassières. Sa douceur, sa timidité, sa piété avoient augmenté l’audace, et l’audace portée à l’excès avoit achevé de l’abattre. M. de ’Beauvilliers, plus timide qu’il ne devoit l’être, M. de Chevreuse, enchaîné de raisonnements et de mesure, se désoloient avec moi, et m’avouoient souvent que je ne leur avois prédit que trop vrai, et vu que trop clair. Mais de remède, ils n’en voyoient que dans la patience, dans le retour de l’armée qui éclairciroit bien des choses, et dans le temps ; et quand je les pressois pour des partis plus prompts et plus décents, ils me fermoient la bouche, ils s’affligeoient de ce qu’il n’étoit plus temps, ils m’opposoient la volonté impuissante de Mme de Maintenon qui se laissoit voir entière sur cet article au duc de Beauvilliers, comme je l’ai déjà dit ; et à cette réponse majeure je n’avois rien à répliquer. Je n’ignorois pas où on en étoit de ce côté-là par Mme la duchesse de Bourgogne avec qui mon commerce alloit toujours sur la Flandre par Mme de Nogaret. Le peu de temps que cette princesse pouvoit avoir à elle, elle le donnoit à ses larmes et à écrire, et dans la vérité, elle parut infatigable, et pleine de force et de bons conseils. Mme de Maintenon étoit touchée au dernier point de sa douleur, et piquée au vif de sentir, pour la première fois de sa vie, qu’il y avoit des gens qui, par rapport à eux, avoient pris sur elle le dessus auprès du roi.

Tandis que le roi reprenoit un peu haleine, ses généraux s’occupoient toujours des moyens de secourir Lille. Vendôme, fécond en projets spécieux et hardis, vouloit faire un grand tour pour prendre Marlborough par ses derrières, tantôt le tromper par de fausses marches, l’engager à dégarnir ses retranchements, et revenir tout court sur soi les attaquer. Mais lent en effet à toute exécution facile, comme on ne l’avoit que trop éprouvé, pouvoit-on se flatter de tromper des chefs si attentifs et si actifs, et de quelques succès par de longs détours qui marqueroient le projet assez tôt à des ennemis bien postés et qui, pour ainsi dire, n’auroient qu’à se retourner dans leur cerceau pour faire à temps face partout et opposer les mêmes obstacles ? Berwick et tout ce qu’il y avoit là de meilleur parmi les principaux officiers généraux s’opposèrent à ces entreprises vaines et ruineuses. Ce maréchal, si légèrement réconcilié avec le duc de Vendôme, avoit déjà recommencé à déplaire à un homme qui n’étoit pas plus sincèrement revenu à lui. On commença aussi à s’apercevoir que si, après avoir tant perdu de temps précieux à s’ébranler et à arriver, au lieu de s’enivrer de l’espérance d’une bataille, on eût tourné toutes ses pensées à jeter des secours dans Lille durant qu’on le pouvoit, comme je l’ai remarqué, à donner à la place les moyens de durer, à fatiguer cependant les ennemis, à les jeter dans la nécessité des convois, et à leur en ôter les moyens par les postes qu’on pouvoit prendre, on seroit venu à bout de leur arracher cette conquête et de les précipiter, de plus, dans des embarras les plus fâcheux pour leur retraite. Ce fut donc à cette ressource, mais trop tard, qu’on se résolut de s’attacher désormais, et l’armée fit les mouvements et les détachements nécessaires pour y réussir.

Parmi des événements si intéressants, il en arriva un à la cour qui le fut fort peu, mais qui toucha fort le roi. M. du Maine perdit son troisième fils, qui avoit quatre ans et demi.

Le roi continua de faire pour lui ce qu’il n’avoit point fait pour les enfants de la reine, dont il a perdu beaucoup, et dont on n’a jamais pris le deuil quand ils n’avoient pas sept ans faits. Il ordonna que Monseigneur et la cour le prendroient pour huit jours, et il envoya Souvré, maître de sa garde-robe, faire compliment de sa part à M. le Prince et à Mme la Princesse à Écouen, où ils étoient. M. le Prince ne manqua pas de se donner le plaisir de venir à Versailles jouir de la distinction de croire y figurer avec le roi, parce qu’il n’y eut que le roi et lui qui ne prirent pas le deuil.

Incontinent après, il vint une consolation plus solide que n’avoit été cette affliction. Ducasse, qui étoit allé chercher les galions dont on avoit si grand besoin, les ramena riches de cinquante millions en or et argent, et de dix millions de fruits. Il arriva au port du Passage et y entra le 27 août. Bientôt après aussi on sut que M. de Savoie avoit pris Fénestrelle. Il avoit aussi pris Exilles quelque temps auparavant, malgré les forfanteries du maréchal de Villars qui, libéral en courriers, parce qu’il ne les payoit point, promettoit toujours des merveilles, et se donnoit souvent pour être sur le point d’attaquer et battre ce prince. Il prit deux ou trois méchants petits postes retranchés dans les montagnes qu’il fit fort valoir et fut réduit toute la campagne à prendre l’ordre des ennemis. Heureusement pour lui, quelque important que fût un côté si jaloux, ce fut un point dans la carte, en comparaison des choses qui se passoient en Flandre, qui absorboient toute l’attention.

Le prince Eugène n’avoit pas dissimulé sa joie, lorsqu’il sut qu’il auroit affaire au maréchal de Boufflers, et qu’il craignoit moins un homme comblé d’honneurs et de récompenses qu’il n’eût fait un officier général dont toutes les espérances de fortune auroient été fondées sur sa défense. Il éprouva qu’il s’étoit trompé, et je ne comprends pas comment le souvenir de la défense de Namur ne lui avoit pas donné une autre, opinion de Boufflers qui, à la vérité en fut fait duc, mais qui, à cette exception, grande à la vérité, étoit déjà tout ce qu’il étoit à Lille. L’ordre, l’exactitude, la vigilance, c’étoit où il excelloit. Sa valeur étoit nette, modeste, naturelle, franche, froide. Il voyoit tout et donnoit ordre à tout sous le plus grand feu, comme s’il eût été dans sa chambre ; égal dans le péril, dans l’action rien ne lui échauffoit la tête, pas même les plus fâcheux contretemps. Sa prévoyance s’étendoit à tout, et dans l’exécution il n’oublioit rien. Sa bonté et sa politesse, qui ne se démentoit en aucun temps, lui gagnoit tout le monde ; son équité, sa droiture, son attention à se communiquer et à prendre conseil, sa patience à laisser débattre avec liberté, sa délicatesse à faire toujours honneur de leurs conseils, quand ils avoient réussi, à ceux qui les lui avoient donnés, et des actions à ceux qui les avoient faites, lui dévouèrent les coeurs. Les soins qu’il prit en arrivant pour faire durer les munitions de guerres et les vivres, l’égale proportion qu’il fit garder en tous les temps du siège, en la distribution du pain, du vin, de la viande et de tout ce qui sert à la nourriture où il présida lui-même, et les soins infinis qu’il fit prendre et qu’il prit lui-même des hôpitaux, le firent adorer des troupes et des bourgeois. Il les aguerrit, je dis les troupes de salade, qui faisoient la plus nombreuse partie de sa garnison, les fuyards d’Audenarde et les bourgeois qu’il avoit enrégimentés, et en fit des soldats qui ne furent pas inférieurs à ceux des vieux corps.

Accessible à toute heure, prévenant pour tous, attentif à éviter, autant qu’il le pouvoit, la fatigue aux autres et les périls inutiles, il fatiguoit pour tous, se trouvoit partout, et sans cesse voyoit et disposoit par lui-même, et s’exposoit continuellement. Il couchoit tout habillé aux attaques, et il ne se mit pas trois fois dans son lit depuis l’ouverture de la tranchée jusqu’à la chamade. On ne peut comprendre comment un homme de son âge, et usé à la guerre, put soutenir un pareil travail de corps et d’esprit, et sans sortir jamais de son sang-froid et de son égalité. On lui reprocha qu’il s’exposoit trop ; il le faisoit pour tout voir par ses yeux et pourvoir à tout à mesure ; il le faisoit aussi pour l’exemple et pour sa propre inquiétude que tout allât et s’exécutât bien. Il fut légèrement blessé plusieurs fois, s’en cachoit tant qu’il pouvoit, et n’en changeoit rien à sa conduite journalière ; mais un coup à la tête l’ayant renversé, il fut porté chez lui malgré lui. On le voulut saigner, il s’y opposa de peur que cela lui ôtât des forces, et voulut sortir. Sa maison étoit investie, il fut menacé par les cris des soldats qu’ils quitteroient leurs postes s’ils le revoyoient de plus de vingt-quatre heures de là ; il les passa assiégé chez lui, forcé à se faire saigner et à se reposer. Quand il reparut, on ne vit jamais tant de joie. Abondance à sa table, sans aucune délicatesse, il se traita toujours à proportion comme les autres pour les vivres, et outre ce qu’il avoit porté d’argent pour soi, il en emprunta encore en arrivant tout ce qu’il put, et s’en servit libéralement pour le service, pour donner aux soldats et secourir des officiers, avec une simplicité admirable dans toutes ses actions, et voilà comme il arrive quelquefois que la bonté et la droiture de l’âme étend l’esprit et l’éclaire dans de grandes occasions.

Il faudroit un journal de ce grand siège pour raconter les merveilles de la capacité et de la valeur de cette défense. Les sorties furent fréquentes, et tout fut disputé pied à pied tant que chaque pouce de terre le put être. Ils repoussèrent jusqu’à trois fois de suite les ennemis d’un moulin, le reprirent et à la troisième fois le brûlèrent. Ils soutinrent l’attaque de leur chemin couvert par trois endroits à la fois, et par dix mille hommes, depuis neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin, et le conservèrent. Ils en reprirent quelques jours après la seule traverse dont les ennemis étoient demeurés maîtres, qu’ils leur enlevèrent par une sortie. Dans une autre, ils rechassèrent les assiégeants des angles saillants de la contrescarpe dont ils étoient maîtres depuis huit jours. Ils repoussèrent par deux fois sept mille hommes qui attaquèrent leur chemin couvert et un tenaillon [1] ; à la troisième ils perdirent un angle du tenaillon, mais ils demeurèrent maîtres des traverses, du chemin couvert et d’un retranchement fait derrière ce tenaillon, et le prince Eugène fut blessé à cette attaque. Quelques jours, après, le chemin couvert des ouvrages à corne fut encore attaqué et conservé, mais l’autre angle de ce même tenaillon demeura aux ennemis. Tant d’actions et si grosses affaiblirent fort la garnison. La poudre commençoit à manquer. Le maréchal de Boufflers trouvoit moyen de donner souvent de ses nouvelles. On songea à y faire entrer quelques secours, s’il étoit possible. Le chevalier de Luxembourg, maréchal de camp, et aujourd’hui maréchal de France, fut chargé de le tenter. Il y marcha de Douai et l’exécuta bravement la nuit du 28 au 29 septembre, et y jeta avec lui deux mille cavaliers, ayant chacun un fusil au lieu de mousqueton, et soixante livres de poudre en croupe, ce qui donna à la place deux mille fusils et plus de cent mille livres de poudre. Deux régiments d’infanterie qui s’y devoient jeter avec lui ne purent y réussir ; il y eut peu de perte. Le chevalier de Luxembourg fut fort applaudi d’une si vigoureuse action, et fut fait sur-le-champ lieutenant général.

Le 5 octobre, le chemin couvert et le tenaillon furent attaqués par seize mille hommes. L’action fut longue et bien disputée. Ils emportèrent enfin le tenaillon et une demi-lune derrière, mais les assiégés conservèrent encore quelques coupures du chemin couvert. Cette demi-lune ne fut prise que par la faute d’un lieutenant-colonel qui s’étoit endormi, et qui fut surpris tout au commencement de l’action. Boufflers fut assez bon pour n’avoir pas voulu le nommer. L’action du 9 au 10 octobre fut encore plus vive. Ils attaquèrent par trois fois le chemin couvert, et furent repoussés autant de fois ; à la quatrième, ils l’emportèrent, arrachèrent les palissades des traverses et mirent quantité de gabions. Quatre cents dragons firent une sortie sur eux, les rechassèrent pas un long combat, ôtèrent les gabions, rétablirent les palissades, tellement que les ennemis n’en furent de rien plus avancés. Ce fut le quinzième grand combat depuis le commencement du siège. Le 13 octobre, le chemin couvert fut attaqué en plein jour, trois fois à heures différentes, et les assiégeants toujours repoussés. Ils y revinrent une quatrième avec plus de troupes, et se rendirent maîtres d’une traverse du chemin couvert. La brèche du bastion gauche étoit de cinquante toises, que le maréchal avoit fort fait escarper et accommoder avec des arbres et tout ce qu’il avoit pu trouver de grilles de fer. Le chevalier de Luxembourg fit le 16 une grande sortie, renversa quelques travaux, tua assez de monde, mais il ne put les chasser du chemin couvert. Ils travailloient fort alors à saigner le fossé et à faire de nouvelles brèches avec leur artillerie. On ne finiroit point à coter simplement tous les beaux faits d’armes qui s’y exécutèrent.

On étoit cependant fort occupé de toutes les mesures qu’on pouvoit prendre pour empêcher les convois aux ennemis, qui en avoient déjà amené un fort considérable devant la place, et en même temps de profiter de l’occupation de toutes leurs troupes pour faire quelque diversion, et se dédommager par quelque chose. L’électeur de Bavière avoit remis à du Bourg le commandement de l’armée du Rhin qui n’avoit qu’à subsister tranquillement, séparée des Impériaux par ce fleuve, lesquels ne pensoient aussi qu’à vivre. Le duc d’Hanovre hors d’état de rien entreprendre, et lassé d’une campagne si insipide, étoit retourné chez lui, et l’électeur étoit à Compiègne, où le roi lui fit trouver toutes sortes d’équipages de chasse, et où il lui envoya le duc d’Humières qui en étoit gouverneur et capitaine, pour lui en faire les honneurs. Il y vivoit dans ces amusements, lorsque sa petite cour fut tout d’un coup surprise d’y voir arriver Chamillart. Ce qui l’y conduisit éclata peu de jours après. L’électeur s’en alla en poste à Mons avec peu de suite ; Bergheyck dont les soins infatigables pour la subsistance de nos troupes, le détail et l’ordre de toutes choses, furent sans cesse d’une utilité infinie, Puyguyon, lieutenant général, Saint-Nectaire, Ourches, maréchaux de camp, et l’électeur sur le tout, s’approchèrent de Bruxelles par divers côtés avec trois mille chevaux et vingt-quatre bataillons. Ils avoient un train d’artillerie et des vivres avec eux. Tout cela arriva sur Notre-Dame de Hall, et tout aussitôt après à Bruxelles, qu’on crut insultable et dégarni de troupes. C’étoit vers le 20 septembre. Les ennemis, tard avertis, mais qui excellèrent toujours à mettre tous les instants à profit, y jetèrent tout ce que le temps leur permit de troupes, et par là réduisirent l’électeur à une attaque dans les formes. Cela leur donna le temps d’assembler un assez gros corps pour marcher à Bruxelles. Nous n’en avions aucun pour pouvoir soutenir l’électeur, qui, trouvant tout autre chose que des bourgeois sans défense, et sur l’affection desquels il comptoit toujours, se vit en péril d’être battu et pris par ses derrières. Il leva donc si brusquement cette manière informe de siège qu’il y laissa toute son artillerie, et toutes les marques d’une retraite plus que précipitée, et rentra dans Mons peu de jours après en être sorti.

La Connelaye, capitaine aux gardes qui commandoit à Nieuport, eut ordre alors d’en lâcher les écluses. On espéroit par là mettre assez d’eau dans le pays pour empêcher les convois que les ennemis ne pouvoient tirer que d’Ostende, ou les obliger à un détour qui donneroit le temps d’arriver aux troupes qu’on envoyoit au comte de La Motte, chargé de les couper. Le duc de Berwick alla à Bruges, où quarante bataillons et cinquante escadrons se rassemblèrent en même temps. Les chariots que les ennemis envoyoient à Ostende pour charger le convoi ne purent passer l’inondation. Ils prirent le parti d’aller s’ouvrir le chemin par Plassendal où étoit le comte de La Mothe et où Puyguyon marcha en même temps avec quarante bataillons. Cependant les chariots vides arrêtés par l’inondation trouvèrent le moyen de passer, et arrivèrent à Ostende. La question fut du retour. Ils le firent comme par degrés, et avec les plus grandes précautions pour s’approcher au plus près, et passer ensuite à force ouverte.

Berwick tout porté sur les lieux fut pressé par les officiers principaux de faire lui-même l’attaque de ce convoi ; mais il répondit qu’il ne falloit pas ôter à un gentilhomme qui servoit depuis bien des années l’occasion d’acquérir le bâton de maréchal de France, puis leur ferma la bouche, en leur montrant l’ordre précis de la cour qui commettoit cette expédition à La Mothe. Lui et la duchesse de Ventadour, qui l’avoit obtenu de Chamillart son ami, étoient enfants des deux frères. Mme de Ventadour le regardoit comme le sien, c’étoit un homme désintéressé, plein de valeur, d’honneur et d’ambition, qui servoit toute sa vie, été et hiver, qui a voit toujours eu des corps séparés depuis longtemps, et qui touchoit au but ; mais en temps l’homme le plus court, le plus opiniâtre et le plus incapable qui fût peut-être parmi les lieutenants généraux. Berwick se retira de sa personne, et La Mothe se mit en marche. Les ennemis avoient retranché le poste de Winendal pour couvrir la marche de leur convoi, qui étoit immense. La Mothe crut faire merveilles d’attaquer ce poste. Les dispositions en furent longues et peut-être médiocres. Elles donnèrent le temps aux ennemis d’y être renforcés et au convoi de s’avancer. La Mothe ne pensa pas même à débander un gros corps de dragons qu’il avoit pour en embarrasser du moins la tête et l’arrêter, tandis qu’il seroit occupé à l’attaque de Winendal. Bref, il l’attaqua ; Cadogan le défendit mieux, ébranla La Mothe, sortit sur lui, le poussa, le battit, le dissipa avec la moitié moins de forces que n’en avoit La Mothe, et cependant le convoi arriva au camp du prince Eugène qui manquoit absolument de tout, et y rendit l’abondance et la joie.




  1. Partie des fortifications construite vis-à-vis l’une des faces de la demi-lune.