Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/17

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CHAPITRE XVII.


Mémoire des pertes de la dignité de duc et pair, etc. — Tête-à-tête du Dauphin avec moi. — Affaire du cardinal de Noailles remise par le roi au Dauphin. — Causes de ce renvoi. — Discussion entre le duc de Beauvilliers et moi sur un prélat à proposer au Dauphin pour travailler sous lui à l’affaire du cardinal de Noailles. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — Dureté du roi dans sa famille. — Comte de Toulouse attaqué de la pierre. — Musique du roi à la messe de la Dauphine. — Je raccommode sincèrement et solidement le duc de Beauvilliers et le chancelier. — Famille et mort du prince de Nassau, gouverneur de Frise. — Mort de Penautier ; quel il était. — Mort du duc de Lesdiguières, qui éteint ce duché-pairie. — Neuf mille livres de pension sur Lyon au duc de Villeroy. — Mort de Pelletier, ci-devant ministre et contrôleur général. — Mort de Phélypeaux, conseiller d’État, frère du chancelier. — Mort de Serrant et du chevalier de Maulevrier ; leur famille. — Mort de la princesse de Fürstemberg ; sa famille, son caractère. — Maison de son mari. — Le tabouret lui est procuré tard par adresse. — Mariage du chevalier de Luxembourg avec Mlle d’Harlay. — Mort du cardinal de Tournou. — Mort et caractère du maréchal de Boufflers. — Danger que j’y cours. — Triste fin de vie. — Horreur des médecins. — Générosité de la maréchale de Boufflers, qui accepte à peine une pension du roi de douze mille livres.


Parmi tous ces soins et ces affaires, il falloit travailler au mémoire de nos pertes tel que le Dauphin me l’avoit demandé. De tout temps je les avois rassemblées avec les occasions qui les avoient causées autant que j’avois pu. J’avois eu cette curiosité dès ma première jeunesse ; je l’avois toujours suivie depuis ; je m’étois continuellement appliqué à m’en instruire des vieux ducs et duchesses les plus de la cour en leur temps et les mieux informés ; à constater par d’autres ce que j’en apprenois, et surtout à m’en donner à moi-même la dernière certitude par des gens non titrés, anciens, instruits, versés dans les usages de la cour et du monde, qui y avoient été beaucoup, qui avoient vu par eux-mêmes, et par d’anciens valets principaux. Je mettois les uns et les autres sur les voies, et par conversation je les enfilois doucement à raconter ce que je m’étois proposé de tirer d’eux. J’avois écrit à mesure ; ainsi j’avois tous mes matériaux, où j’avois ajouté à mesure aussi les pertes depuis mon temps, et dont j’avois été témoin avec toute la cour. Sans une telle avance, le recueil m’eût été impossible, et les recherches m’en auroient mené trop loin. Mais l’arrangement tel que le Dauphin le voulut fut encore un travail long et pénible. Je n’y pouvois être aidé de personne. M. de Chevreuse encore une fois n’étoit point à Marly. M. de Beauvilliers étoit trop occupé ; je n’osai même me servir de secrétaire ; néanmoins j’en vins à bout vers la fin du voyage. M. de Beauvilliers ne put repasser ce travail que superficiellement. M. de Chevreuse à qui je l’envoyai, l’examina à fond. J’allai le trouver après à Dampierre, de Marly, où je couchai une nuit. Il m’en parut content et n’y corrigea rien. J’y fis une courte préface adressée au Dauphin. Tout cet ouvrage se trouvera avec les Pièces. Il s’en peut faire, depuis qu’il fut achevé, un étrange supplément.

J’ajoutai un mémoire qui eût pu être bien meilleur s’il n’eût pas été fait si rapidement, mais que je crus devoir présenter au Dauphin dans tout son naturel, en lui en expliquant l’occasion. Ce fut lors de la sortie du cardinal de Bouillon du royaume, et de son impudente lettre au roi, que le maréchal de Boufflers me le demanda sur les maisons de Lorraine, de Bouillon et de Rohan, et avec tant de précipitation que je le fis en deux fois dans la même journée. Il croyoit pouvoir en faire usage dans un moment critique ; il n’en fit aucun, c’est toujours le sort de ce qui regarde la dignité. J’avertis le Dauphin que l’état des changements arrivés à notre dignité pendant ce règne étoit prêt à lui être présenté. J’y avois joint, en faveur de la haute noblesse, la lettre que le roi écrivit à ses ambassadeurs et autres ministres dans les cours étrangères, du 19 décembre 1670, sur la rupture du mariage de Mademoiselle avec M. de Lauzun, parce que mon dessein, comme on l’a pu déjà voir, n’étoit pas moins de la relever que les chutes de notre dignité.

Quelque occupé que fût le Dauphin de l’affaire qui enfanta depuis la fameuse bulle Unigenitus que le roi lui avoit renvoyée en partie, il me donna heure dans son cabinet. J’eus peine à cacher dans mes poches, sans en laisser remarquer l’enflure, tout ce que j’avois à lui porter. Il en serra plusieurs papiers parmi les siens les plus importants, et les autres avec d’autres qui ne l’étoient pas moins, et j’admirai cependant l’ordre net et correct dont il les tenoit tous, malgré les changements de lieu si ordinaires de la cour, qui n’étoit pas une de ses moindres peines. Avant de les mettre sous la clef, il voulut passer les yeux sur notre décadence, et fut épouvanté du nombre des articles. Son étonnement augmenta bien davantage, lorsque je lui fis entendre en peu de mots le contenu du dernier article, qui comprenoit une infinité de choses qui auroient pu faire autant d’autres articles, mais que j’avois ramassés ensemble pour le fatiguer moins, et n’avoir pas l’air d’un juste volume. Je lui lus la préface, et je lui expliquai les sources d’où j’avois puisé ce qui a précédé mon temps. Il admira la grandeur du travail, l’ordre et la commodité des deux différentes tables ; il me remercia de la peine que j’y avois prise, comme si je n’y eusse pas été intéressé ; il me répéta que, puisque je l’avois bien voulu, il ne pouvoit regretter la peine que m’avoit donnée l’ordre chronologique qu’il m’avoit demandé, auquel j’avois si nettement suppléé par l’arrangement des tables, que je ne lui dissimulai pas avoir été ce qui m’avoit le plus coûté. Je lui dis qu’avec un prince superficiel et moins désireux d’approfondir et de savoir à fond, je me serois bien gardé de présenter les deux ouvrages ensemble, de peur qu’il ne se contentât des tables et de leurs extraits ; mais que ce que j’avois fait pour son soulagement et pour la satisfaction subite d’une première curiosité, j’espérois qu’il ne deviendroit pas obstacle à la lecture des articles entiers, où il trouveroit encore toute autre chose que les extraits ne pouvoient renfermer. Il me donna parole de lire le tout à Fontainebleau d’un bout à l’autre, de le lire pour s’en meubler la tête, et de m’en entretenir après. Il ajouta qu’il ne remettoit cela à Fontainebleau, où on alloit bientôt, que parce qu’il étoit accablé, outre le courant, d’une affaire que le roi lui avoit renvoyée presque tout entière, et qui l’occupoit d’autant plus que la religion y étoit intéressée.

Je ne jugeai pas à propos de prolonger une audience en laquelle je n’avois rien à ajouter à la matière qui me la procuroit, et où je ne le voyois pas disposé à me parler d’autre chose. Comme il ne s’ouvrit pas davantage sur l’affaire qui l’occupoit tant, et en effet beaucoup trop, je me contentai de le louer du temps qu’il y vouloit bien donner, et de lui représenter en gros combien il étoit désirable qu’elle finît promptement, et combien dangereuses les passions et les altercations qui l’allongeroient en l’obscurcissant. Il me répondit là-dessus avec son humilité ordinaire sur lui-même, et avec bonté pour moi, sur quoi je me retirai. J’allai aussitôt après rendre compte de cette courte audience au duc de Beauvilliers ; il fut ravi de la manière dont elle s’étoit passée ; mais, ainsi que le Dauphin, il étoit tout absorbé de l’affaire dont ce prince me venoit de légèrement parler.

On entend bien que c’étoit celle du cardinal de Noailles qui enfanta depuis la fameuse constitution Unigenitus, sur laquelle on se souviendra ici de ce qui a été ci-devant dit et expliqué (p. 84 et suiv. de ce volume). Les noirs inventeurs de cette profonde trame, contents au dernier point de l’avoir si bien conduite, et réduit le cardinal de Noailles à une défensive de laquelle même ils lui faisoient un crime auprès du roi, ne laissoient pas d’être en peine d’avoir vu ce cardinal revenir à la cour, et y avoir une audience du roi passablement favorable, après en avoir obtenu une défense de s’y présenter, qui fut ainsi de courte durée. Le roi, tiraillé par les prestiges de son confesseur appuyés du côté de Mme de Maintenon par ceux de l’évêque de Meaux, et l’ineptie irritée de La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, ne résistoit qu’à peine pour son ancien goût pour le cardinal de Noailles, et à l’estime qui alloit jusqu’à la vénération qu’il avoit conçue pour lui. Ils s’aperçurent que, quelques progrès qu’ils fissent, la présence du cardinal, ou les déconcertoit, ou du moins mettoit le roi dans un malaise qui les tenoit en échec. Le remède qu’ils y trouvèrent fut de faire renvoyer l’affaire au Dauphin, puisque le roi lui en renvoyoit tant d’autres, qu’il se mêloit de toutes avec autorité par la volonté et pour le soulagement du roi, et que tous les ministres travailloient chez ce prince. Le roi, fatigué de cette affaire, prit aisément à cette ouverture. Il ordonna donc au Dauphin de travailler à la finir, de lui en épargner les détails et de ne lui en rendre compte qu’en gros, et seulement lorsqu’il seroit nécessaire.

Rien n’accommodoit mieux les ennemis du cardinal de Noailles. Il étoit resté le seul en vie des trois prélats qui avoient lutté contre l’archevêque de Cambrai lors de l’orage du quiétisme, et qu’il l’avoient culbuté à la cour et fait condamner à Rome. Ce mot seul explique toute la convenance de la remise de l’affaire présente au Dauphin, livré absolument au duc de Beauvilliers, beaucoup aussi au duc de Chevreuse, toujours également passionné pour son ancien précepteur, élevé dans tous leurs principes sur la doctrine, et qu’ils espéroient bien rendre pareil à eux sur Rome, et sur les immenses terreurs du jansénisme et des jansénistes. Le Dauphin avoit pourtant montré plus d’une fois en plein conseil et avec éclat, sur des affaires très-principales que les jésuites y avoient en leur nom, que la justice et ses lumières prévaloient à toute affection, mais ils comptèrent gagner l’une et l’autre en celle-ci avec les deux ducs si puissamment en croupe et si unis au P. Tellier. Raisonnant peu de jours après avec le duc de Beauvilliers, allant avec lui de Marly à Saint-Germain du renvoi de cette affaire au Dauphin, nous convînmes aisément de la nécessité de lui proposer un évêque pour y travailler sous lui et y exécuter ses ordres à l’égard des parties, et nous agitâmes les prélats qui pouvoient y être propres. Je lui nommai l’ancien évêque de Troyes. Plusieurs raisons me firent penser à lui. C’étoit un homme d’esprit et de savoir, qui avoit de plus la science et le langage du monde auquel il étoit fort rompu ; il avoit brillé dans toutes les assemblées du clergé, où il avoit souvent réuni les esprits ; il s’étoit trouvé à la cour dans des liaisons importantes et fort opposées, sans soupçon sur sa probité. Dans les affaires de l’Église, il s’étoit maintenu bien avec tous et avec les jésuites ; il étoit neuf sur celle-ci, puisqu’il étoit démis et retiré à Troyes depuis nombre d’années ; enfin sa droiture et sa piété ne pouvoient être suspectes à la vie toute pénitente qu’il avoit choisie très-volontairement, et dans laquelle il persévéroit depuis si longtemps. Toutes ces qualités jointes à un esprit poli, doux, facile, liant, insinuant, qui étoit proprement le sien, me paraissoient fort exprès pour remplir les vues de l’emploi dont il s’agissoit. J’expliquai ces raisons à M. de Beauvilliers, qui n’eut rien à m’opposer, sinon que M. de Troyes étoit ami du cardinal de Noailles ; et de cela je ne l’en pus tirer, quoi que je lui pusse représenter. Je vins donc à un autre, et lui parlai de Besons, archevêque de Bordeaux, liant aussi, fort instruit, estimé, transféré d’Aire à Bordeaux par le P. de La Chaise, enfin ami des jésuites, et qui ne pouvoit être suspect.

Le duc ne rejeta pas la proposition, mais il me parla de Bissy, évêque de Meaux, comme du plus propre à travailler sous le Dauphin. Celui-ci n’avoit pas encore levé le masque ; il s’entretenoit respectueusement bien avec le cardinal de Noailles, tandis que, de concert en tout avec le P. Tellier, il l’égorgeoit en secret auprès de Mme de Maintenon. Je m’élevai donc contre ce choix, et lui dis ce que je savois de l’ambition et des menées de ce prélat à Rome, étant évêque de Toul, des causes de son refus opiniâtre de l’archevêché de Bordeaux, qui le dépaysoit, et beaucoup d’autres choses que je ne répéterai pas et qui se trouvent t. II, p. 88, et t. IV, p. 256, pour la plupart. Alors M. de Beauvilliers m’avoua qu’il en avoit déjà parlé au Dauphin, et, sur ce que je m’écriai encore davantage, et que je lui reprochai ensuite plus doucement une dissertation inutile, puisque le choix étoit fait, je l’ébranlai et je vis jour à joindre le Bordeaux au Meaux, dans ce travail sous le Dauphin. Il n’est pas temps maintenant d’en dire davantage sur cette affaire. Le roi étoit à Marly depuis la mort de Monseigneur, c’est-à-dire qu’il y étoit arrivé de Meudon la nuit du 14 au 15 d’avril, et il y avoit été retenu, comme je l’ai remarqué, à cause du mauvais air ; que Versailles étoit plein de petites véroles, et par la considération des princes ses petits-fils. Il fut trois mois pleins à Marly, et il en partit le mercredi 15 juillet, après y avoir tenu conseil et dîné, passa à Versailles, où il monta un moment dans son appartement, et alla coucher à Petit-Bourg, chez d’Antin, et le lendemain à Fontainebleau, où il demeura jusqu’au 14 septembre. Je supprimerois cette bagatelle, arrivée à l’occasion de ce voyage, si elle ne servoit de plus en plus à caractériser le roi. Mme la duchesse de Berry étoit grosse, pour la première fois, de près de trois mois, fort incommodée et avoit la fièvre assez forte. M. Fagon trouva beaucoup d’inconvénient à ne lui pas faire différer le voyage de quelques jours. Ni elle ni M. le duc d’Orléans n’osèrent en parler. M. le duc de Berry en hasarda timidement un mot, et fut mal reçu. Mme la duchesse d’Orléans, plus timide encore, s’adressa à Madame et à Mme de Maintenon, qui, toutes peu tendres qu’elles fussent pour Mme la duchesse de Berry, trouvèrent si hasardeux de la faire partir que, appuyées de Fagon, elles en parlèrent au roi. Ce fut inutilement. Elles ne se rebutèrent pas, et cette dispute dura trois ou quatre jours. La fin en fut que le roi se fâcha tout de bon, et que, par capitulation, le voyage se fit en bateau au lieu du carrosse du roi.

Pour l’exécuter, ce fut une autre peine d’obtenir que Mme la duchesse de Berry partiroit de Marly le 13, pour aller coucher au Palais-Royal, s’y reposer le 14, et s’embarquer le 15 pour arriver à Petit-Bourg, où le roi devoit coucher ce jour-là, et arriver comme lui le 16 à Fontainebleau, mais toujours par la rivière. M. le duc de Berry eut permission d’aller avec Mme sa femme ; mais le roi lui défendit avec colère de sortir du Palais-Royal pour aller nulle part, même l’Opéra à l’un et à l’autre, quoiqu’on y allât du Palais-Royal sans sortir, et de plain-pied des appartements dans les loges de M. le duc d’Orléans. Le 14, le roi, sous prétexte d’envoyer savoir de leurs nouvelles, leur fit réitérer les mêmes défenses, et à M. [le duc] et à Mme la duchesse d’Orléans, à qui il les avoit déjà faites à leur départ de Marly. Il les poussa jusqu’à les faire à Mme de Saint-Simon pour ce qui regardoit Mme la duchesse de Berry, et lui enjoignit de ne la pas perdre de vue, ce qui lui fut encore réitéré à Paris de sa part. On peut juger que ses ordres furent ponctuellement exécutés. Mme de Saint-Simon ne put se défendre de demeurer et de coucher au Palais-Royal, où on lui donna l’appartement de la reine mère. Il y eut grand jeu tant qu’ils y furent pour consoler M. le duc de Berry de sa prison.

Le prévôt des marchands avoit reçu ordre de faire préparer des bateaux pour le voyage ; il eut si peu de temps qu’ils furent mal choisis. Mme la duchesse de Berry s’embarqua le 15, et arriva avec la fièvre, à dix heures du soir, à Petit-Bourg, où le roi parut épanoui d’une obéissance si exacte.

Le lendemain, Mme la Dauphine la vit embarquer. Le pont de Melun pensa être funeste ; le bateau de Mme la duchesse de Berry heurta, pensa tourner, et s’ouvrit à grand bruit, en sorte qu’ils furent en très-grand danger. Ils en furent quittes pour la peur et pour du retardement ; ils débarquèrent en grand désordre à Valvin, où leurs équipages les attendoient, et ils arrivèrent à Fontainebleau à deux heures après minuit. Le roi, content au possible, l’alla voir le lendemain matin, dans le bel appartement de la reine mère que le feu roi et la reine d’Angleterre, et après eux Monseigneur, avoient toujours occupé. Mme la duchesse de Berry, à qui on avoit fait garder le lit depuis son arrivée, se blessa et accoucha, sur les six heures du matin du mardi 21 juillet, d’une fille. Mme de Saint-Simon l’alla dire au roi à son premier réveil, avant que les grandes entrées fussent appelées ; il n’en parut pas fort ému, et il avoit été obéi. La duchesse de Beauvilliers accompagnée de la marquise de Châtillon nommée par le roi, l’une comme duchesse, l’autre comme dame de qualité, eurent la corvée de porter l’embryon à Saint-Denis. Comme ce n’étoit qu’une fille on s’en consola, et que la couche n’eut point de mauvaises suites. M. le comte de Toulouse, attaqué de grandes douleurs de vessie depuis deux mois à Marly, n’y voyoit sur les fins presque plus personne. Le roi l’alla voir plus d’une fois, mais il voulut aussi qu’il allât à Fontainebleau en même temps que lui. Quoiqu’il ne pût souffrir de voiture, et encore moins monter à cheval, il en fit le voyage en bateau, et ne put presque sortir de sa chambre pour aller seulement chez le roi, très-rarement, tant qu’on fut à Fontainebleau. C’est ainsi que rien ne pouvoit dispenser des voyages, et que le roi faisoit éprouver aux siens qu’il étoit au-dessus de tout. Il fit en arrivant la galanterie à la Dauphine d’envoyer à sa messe toute sa musique, comme elle étoit auparavant à celle de Monseigneur. Le Dauphin ne se soucia point de l’avoir à sa messe, qu’il entendoit d’ordinaire de bonne heure, et toujours dans un recueillement qui ne se seroit guère accommodé de musique, d’autant plus qu’il l’aimoit beaucoup. Ce fut une distinction que la Dauphine n’avoit point demandée ; elle la toucha beaucoup et montra à la cour une grande considération.

Dès que nous fûmes à Fontainebleau, je songeai de plus en plus comment je pourrois réussir à une réconciliation sincère du duc de Beauvilliers et du chancelier ; je continuois à parler au premier du fils, sans jamais lui nommer le père, et je lui faisois valoir sa conversion par la soumission qu’il montroit entière à tout ce que je lui portois de sa part. J’en vis le duc si satisfoit, que je crus qu’il étoit temps de le sonder tout à fait, pour m’assurer de voir rester le fils en place, dont j’avois bien de grandes espérances, mais non encore la pleine certitude que je désirois. Je l’exécutai dans une conférence, dans la galerie des Cerfs ; le duc en avoit une clef, on y entroit du bas de son degré, et c’étoit là d’ordinaire qu’il aimoit à parler tête à tête en se promenant sans crainte d’être interrompu. Après quelques propos sur Pontchartrain, j’en tirai ce mot décisif, que, si Pontchartrain devenoit praticable, il opinoit à le laisser en place puisqu’il y étoit, plutôt même qu’y en mettre un autre meilleur que lui pour éviter un déplacement. Je remerciai extrêmement M. de Beauvilliers, et je le confirmai de mon mieux dans une résolution pour laquelle j’avois tant labouré. Sûr alors que Pontchartrain avoit échappé au danger, et qu’en continuant de se conduire à l’égard du duc comme il faisoit, et comme la frayeur l’empêcheroit d’y broncher il n’avoit plus à craindre, et devoit son salut au duc de Beauvilliers, je crus que c’étoit le moment d’essayer de frapper le grand coup que je méditois ; mais je compris que si la réconciliation étoit possible, ce ne seroit qu’en la forçant, et, pour ainsi dire, malgré l’un et l’autre.

Le duc étoit trop justement ulcéré, et sentoit trop ses forces pour vouloir ouïr parler du chancelier ; et celui-ci trop outré de voir toute la faveur et l’autorité, sur lesquelles il avoit si raisonnablement compté sous Monseigneur, passées par la mort de ce prince au duc de Beauvilliers, et qu’il jouissoit déjà d’avance d’une grande partie, pour souffrir d’entendre parler de l’humiliation de se courber devant cet homme qu’il s’étoit accoutumé à attaquer et à haïr, et consentir à lui faire des avances.

Plein de mon idée, j’allai une après-dînée à la chancellerie, où il logeoit, à heure de l’y trouver seul et de n’être pas interrompu. Il avoit un petit jardin particulier le long de son appartement et de plain-pied qu’il appeloit sa Chartreuse, et qui y ressembloit en effet, où il aimoit à se promener seul, et souvent avec moi tête à tête. Dès qu’il me vit entrer dans son cabinet, il me mena dans ce petit jardin, affamé de causer depuis notre longue séparation de Marly, et qu’il ne faisoit que d’arriver à Fontainebleau où je ne l’avois vu qu’un soir ou deux avec du monde. Là, après une conversation vague, assez courte, des gens qui effleurent tout parce qu’ils ont beaucoup à se dire, je lui demandai, à propos du travail des ministres chez le Dauphin, et de la grandeur nouvelle du duc de Beauvilliers dont il étoit fort affecté, s’il savoit tout ce qui s’étoit passé à Marly, et si son fils lui en avoit rendu compte. Sur ce qu’il m’en dit, et qui n’avoit nul trait à son fait, je regardai le chancelier en lui demandant s’il ne lui avoit rien appris de plus particulier et de plus intéressant. Il m’assura que non, avec curiosité de ce que je voulois dire. « Oh ! bien donc, monsieur, repris-je, apprenez donc ce que votre éloignement continuel de Marly et votre passion pour Pontchartrain, d’où vous voudriez ne bouger, vous fait ignorer, et à quoi peut-être cette conduite vous expose : c’est que M. votre fils a été au moment d’être chassé. — Hélas ! me répondit-il en haussant les épaules, à la conduite qu’il a, et aux sottises qu’il fait tous les jours, c’est un malheur auquel je m’attends à tous instants. » Puis se tournant vers moi d’un air fort agité : « Mais contezmoi donc cela, ajouta-t-il, et à quoi il en est. » Je lui dis le fait, et tout ce que je crus le plus capable de l’effrayer, mais en prenant garde de lui rien montrer qui le pût faire douter le moins du monde du duc de Beauvilliers, et le laissant au contraire dans l’opinion de l’effet de leur haine et de son nouveau crédit, qu’il exhala vivement à plus d’une reprise. Je le tins longtemps entre deux fers, comme en effet son fils y avoit été longtemps, et lui dans l’impatience de la conclusion et de savoir où en étoit son fils, et je fis exprès monter cette impatience jusqu’à la dernière frayeur. Alors je lui dis qu’il étoit sauvé ; que pour cette fois il n’avoit plus rien à craindre, et que j’avois même lieu de croire qu’il pouvoit être soutenu par qui l’avoit sauvé. Voilà le chancelier qui respire, qui m’embrasse, et qui me demande avec empressement qui peut être le généreux ami à qui il doit le salut de sa fortune. Je ne me pressai point de répondre, pour l’exciter davantage, et revins à l’extrême et imminent péril dont la délivrance étoit presque incroyable. Le chancelier à pétiller, et à me demander coup sur coup le nom de celui à qui il devoit tout, et à qui il vouloit être sans mesure toute sa vie. Je le promenai encore sur l’excès de l’obligation et sur les sentiments qui lui étoient dus par le chancelier et par toute sa famille ; et, comme il me demanda de nouveau qui c’étoit donc, et si je ne le lui nommerois jamais, je le regardai fixement et d’un air sévère, qui m’appartenoit peu avec lui, mais que je crus devoir usurper pour cette fois : « Que vous allez être étonné, lui dis-je, de l’entendre ce nom que vous devez baiser ; et que vous allez être honteux ! Cet homme que vous haïssez sans cause, que vous ne cessez d’attaquer partout, M. de Beauvilliers enfin, » en haussant la voix et lui lançant un regard de feu, « est celui à qui il n’a tenu, en laissant faire, que votre fils n’ait été chassé, et qui l’a sauvé et raffermi de plus dans sa place. Qu’en direz-vous, monsieur ? » ajoutai-je tout de suite. « Croyez-moi, allez vous cacher. — Ce que j’en dirai, répondit le chancelier d’une voix entrecoupée d’émotion, c’est que je suis son serviteur pour jamais, et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour le lui témoigner ; » puis, me regardant, et m’embrassant avec un soupir : « C’est bien là votre ouvrage, je vous y reconnois ; eh ! combien je le sens ! mais cela est admirable à M. de Beauvilliers au point où il est, et au point où nous sommes ensemble. Je vous conjure de l’aller trouver, de lui dire que je me jette à ses pieds, que j’embrasse ses genoux, que je suis à lui pour toute ma vie ; mais auparavant je vous conjure de me raconter tout ce détail dont vous ne m’avez dit que le gros. »

Alors je n’en fis plus de difficulté : je lui fis le récit fort étendu de ce que j’ai cru devoir resserrer ici sans plus ménager le secret que M. de Beauvilliers m’avoit imposé, et par moi ensuite à Pontchartrain, lorsqu’il voulut après que je lui parlasse de sa part. Ce récit très-exact, mais appuyé et circonstancié avec soin, jeta le chancelier dans une honte, dans une confusion, dans un repentir, dans une admiration, dans une reconnoissance dignes d’un homme de sa droiture et de son esprit. Il redoubla les remercîments qu’il me fit d’un service si signalé que j’avois rendu à lui et à son fils, et lorsque j’en étois si mécontent, mais qu’il falloit qu’il s’en souvînt toute sa vie, et passât partout par où je voudrois. Je répondis au chancelier qu’à mon égard ce n’étoit là au sien que le payement de mes dettes, mais qu’il devoit porter toute sa gratitude vers le duc de Beauvilliers, qui n’ayant reçu de lui qu’aigreurs et procédés fâcheux, et souvent même de son fils encore, le sauvoit néanmoins par pure générosité, par effort de religion, sans y être obligé le moins du monde, n’ayant qu’à se taire pour le laisser périr, et dans un temps encore où il falloit avouer qu’il n’avoit, et que, selon toute apparence humaine, il n’auroit jamais aucun besoin de lui ni de son fils.

Le chancelier convint bien franchement qu’il n’auroit jamais pensé trouver là son salut, se livra de même à toute la honte que je voulus encore lui faire de ses préventions et de ses manières à l’égard de M. Beauvilliers, ajouta de nouveau qu’il vouloit être pour jamais à lui et sans mesure, et qu’il lui tardoit qu’il le sût par lui-même. Je le priai de suspendre jusqu’à ce que j’eusse préparé le duc à la révélation de son secret, et, ce que je ne lui dis pas, à vouloir bien recevoir son hommage et se raccommoder avec lui. Il me conjura de n’y perdre pas un moment de protester au duc qu’il étoit à lui sans réserve ; qu’il le supplioit de trouver bon que son opinion au conseil lui demeurât libre en choses graves, mais qu’à cela près, il se rangeroit toujours à son avis toutes les fois que cela lui seroit possible ; qu’il n’y manqueroit jamais dans les choses qui ne seroient pas vraiment importantes, et que si, dans celles qui le seroient, il ne pouvoit pas toujours se ranger à son avis, il diroit le sien tout uniment, sans jamais contester ni disputer avec lui ; qu’enfin, il verroit, par toute sa conduite, combien exactement il rempliroit ses engagements, et combien en tout genre son dévouement et sa reconnoissance seroient fidèles et entiers.

J’allai de ce pas chez le duc de Beauvilliers, à qui je racontai sans détour toute la conversation que je venois d’avoir. Il rougit, et me demanda avec quelque petite colère qui m’en avoit prié. Je lui repartis que c’étoit-moi-même ; que je ne lui dissimulois pas que mon désir, et enfin mon dessein, avoit toujours été de le raccommoder avec le chancelier, dont le péril troubloit toute la joie de ma vie. Un peu de courte, mais de vive paraphrase que j’ajoutai en même sens, calma le duc jusqu’à me savoir bon gré, non de la chose, mais du sentiment qui me l’avoit fait faire. Je lui fis comprendre tout de suite assez aisément que, bien loin qu’il y allât le moins du monde du sien dans la situation où il se trouvoit, une générosité si gratuite et si peu méritée lui enchaînoit le chancelier et son fils, par une obligation de nature à ne pouvoir jamais s’en séparer, lui épargnoit la peine d’achever de perdre l’un, et de continuer nécessairement par travailler à la perte de l’autre, que je ne regardois le fils que comme accessoire ; mais qu’une fois sincèrement réuni avec le père, j’étois persuadé qu’il y trouveroit des ressources qui le soulageroient en tous les temps, et qui deviendroient fort utiles à l’État. Le duc, tout à fait radouci, me chargea de compliments modestes pour le chancelier, et de lui dire qu’il étoit bien aise de montrer à lui et à son fils combien ils s’étoient mécomptés sur lui ; que les engagements qu’il vouloit prendre pour le conseil étoient trop forts ; qu’il étoit juste que tous deux y conservassent leur liberté entière ; que l’aigreur et la chaleur étoient les seules choses à y retrancher ; et qui l’assuroit aussi qu’il y seroit toujours le plus qu’il le pourroit favorable à ce qu’il jugeroit qui lui pourroit être agréable.

Tout de suite j’exigeai du duc et aussitôt après du chancelier, que mettant à part toute prévention réciproque sur les affaires concernant Rome et la matière du jansénisme, ils en parleroient mesurément en conseil, en y disant néanmoins tout ce qui feroit à l’affaire et à leur sentiment, mais de façon à se marquer réciproquement leur considération mutuelle, jusque dans ces choses qui les touchoient si fort tous deux et d’une manière si opposée. J’en eus parole de tous les deux et de bonne grâce, et tous deux l’ont toujours depuis tenue fort exactement. Je me gardai bien de rendre au chancelier la manière dont j’avois été reçu d’abord du duc de Beauvilliers ; je lui dit tout le reste. Il petilloit de sceller lui-même cette grande réconciliation avec lui ; mais le duc, toujours et quelquefois trop plein de mesures, voulut un délai de dix ou douze jours sans que j’en visse la raison. Je soupçonnai qu’ayant été pris au dépourvu, et comme par force, il crut avoir besoin de ce temps pour se dompter entièrement sur le chancelier, et ne rien faire de mauvaise grâce. Le chancelier toutefois ne s’en douta point, mais son impatience le porta à me prier de demander en grâce au duc de trouver bon qu’au premier conseil il profitât de ce petit passage long et noir qui avoit d’un côté la chambre du premier valet de chambre en quartier, et de l’autre une vaste armoire, et qui étoit l’unique entrée de l’antichambre dans la chambre du roi, et que là, comme passant presque ensemble, il le serrât, lui prît la main, et lui exprimât au moins par ce langage muet ce qu’il n’avoit pas encore la liberté de lui dire. Le duc y consentit, et cela fut exécuté de la sorte.

Au bout de dix ou douze jours, M. de Beauvilliers me chargea d’avertir le chancelier qu’il irait chez lui le lendemain après dîner avec le duc de Chevreuse qui avoit à lui parler, et, ce qui me surprit fort, de le prier de ne lui rien témoigner devant ce tiers à qui toutefois il ne cachoit rien et qui étoit ami particulier du chancelier ; il ne voulut non plus que je m’y trouvasse. La visite ne se passa que civilement, quoique avec plus d’onction qu’il n’y en avoit eu jusque-là entre eux. Quand elle fut finie, le duc de Beauvilliers pria le duc de Chevreuse de le laisser seul avec le chancelier. Alors se firent les remercîments d’une part, les embrassades et les protestations de toutes les deux d’une amitié sincère. Le chancelier ne feignit point de s’avouer vaincu de tous points, et l’obligé de toutes les sortes. Ils se remirent, pour abréger, à tout ce que je leur avois dit de la part de l’un à l’autre ; ils convinrent que leur réconciliation demeureroit secrète pour éviter les discours et les raisonnements ; et ils se séparèrent extrêmement contents l’un de l’autre. Le duc de Chevreuse attendoit son beau-frère avec qui il s’en alla, et le chancelier avoit mis ordre à être trouvé seul, et qu’il ne se trouvât personne chez lui pendant leur visite. Le duc et le chancelier me rendirent tous deux ce qui s’y étoit passé, et tous deux me prièrent que leur commerce continuât à passer par moi. Tous deux aussi me rendirent longtemps comment les choses se passoient entre eux en conseil.

Le chancelier et sa femme ne tarissoient point de remercîments avec moi. Pontchartrain, souple par la nécessité dont je lui étois et par crainte et par honte, ne me dit pas un mot de la capitainerie garde-côte de Blaye, ni moi à lui. J’en admirai la ténacité, et j’avois beau jeu alors de lui faire quitter prise, mais je n’en voulus pas faire la moindre mention, ni leur laisser croire qu’un si petit objet eût pu entrer pour rien dans le projet du pénible ouvrage que je venois d’exécuter. Son succès me donna la joie la plus sensible et la plus pure ; et j’ai eu celle, que cette amitié de mes deux plus intimes amis a duré vraie, fidèle, entière, sans lacune et sans ride tant qu’ils ont vécu. Mme de Beauvilliers en fut enfin fort aise, et me le témoigna, M. et Mme de Chevreuse beaucoup aussi, à qui M. de Beauvilliers ne le cacha pas. Le monde ignora longtemps cette réconciliation. Les manières si changées au conseil de ces deux personnages ouvrirent enfin les yeux aux autres ministres, et lentement après aux courtisans. L’érection nouvelle de Chaulnes, postérieure à tout ceci de trois mois, fut prise quelque temps pour la cause du raccommodement dont ils ne s’aperçurent que longtemps après ; mais à la fin, tout se sait en vieillissant, et on découvrit la véritable origine. Je ne pus en faire un secret au premier écuyer, après ce qui s’étoit passé entre lui et moi là-dessus. La réconciliation s’étoit consommée dans les quinze premiers jours de Fontainebleau ; son séjour d’Armainvilliers lui en différa la joie jusque vers la fin du voyage.

Le prince de Nassau, gouverneur héréditaire des provinces de Frise et de Groningue, se noya au passage du Mordick. La pluie le rendit paresseux de sortir de son carrosse, et de passer dans un autre bâtiment que celui où on l’embarqua. Les chevaux s’effrayèrent et causèrent tout le désordre. Il n’y périt que deux ou trois personnes avec lui. Il avoit pris le nom de prince d’Orange depuis la mort du roi Guillaume qui l’avoit fait son héritier de tout ce qu’il avoit pu. Le pensionnaire Heinsius, tout puissant en Hollande, et la créature la plus affidée et dévouée au roi Guillaume, le vouloit faire stathouder de la république. Il étoit bien fait, spirituel, appliqué, affable, aimé ; il promettoit infiniment pour son âge ; il avoit épousé la sœur du landgrave d’Hesse-Cassel, depuis roi de Suède. Il la laissa grosse d’un fils unique, qui porte aussi le nom de prince d’Orange, qui a épousé une fille du roi George II d’Angleterre, qui est bossu et fort vilain, mais qui a beaucoup d’esprit et d’ambition, et qui n’oublie rien pour arriver au stathoudérat de la république, dont néanmoins il paroît encore assez éloigné [1].

Penautier mourut fort vieux en Languedoc. De petit caissier, il étoit devenu trésorier du clergé, et trésorier des états du Languedoc, et prodigieusement riche. C’étoit un grand homme, très-bien fait, fort galant et fort magnifique, respectueux et très-obligeant ; il avoit beaucoup d’esprit et il étoit fort mêlé dans le monde ; il le fut aussi dans l’affaire de la Brinvilliers et des poisons, qui a fait tant de bruit, et mis en prison avec grand danger de sa vie. Il est incroyable combien de gens, et des plus considérables, se remuèrent pour lui, le cardinal Bonzi à la tête, fort en faveur alors, qui le tirèrent d’affaire. Il conserva longtemps depuis ses emplois et ses amis ; et quoique sa réputation eût fort souffert de son affaire, il demeura dans le monde comme s’il n’en avoit point eu. Il est sorti de ses bureaux force financiers qui ont fait grande fortune. Celle de Crosat, son caissier, est connue de tout le monde.

Le duc de Lesdiguières mourut à Paris à quatre-vingt-cinq ans sans enfants, et en lui fut éteint ce duché-pairie. C’étoit un courtisan imbécile, frère des duc et maréchal de Créqui, qui n’étoient rien moins. J’en ai parlé sous le nom de Canaples, qu’il portoit lors du voyage de la maison de Mme la duchesse de Bourgogne au-devant d’elle à Lyon, où il commandoit, et à l’occasion de son mariage. Sa femme, qui tenoit beaucoup de l’esprit des Mortemart, eut la sottise de le pleurer. On se moqua bien d’elle : « Que voulez-vous, dit-elle, je le respectois comme mon père et je l’aimois comme mon fils. » On s’en moqua encore davantage ; elle n’osa plus pleurer. Elle avoit passé sa vie dans une grande contrainte avec Mme de Montespan ; ce mari la contraignoit encore davantage ; avec tout son esprit, elle se trouva embarrassée de sa liberté. Il avoit neuf mille livres de la ville de Lyon, que le roi donna au duc de Villeroy. Canaples, cousin germain des Villeroy, avoit eu par eux le commandement de Lyon après l’archevêque de Lyon, frère du vieux maréchal de Villeroy, qui lui avoit fait donner douze mille livres par la ville. Canaples les eut en lui succédant. On l’ôta à force d’imbécillités. Le maréchal de Villeroy fit mettre Rochebonne à sa place avec mille écus, et c’est les neuf mille livres qui furent laissées à Canaples qu’eut le duc de Villeroy.

M. Pelletier, qui avoit été ministre et contrôleur général des finances, mourut à Paris à plus de quatre-vingts ans. J’ai suffisamment parlé de lui lors de sa belle retraite, qu’il soutint admirablement. Il avoit une grosse pension, voyoit le roi quelquefois par les derrières, qui le traitoit toujours avec beaucoup d’estime et d’amitié, et dont il a obtenu tout ce qu’il a voulu depuis sa retraite, et les établissements les plus considérables dans la robe pour sa famille.

Le chancelier perdit aussi son frère, accablé d’apoplexies, qu’il aimoit fort, quoique ce ne fût pas un grand clerc, mais un fort honnête homme, extrêmement riche par sa femme. Son frère l’avoit fait intendant de Paris, qu’il n’étoit plus, et conseiller d’État. Il laissa des enfants que leur richesse ni leur parenté n’ont pu sauver de leur peu de mérite et de la dernière obscurité.

Le vieux Serrant mourut aussi extrêmement vieux, dans sa belle maison de Serrant en Anjou, où il étoit retiré depuis longues années. Il avoit été maître des requêtes et surintendant de Monsieur. Il étoit Bautru, bourgeois de Tours, extrêmement riche, oncle et beau-père de Vaubrun, grand-père de l’abbé de Vaubrun et de la duchesse d’Estrées. Son petit-fils, le chevalier de Maulevrier, Colbert par son autre fille, mourut en même temps de la petite vérole, fort aimé, estimé et regretté à la guerre, où il s’étoit fort distingué, et étoit devenu maréchal de camp fort jeune. Son père étoit frère de M. Colbert, mort étrangement, chevalier de l’ordre, de douleur de n’être pas maréchal de France, qu’il méritoit. M. de Louvois, pour l’en empêcher, ne pouvant pis, lui fit donner l’ordre en 1688.

En même temps mourut aussi la princesse de Fürstemberg. On a vu (t. II, p. 400) qui étoit son mari, qui fut le dernier de sa maison, des premiers et des plus anciens comtes de l’empire, et dont le père en avoit été fait prince, qui étoit frère de l’évêque de Strasbourg et du cardinal de Fürstemberg. La princesse de Fürstemberg étoit fille unique et fort riche de Ligny, maître des requêtes, et de la sœur de la vieille Tambonneau, et de la mère du duc et du cardinal de Noailles. Elle avoit été extrêmement jolie, faite à peindre, et quoique boiteuse, dont elle ne se cachoit point, elle avoit été une des meilleures danseuses de son temps. C’étoit la meilleure et la plus aimable femme du monde, dont elle étoit extrêmement, et d’une naïveté très-plaisante. Elle étoit amie intime de la duchesse de Foix, et logeoit et couchoit à Versailles avec elle. Un soir que Mme de Foix s’étoit amusée fort tard à jouer chez M. le Grand, elle trouva la princesse de Fürstemberg couchée, qui, d’une voix lamentable, lui dit qu’elle se mouroit, et que c’étoit tout de bon. Mme de Foix s’approche, lui demande ce qu’elle a ; l’autre dit qu’elle ne sait, mais que depuis deux heures qu’elle est au lit, les artères lui battent, la tête lui fend, et qu’elle a une sueur à tout percer, qu’enfin elle se trouve très-mal et que le cœur lui manque. Voilà Mme de Foix bien en peine, et qui de plus, n’ayant point d’autre lit, va par l’autre ruelle pour se coucher au petit bord. En se fourrant doucement pour ne pas incommoder son amie, elle se heurte contre du bois fort chaud ; elle s’écrie ; une femme de chambre accourt avec une bougie ; elle trouve un moine dont on avoit chauffé le lit, que la Fürstemberg n’avoit point senti, et qui, par sa chaleur, l’avoit mise dans l’état où elle était. Mme de Foix se moqua bien d’elle, et toute la cour le lendemain.

Je ne sais comment un Allemand de la naissance de son mari l’avoit épousée. Il la planta là quelques années après, et s’en retourna en Allemagne, où il devint le premier ministre de l’électeur de Saxe, et gouverneur en plein de l’électorat quand ce prince fut en Pologne. Sa femme n’avoit jamais été assise, ni prétendu à l’être. Le cardinal de Fürstemberg, fort en faveur, prétexta que son neveu la demandoit. Elle fit longtemps ses paquets et ses adieux : sur le point de partir, le cardinal de Fürstemberg témoigna au roi sa douleur de la situation de son neveu avec sa femme, qu’il n’avoit osé mener en Allemagne, à cause de la mésalliance ; que ses occupations l’empêchoient de se mêler de ses affaires domestiques ; que sa maison s’éteignoit ; que ces raisons le forçoient de la faire venir auprès de lui pour ne plus revenir en France ; que ce lui seroit une grande consolation, et à son neveu un grand moyen de bien faire recevoir sa femme, si, en partant d’ici, le roi lui vouloit faire la grâce de la faire asseoir à son souper ; qu’il ne le demandoit qu’en prenant congé, et pour une fois unique. Le roi, accoutumé à ne rien refuser à un homme qui l’avoit si bien servi, et tant et si dangereusement souffert pour lui, l’accorda à cette condition. Elle s’assit donc, mais se garda bien de prendre congé. Le voyage parut différé. Incontinent après, Monsieur, qui l’aimoit fort, excusa le délai, et représenta au roi en même temps que de ne pas continuer ce tabouret jusqu’au départ étoit pis que de l’avoir refusé. Le cardinal de Fürstemberg, de son côté, que sa nièce, après avoir eu cet honneur, ne pouvoit plus paroître à la cour sans qu’il lui fût continué ; et que si elle n’y venoit plus, son mari la croiroit chassée, et que cela les brouilleroit. Avec tout ce manége, le tabouret lui demeura, le voyage s’éloigna, puis s’évanouit par insensible transpiration. Elle demeura le reste de sa vie à Paris, et à la cour assise. Elle n’eut point de garçons, ni sa fille aînée d’enfants du prince d’Isenghien, qu’elle laissa bientôt veuf. Sa seconde fille avoit épousé Seignelay, comme on l’a vu en son temps, dont une fille unique très-riche, qui a épousé le duc de Luxembourg, petit-fils du maréchal ; et sa troisième le comte de Lannoid, en Normandie.

Ce fut en ce même temps que le chevalier de Luxembourg, dernier fils du maréchal, et maréchal de France lui-même vingt-trois ans depuis, épousa la fille unique d’Harlay, conseiller d’État, fils unique du feu premier président Harlay, qui étoit une riche héritière.

On eut en ce même temps à Rome et ici l’étrange nouvelle de la mort du cardinal de Tournon, légat a latere à la Chine et aux Indes. Elle fit un prodigieux bruit par toute l’Europe. Sa mission, son succès, sa sainte mais exécrable catastrophe, sont tellement connus et imprimés partout, que je m’abstiendrai d’entrer dans cette énorme affaire, qui aussi bien est tout à fait étrangère aux matières de ces Mémoires, si ce n’est l’admirable cadence de ce martyr avec la naissance de l’affaire de la bulle Unigenitus. Le maréchal de Boufflers mourut à Fontainebleau, à soixante-huit ans. Il est si souvent mention de lui dans ces Mémoires qu’il n’en reste presque rien à dire. Rien de si surprenant qu’avec aussi peu d’esprit, et un esprit aussi courtisan, mais non jusqu’aux ministres, avec qui il se savoit bien soutenir, il ait conservé une probité sans la plus légère tache, une générosité aussi parfaitement pure, une noblesse en tout du premier ordre, et une vertu vraie et sincère, qui ont continuellement éclaté dans tout le cours de sa conduite et de sa vie. Il fut exactement juste pour le mérite et les actions des autres, sans acception ni distinction, et à ses propres dépens ; bon et adroit à excuser les fautes ; hardi à saisir les occasions de remettre en selle les gens les plus disgraciés. Il eut une passion extrême pour l’État, son honneur, sa prospérité ; il n’en eut pas moins par admiration et par reconnoissance pour la gloire et pour la personne du roi. Personne n’aima mieux sa famille et ses amis, et ne fut plus exactement honnête homme, ni plus fidèle à tous ses devoirs. Les gens d’honneur et les bons officiers lui étoient en singulière estime, et avec une magnificence de roi, il sut être réglé autant qu’il le put et singulièrement désintéressé ; il fut sensible à l’estime, à l’amitié, à la confiance. Discret et secret au dernier point, et d’une rare modestie en tout temps, mais qui ne l’empêcha pas de se sentir aux occasions rares qu’on a vues, et de se faire pesamment sentir aussi à qui s’outrecuidoit à son égard. Il tira tout de son amour du bien, de l’excellente droiture de ses intentions, et d’un travail en tout genre au-dessus des forces ordinaires, qui, nonobstant le peu d’étendue de ses lumières, tira souvent de lui des mémoires, des projets et des lettres d’affaires très-justes et très-sensées, dont il m’a montré plusieurs. Je lui en communiquois aussi des miens, et il en avoit un fort important dans sa cassette, lorsque je fus averti de son extrémité, telle qu’il mourut le lendemain. J’avois espéré jusque-là, et je n’avois pas voulu lui montrer d’inquiétude. Je courus chez lui dans la frayeur du scellé et de l’inventaire ; je lui dis que j’espérois tout de l’état où je le trouvois ; mais que cette maladie étant grande, il seroit longtemps sans pouvoir s’appliquer à rien de sérieux, pendant quoi j’aurois besoin de mon mémoire, qu’il me feroit plaisir de me rendre, et que je lui redonnerois après quand il voudroit. Il ne fut point ému de ce discours, appela sa femme, qui étoit arrivée la surveille, la pria d’aller chercher sa cassette, l’ouvrit, y prit le papier et me le rendit.

J’ai déjà dit que le service si rare, et qui fut si heureux, qu’il rendit à la bataille de Malplaquet, lui avoit tourné la tête jusqu’à oser demander l’épée de connétable, et sur le refus, la charge de colonel général de l’infanterie, supprimée aussi, et encore plus dangereuse. De celle-là, le refus encore plus sec l’outra ; il oublia ses récompenses, il ne vit que les refus, en contraste de tout ce qui fut prodigué au maréchal de Villars pour prix de la même bataille, et d’une campagne où tous les genres de mérites étoient de son côté, et de celui de Villars tous les démérites possibles : cela le désespéra. Le roi se dégoûta de lui comme d’un ambitieux qui étoit insatiable, et ne s’en contraignit pas. Boufflers aimoit le roi comme on aime un maître ; il le craignoit, l’admiroit, l’adoroit presque comme un dieu. Il sentit que l’impression étoit faite, et, bientôt après, qu’elle étoit sans remède. Il en tomba dans un déplaisir cuisant, amer et sombre, qui lui fit compter toute sa fortune pour rien, et qui peu à peu le jeta dans des infirmités où les médecins ne purent rien comprendre. Je perdis mon temps et mes efforts à le consoler ; car il ne m’avoit caché que ses demandes avant de les faire, mais non leur triste succès. Il s’en plaignoit quelquefois à Monseigneur, qui le considéroit, et qui cherchoit à le consoler ; souvent à Mgr le duc de Bourgogne, et encore depuis qu’il fut Dauphin, qui l’aimoit et l’estimoit, et qui l’alla voir avec affection dans sa maladie. Il revenoit d’un tour à Paris lorsqu’elle le prit ; quatre ou cinq jours le conduisirent aux portes de la mort. Un empirique lui donna un remède qui le mit presque hors de danger par la sueur, et qui défendit bien tout purgatif. Le lendemain matin, la Faculté, bien étonnée de le trouver en si bon état, lui persuada une médecine qui le tua dans la journée, avec des accidents qui montrèrent bien que c’étoit un poison après le remède qu’il avoit pris, et qui ne fit pas honneur à ceux qui la lui donnèrent. Il fut universellement regretté, et ses louanges retentirent dans toutes les bouches, quoique sa considération fût tout à fait tombée. Le roi en parla bien, mais peu, et se sentit extrêmement soulagé. On emporta chez la duchesse de Guiche la maréchale de Boufflers, où le Dauphin et la Dauphine allèrent la voir. Elle voulut s’en aller aussitôt après à Paris, et ne permit point qu’on demandât rien pour elle, ce qu’elle rejeta même avec indignation. Néanmoins leurs affaires étoient fort embarrassées, et quelques jours après on la força d’accepter une pension du roi de douze mille livres.




  1. Le stathoudérat avait été supprimé à la mort de Guillaume III, en 1702 ; il ne fut rétabli qu’en faveur de Guillaume IV.