Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/3

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CHAPITRE III.


Mort de la duchesse de Nemours ; sa famille. — Branche de Nemours de la maison de Savoie. — Caractère de Mme de Nemours. — Origine de l’ordre du Calvaire. — Prétendants à Neuchâtel. — Droits des prétendants. — Conduite de la France sur Neuchâtel. — Électeur de Brandebourg prétend Neuchâtel, où son ministre veut précéder le prince de Conti. — Neuchâtel adjugé et livré à l’électeur de Brandebourg. — Mort, famille, fortune du cardinal d’Arquien. — Étonnante vérité. — Rage de la reine de Pologne contre la France, et sa cause. — Mort de la duchesse de La Trémoille. — Malheur des familles. — Caractère de la maréchale de Créqui. — Mort de Vaillac ; son extraction ; ses aventures. — Archevêque de Bourges singulièrement nommé au cardinalat par le roi Stanislas.


La mort de la duchesse de Nemours, qui suivit celle de Mme de Montespan de fort près, fit encore plus de bruit dans le monde, mais dans un autre genre. Elle étoit fille du premier lit du dernier duc de Longueville qui ait figuré, et de la fille aînée du comte de Soissons, prince du sang, qui fit et perdit ce procès fameux contre le prince de Condé, fils de son frère aîné et, père du héros. L’autre fille du même prince épousa le prince de Carignan, si connu sous le nom de prince Thomas, dernier fils du célèbre duc de Savoie, Charles-Emmanuel, vaincu par l’épée de Louis XIII aux barricades de Suse. Mme de Carignan mourut à Paris à quatre-vingt-six ans, en 1692, mère du fameux muet et du comte de Soissons mari de la trop célèbre comtesse de Soissons, nièce du cardinal Mazarin ; et Mme de Carignan et sa sœur aînée, duchesse de Longueville, étoient sœurs du dernier comte de Soissons, prince du sang, tué à la bataille de la Marfée, dite de Sedan, qu’il venoit de gagner contre l’armée du roi, où Sa Majesté n’étoit pas, en 1641, sans avoir été marié, père de ce bâtard obscur reconnu si longtemps après sa mort, à qui Mme de Nemours dont nous parlons fit de si grands biens, lequel, d’une fille du maréchal de Luxembourg, laissa une fille devenue unique, infiniment riche, qui épousa le duc de Luynes, mère du duc de Chevreuse d’aujourd’hui. Ainsi ce bâtard étoit cousin germain de Mme de Nemours, fils du frère de sa mère et de la princesse de Carignan. M. de Longueville devenu veuf, et n’ayant que Mme de Nemours non encore mariée, épousa en secondes noces la sœur de M. le Prince le héros, qui sous le nom de Mme de Longueville a fait tant de bruit dans le monde, et tant figuré dans la minorité de Louis XIV. Mme de Nemours fut mariée en 1667, qu’elle avoit trente-deux ans, et devint veuve deux ans après, sans enfants, du dernier de cette branche de Nemours. Elle sortoit de Philippe, comte de Genevois, fils puîné de Philippe II duc de Savoie. Le comte de Genevois étoit frère de père de Philibert II, duc de Savoie, et de la mère du roi François Ier, et de père et de mère de Charles III duc de Savoie. Le comte de Tende et de Villars si connu, lui et sa courte mais brillante postérité en France, étoit leur frère bâtard. François Ier fit le comte de Genevois duc de Nemours vérifié sans pairie. Le duc de Savoie, Charles III, son frère, fut grand-père du fameux duc Charles-Emmanuel dont je viens de parler, et ce Charles-Emmanuel étoit grand-père d’autre Charles-Emmanuel, père du premier roi de Sardaigne. On voit ainsi en quelle distance cette branche de Nemours étoit tombée du chef de sa maison.

Ce premier duc de Nemours épousa une Longueville dont la mère étoit Bade, de la branche d’Hochberg, héritière par la sienne de Neuchâtel, et c’est par là que cette espèce de souveraineté, à faute de Longueville mâles, est tombée à Mme de Nemours. De ce premier duc de Nemours et de cette héritière vint un fils unique Jacques, duc de Nemours, si connu en son temps par son esprit, ses grâces, ses galanteries, sa bravoure, qui fit cet enfant à Mlle de La Garnache dont j’ai parlé (t. II, p. 143) à l’occasion des Rohan, et qui épousa la fameuse Anne d’Este, petite-fille de Louis XII par sa mère, et veuve du duc de Guise, tué par Poltrot au siège d’Orléans, et mère des duc et cardinal de Guise, tués à Blois en 1588, du duc de Mayenne, chef de la Ligue, du cardinal de Guise, et de cette furieuse duchesse de Montpensier. Ainsi les deux fils de ce second duc de Nemours étoient frères utérins des Guise que je viens de nommer, fort liés avec eux, aussi grands ligueurs qu’eux, mais brouillés à la fin avec le duc de Mayenne qui vouloit tout le royaume pour son fils en épousant l’infante d’Espagne, parce qu’il les convainquit de vouloir livrer au duc de Savoie leur gouvernement de Lyon, la Provence et le Dauphiné. L’aîné mourut sans alliance, le cadet épousa la fille aînée et héritière du duc d’Aumale, le seul des chefs de la Ligue qu’on ne put trouver moyen de comprendre dans l’amnistie à la paix, et qui, pour l’assassinat d’Henri III, fut tiré à quatre chevaux en effigie, en Grève, par arrêt du parlement, et mourut fort vieux, fort gueux et fort délaissé à Bruxelles.

De ce mariage trois fils, tous trois ducs de Nemours l’un après l’autre. L’aîné mourut jeune sans alliance ; le second épousa la fille du duc de Vendôme, bâtard d’Henri IV, suivit le parti de M. le Prince et fut tué en duel par le duc de Beaufort, frère de sa femme, qui avoit embrassé le même parti. La jalousie s’étoit mise entre eux sur tous chapitres, et c’est ce duel qui commença la fortune du père du maréchal de Villars dont j’ai parlé (t. Ier, p. 26). Ce duc de Nemours laissa deux filles, l’aînée fut duchesse de Savoie et mère du premier roi de Sardaigne, l’autre, reine de Portugal, célèbre pour avoir répudié, détrôné et confiné son mari, et épousé son beau-frère qui, après sa mort, eut d’une Neubourg le roi de Portugal d’aujourd’hui. Le troisième frère, nommé à l’archevêché de Reims sans avoir pris aucuns ordres, quitta ses bénéfices en 1652, à la mort de son frère, et quatre ou cinq ans après épousa Mme de Nemours dont il s’agit ici, qu’il laissa veuve sans enfants deux ans après, à laquelle il faut maintenant revenir. Il faut seulement remarquer auparavant que son père, mort en 1663, avoit laissé deux fils de son second mariage avec la sœur de M. le Prince et de M ; le prince de Conti. L’aîné, à qui la tête tourna de bonne heure, qu’on envoya à Rome chez les jésuites, où il prit le petit collet en 1666, à vingt ans, ayant renoncé à tout en faveur de son frère, et fut fait prêtre par le pape même en 1669. C’est sur cette tutelle que M. le Prince père et fils eurent tant de disputés et de procédés avec Mme de Nemours, qui la perdit contre eux. Le cadet, qui portoit le nom de comte de Saint-Paul, fut tué au passage du Rhin, sans alliance ; allant être élu roi de Pologne, en 1672. Michel Wiesnowieski le fut en sa place, sur la nouvelle de sa mort. Son frère, revenu en France, passa le reste de ses jours honnêtement, enfermé dans l’abbaye de Saint-Georges, près de Rouen, où il est mort le dernier de cette longue et illustre bâtardise, en 1694.

Mme de Nemours, avec une figure fort singulière, une façon de se mettre en tourière qui ne l’étoit pas moins, de gros yeux qui ne voyoient goutte, et un tic qui lui faisoit toujours aller une épaule, avec des cheveux blancs qui lui traînoient partout, avoit l’air du monde le plus imposant. Aussi était-elle altière au dernier point, et avoit infiniment d’esprit avec une langue éloquente et animée, à qui elle ne refusoit rien. Elle avoit la moitié de l’hôtel de Soissons, et Mme de Carignan l’autre, avec qui elle avoit souvent des démêlés, quoique sœur de sa mère et princesse du sang. Elle joignoit à la haine maternelle de la branche de Condé celle qu’inspirent souvent les secondes femmes aux enfants du premier lit. Elle ne pardonnoit point à Mme de Longueville les mauvais traitements qu’elle prétendoit en avoir reçus, et moins encore aux deux princes de Condé de lui avoir emblé la tutelle et le bien de son frère, et au prince de Conti d’en avoir gagné contre elle la succession et le testament fait en sa faveur. Ses propos les plus forts, les plus salés et souvent très plaisants, ne tarissoient point sur ces chapitres, où elle ne ménageoit point du tout la qualité de princes du sang. Elle n’aimoit pas mieux ses héritiers naturels, les Gondi et les Matignon. Elle vivoit pourtant honnêtement avec la duchesse douairière de Lesdiguières et avec le maréchal et la maréchale de Villeroy, mais pour les Matignon, elle n’en voulut pas ouïr parler.

Les deux sœurs de son père avoient épousé, l’aînée le fils aîné du maréchal-duc de Retz, la cadette le fils puîné du maréchal de Matignon. Cette aînée perdit son mari avant son beau-père, et est devenue célèbre sous le nom de marquise de Belle-Ile par quantité de bonnes œuvres, s’être faite feuillantine, avoir obstinément refusé l’abbaye de Fontevrault, enfin pour avoir conçu et enfanté le nouvel ordre du Calvaire, dans lequel elle mourut à Poitiers en 1628. Le duc de Retz, son fils unique, ne laissa que deux filles. L’aînée épousa Pierre Gondi, cousin germain de son père, qui, en faveur de ce mariage, eut de nouvelles lettres de duc et pair de Retz et le rang de leur date. Il étoit fils du célèbre père de l’Oratoire qui avoit été chevalier de l’ordre et général des galères, et il étoit frère du fameux coadjuteur de Paris ou cardinal de Retz. Il ne laissa qu’une fille, mariée au duc de Lesdiguières, qui n’eut qu’un fils, gendre du maréchal de Duras, que nous avons vu mourir fort jeune sans enfants. L’autre fille épousa le duc de Brissac, dont il n’eut que mon beau-frère, mort sans enfants, et la maréchale de Villeroy. L’autre tante de M. de Longueville, père de Mme de Nemours, épousa par amour le second fils du maréchal de Matignon, dont l’aîné n’avoit point d’enfants, deux frères de grand mérite, en grands emplois et tous deux chevaliers de l’ordre. Cette Longueville fut mère du père du comte et du dernier maréchal de Matignon, vivants à la mort de Mme de Nemours et bien longtemps depuis, et qui étoient ses héritiers, ainsi que la maréchale de Villeroy. La marquise de Belle-Ile avoit été mariée par sa famille et en sa présence ; sa sœur s’étoit mariée à son gré à leur insu, et toute la maison de Longueville ne put se résoudre à leur pardonner et à les voir qu’après un grand nombre d’années, et jamais depuis aucun des Longueville n’a aimé les Matignon.

Mme de Nemours étoit là-dessus si entière, que, parlant au roi dans une fenêtre de son cabinet, avec ses yeux qui ne voyoient guère, elle ne laissa pas d’apercevoir Matignon qui passoit dans la cour. Aussitôt elle se mit à cracher cinq ou six fois tout de suite, puis dit au roi qu’elle lui en demandoit pardon, mais qu’elle ne pouvoit voir un Matignon sans cracher de la sorte. Elle étoit extraordinairement riche, et vivoit dans une grande splendeur et avec beaucoup de dignité ; mais ses procès lui avoient tellement aigri l’esprit qu’elle ne pouvoit pardonner. Elle ne finissoit point là-dessus ; et quand quelquefois on lui demandoit si elle disoit le Pater, elle répondoit que oui, mais qu’elle passoit l’article du pardon des ennemis sans le dire. On peut juger plue la dévotion ne l’incommodoit pas. Elle faisoit elle-même le conte qu’étant entrée dans un confessionnal sans être suivie dans l’église, sa mine n’avoit pas imposé au confesseur, ni son accoutrement. Elle parla de ses grands biens, et beaucoup des princes de Condé et de Conti. Le confesseur lui dit de passer cela. Elle, qui sentoit son cas grave, insista pour l’expliquer, et fit mention de grandes terres et de millions. Le bonhomme la crut folle et lui dit de se calmer, que c’étoit des idées qu’il falloit éloigner, qu’il lui conseilloit de n’y plus penser, et surtout de manger de bons potages, si elle en avoit le moyen. La colère lui prit, et le confesseur à fermer le volet. Elle se leva et prit le chemin de la porte. Le confesseur, la voyant aller, eut curiosité de ce qu’elle devenoit, et la suivit à la porte. Quand il vit cette bonne femme qu’il croyoit folle reçue par des écuyers, des demoiselles, et ce grand équipage avec lequel elle marchoit toujours, il pensa tomber à la renverse, puis courut à sa portière lui demander pardon. Elle, à son tour, se moqua de lui, et gagna pour ce jour de ne point aller à confesse. Quelques semaines avant sa mort, elle fut si mal qu’on la pressa de penser à elle. Enfin elle prit sa résolution. Elle envoya son confesseur avec un de ses gentilshommes à M. le Prince, à M. le prince de Conti et à MM. de Matignon, leur demander pardon de sa part. Tous allèrent la voir et en furent bien reçus ; mais ce fut tout : pas un n’en eut rien. Elle avoit quatre-vingt-six ans et acheva de donner ce qu’elle put aux deux filles de ce bâtard qu’elle avoit fait son héritier, dont l’une mourut jeune, sans être mariée ; l’autre épousa le duc de Luynes, comme je l’ai déjà dit.

Cette mort mit promptement bien des gens en campagne. Le duc de Villeroy et Matignon partirent aussitôt pour Neuchâtel, et M. le prince de Conti pour Pontarlier, parce que le roi ne voulut pas qu’il se commît, comme en son premier voyage, au manque de respect qu’il avoit éprouvé à Neuchâtel. De Pontarlier, il étoit à portée d’y donner ses ordres pour ses affaires, et d’en savoir des nouvelles à tous moments. Il y envoya Saintrailles, que M. le Duc lui prêta, et qui étoit un homme d’esprit sage et capable, mais qui, pour avoir été gâté par la bonne compagnie et par ces princes, étoit devenu très suffisant et passablement impertinent, d’ailleurs un très simple gentilhomme, et rien moins que Poton, dont étoit le fameux Saintrailles, dont les actions ont rendu ce nom célèbre dans nos histoires. La vieille Mailly, belle-mère de la dame d’atours de Mme la duchesse de Bourgogne, s’étoit mise sur les rangs pour la succession à la principauté d’Orange, sur une alliance tirée par les cheveux de la maison de Châlons, moins dans l’espérance d’un droit aussi chimérique, que pour faire valoir le marquis de Nesle, son petit-fils, par des prétentions si hautes. La même raison la fit se présenter avec aussi peu de fondement pour Neuchâtel. Elle se flattoit qu’avec la protection de Mme de Maintenon, elle en pourroit tirer d’autres partis plus solides. Mme de Maintenon n’y prit pas la moindre part, et on se moqua à Paris comme en Suisse de ses chimères. Celle de M. le prince de Conti étoit fondée sur le testament du dernier duc de Longueville, mort enfermé, qui l’avoit appelé à tous ses biens, après le comte de Saint-Paul, son frère, et sa postérité. Il avoit gagné ce procès contre Mme de Nemours. Restoit à voir si une souveraineté se pouvoit donner comme d’autres biens, et si MM. de Neuchâtel défèreroient à un arrêt du parlement de Paris. Outre qu’ils n’étoient pas soumis à aucune juridiction du royaume, les héritiers prétendoient que Neuchâtel, par la qualité souveraine, ou plutôt indépendante de ce petit État, ne pouvoit se donner ni être ôtée aux héritiers du sang, et cela est vrai en France des duchés. Restoit donc à voir à qui il devoit appartenir, de Matignon ou de la duchesse douairière de Lesdiguières, pour laquelle le duc de Villeroy étoit allé comme son héritier par sa mère.

Matignon se prétendoit préférable par la proximité du sang, parce qu’il avoit un degré sur la duchesse, et celle-ci par l’aînesse. Son droit contre Matignon ne paraissoit pas douteux. Les fiefs de dignités et tous les grands fiefs ont toujours suivi l’aînesse ; la loi et la pratique s’y sont toujours accordées ; à plus forte raison un fief indépendant, étendu et considéré comme souverain. Mais de pareils procès ne se décident guère par les règles, et Matignon avoit beau jeu, Chamillart, comme je l’ai remarqué (t. IV, p. 192), étoit son ami intime, et il étoit devenu ennemi déclaré du maréchal de Villeroy, à l’occasion de la bataille de Ramillies, comme je l’ai raconté en son lieu. Par cette même occasion, comme on l’a vu là même, ce maréchal étoit tombé dans l’entière disgrâce du roi. Restoit le prince de Conti qu’il n’aimoit point, et à qui il n’avoit jamais pu pardonner sincèrement son voyage de Hongrie, et peut-être encore moins son mérite et sa réputation. Chamillart, dans le fort de sa faveur, n’eut donc pas de peine d’obtenir du roi de se déclarer neutre. Ce ministre, sûr de ce côté-là à l’égard d’un prince du sang, ne balança pas à se déclarer ouvertement pour Matignon. Il le combla d’argent et de tout ce que son crédit lui put donner. Puysieux, ambassadeur en Suisse, étoit frère de Sillery, écuyer depuis longues années du prince de Conti, auquel ils étoient tous extrêmement attachés. Quelque désir qu’il eût de le servir dans cette affaire, la neutralité déclarée du roi lui en ôta tous les moyens par son caractère ; et l’autorité et la vigilance de Chamillart tous ceux qui lui pouvoient rester, comme particulier qui s’étoit fait des amis dans le pays. La veuve de ce bâtard du dernier comte de Soissons y étoit comme les autres, et, fondée par la donation de Mme de Nemours, elle et son mari avoient dès leur mariage pris le nom de prince et de princesse de Neuchâtel. Lors de l’arrêt du parlement de Paris qui jugea le testament de M. de Longueville bon au profit du prince de Conti, et qu’il alla à Neuchâtel en conséquence, et les autres héritiers pour le lui disputer, il avoit essuyé un préjugé fâcheux. Mme de Nemours, qui y étoit aussi allée, y fut reçue et reconnue comme souveraine, comme sœur du dernier possesseur, qui n’avoit pu disposer de Neuchâtel comme de ses autres biens. Le prince de Conti en essuya une récidive confirmative de ce premier préjugé. Ceux de Neuchâtel s’indignèrent contre la veuve de ce bâtard, contre la donation de Neuchâtel faite à son mari et à leurs enfants, contre le nom qu’elle en osoit usurper. Ils la chassèrent comme n’ayant aucun droit, et la firent honteusement sortir de leur ville et de tout leur petit État. C’étoit bien déclarer à M. le prince de Conti le peu d’état qu’ils faisoient d’un droit sur eux, à titre de donation, égale pour Mme de Neuchâtel et pour lui.

Ces fiers bourgeois, pendant ces disputes, voyoient les prétendants briguer à leurs pieds leurs suffrages, lorsqu’il parut au milieu d’eux un ministre de l’électeur de Brandebourg, qui commença par oser disputer le rang au prince de Conti. Cette impudence est remarquable, à ce même prince de Conti, à qui, volontaire en Hongrie, à lui et à M. son frère, l’électeur de Bavière, non par un ministre, mais en propre personne et à la tête de ses troupes, auxiliaires dans l’armée de l’empereur, ne l’avoit pas disputé, avoit vécu également et sans façons, et avoit presque toujours marqué attention à passer partout après eux, et à qui le fameux duc de Lorraine, beau-frère de l’empereur, généralissime de ses armées et de celles de l’empire, et qui commandoit celle-là en chef, a toujours cédé partout sans milieu et sans balancer ; et voilà le premier fruit du changement de cérémonial de nos ducs et de nos généraux d’armée avec le même électeur de Bavière, par méprise d’abord, puis suivie, que j’ai racontée en son lieu. D’alléguer que l’électeur de Brandebourg, qui comme tel passoit sans difficulté après l’électeur de Bavière, étoit reconnu roi de Prusse partout, excepté en France, en Espagne et à Rome, de laquelle comme protestant il ne se soucioit point, ç’auroit pu être une raison valable pour sa personne ; mais pour son ministre, on n’a jamais vu de nonce, à qui tous les ambassadeurs des rois, même protestants, et celui de l’empereur, cèdent partout sans difficulté, disputer rien en lieu tiers à un prince du sang, ni l’ambassadeur de l’empereur non plus, qui a la préséance partout sur ceux de tous les rois, dont aucun ne la lui conteste. L’électeur de Brandebourg tiroit sa prétention de la maison de Châlons. Elle étoit encore plus éloignée, plus enchevêtrée, s’il étoit possible, que celle de Mme de Mailly ; aussi ne s’en avantagea-t-il que comme d’un prétexte. Je l’ai déjà dit, ces sortes de procès ne se décident ni par droit ni par justice.

Ses raisons étoient sa religion conforme à celle du pays ; l’appui des cantons protestants voisins, alliés, protecteurs de Neuchâtel ; la pressante réflexion que, la principauté d’Orange étant tombée, par la mort du roi Guillaume III, au même prince de Conti, le roi lui en avoit donné récompense et se l’étoit appropriée, ce que le voisinage de la France lui donneroit la facilité de faire pour Neuchâtel, s’il tomboit à un de ses sujets, qui, dans d’autres temps et dans un état fort différent de celui où la maison de Longueville l’avoit possédé, ne se trouveroit pas en situation de refuser le roi de l’en accommoder ; enfin un traité produit en bonne forme, par lequel, le cas avenant de la mort de Mme de Nemours, l’Angleterre et la Hollande s’engageoient à se déclarer pour lui, et à l’assister à vives forces pour lui procurer ce petit État. Ce ministre de Brandebourg étoit de concert avec les cantons protestants, qui, sur sa déclaration, prirent aussitôt l’affirmative, et qui, par l’argent répandu, la conformité de religion, la puissante de l’électeur, la réflexion de ce qui étoit arrivé à Orange, trouvèrent presque tous les suffrages favorables. Ainsi, à la chaude, ils firent rendre par ceux de Neuchâtel un jugement provisionnel qui adjugea leur État à l’électeur jusqu’à la paix, en conséquence duquel son ministre fut mis en possession actuelle ; et M. le prince de Conti, qui, depuis la prétention de ce ministre sur le rang, n’avoit pas cru convenable faire des tours de Pontarlier à Neuchâtel, se vit contraint de revenir plus honteusement que la dernière fois, et bientôt après fut suivi des deux autres prétendants. Mme de Mailly, qui se donnoit toujours pour telle, fit si bien les hauts cris à la nouvelle de cette intrusion, qu’à la fin la considération de son alliance avec Mme de Maintenon réveilla nos ministres. Ils l’écoutèrent. Ils trouvèrent après elle qu’il étoit de la réputation du roi de ne pas laisser enlever ce morceau à ses sujets, et qu’il y avoit du danger de le laisser entre les mains d’un aussi puissant prince protestant, en état de faire une place d’armes en lieu si voisin de la comté de Bourgogne, et dans une frontière aussi peu couverte. Là-dessus, le roi fit dépêcher un courrier à Puysieux, avec ordre à lui d’aller à Neuchâtel, et y employer tout, même jusqu’aux menaces, pour exclure l’électeur, laissant d’ailleurs la liberté du choix parmi ses sujets à l’égard desquels, pourvu que c’en fût un, la neutralité demeuroit entière. C’étoit s’en aviser trop tard. L’affaire en étoit faite, les cantons engagés sans moyens de se dédire, et de plus piqués d’honneur par le ministre électoral, sur les menaces de Puysieux, au mémoire duquel les ministres d’Angleterre et de Hollande, qui étoient là firent imprimer une réponse fort violente. Le jugement provisionnel ne reçut aucune atteinte ; on en eut la honte, on en témoigna du ressentiment pendant six semaines, après quoi, faute de mieux pouvoir, on s’apaisa de soi-même. On peut juger quelle espérance il resta aux prétendants de revenir, à la paix, de ce jugement provisionnel, et de lutter avec succès contre un prince aussi puissant et aussi solidement appuyé. Aussi n’en fut-il pas mention depuis, et Neuchâtel est pleinement et paisiblement demeuré à ce prince, qui fut même expressément confirmé dans sa possession par la paix de la part de la France. Le roi, ni Monseigneur, ni par conséquent la cour, ne prirent point le deuil de Mme de Nemours, quoique fille d’une princesse du sang ; mais Monseigneur et Mme la duchesse de Bourgogne le prirent à cause de la maison de Savoie.

Le cardinal d’Arquien mourut à Rome presque en même temps que Mme de Montespan et Mme de Nemours. La singularité de sa fortune mérite qu’on s’arrête un moment à lui. Son nom étoit La Grange, et son père, qui n’avoit point eu d’enfants de la fille du second maréchal de La Châtre, étoit frère puîné du maréchal de Montigny qui lui donna sa charge de capitaine de la porte, quand il eut celle de premier maître d’hôtel du roi, et lui procura sa lieutenance au gouvernement de Metz, et les gouvernements de Calais, Gien et Sancerre. Il conserva cette dernière place contre les efforts de la Ligue, servit bien et fidèlement, et fut quelque temps lieutenant-colonel du régiment des gardes. De son premier mariage, il eut un fils, gouverneur de Calais après M. de Vic, qui épousa une Rochechouart, mais qui ne fit pas grande figure, non plus que sa postérité qui dure encore. De son troisième mariage avec une Ancienville il eut deux fils : l’aîné s’appela le marquis d’Espoisses, qui maria sa fille à Guitaut, premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince qui le fit chevalier de l’ordre ; l’autre fut le marquis d’Arquien, mort cardinal, dont nous parlons [1].

Il naquit en 1613, fut homme d’esprit, de bonne compagnie, et fort dans le monde où il fut fort aidé par le duc de Saint-Aignan et par la comtesse de Béthune, sa sœur, dame d’atours de la reine Marie-Thérèse, de la mère desquels, fille du maréchal de Montigny, il étoit cousin germain. Il eut le régiment de cavalerie de Monsieur, et fut capitaine de ses Cent-Suisses. Il avoit épousé une La Châtre de la branche de Brillebaut [2], qu’il perdit en 1672, qui lui laissa un fils et cinq filles dont deux se firent religieuses. Embarrassé de marier les autres, il se laissa persuader par un ambassadeur de Pologne, avec qui il avoit lié grande amitié, de les établir en ce pays-là. Il quitta Monsieur pour faire ce voyage avec l’ambassadeur qui s’en retournoit, qui, peu après leur arrivée, fit si bien, qu’il en fit épouser une à Jacob Radzevil, prince de Zamoski, palatin de Sandomir. Elle le perdit peu après sans enfants, et demeura assez riche pour que Jean Sobieski eût envie de l’épouser. Ce mariage se fit en 1665.

Sobieski, qui avoit l’inclination française, étoit lors grand maréchal et gouverneur général de Pologne, et le premier homme de la république par ses victoires et ses grandes actions, qui le portèrent sur le trône de Pologne par une élection unanime, le 20 mai 1674. La sœur aînée n’avoit point voulu d’établissement étranger. La liaison intime et la parenté qui étoit entre son père et la marquise de Béthune, dame d’atours de la reine, firent, en 1669, son mariage avec le marquis de Béthune, son fils, en faveur duquel elle eut la survivance de la charge de sa belle-mère. Sa sœur étant devenue reine, son mari fut aussitôt envoyé extraordinaire en Pologne, pour complimenter le nouveau roi. Il revint immédiatement après, fut fait seul extraordinairement chevalier de l’ordre en décembre 1675, et repartit pour Varsovie avec sa femme, chargé de porter le collier du Saint-Esprit au roi son beau-frère, qu’il lui donna à Zolkiew, en novembre suivant, et y demeura ambassadeur extraordinaire. Sa femme y avoit mené son autre sœur, qu’elle maria en 1678 au comte Wicillopolski, grand chancelier de Pologne, avec lequel elle vint ici pendant son ambassade en 1686, et le perdit deux ans après. M. et Mme de Béthune eurent deux fils et deux filles. Le roi de Pologne maria l’aînée, en 1690, au prince Radzevil Kleski, son neveu, grand maréchal de Lituanie, et en secondes noces, au prince Sapieha, petit maréchal de Lituanie ; l’autre fille épousa, en 1693, le comte Jablonowski, grand enseigne de Pologne, palatin de Volhynie, et, l’année suivante, de Russie, frère de la comtesse Bnin Opalinska, mère du roi Stanislas, père de la reine épouse de Louis XV.

M. de Béthune demeura toujours en Pologne jusqu’en 1691, où il étoit extrêmement aimé et considéré, et y acquit beaucoup de réputation. Il en partit cette année-là pour aller ambassadeur extraordinaire en Suède, et il y mourut l’année suivante, 1692. C’étoit un homme d’esprit avec beaucoup d’agréments, fait pour la société, et fort capable d’affaires. Il avoit conclu et signé avec l’électeur palatin le contrat de mariage de Monsieur et de Madame. Il avoit aussi servi, été gouverneur de Clèves, et commandé en chef en ce pays-là. Il vivoit fort magnifiquement ; sa manie étoit de se mettre entre deux draps à quelque heure qu’il voulût faire dépêches, et ne se relevoit point qu’elles ne fussent achevées. Ses deux fils refusèrent avec une folle opiniâtreté le cardinalat à la nomination du roi de Pologne. Ils vinrent dans la suite mourir de faim en France. L’aîné fut tué sans alliance à la bataille d’Hochstedt, et l’autre a vécu obscur toute sa vie. Il épousa une sœur du duc d’Harcourt dont il n’est resté qu’une fille, qui, veuve fort jeune sans enfants d’un frère du maréchal de Médavy, s’est remariée au maréchal, de Belle-Ile. Son père s’est remarié à une sœur du duc de Tresmes ; se sont séparés fort brouillés, et il est allé vivre à Lunéville, où le roi Stanislas l’a fait son grand chambellan [3]. Mme de Béthune est morte à Paris en 1728 à quatre-vingt-neuf ou dix ans. Elle avoit un seul frère, qui a passé sa vie en Pologne où il obtint l’indigénat de la république ; c’est-à-dire être naturalisé et rendu capable de toutes charges comme un Polonois. Il fut capitaine des gardes du roi son beau-frère, colonel de son régiment de dragons, et staroste [4] d’Hiedreseek, Il est mort sans alliance et sans avoir répondu au personnage qu’il pouvoit faire [5].

Le roi Jean III Sobieski, signalé par ses victoires sans nombre contre les Turcs et les Tartares avant et depuis son élection, couronna ses triomphes par le salut de l’Allemagne. Il vint en personne livrer bataille aux Turcs, qui assiégeoient Vienne et qu’ils étoient sur le point de prendre. Leur défaite fut complète, et Vienne sauvée avec une partie de la Hongrie, dont le héros reçut peu de gré. C’étoit en 1683 ; son énorme grosseur et la conjoncture des temps l’empêcha depuis de beaucoup faire parler de lui à la guerre. Il mourut à Varsovie le 17 juin 1696, à soixante-douze ans. Les enfants qu’il a laissés et toute cette postérité est trop connue pour en faire mention ici. J’en dirai seulement une vérité très certaine, et en même temps rien moins que vraisemblable ; c’est que si l’électeur de Bavière ne s’étoit pas trouvé par sa mère cousin issu de germain de Mme de Belle-Ile, il seroit demeuré avec ce qu’il avoit hérité de son père, et ne seroit parvenu à aucun des degrés de cette prodigieuse grandeur où il est monté tout à coup. Cette singulière anecdote sera peut-être expliquée par sa curiosité, quoiqu’elle dépasse de beaucoup le terme que je me suis proposé.

La reine de Pologne ne fut pas à beaucoup près si française que le roi son mari. Transportée de se voir une couronne sur la tête, elle eut une passion ardente de la venir montrer en son pays ; d’où elle étoit partie si petite particulière. La France avoit eu tant de part à cette élection, que ce fut en reconnoissance de l’avoir procurée que le roi de Pologne donna sa nomination au cardinal de Janson qui y étoit ambassadeur de France. Il n’y avoit donc nul obstacle à ce voyage qui fut prétexté des eaux de Bourbon. Tout annoncé, tout préparé, elle fut avertie que la reine ne lui donneroit point la main, chose qu’il étoit étrange qu’elle pût ignorer. Marie Gonzague, mariée à Paris par procureur, en présence de toute la cour, ne l’avoit ni eue ni prétendue, et plus nouvellement, le roi Casimir, qui a passé les dernières années de sa singulière vie en France. Les rois ne l’avoient pas anciennement chez les nôtres, et les électifs n’y ont songé en aucun temps. Le dépit en fut néanmoins aussi grand que si elle eût reçu un affront. Elle rompit son voyage, se lia, avec la cour de Vienne et tous les ennemis de la France, eut grande part à la ligue d’Augsbourg contre elle, et mit tout son crédit, qui étoit grand sur le roi son mari, à lui faire épouser depuis tous les intérêts contraires à la France. Le désir extrême qu’elle eut de faire son père duc et pair l’en rapprocha depuis, mais les mécontentements essentiels qu’on avoit reçus d’elle l’en firent constamment refuser. Longtemps après, c’est-à-dire en 1694, elle obtint pour lui un collier de l’ordre que le roi son gendre lui donna à Zolkiew par commission du roi, et l’année suivante, 1695, il reçut le chapeau auquel le roi son gendre l’avoit enfin nommé au refus persévérant de ses deux petits-fils, étant veuf pour la seconde fois dès 1692, et sans enfants de ce mariage.

Il avoit quatre-vingt-deux ans quand il fut cardinal, ne prit jamais aucuns ordres, et n’eut jamais aucun bénéfice, en sorte qu’il né dit jamais de bréviaire, et qu’il s’en vantoit. Il fut gaillard et eut des demoiselles fort au-delà de cet âge, ce que la reine sa fille trouvoit fort mauvais. Per sonne n’a ignoré la conduite sordide qu’elle inspira au roi son mari dans ses dernières années, qui l’empêcha d’être regretté, et qui fut un obstacle invincible à l’élection de pas un de ses enfants, nonobstant l’amour des Polonois pour le sang de leurs rois, et leur coutume de leur donner leur couronne. Tout ce qui se passa après la mort de ce prince de sa part, et avec l’abbé de Polignac, ambassadeur de France, se trouvera dans toutes les histoires. Enfin, détestée en Pologne jusque de ses créatures et de ses propres enfants, elle emporta ses trésors et se retira à Rome avec son père, et y demeurèrent dans le même palais. Les mortifications l’y suivirent ; elle prétendit y être traitée comme l’avoit été la reine Christine de Suède. On lui répondit, comme autrefois on avoit fait en France, qu’il n’y avoit point de parité entre une reine héréditaire et une reine élective, et on en usa avec elle en conformité de cette différence. Cela contraignit toute sa manière de vie, et lui donna tant d’embarras et de dépit qu’elle n’attendoit que la mort de son père pour sortir d’un lieu si désagréable ; elle arriva le 24 mai, à quatre-vingt-seize ans, par une très courte maladie, ayant continuellement joui jusqu’alors de la plus parfaites santé de corps et d’esprit. Sa fille ne tarda guère après à exécuter ce qu’elle s’étoit proposé, comme nous le verrons bientôt.

La duchesse de La Trémoille mourut bientôt après n’ayant guère plus de cinquante ans. C’étoit une grande, grosse et maîtresse femme, qui, sans beaucoup d’esprit, sentoit fort sa grande dame, et qui tenoit de fort court sa mère et son mari. Elle étoit plus que très ménagère, venoit fort peu à la cour, et ne voyoit presque personne. Elle étoit fille unique et très riche du duc de Créqui, qui, en la mariant, avoit eu la survivance de sa charge de premier gentilhomme de la chambre pour son gendre. Mme de La Trémoille avoit pensé épouser le duc d’York, depuis roi d’Angleterre, Jacques II, lorsqu’il s’étoit retiré en France après la catastrophe du roi son père. Ce grand mariage manqué, le duc et le maréchal de Créqui avoient fort envie de marier leurs enfants ensemble pour conserver ces grands biens dans leur maison, et les âges étoient faits exprès pour cela ; mais les frères ne furent pas les maîtres. Quoique ce fût la fortune du marquis de Créqui que nous avons vu tué au combat de Luzzara, et que la faveur de son oncle eût pu lui faire tout espérer dit côté du roi, jamais la maréchale de Créqui n’y voulut entendre. C’étoit une créature altière, méchante, qui menoit son mari, tout fier et tout fâcheux qu’il étoit, et qui n’osoit la contredire. L’éclat dont brillèrent longtemps le duc et la duchesse de Créqui avoit donné une telle jalousie à leur belle-soeur, qu’elle ne les pouvoit souffrir. Elle avoit beaucoup d’esprit et poussa tellement la duchesse de Créqui à bout, qui n’en avoit point, qu’avec toute sa douceur elle ne put s’empêcher de lui rendre haine pour haine, et de s’opposer autant qu’elle au mariage si sage de leurs enfants. C’est ainsi que les femmes perdent ou rétablissent les maisons par leur humeur ou par leur bonne conduite.

Vaillac mourut en ce même temps. C’étoit un des bons officiers généraux que le roi eût pour la cavalerie, et lieutenant général qui auroit été loin, si le vin, la crapule et l’obscurité qui en sont les suites, n’eût rendu ses talents et ses services inutiles. Il tenoit beaucoup de vin, enivroit sa compagnie et s’enivroit après. Des coquins le marièrent ivre mort, en garnison, à une gueuse, sans qu’il sût rien de ce qu’il faisoit, sans ban, sans contrat, sans promesse. Quand il eut cuvé son vin et qu’il fut bien éveillé, il se trouva bien étonné de trouver cette créature couchée avec lui. Il lui demanda avec surprise qui l’avoit mise là, et ce qu’elle y faisoit. La gueuse s’étonne encore plus, dit qu’elle est sa femme ; et prend le haut ton. Voilà un homme éperdu, qui se croit fou, qui ne sait ce qu’on lui veut dire et qui appelle au secours. La partie étoit bien liée. Il n’entend que le même langage, et ne voit que témoins de son mariage du soir précédent. Il maintient qu’ils en ont menti ; qu’il n’en a pas le moindre souvenir, et aussi qu’il lui soit jamais entré dans l’esprit de se déshonorer par un pareil mariage. Grande rumeur. À la fin ils virent qu’il faudroit se battre ou essuyer des coups de bâton, et l’aventure prit fin sans qu’il en ait été question depuis.

On à donné pour véritable, qu’ayant été fort régalé par le magistrat de Bâle, à titre de grand buveur, et les ayant tous vaincus à boire, il leur proposa, étant monté à cheval pour, s’en aller, de boire le vin de l’étrier ; qu’ils firent apporter des bouteilles, et lui présentèrent un verre ; qu’il leur dit que ce n’étoit pas ainsi qu’il buvoit le vin de l’étrier, et que jetant sa botte, il l’avoit fait remplir et l’avoit vidée ; mais c’est un conte fait à plaisir, qu’on a brodé au point de dire que ces magistrats l’avoient fait peindre en cette attitude dans leur hôtel de ville. Son nom étoit Ricard ; je ne sais pourquoi ils aimoient mieux les noms de Gourdon et de Genouillac, qui étoient des terres. Il venoit de père en fils du frère aîné de deux maîtres de l’artillerie, dont le second, neveu du premier, fut sénéchal d’Armagnac, gouverneur de Languedoc, grand écuyer de France sous François Ier, et rendit son nom célèbre sous celui de seigneur d’Acier, dont la fille héritière porta les biens à Charles de Crussol, vicomte d’Uzès, dont les ducs d’Uzès écartèlent deux fois leurs armes. Vaillac dont on parle ici avoit un père ami du mien, qui étoit un des hommes de France le mieux faits et de la meilleure mine, brave et fort galant homme, que Monsieur fit faire chevalier de l’ordre en 1661. Il avoit toujours été à reculons dans sa maison. Aussi n’étoit-ce pas un homme à être en la main du chevalier de Lorraine. Il étoit premier écuyer de Monsieur, fut après capitaine de ses gardes, enfin chevalier d’honneur de Madame, et mourut dans cette charge en janvier 1681. Je me souviens encore d’avoir été chez lui au Palais-Royal, avec mon père et ma mère. Je le peindrois encore, et l’appartement en bas, au fond de la seconde cour, à droite en entrant. Il laissa d’une Voisins une quantité d’enfants tous mal établis, et n’en eut point de sa seconde femme, La Vergne-Tressan, qui vient de mourir, à près de cent ans, veuve du comte de La Motte, desquels je n’aurai que trop à dire. Le fils aîné de Vaillac ne parut point. D’une Cambout il laissa un fils marié richement à une héritière de Saint-Gelais, dont il a des enfants, sans avoir paru plus que son père.

L’intrigue de la singulière nomination de l’archevêque de Bourges au cardinalat mérite d’être rapportée. On a vu ( t. II, p. 352), en parlant du duc de Gesvres son père, qu’il avoit été camérier d’honneur d’Innocent XI, et si goûté de ce pape, qu’il n’étoit pas éloigné de la pourpre, lorsque l’éclat arrivé entre le roi et Rome, sur les franchises des ambassadeurs, en fit rappeler tous les François et perdre toute espérance à l’abbé de Gesvres, qui en fut fait archevêque de Bourges en arrivant. Le devenir sans avoir été évêque étoit une chose tout à fait inusitée, et une compensation de ce que l’obéissance lui avoit fait abandonner. Mais cette compensation n’étoit rien moins qu’égale dans l’esprit et les espérances du nouvel archevêque. Son but avoit toujours été le chapeau : il avoit lié un grand commerce avec Torcy, qu’il avoit fort entretenu par lettres, étant à Rome. À son retour il le cultiva de plus en plus, et parvint à devenir son ami particulier. Depuis la mort d’Innocent XI et l’élection d’Ottobon, à qui on se hâta de sacrifier tout, et dont on ne tira pas la moindre chose, le roi vivoit en bonne intelligence avec Rome, et l’archevêque de Bourges y avoit repris ses anciens errements avec les amis qu’il s’y étoit faits, sans courir de risques par sa liaison avec Torcy. Dans cette situation, il avoit imaginé de pousser le roi d’Angleterre de tirer au moins la nomination d’un chapeau des disgrâces qu’il essuyoit pour la religion, et de le persuader de la lui donner. Le roi le découvrit, et soit qu’il eût des raisons pour ne vouloir pas pour lors que le roi d’Angleterre s’embarquât dans cette prétention, soit qu’il fût piqué que l’archevêque eût lié cette intrigue sans sa participation, il le trouva si mauvais que la chose fut arrêtée tout court. On le sut, et on ne douta pas d’une longue disgrâce.

L’archevêque fit quelques tours dans son diocèse, où il n’a jamais guère été qu’à regret, ni longtemps, ni souvent. Il s’étoit fort italianisé à Rome, non pas à la vérité sur l’honneur, mais pour la politique, les manéges et les démarches sourdes et profondes, quoique avec peu d’esprit, mais un esprit tout tourné à cela et aux agréments du monde. Il arriva, quelque temps après cette aventure, que Stanislas reconnu partout pour roi de Pologne, hors à Rome, en considération de la conversion du roi Auguste lorsqu’il se fit élire, voulut essayer de s’y faire reconnoître par sa nomination au cardinalat, et d’en faire une affaire de couronne et de nation qui forçât le pape. On sait que les évêques sont en Pologne les premiers sénateurs, qu’ils ne cèdent point aux cardinaux, qu’ils ne sont point curieux de l’être, et qu’à moins d’être en même temps cardinal et archevêque de Gnesne, qui est le primat, à qui tout cède, un cardinal est fort embarrassé en Pologne : c’est ce qui rend cette nomination si aisée à obtenir aux étrangers, dont nos cardinaux Bonzi et de Janson ont su profiter pour y avoir été ambassadeurs. Stanislas chercha donc un sujet qui, par lui-même, pût aplanir les difficultés. Libre d’embarras du côté des Polonois, il choisit un François pour avoir l’appui de la France qui ménageoit fort le roi de Suède, et un François supérieur des missions de Pologne, en réputation d’un grand savoir et d’une haute piété, afin que son mérite lui servît encore. Mais il arriva un prodige en ce genre. Le sujet se trouva en effet si bon et si digne, qu’il refusa la nomination, et si déterminément, qu’il fallut songer à un autre. Dans l’embarras du nouveau choix qui répondît à ses vues de faire passer sa nomination, Stanislas s’en remit au roi pour le gratifier, et s’assurer par là d’autant plus du succès. Le rare est qu’à son tour le roi se trouva embarrassé de le faire. Torcy, par qui l’affaire passoit, songea à ses deux amis, Bourges et Polignac, pressoit le roi de se déterminer, de peur que l’affaire ne s’éventât et ne mît des compétiteurs sur les rangs, et profitant de l’indifférence du roi, lui représenta les services de l’abbé de Polignac et la considération de l’archevêque de Bourges à Rome ; qu’il pouvoit se souvenir que, dans la répugnance que témoigna si longtemps le pape de faire le cardinal de La Trémoille, il avoit de lui-même insisté plusieurs fois qu’on lui demandât l’archevêque et qu’il le feroit à l’instant.

L’éloignement du roi pour l’abbé de Polignac prévalut sur le mécontentement de l’affaire de Saint-Germain que je viens de raconter. Ne s’avisant d’aucun troisième, entre ces deux, il préféra l’archevêque de Bourges. Il le proposa à Stanislas qui l’accepta, et le pape, pressenti en conséquence, l’agréa. Dès qu’on eut réponse, non que la nomination passeroit, mais que celui dont il s’agissoit étoit agréable, on la déclara pour engager l’affaire, et Torcy fut bien aise en même temps de mettre par là son ami à l’abri des retours. L’étonnement de la cour fut extrême. On ne pouvoit comprendre par quels souterrains un homme sans nul commerce avec le nord et qui s’étoit mis mal avec le roi, il n’y avoit pas longtemps, pour s’être ménagé la nomination du roi Jacques, obtenoit celle du roi Stanislas avec le gré et la participation du roi, et Torcy y acquit beaucoup d’honneur de savoir si lestement servir ses amis et se donner un cardinal. Cette espérance, néanmoins, s’en alla en fumée avec le règne de Stanislas. Nous verrons l’archevêque lutter encore bien des années contre la fortune, et n’obtenir le prix de tant de désirs, de soins et de veilles, car il ne le perdit jamais de vue un seul instant, qu’en 1719, après en avoir tant vu passer devant lui : dès 1713, Polignac, à qui il avoit été préféré, et par le détour d’Angleterre qui lui avoit rompu aux mains seize ou dix-sept ans avant que d’arriver, et tant d’autres qui alors ne pouvoient pas seulement y penser, tel qu’un Bissy qu’il avoit si longtemps regardé, pour parler avec M. de Noyon, comme un évêque du second ordre, promu pourtant quatre ans devant lui, et tant d’autres comme Dubois, Fleury, qu’il ne regardoit pas.


  1. Passage omis dans les précédentes éditions depuis Et son père.
  2. Louise de La Châtre, fille de Claude de La Châtre, maréchal de France et de Jeanne Chabot.
  3. Passage supprimé dans les précédentes éditions depuis Il épousa.
  4. On appelait starostes en Pologne les gouverneurs des villes et des châteaux. Leur dignité se nommait starostie, aussi bien que le pays soumis à leur autorité.
  5. Passage supprimé dans les précédentes éditions depuis Elle avait.