Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre VIII’

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CHAPITRE viii.


Une femme du monde. — La rencontre.

Dans ces entrefaites, une femme vient demeurer dans la maison que j’occupe. Le hasard, un an auparavant, lorsque je cherchais un appartement, me fit aller, pour en voir un, dans la maison qu’elle occupait. Cette dame, sachant que j’étais artiste, me retint à causer. Je la perdis de vue pendant une année, quand tout à coup je la vis un jour arriver chez moi, me disant qu’ayant vu un logement dans la maison que j’habitais, elle s’était empressée de le louer, afin d’avoir le plaisir de mon voisinage. — Il existe de ces personnes qui s’insinuent de suite chez vous, et s’initient à toutes vos affaires, surtout lorsque, comme moi, l’on n’a pas plus de défiance. — J’étais dans le fort de mon coup de feu, pour ma représentation, elle me proposa ses services, afin de m’aider. Elle était plus souvent chez moi que chez elle. À travers toutes mes préoccupations, je m’aperçus que l’un de ses buts était de se faufiler parmi une société honorable. Elle avait la parole facile et dorée, et plusieurs de mes amies s’y sont laissé prendra aussi un moment. Elle était adroite ; cependant elle disait trop souvent : moi, femme du monde. Elle le répétait sans cesse, et c’est là, justement, où l’on pouvait remarquer qu’elle ne l’était pas : on ne le dit point, et on le prouve.

Elle me proposa de tenir ma comptabilité, et je déposai chez elle tous mes billets. Quand je faisais mes courses ou mes répétitions, c’était elle qui répondait aux personnes qui venaient en chercher. — On m’engagea à envoyer quelqu’un dans les hôtels, afin d’en offrir aussi. À cet effet, une dame de mes amies m’envoya un homme intelligent qu’elle connaissait. Lorsqu’il se présenta chez moi, ma voisine s’y trouvait ; il y eut là un certain coup de théâtre. « Quoi ! c’est vous, Madame, lui dit-il avec surprise, quelle rencontre ! — Oui, reprit-elle ( devenant fort rouge), j’aide mademoiselle de la Roche-Jagu, et c’est moi qui vous remettrai un paquet de billets que je vais préparer, si vous voulez bien venir demain les chercher chez moi. — Eh bien, à demain, répondit-il en se retirant. — Qui donc vous a envoyé cet homme ? me dit-elle, il ne convient nullement pour l’affaire qu’il entreprend ; laissez-le, je vous en trouverai un autre. »

Cela me donna beaucoup à penser. Le lendemain matin, je reçus une lettre ainsi conçue : « Permettez-moi, Mademoiselle, de refuser la mission dont je m’étais chargé avec plaisir pour vos billets, mais dès que madame Roussette, dite de Chilly, se mêle d’une affaire, cette dame est trop adroite, je dois me retirer. Vous pouvez lui montrer ma lettre. »

Signé Clerdant.

La soi-disant baronne était trop rusée pour ne pas comprendre sa position équivoque, et pour ne pas s’apercevoir que je commençais à démêler quelque chose qui n’était point à son avantage.

Je confiai à quelques-unes de mes amies la missive que je venais de recevoir, et après avoir bien réfléchi, elles m’engagèrent à ne rien dire pour le moment, et de me débarrasser après, adroitement et sans bruit, de la prétendue baronne de Chilly, titre et nom sous lesquels elle s’était introduite chez moi. — Quelques-uns de mes amis aussi prirent des renseignements sur son compte. J’appris qu’elle avait exercé le métier peu honorable de tireuse de cartes, je transcris même la lettre qui m’a été écrite à ce sujet par son ancienne concierge, ainsi que la carte qui y était renfermée.

« Mademoiselle, vous m’avez fait demander si j’avais encore des cartes de madame la baronne de Chilly, du temps qu’elle tirait les cartes, sous le nom de Carmen. Je vous en envoie deux ci-jointes à ma lettre. Je vous salue, femme Guérin. » — (Madame Carmen, tous les jours, excepté les dimanches de 10 heures du matin à 6 heures du soir, rue Neuve-des-Martyrs, 13.)

Je ne pus m’empêcher de lui témoigner de la froideur ; elle redoubla envers moi de protestations d’intérêt, sur ma position si intéressante par le noble courage que je montrais, etc… Mais elle ne devait pas tarder à me faire sentir ses coups de griffes. Elle avait résolu de tâcher de me perdre dans l’esprit des personnes qu’elle voyait s’intéresser à moi ; quant à celles qui me connaissaient particulièrement, la chose était impossible.