Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre VII’

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CHAPITRE vii.


Les malheurs d’un pot au feu. — Une représentation au Théâtre-Italien.

Quand ma santé fut rétablie, après tous ces ennuis, je me mis à composer un opéra. Ici, ma chère Fanny, pour faire trêve un instant à mes tribulations, je vais te raconter une petite anecdote…

Lorsque je suis dans le feu de la composition, je suis très-distraite ; étant obligée aussi de m’occuper de l’art culinaire, j’avais mis un petit pot-au-feu. M’apercevant que celui-ci ne bouillait pas, je vais chercher du combustible, mais, pensant plus au morceau que je composais, qu’à mon pot-au-feu, j’en mis une partie dans la marmite même. Je l’en retirai bien vite. Ce n’est pas tout : on sonne chez moi. Peste soit de l’importun qui vient m’empêcher de travailler, me dis-je. Cependant je vais ouvrir. C’était un voisin, un vieux richard, qui habitait le même carré que moi, et dont l’avarice a peu d’exemple : il aurait assurément pu servir de nouveau type à Molière, si ce dernier avait encore existé. « Pardon Mademoiselle, me dit-il en entrant, voudriez-vous me donner asile pour quelques instants : ma femme a emporté la clef. — Entrez, Monsieur, mais avec votre permission, je vais écrire la phrase musicale que je tiens en ce moment, et qui pourrait m’échapper : asseyez-vous au coin du feu. » Le vieux renard, il avait le nez fin, c’est bien ce qu’il convoitait ; l’odeur de mon bouillon était arrivée jusqu’à lui. — Au bout de quelques minutes, il entend sa femme rentrer ; alors se levant, il me remercie de mon hospitalité. Je vais le reconduire, lorsqu’en voulant tirer la porte après lui, le manteau plus que râpé qui le couvrait, s’entr’ouvrit, et qu’aperçus-je !… sous son bras, un certain instrument (qui se joue habituellement sans dièze ni bémol). Aussitôt je me rappelle ce qu’on m’avait raconté quelque temps auparavant, de ce nouveau Pourceaugnac, qui allait ainsi sans se gêner, lorsqu’il pouvait ne pas être vu, puiser le bouillon chez ses voisins. — Je m’élance vers la marmite, et la découvre ; Ô ! douleur, il n’était que trop vrai, elle avait sensiblement diminué. Au milieu de l’hilarité que me causa ce trait de mon vieil avare de voisin, je me promis (comme le corbeau), qu’on ne m’y reprendrait plus.

L’opéra que je composais était en un acte, intitulé : Simple et Coquette ; il n’était pas encore orchestré, lorsque M. Pellegrin prit la direction du Théâtre-Lyrique. On lui parla de mes ouvrages, et il promit de venir chez moi entendre ma musique. Je donnai vite les rôles à apprendre ; il n’y avait que trois personnages, il fut fort bien monté.

M. Jules Lefort chanta délicieusement sa partie (comme tout ce qu’il chante). M. le directeur fut très-satisfait de mon opéra, et le dit hautement devant les personnes que j’avais réunies ; il m’engagea à faire de suite l’instrumentation et à lui envoyer le libretto. Malheureusement ce bon directeur ne fit, pour ainsi dire, que paraître et disparaître à la direction, et son successeur, M. Carvalho, auquel je dus m’adresser pour le prier d’entendre cet opéra reçu au théâtre par son prédécesseur, ne me fit pas même l’honneur d’une réponse.

Que faire pour réussir !… Comment faire connaître ses œuvres ? Personne ne vous tend la main. Pauvres compositeurs, quel triste sort est le vôtre… et qu’il faut que l’amour de l’art soit puissant, pour vous donner la force de surmonter et de vaincre les mille difficultés que l’on sème impitoyablement sur votre route.

Il y a longtemps que j’avais le désir d’organiser une représentation au Théâtre-Italien, mais l’argent, toujours l’argent me retenait : je reculais devant des frais si considérables. Pourtant, qui ne tente rien, n’a rien, me dis-je ; puis, toutes les peines que je vais me donner, n’ayant personne pour me seconder, c’est un véritable tour de force. Eh bien ! j’en aurai le courage. Et nie voilà en route. — Je vais voir des artistes de l’Opéra-Comique ; quelques-uns me refusent, d’autres ont la bonté d’accepter. Ce n’est pas le tout, il faut l’autorisation de M. le directeur : impossible de l’obtenir. Il faut battre de nouveau la campagne pour chercher des artistes en dehors des théâtres ; comme c’est facile, surtout pour en trouver de convenables.

J’apprends que l’engagement de madame Ugalde vient de finir. Connaissant la bonté de cette grande artiste, je me présentai chez elle, et j’en reçus le plus gracieux accueil. Après avoir pris connaissance de ma partition, elle me dit que ma musique lui plaisait beaucoup, et qu’elle voulait bien me prêter son concours, et jouer le rôle que je lui offrais, mais qu’il fallait que l’opéra fût bien monté. Elle m’aida à chercher des artistes hors ligne, à l’Académie impériale de musique. L’ouvrage tout organisé et prêt à entrer en répétition, l’un des artistes est forcé de partir ; il faut le remplacer ; puis un autre tombe malade. Enfin, jusqu’au 13 juin, je continuai mes démarches, sans aboutir à rien, et madame Ugalde elle-même partit à cette époque : je dus donc renoncer forcément à donner ma représentation, et l’année suivante, j’eus le courage de recommencer. Il est impossible de s’imaginer les peines sans nombre que j’ai eues pour trouver de bons chanteurs. Mais cela n’était rien ! Une bonne dame m’avait laissé un legs de 600 francs ; c’était juste le prix de la salle. Que de billets il me fallait placer encore, pour les autres frais qui s’élevaient très-haut.