Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/16

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CHAPITRE XVI.


Je vois souvent le Dauphin tête à tête. — Le Dauphin, seul avec moi, surpris par la Dauphine. — Ma situation à l’égard de la Dauphine. — Mérite de Mme de Saint-Simon m’est très-utile. — Aversion de Mme de Maintenon pour moi ; sur quoi fondée. — Je travaille à unir M. le duc d’Orléans au Dauphin. — Intérieur de la famille royale, et le mien avec elle. — Je donne un étrange avis à M. le duc d’Orléans, qui en fait un plus étrange usage avec Mme sa fille. — Je me brouille et me laisse après raccommoder avec lui, et je demeure très-froidement avec Mme la duchesse de Berry depuis. — Dégoûts du roi de M. le duc d’Orléans. — Dangereux manéges du duc du Maine, qui projette le mariage de son fils avec une sœur de Mme la duchesse de Berry. — Je travaille à unir M. le duc d’Orléans au Dauphin et au duc de Beauvilliers, [union] à laquelle je réussis.


Je voyois souvent le Dauphin en particulier, et je rendois aussitôt après au duc de Beauvilliers ce qui s’y étoit passé. Je profitai de son avis, et je parlai de tout au prince. Sa réserve ni sa charité ne s’effarouchèrent de rien ; non-seulement il entra aisément et avec liberté dans tout ce que je mis sur le tapis de choses et de personnes, mais il m’encouragea à le faire, et me chargea de lui rendre compte de beaucoup de choses et de gens. Il me donnoit des mémoires, je les lui rendois avec le compte qu’il m’en avoit demandé ; je lui en donnois d’autres qu’il gardoit et qu’il discutoit après avec moi en me les rendant. Je garnissois toutes mes poches de force papiers toutes les fois que j’allois à ces audiences, et je riais souvent en moi-même, passant dans le salon, d’y voir force gens qui se trouvoient actuellement dans mes poches, et qui étoient bien éloignés de se douter de l’importante discussion qui alloit se faire d’eux.

Le Dauphin logeoit alors dans celui des quatre grands appartements de plain-pied au salon, que la maladie de Mme la princesse de Conti, comme je l’ai remarqué lors de la mort de Monseigneur, fit rompre pendant le voyage suivant de Fontainebleau, pour y placer un grand escalier, parce que le roi avoit eu peine à monter chez elle par les petits degrés tortueux, uniques alors. La chambre du prince étoit dans cet emplacement ; le lit avoit les pieds aux fenêtres ; à la ruelle du côté de la cheminée étoit la porte de la garde-robe obscure par où j’entrois ; entre la cheminée et une des deux fenêtres, un petit bureau portatif à travailler ; vis-à-vis la porte ordinaire d’entrée, et derrière le siége à travailler et le bureau, la porte d’une autre pièce du côté de la Dauphine ; entre les deux fenêtres une commode qui n’étoit que pour des papiers.

Il y avoit toujours quelques moments de conversation avant que le Dauphin se mît à son bureau, et qu’il m’ordonnât de m’asseoir vis-à-vis tout contre. Devenu plus libre avec lui, je pris la liberté de lui dire, dans ces premiers moments de conversation debout, qu’il feroit bien de pousser le verrou de la porte derrière lui. Il me dit que la Dauphine ne viendroit pas, et que ce n’étoient pas là ses heures. Je répondis que je ne craindrois point cette princesse seule, mais beaucoup l’accompagnement qui la suivoit toujours ; il fut opiniâtre et n’en voulut rien faire. Je n’osai l’en presser davantage ; il se mit à son bureau et m’ordonna de m’y mettre aussi. La séance fut longue, après laquelle nous triâmes nos papiers. Il me donna des siens à mettre dans mes poches, il en prit des miens, il en enferma dans sa commode, et, au lieu d’en enfermer d’autres dans son bureau, il en laissa dessus et se mit à causer, le dos à la cheminée, des papiers dans une main et ses clefs dans l’autre. J’étois debout au bureau, y cherchant quelques papiers d’une main et de l’autre en tenant d’autres, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit vis-à-vis de moi, et la Dauphine entra.

Ce premier coup d’œil de tous les trois, car Dieu merci elle étoit seule, l’étonnement, la contenance de tous les trois ne sont jamais sortis de ma mémoire. Le fixe des yeux et l’immobilité de statue, le silence, l’embarras également dans tous trois, dura plus d’un lent Pater. La princesse le rompit la première. Elle dit au prince, d’une voix très-mal assurée, qu’elle ne le croyoit pas en si bonne compagnie, en souriant à lui et puis à moi. J’eus le temps de sourire aussi et de baisser les yeux avant que le Dauphin répondît. « Puisque vous m’y trouvez, madame, lui dit-il en souriant de même, allez-vous-en. » Elle fut un instant à le regarder en lui souriant davantage et lui à elle ; elle me regarda après toujours souriant avec plus de liberté que d’abord, fit après la pirouette, sortit et ferma la porte, dont elle n’avoit pas dépassé plus que la profondeur.

Jamais je ne vis femme si étonnée ; jamais, j’en hasarderai le mauvais mot, je ne vis homme si penaud que le prince, même après la sortie ; jamais homme, car il faut tout dire, n’eut si grand’peur que j’eus d’abord, mais qui se rassura dès que je ne la vis point suivie. Sitôt qu’elle eut fermé la porte : « Eh bien, monsieur, dis-je au Dauphin, si vous aviez bien voulu tirer le verrou ? — Vous aviez raison, me dit-il, et j’ai eu tort. Mais il n’y a point de mal, elle étoit seule heureusement, et je vous réponds de son secret. — Je n’en suis point en peine, lui dis-je (si l’étois-je bien toutefois), mais c’est un miracle de ce qu’elle s’est trouvée seule. Avec sa suite vous en auriez été quitte pour être peut-être grondé, mais moi, je serois perdu sans ressource. » Il convint encore de son tort, et me rassura de plus en plus sur le secret. Elle nous avoit pris non-seulement tête à tête, ce dont personne au monde n’avoit le moindre soupçon, mais sur le fait, mais, comme on dit, le larcin à la main. Je compris bien qu’elle ne voudroit pas exposer le Dauphin, mais je craignois la facilité de quelque confidence, et de là la révélation après du secret. Toutefois il fut si bien gardé, ou confié, s’il le fut, à personnes si sûres qu’il n’en a jamais rien transpiré. Je n’insistai pas davantage. Nous achevâmes, moi d’empocher, le prince de serrer nos papiers. Le reste de la conversation fut court, et je me retirai par la garde-robe, comme j’étois venu, et comme je faisois toujours, où du Chesne seul m’attendoit. M. de Beauvilliers, à qui je contai l’aventure, en lui rendant compte du travail, en pâlit d’abord, et se remit lorsque je lui dis que la Dauphine étoit seule, et blâma fort l’imprudence du verrou ; mais il me rassura aussi sur le secret.

Depuis cette découverte la Dauphine me sourit souvent, comme pour m’en faire souvenir, et prit pour moi un air d’attention marqué. Elle aimoit fort Mme de Saint-Simon, et ne lui en a jamais parlé. Moi, elle me craignoit en gros, parce qu’elle craignoit fort les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont les allures graves et sérieuses n’étoient pas les siennes, et qu’elle n’ignoroit pas mon intime et ancienne liaison avec eux. Leurs mœurs et leur influence sur le Dauphin la gênoit ; l’aversion de Mme de Maintenon pour eux ne l’avoit pas rassurée ; la confiance du roi en eux et leur liberté avec lui, toute timide qu’elle étoit, la tenoit aussi en presse. Elle les redoutoit, surtout M. de Beauvilliers, sur l’article le plus délicat auprès de son époux, et peut-être auprès du roi ; et elle ignoroit, sans qu’on osât le lui apprendre, à quel point il étoit occupé de la frayeur de ce qu’elle craignoit de lui, et qui lui pouvoit arriver par d’autres, et de toutes les précautions possibles à sagement prendre pour y barrer tout chemin. Pour moi, qui en étois tout aussi éloigné, et qu’elle n’avoit pas lieu d’appréhender là-dessus, je n’avois jamais été en aucune familiarité avec elle. Cela ne pouvoit guère arriver que par le jeu, et je ne jouois point, très-difficilement par ailleurs, et je ne l’avois point même recherché. Cette liaison des deux ducs et ma vie sérieuse avoient formé en elle, qui étoit timide, cette appréhension à laquelle Mme de Maintenon, qui ne m’aimoit pas, avoit pu contribuer aussi ; mais cela n’alloit pas jusqu’à l’éloignement, par d’autres liaisons aussi fort étroites que j’avois avec des dames de sa confiance, comme avoit été la duchesse de Villeroy, et comme étoit Mme la duchesse d’Orléans, Mme de Nogaret et quelques autres ; outre qu’elle étoit légère, et qu’un éloignement effectif pour moi ne lui auroit pas permis de vouloir faire succéder Mme de Saint-Simon à la duchesse du Lude autant qu’elle le désiroit, et de prendre là-dessus tous les devants et tous les tournants pour l’y conduire. Le Dauphin ne le souhaitoit pas moins. Il ne s’en cacha pas à elle-même, et il y avoit pris confiance par l’estime de sa vertu et de sa conduite égale, et amitié par l’agrément et la douceur, surtout la sûreté de sa société, qu’il éprouvoit sans cesse dans la familiarité des particuliers et des parties avec Mme la duchesse de Bourgogne, de tout temps, beaucoup plus encore depuis le mariage de Mme la duchesse de Berry, qui, mettant nécessairement Mme de Saint-Simon de tout dans leur intrinsèque, avoit formé plus d’habitude et leur avoit montré un assemblage de vertu, de douceur, de sagesse, de grand sens et de discrétion, qui les charma, dans l’exercice d’un emploi que l’humeur de Mme la duchesse de Berry ne rendoit pas moins difficile que son tempérament, qui lui concilioit la plus grande considération de cette princesse, et sans aucun soupçon, en même temps que toute l’amitié et la confiance de M. le duc de Berry ; et tout cela entretenu par l’estime et la considération très-marquée en tout temps pour elle du roi et de Mme de Maintenon, par l’affection générale et la réputation entière qu’elle s’étoit acquise et entretenue à la cour depuis qu’elle y étoit, et sans soins, surtout sans bassesses ni rien qui les sentît, et avec beaucoup de dignité, qui, avec l’opinion que le monde avoit prise d’elle, la fit toujours singulièrement respecter, et qui dans tous les temps de ma vie m’a été un grand soutien et une puissante ressource.

Je viens de dire que Mme de Maintenon ne m’aimoit pas. Je ne faisois alors que m’en douter, et cet article mérite de s’y étendre un moment, au hasard de quelque répétition. Il y avoit longtemps qu’elle me haïssait, sans que je l’eusse mérité d’elle. Chamillart me l’apprit après la mort du roi, jusqu’à laquelle il ne m’en avoit pas laissé soupçonner la moindre chose. Il me dit alors que, lorsqu’il travailla à me raccommoder avec le roi et à me remettre dans le train ordinaire de Marly, ç’avoit été moins lui qu’il avoit eu à ramener que Mme de Maintenon qu’il avoit eue à combattre, jusque-là qu’il en avoit eu des prises avec elle et même fortes, sans l’avoir jamais pu faire revenir sur moi, ni tirer d’elle contre moi que des lieux communs et des choses générales, tellement qu’il avoit eu par là toutes les peines du monde et fort longtemps à travailler du côté du roi, et à l’emporter enfin et de mauvaise grâce par complaisance pour lui, parce que Mme de Maintenon fut toujours et constamment contraire. Chamillart n’avoit pas voulu me révéler ce secret par fidélité et par modestie, peut-être aussi pour ne me jeter pas dans une peine et dans un embarras où il ne voyoit point de remède, et me l’avoua enfin quand il n’y eut plus rien de tout cela à ménager. Cette tardive découverte, lorsqu’elle ne pouvoit plus servir à rien, me fit voir que mes soupçons ne m’avoient pas trompé, encore qu’ils n’allassent pas jusqu’à ce que j’appris alors.

Je m’étois douté que M. du Maine, à bout enfin de ses incroyables avances envers moi, qu’on a vues (t. VIII, p. 156) et outré de n’avoir pu parvenir à me lier, non pas même à m’apprivoiser avec lui, m’avoit secrètement regardé comme son ennemi et dangereux pour son rang, que j’avois jugé être l’objet de ses infatigables et incompréhensibles recherches et de celles de Mme la duchesse du Maine ; et que dans ce sentiment il avoit inspiré à Mme de Maintenon cet éloignement que je sentois, et que Chamillart m’apprit enfin être une véritable haine. Je n’avois personne auprès d’elle, je n’avois jamais songé à m’approcher d’elle ; rien de si difficile que son accès, nulle occasion ne m’en étoit née, et pour ne rien retenir, je ne m’en souciai jamais, parce que ce qu’elle étoit et force choses qu’elle faisoit me donnoient pour elle un extrême éloignement. Mon intime liaison avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d’une part, avec M. le duc d’Orléans de l’autre, avec le chancelier encore, ne fit dans la suite qu’augmenter pour moi les mauvaises dispositions de cette étrange fée ; et sûrement ses mauvais offices, auxquels je ne comprends pas comment j’ai pu échapper, et à ceux de Nyert, de Bloin, et des valets principaux, tous à M. du Maine, et sur lesquels j’étois averti et défendu souvent par Maréchal. Je ne puis donc comprendre encore d’où m’est venue, et moins encore comment a pu subsister constamment la considération, même personnelle, que le roi m’a toujours montrée, depuis l’audience que Maréchal m’en procura (t. VII, p. 443) jusqu’à sa mort, ni comment il a tenu à un intérieur si intime et qui m’étoit si contraire, et dans les crises qu’on a vues depuis cette audience, et dans celles qu’on verra dans la suite. Quelquefois il se piquoit de caprice et de certaines choses contre Mme de Maintenon. M. du Maine, timide et réservé, laissoit à elle et aux valets à me nuire. Je n’ai jamais su qu’il m’eût desservi auprès du roi expressément et à découvert. Il n’alloit jamais qu’entre deux terres, et on verra qu’il me ménagea toujours personnellement en tout ce qui put me marquer son extrême envie de me raccrocher, et sa patience sans mesure à ne se lasser point de son peu de succès avec moi.

Parmi tant de choses générales et particulières qui m’occupoient, je ne l’étois pas peu d’unir bien M. le duc d’Orléans avec le Dauphin, et pour cela de le lier avec le duc de Beauvilliers. Tout m’y secondoit, excepté lui et Mme sa fille, ce qui est étrange à concevoir, d’autant plus que ce prince en sentoit la convenance et le besoin, et qu’il le désiroit. L’obligation si prodigieuse de ce grand mariage qu’il avoit fait, la liaison qui s’en maintenoit entière entre la Dauphine et la duchesse d’Orléans, celle qui subsistoit en leur manière entre M. le duc d’Orléans et le duc de Chevreuse, la partialité publique et non interrompue de ce prince pour l’archevêque de Cambrai, et le coin des jésuites qu’il avoit toujours utilement ménagé, tout cela étoit de grandes avances vers le but que je me proposois. Leur contredit n’étoit guère moindre. Les mœurs de M. le duc d’Orléans, l’affection de se parer de ses débauches et d’impiété, des indiscrétions là-dessus les plus déplacées, faisoient fuir le Dauphin et rebroussoient infiniment son ancien gouverneur.

Il étoit d’ailleurs en brassière du côté du roi, à qui la conduite de son neveu étoit par plus d’un endroit odieuse, et cet autre endroit va être expliqué, et la brassière étoit redoublée par la haine de Mme de Maintenon pour M. le duc d’Orléans, que le mariage de sa fille n’avoit point émoussée, dans le temps même qu’elle le faisoit.

Ce mariage, qui auroit dû être un centre de réunion, étoit devenu entre eux tous un flambeau de discorde. On a vu ici (p. 149 ci-dessus) quelques traits du caractère terrible de Mme la duchesse de Berry, dont la galanterie étrangement menée, et plus singulièrement étendue, n’étoit pas à beaucoup près le plus mauvais côté en comparaison des autres. On a vu son ingratitude et la folie de ses desseins. L’élévation de son beau-frère et de sa belle-sœur, à qui elle devoit tout, n’avoit fait qu’exciter sa jalousie, son dépit, sa rage ; et le besoin qu’elle avoit d’eux portoit les élans de ces passions à l’excès. Nourrie dans l’aversion de Mme la duchesse d’Orléans et dans l’indignation du vice de sa naissance, elle ne s’en contraignit plus dès qu’elle fut mariée. Quoiqu’elle dût ce qu’elle étoit devenue à sa mère et à la naissance de sa mère, quoiqu’elle en eût sans cesse reçu toute sorte d’amitié et nulle contrainte, cette haine et ce mépris pour elle éclatoit à tous moments par les scènes les plus scandaleuses, que la mère étouffoit encore tant qu’elle pouvoit, et qui ne laissèrent pas souvent d’attirer à la fille de justes et rudes mercuriales du roi, et même de Madame, qui n’avoit pourtant jamais pu s’accoutumer à la naissance de sa belle-fille ; et ces mercuriales, qui contenoient pour un temps, augmentoient encore le dépit et la haine. Outre un naturel hardi et violent, elle se sentoit forte de son mari et de son père.

M. le duc de Berry, né bon, doux, facile, en étoit extrêmement amoureux, et, outre que l’amour l’aveugloit, il étoit effrayé de ses emportements. M. le duc d’Orléans, comme on ne le verra que trop dans la suite, étoit la faiblesse et la fausseté même. Il avoit aimé cette fille dès sa naissance préférablement à tous ses enfants, et il n’avoit cessé de l’aimer de plus en plus ; il la craignoit aussi ; et elle, qui sentoit ce double ascendant qu’elle avoit sur l’un et sur l’autre, en abusoit continuellement. M. le duc de Berry, droit et vrai, mais qui étoit fort amoureux, et dont l’esprit et le bien-dire n’approchoit pas de celui de Mme la duchesse de Berry, se laissoit aller souvent contre ce qu’il pensoit et vouloit, et, s’il osoit la contredire, il en essuyoit les plus terribles scènes. M. le duc d’Orléans, qui presque toujours la désapprouvoit, et presque toujours s’en expliquoit très-naturellement à Mme la duchesse d’Orléans et à d’autres, même à M. le duc de Berry, ne tenoit pas plus que lui devant elle, et s’il pensoit vouloir lui faire entendre raison, les injures ne lui coûtoient rien : elle le traitoit comme un nègre, tellement qu’il ne songeoit après qu’à l’apaiser et à obtenir son pardon, qu’elle lui faisoit bien acheter. Ainsi, pour l’ordinaire, il donnoit raison à elle et à Mme la duchesse d’Orléans sur les sujets de leurs brouilleries, ou sur les choses que l’une faisoit et que l’autre improuvoit, et c’étoit un cercle dont on ne pouvoit le sortir. Il passoit beaucoup de temps par jour avec elle, surtout tête à tête dans son cabinet.

On a vu (t. VIII, p. 278) que le monde s’étoit noirci de fort bonne heure d’une amitié de père qui, sans les malheureuses circonstances de cabales enragées, n’auroit jamais été ramassée de personne. La jalousie d’un si grand mariage, que ces cabales n’avoient pu empêcher, se tourna à tâcher de le rendre infructueux ; et l’assiduité d’un père malheureusement né désœuvré, et dont l’amitié naturelle et de tout temps trouvoit de l’amusement dans l’esprit et la conversation de sa fille, donna beau jeu aux langues de Satan. Leur bruit fut porté jusqu’à M. le duc de Berry, qui, de son côté, voulant jouir en liberté de la société de Mme sa femme, s’importunoit d’y avoir presque toujours son beaupère en tiers, et s’en alloit peu content. Ce bruit de surcroît le frappa fort ; cela nous revint à Mme de Saint-Simon et à moi (ceci n’arriva qu’au retour de Fontainebleau, pour ce que je vais raconter qui me regarde, mais je n’ai pas cru devoir y revenir à deux fois). L’importance d’un éclat qui pouvoit arriver entre le gendre et le beau-père sur un fondement si faux mais si odieux, nous parut devoir être détourné avec promptitude.

J’avois déjà tâché de détourner M. le duc d’Orléans de cette grande assiduité chez Mme sa fille, qui fatiguoit M. le duc de Berry, et je n’y avois pas réussi. Je crus donc devoir recharger plus fortement encore ; et voyant mon peu de succès, je lui fis une préface convenable, et je lui dis après ce qui m’avoit forcé à le presser là-dessus. Il en fut étourdi, il s’écria sur l’horreur d’une imputation si noire, et la scélératesse de l’avoir portée jusqu’à M. le duc de Berry. Il me remercia du service de l’en avoir averti, qu’il n’y avoit guère que moi qui le lui pût rendre. Je le laissai en tirer la conclusion que la chose présentoit d’elle-même sur sa conduite. Cela se passa entre lui et moi à Versailles, sur les quatre heures après midi. Il n’y avoit que Mme la duchesse d’Orléans, outre Mme de Saint-Simon, qui sût ce que je devois faire, et qui m’en avoit extrêmement pressé.

Le lendemain Mme de Saint-Simon me conta que, rentrant la veille du souper et du cabinet du roi chez Mme la duchesse de Berry avec elle, elle avoit passé tout droit dans sa garde-robe, et l’y avoit appelée ; que là, d’un air colère et sec, elle lui avoit dit qu’elle étoit bien étonnée que je la voulusse brouiller avec M. le duc d’Orléans ; et que, sur la surprise que Mme de Saint-Simon avoit témoignée, elle lui avoit dit que rien n’étoit si vrai ; que je voulois l’éloigner d’elle, mais que je n’en viendrois pas à bout ; et tout de suite lui conta ce que j’avois dit à M. son père, qu’il avoit eu la bonté de lui rendre une heure après. Mme de Saint-Simon, encore plus surprise, l’écouta attentivement jusques au bout, et lui répondit que cet horrible bruit étoit public, qu’elle pouvoit elle-même, tout faux et abominable qu’il fût, se douter des conséquences qu’il pouvoit avoir, sentir s’il n’étoit pas important que M. le duc d’Orléans en fût averti, et que j’avois rendu de telles preuves de mon attachement pour eux, et de mon désir de leur union et de leur bonheur à tous, qu’il n’étoit pas possible qu’elle pût avoir le moindre soupçon contraire, finit brusquement par la révérence et sortir pour se venir coucher. Le trait me parut énorme.

J’allai l’après-dinée le conter à Mme la duchesse d’Orléans. J’ajoutai que, instruit par une si surprenante expérience, j’aurois l’honneur désormais de voir M. le duc d’Orléans si rarement et si sobrement, que j’en éviterois les risques les plus impossibles à prévoir ; et que, pour Mme la duchesse de Berry, je me tiendrois pour dit, et pour toujours, la rare opinion qu’il lui plaisoit prendre de moi. Mme la duchesse d’Orléans fut outrée. Elle se mit à dire de la chose tout ce qu’elle méritoit, mais en même temps à l’excuser sur la faiblesse du père pour sa fille, et à me conjurer de n’abandonner point M. le duc d’Orléans, qui ne voyoit que moi d’honnête homme en état de lui parler franc et vrai. La cause de la rupture lui fit peur. L’utilité journalière dont je lui étois auprès de lui, et à lui-même, si je l’ose dire, depuis que je les avois raccommodés, l’effraya encore d’en être privée. Elle ne me dissimula ni l’un ni l’autre, et déploya toute son éloquence, qui n’étoit pas médiocre, pour me persuader que l’amitié devoit pardonner cette légèreté, toute pesante qu’elle fût. J’abrégeai la visite, je ne me pressai pas de la redoubler, et je cessai de voir M. le duc d’Orléans. L’un et l’autre en furent bien en peine. Ils en parlèrent à Mme de Saint-Simon. Mme la duchesse de Berry que M. son père avoit apparemment grondée, essaya de rhabiller avec elle ce qu’elle lui avoit dit, quoique d’assez mauvaise grâce. Mme la duchesse d’Orléans m’envoya prier d’aller chez elle. Elle s’y remit sur son bien-dire, M. le duc d’Orléans m’y vint surprendre. Excuses, propos, tout ce qui se peut dire de plus touchant. Je demeurai longtemps sur la glace du silence, puis du respect ; à la fin je me mis en colère, et m’en expliquai tout au plus librement avec lui. Ce ton-là leur déplut moins que le premier ; ils redoublèrent d’excuses, de prières, de promesses de fidélité et de secret à l’avenir. L’amitié, je n’oserois dire la compassion de sa faiblesse, me séduisit. Je me laissai entraîner dans l’espérance que je mis dans la bonté de cette leçon, et, pour le faire court, nous nous raccommodâmes, mais avec résolution intérieure et ferme de le laisser vivre avec Mme sa fille sans lui en jamais parler, et d’être très-sobre avec lui sur tout ce qui la regarderoit d’ailleurs.

Depuis que j’avois reconnu Mme la duchesse de Berry, je la voyois fort rarement, et je m’étois défait de tout particulier avec elle. Mais elle venoit quelquefois me trouver dans ma chambre, sous prétexte d’aller chez Mme de Saint-Simon, et m’y tenoit des heures tête à tête quand elle se trouvoit dans l’embarras. Depuis cette aventure je ne remis de longtemps le pied chez elle, et ailleurs je lui battis si froid que je lui fis perdre l’habitude de me venir chercher. Dans la suite, pour ne rien trop marquer, j’allois à sa toilette publique une fois en deux mois et des moments chaque fois ; et tant qu’elle a vécu je ne m’en suis pas rapproché davantage, malgré force agaceries directes et indirectes, qui ont souvent recommencé et auxquelles j’ai constamment résisté. C’est une fois pour toutes ce qu’il falloit expliquer de cet intérieur de famille royale, et du mien avec eux tous. Revenons maintenant d’où je suis parti.

La lueur de raison et de religion qui parut en M. le duc d’Orléans, après sa séparation d’avec Mme d’Argenton, n’avoit pas été de longue durée, quoique de bonne foi pendant quelque temps, et peut-être allongée de politique jusqu’au mariage de Mme la duchesse de Berry, qui suivit cette rupture de cinq ou six mois. L’ennui, l’habitude, la mauvaise compagnie qu’il voyoit dans ses voyages de Paris, l’entraînèrent ; il se rembarqua dans la débauche et dans l’impiété, quoique sans nouvelle maîtresse en titre, ni de brouilleries avec Mme la duchesse d’Orléans que par celles de Mme la duchesse de Berry. C’étoit entre le père et la fille à qui emporteroit le plus ridiculement la pièce sur les mœurs et sur la religion, et souvent devant M. le duc de Berry, qui en avoit beaucoup et qui trouvoit ces propos fort étranges, et aussi mauvais qu’il l’osoit, les attaques qu’ils lui donnoient là-dessus et qui ne réussirent jamais.

Le roi n’ignoroit rien de la conduite de son neveu. Il avoit été fort choqué de son retour à la débauche et à ses compagnies de Paris. Son assiduité chez Mme sa fille et son attachement pour elle firent retomber sur lui des dégoûts continuels qu’il prenoit d’elle, et les déplaisirs souvent éclatants qu’elle donnoit à sa mère, laquelle il aimoit en père et en protecteur, et pour l’amour de qui il avoit fait ce mariage, malgré toute la répugnance de Monseigneur. Le manége de M. du Maine ne laissoit rien passer ni refroidir. Il se montroit peu à découvert, mais il faisoit le bon personnage en plaignant une sœur avec qui la haine de l’autre sœur l’avoit étroitement réuni. Les valets principaux le servoient bien ; et il disposoit d’autant plus sûrement de Mme de Maintenon, qu’on a vu, et qu’on verra encore mieux dans la suite, à quel point d’aveuglement elle l’aimoit, et combien elle haïssait M. le duc d’Orléans. M. du Maine avoit ses raisons. Il avoit travaillé au mariage dans la crainte de celui de Mlle de Bourbon ; mais, le mariage fait, il ne vouloit pas dans l’intérieur du roi, aussi familier que le sien même pour les heures libres et les entrées, qu’un prince aussi supérieur à lui l’égalât dans l’amusement, approchât de lui en amitié, et le diminuât par une considération à laquelle il n’étoit pas pour atteindre, et pour être vis-à-vis de lui. Un autre grand intérêt le portoit encore à éloigner le roi de ce prince le plus qu’il lui seroit possible. Un de ses motifs pour le mariage de Mme la duchesse de Berry étoit aussi celui d’une sœur de cette princesse avec le prince de Dombes. Le principal obstacle en étoit levé par le rang entier de prince du sang qu’il avoit obtenu pour ses enfants. Mme la duchesse d’Orléans, toute bâtarde et uniquement occupée de la grandeur de ses frères et de ses neveux, le désiroit passionnément. Elle s’étoit servie de cette vue auprès de M. du Maine pour le faire agir en faveur du mariage de Mme la duchesse de Berry ; elle ne me l’avoit pas caché, mais toutefois sans m’en parler autrement que comme d’un coup d’aiguillon à son frère, quoique je visse le fond de ses désirs.

Je crois aussi que ce dessein entroit pour beaucoup dans l’inconcevable constance des ménagements si recherchés de M. du Maine pour moi, parce qu’il ne voyoit d’obstacle que M. le duc d’Orléans, et que, comme on présume toujours de son esprit, de son manége, et de la sottise de ceux qu’on veut emporter, il ne désespéroit peut-être pas de me gagner, et par moi M. le duc d’Orléans, quelque intérêt de rang que j’eusse à empêcher de consolider si bien celui de ses enfants. De toutes ces choses résultoit un mécontentement et un éloignement du roi pour M. le duc d’Orléans, qui augmentoit sans cesse, moins peut-être par sa conduite personnelle que par celle de Mme la duchesse de Berry. Le gros de tout cela n’étoit pas inconnu au duc de Beauvilliers, qui l’éloignoit encore de la liaison que je voulois former entre M. le duc d’Orléans et lui. Je voyois le but de M. du Maine. Il vouloit plonger au plus bas M. le duc d’Orléans, pour ne lui laisser de ressource auprès du roi que le mariage du prince de Bombes ; et comme il le connoissoit l’unique obstacle à ce dessein, et en même temps la faiblesse même, il se dévouoit à une route de laquelle il espéroit un si grand succès. Mais plus je voyois ce but et la justesse de cette noire politique pour y arriver, plus je sentois l’extrême nécessité de fortifier M. le duc d’Orléans d’une union avec M. de Beauvilliers, qui opéreroit celle du Dauphin avec lui, et qui, étant sincère, contiendroit M. le duc d’Orléans sur beaucoup de choses, le rendroit considérable, et à la longue brideroit Mme la duchesse de Berry moins supportée de M. son père, et émousseroit les choses passées dans cet intérieur de famille royale, et les disposeroit tout autrement à l’avenir, et dans le crédit que le Dauphin prenoit de jour en jour, surtout pensant comme il faisoit sur les bâtards, je regardois cette union comme un des plus grands renforts que la faiblesse de M. le duc d’Orléans pût recevoir, et un obstacle dirimant au mariage qui auroit fait le prince de Dombes beau-frère de M. le duc de Berry, qui par lui-même n’auroit eu la force ni le crédit de l’empêcher, et beaucoup moins Mme la duchesse de Berry d’en oser seulement ouvrir la bouche, dans l’état où elle s’étoit mise avec le roi.

Pressé par ces vues, j’en exposai fortement au duc de Beauvilliers l’importance, et combien il étoit nécessaire de ne se rebuter de rien pour ne laisser pas échapper le fruit si principal qu’on s’étoit proposé du mariage de Mme la duchesse de Berry, qui étoit l’union de la famille royale ; que plus on s’étoit trompé dans le personnel de cette princesse, plus il se falloit roidir pour en détourner et en corriger les inconvénients, dont le moyen unique étoit celui que je lui proposois ; que je le priois d’examiner s’il en pouvoit trouver un autre, et de comparer l’embarras de l’embrasser avec le danger de le négliger. Je lui représentai l’ascendant que cette union pouvoit lui faire prendre sur la facilité, la faiblesse, j’ajoutai la timidité de M. le duc d’Orléans, dont l’esprit et la conduite contenue, et peu à peu guidée par son influence qui portoit quand et soi celle du Dauphin, et qui par là seroit doublement comptée, pouvoit prendre tout un autre tour, et servir alors autant qu’elle nuisoit maintenant à cette union de famille si désirable ; que tout foible et futile par oisiveté qu’étoit à cette heure M. le duc d’Orléans, sa proximité si rapprochée par l’alliance en faisoit toujours un prince qui ne pouvoit être dans l’indifférence, et bien moins encore à l’avenir que pendant la vie du roi qui retenoit tout dans le tremblement devant lui. Qu’outre cette raison, il ne me pouvoit nier celle d’un esprit supérieur en tout genre, et capable d’atteindre à tout ce qu’il voudroit sitôt qu’il en voudroit faire usage ; que ses campagnes avoient manifesté cette vérité, qui se développeroit bien davantage lorsque, délivré du joug du roi, le dégoût d’une vie ennuyée du néant et de l’inutile à laquelle il étoit maintenant réduit, et l’aiguillon de l’humeur et de l’esprit ambitieux et imaginaire de Mme sa fille, lui donneroient envie de se faire compter sous un nouveau règne, et si alors on ne se repentiroit pas de n’avoir pas, quand on l’avoit pu, mis pour soi, et pour une union si nécessaire, ce qu’on y trouveroit alors si opposé, et toujours, en ce cas, plus ou moins embarrassant. J’assaisonnai la force de ces considérations de celle de l’opinion qu’il savoit que M. de Chevreuse avoit foncièrement de ce prince, qu’il voyoit toujours de fois à autre en particulier de tout temps ; et je me gardai bien d’omettre ce qu’il ne pouvoit ignorer, que M. le duc d’Orléans avoit toujours pensé, et tout haut, sur M de Cambrai. Enfin, je n’oubliai pas de lui faire entendre que les faits historiques, les arts, les sciences, dont le Dauphin aimoit à s’entretenir, étoient une matière toujours prête et jamais épuisée où M. le duc d’Orléans étoit maître, dont il savoit parler nettement et fort agréablement, et qui seroit entre eux un amusement sérieux qui leur plairoit beaucoup à l’un et à l’autre, et qui ne serviroit pas peu au dessein si raisonnable que nous nous proposions. Tant de raisons ébranlèrent le duc de Beauvilliers qui s’étoit ému dès les premiers mots, mais qui à ma prière m’avoit laissé tout dire sans interruption. Il convint de tout, mais en même temps il m’opposa les mœurs et les propos étranges qui lui échappoient quelquefois devant le Dauphin, et qui l’aliénoient infiniment ; et me montra sans peine que cette indiscrétion étoit un obstacle qui mettoit la plus forte barrière à leur liaison. Je le sentois trop pour en pouvoir disconvenir, mais je le pressai en ôtant cet obstacle, et je vis un homme intérieurement rendu à cette condition. Alors je m’arrêtai, parce que je sentis que tout dépendoit de cela, qu’il s’agissoit, par conséquent, d’y travailler avant toutes choses, et que, connoissant la légèreté de M. le duc d’Orléans, et ce détestable héroïsme d’impiété, qu’il affectoit bien plus encore qu’il n’en avoit le fond, je ne pouvois me répondre de réussir.

Je ne différai pas à l’attaquer, et je n’eus aucune peine à le faire sincèrement convenir de tous les solides avantages qu’il trouveroit, outre la considération présente, de son union avec le Dauphin, et ce qui étoit inséparable avec le duc de Beauvilliers. De l’aveu, je le conduisis aisément au désir, que je crus devoir aiguiser par la difficulté que lui-même sentoit bien résulter de ses mœurs et de sa conduite. Je le ballottai longtemps exprès là-dessus dans la même conversation. Quand je crus l’avoir assez échauffé et assez embarrassé pour pouvoir espérer le faire venir à mon point en lui proposant la solution que j’avois projetée, je lui dis que je m’abstenois de l’exhorter sur ses mœurs et sur ses opinions prétendues, qu’il ne pouvoit avoir foncièrement, et sur lesquelles il se trompoit soi-même ; qu’il savoit de reste ce que je pensois sur tout cela, et que je n’ignorois plus aussi combien vainement je le presserois d’en changer ; qu’aussi était-ce à moins de frais que je croyois qu’il pourroit réussir à l’union qu’il avoit de si pressantes raisons de désirer ; que le moyen en étoit entre ses mains et facile, mais que, s’il se résolvoit à le prendre, il ne falloit pas s’en lasser ; et qu’en ce cas, je croyois qu’il ne tarderoit pas à en voir des succès qui, suivis et entretenus avec attention, le pourroient conduire à tout ce qu’il en pouvoit souhaiter. Je l’avois ainsi excité de plus en plus, en le laissant au large sur le malheureux fond de sa vie ; je lui fis dans la même vue acheter l’explication de ce chemin et du moyen facile que je lui proposois sans le lui dire. Enfin après lui avoir doucement reproché que je ne l’en croyois pas capable, je me laissai vaincre, et je lui dis que tout consistoit en deux points : le premier d’être en garde continuelle de tout propos le moins du monde licencieux en présence du Dauphin, et chez Mme la princesse de Conti où le Dauphin alloit quelquefois, et d’où de tels discours lui pourroient revenir ; que son indiscrétion là-dessus lui aliénoit ce prince plus dangereusement et plus loin beaucoup qu’il ne pouvoit se l’imaginer, et que ce que je lui disois là-dessus n’étoit pas opinion, mais science ; que la discrétion opposée lui plairoit tant, qu’elle le feroit revenir peu à peu, en lui ôtant l’occasion de l’horreur qu’il concevoit de ces choses, et de celui qui les produisoit, par conséquent la crainte et les entraves où sa présence le mettoit, qui se changeroient en aise et en liberté quand l’expérience lui auroit appris qu’il pouvoit l’entendre sans scandale, et se livrer sans scrupule à sa conversation, dont les arts, les sciences et des choses historiques entretiendroient la matière entre eux, et peu à peu en banniroit toute contrainte, et n’y laisseroit que de l’agrément. L’autre point étoit d’aller moins souvent à Paris, d’y faire la débauche au moins à huis clos, puisqu’il étoit assez malheureux que de la vouloir faire, et d’imposer assez à lui-même, et à ceux qui la faisoient avec lui, pour qu’il n’en fût pas question le lendemain matin.

Il goûta un expédient qui n’attaquoit point ses plaisirs ; il me promit de le suivre. Il y fut fidèle, surtout pour les propos en présence du Dauphin, ou qui lui pouvoient revenir. Je rendis ce que j’avois fait au duc de Beauvilliers. Le Dauphin s’aperçut bientôt de ce changement, et le dit au duc, par qui il me revint. Peu à peu ils se rapprochèrent ; et comme M. de Beauvilliers craignoit toute nouveauté apparente, et qu’il n’avoit pas accoutumé de voir M. le duc d’Orléans, tout entre eux passa par moi, et après ce Marly, où le duc de Chevreuse n’étoit point, par lui et par moi, tantôt l’un tantôt l’autre.