Mémoires d’outre-tombe/Quatrième partie/Livre III

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LIVRE III[1]

Infirmerie de Marie-Thérèse. — Lettre de Madame la duchesse de Berry, de la citadelle de Blaye. — Départ de Paris. — Calèche de M. de Talleyrand. — Bâle. — Journal de Paris à Prague, du 14 au 24 mai 1833, écrit au crayon dans la voiture, à l’encre dans les auberges. — Bords du Rhin. — Saut du Rhin. — Moskirch. — Orage. — Le Danube. — Ulm. — Blenheim. — Louis XIV. — Forêt hercynienne. — Les Barbares. — Sources du Danube. — Ratisbonne. — Fabrique d’empereurs. — Diminution de la vie sociale à mesure qu’on s’éloigne de la France. — Sentiments religieux des Allemands. — Arrivée à Waldmünchen. — Douane autrichienne. — L’entrée en Bohême refusée. — Séjour à Waldmünchen. — Lettres au comte de Choteck. — Inquiétudes. — Le viatique. — Chapelle. — Ma chambre d’auberge. — Description de Waldmünchen. — Lettre du comte de Choteck. — La paysanne. — Départ de Waldmünchen. — Douane autrichienne. — Entrée en Bohême. — Forêt de pins. — Conversation avec la lune. — Pilsen. — Grands chemins du nord. — Vue de Prague.
Paris, rue d’Enfer, 9 mai 1833.

J’ai amené la série des derniers faits jusqu’à ce jour ; pourrai-je reprendre enfin mon travail ? Ce travail consiste dans les diverses parties de ces Mémoires non encore achevées, et j’aurai quelque difficulté à m’y remettre ex abrupto, car j’ai la tête préoccupée des choses du moment ; je ne suis pas dans les dispositions convenables pour recueillir mon passé dans le calme où il dort, tout agité qu’il fut quand il était à l’état de vie. J’ai pris la plume pour écrire ; sur quoi et à propos de quoi, je l’ignore.

En parcourant du regard le journal dans lequel, depuis six mois, je me rends compte de ce que je fais et de ce qui m’arrive, je vois que la plupart des pages sont datées de la rue d’Enfer.

Le pavillon que j’habite près de la barrière pouvait monter à une soixantaine de mille francs ; mais, à l’époque de la hausse des terrains, je l’achetai beaucoup plus cher, et je ne l’ai pu jamais payer : il s’agissait de sauver l’Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée par les soins de madame de Chateaubriand et contiguë au pavillon ; une compagnie d’entrepreneurs se proposait d’établir un café et des montagnes russes dans le sus-dit pavillon, bruit qui ne va guère avec l’agonie.

Ne suis-je pas heureux de mes sacrifices ? sans doute ; on est toujours heureux de secourir les malheureux ; je partagerais volontiers aux nécessiteux le peu que je possède ; mais je ne sais si cette disposition s’élève chez moi jusqu’à la vertu. Je suis bon comme un condamné qui prodigue ce qui ne lui servira plus dans une heure. À Londres, le patient qu’on va pendre vend sa peau pour boire : je ne vends pas la mienne, je la donne aux fossoyeurs.

Une fois la maison achetée, ce que j’avais de mieux à faire était de l’habiter ; je l’ai arrangée telle qu’elle est. Des fenêtres du salon on aperçoit d’abord ce que les Anglais appellent pleasure-ground, avant scène formée d’un gazon et de massifs d’arbustes. Au delà de ce pourpris, par-dessus un mur d’appui que surmonte une barrière blanche losangée, est un champ variant de cultures et consacré à la nourriture des bestiaux de l’Infirmerie. Au delà de ce champ vient un autre terrain séparé du champ par un autre mur d’appui à claire-voie verte, entrelacée de viornes et de rosiers du Bengale ; cette marche de mon État consiste en un bouquet de bois, un préau et une allée de peupliers. Ce recoin est extrêmement solitaire, il ne me rit point comme le recoin d’Horace, angulus ridet. Tout au contraire, j’y ai quelquefois pleuré. Le proverbe dit : Il faut que jeunesse se passe. L’arrière-saison a aussi quelque frasque à passer :

Les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes.
(La Fontaine.)

Mes arbres sont de mille sortes. J’ai planté vingt-trois cèdres de Salomon et deux chênes de druides : ils font les cornes à leur maître de peu de durée, brevem dominum. Un mail, double allée de marronniers, conduit du jardin supérieur au jardin inférieur ; le long du champ intermédiaire, la déclivité du sol est rapide.

Ces arbres, je ne les ai pas choisis comme à la Vallée aux Loups en mémoire des lieux que j’ai parcourus : qui se plaît au souvenir conserve des espérances. Mais lorsqu’on n’a ni enfants, ni jeunesse, ni patrie, quel attachement peut-on porter à des arbres dont les feuilles, les fleurs, les fruits ne sont plus les chiffres mystérieux employés au calcul des époques d’illusion ? En vain on me dit : « Vous rajeunissez », croit-on me faire prendre pour ma dent de lait ma dent de sagesse ? encore celle-ci ne m’est venue que pour manger un pain amer sous la royauté du 7 août. Au reste mes arbres ne s’informent guère s’ils servent de calendrier à mes plaisirs ou d’extraits mortuaires à mes ans ; ils croissent chaque jour, du jour que je décrois : ils se marient à ceux de l’enclos des Enfants trouvés et du boulevard d’Enfer qui m’enveloppent. Je n’aperçois pas une maison ; à deux cent lieues de Paris je serais moins séparé du monde. J’entends bêler les chèvres qui nourrissent les orphelins délaissés. Ah ! si j’avais été comme eux dans les bras de saint Vincent de Paul ! né d’une faiblesse, obscur et inconnu comme eux, je serais aujourd’hui quelque ouvrier sans nom, n’ayant rien à démêler avec les hommes, ne sachant ni pourquoi ni comment j’étais venu à la vie, ni comment ni pourquoi j’en dois sortir.

La démolition d’un mur m’a mis en communication avec l’Infirmerie de Marie-Thérèse ; je me trouve à la fois dans un monastère, dans une ferme, un verger et un parc. Le matin, je m’éveille au son de l’Angélus ; j’entends de mon lit le chant des prêtres dans la chapelle ; je vois de ma fenêtre un calvaire qui s’élève entre un noyer et un sureau : des vaches, des poules, des pigeons et des abeilles ; des sœurs de charité en robe d’étamine noire et en cornette de basin blanc, des femmes convalescentes, de vieux ecclésiastiques vont errant parmi les lilas, les azaléas, les pompadouras et les rhododendrons du jardin, parmi les rosiers, les groseilliers, les framboisiers et les légumes du potager. Quelques-uns de mes curés octogénaires étaient exilés avec moi : après avoir mêlé ma misère à la leur sur les pelouses de Kensington, j’ai offert à leurs derniers pas les gazons de mon hospice ; ils y traînent leur vieillesse religieuse comme les plis du voile du sanctuaire.

J’ai pour compagnon un gros chat gris-roux à bandes noires transversales, né au Vatican dans la loge de Raphaël : Léon XII l’avait élevé dans un pan de sa robe, où je l’avais vu avec envie, lorsque le pontife me donnait mes audiences d’ambassadeur. Le successeur de saint Pierre étant mort, j’héritai du chat sans maître, comme je l’ai dit en racontant mon ambassade de Rome. On l’appelait Micetto, surnommé le chat du pape. Il jouit en cette qualité d’une extrême considération auprès des âmes pieuses. Je cherche à lui faire oublier l’exil, la chapelle Sixtine et le soleil de cette coupole de Michel-Ange sur laquelle il se promenait loin de la terre.

Ma maison, les divers bâtiments de l’Infirmerie avec leur chapelle et la sacristie gothique, ont l’air d’une colonie ou d’un hameau. Dans les jours de cérémonie, la religion cachée chez moi, la vieille monarchie à mon hôpital, se mettent en marche. Des processions composées de tous nos infirmes, précédés des jeunes filles du voisinage, passent en chantant sous les arbres avec le Saint-Sacrement, la croix et la bannière. Madame de Chateaubriand les suit, le chapelet à la main, fière du troupeau objet de sa sollicitude. Les merles sifflent, les fauvettes gazouillent, les rossignols luttent avec les hymnes. Je me reporte aux Rogations dont j’ai décrit la pompe champêtre ; de la théorie du christianisme, j’ai passé à la pratique.

Mon gîte fait face à l’occident. Le soir, la cime des arbres éclairés par derrière grave sa silhouette noire et dentelée sur l’horizon. Ma jeunesse revient à cette heure ; elle ressuscite ces jours écoulés que le temps a réduits à l’insubstance des fantômes. Quand les constellations percent leur voûte bleue, je me souviens de ce firmament splendide que j’admirais du giron des forêts américaines, ou du sein de l’Océan. La nuit est plus favorable que le jour aux réminiscences du voyageur ; elle lui cache les paysages qui lui rappelleraient les lieux qu’il habite ; elle ne lui laisse voir que les astres, d’un aspect semblable, sous les différentes latitudes du même hémisphère. Alors il reconnaît ces étoiles qu’il regardait de tel pays, à telle époque ; les pensées qu’il eut, les sentiments qu’il éprouva dans les diverses parties de la terre, remontent et s’attachent au même point du ciel.

Nous n’entendons parler du monde à l’Infirmerie qu’aux deux quêtes publiques et un peu le dimanche : ces jours-là, notre hospice est changé en une espèce de paroisse. La sœur supérieure prétend que de belles dames viennent à la messe dans l’espérance de me voir ; économe industrieuse, elle met à contribution leur curiosité : en leur promettant de me montrer, elle les attire dans le laboratoire ; une fois prises au trébuchet, elle leur cède, bon gré, mal gré, pour de l’argent, des drogues en sucre. Elle me fait servir à la vente du chocolat fabriqué au profit de ses malades, comme La Martinière m’associait au débit de l’eau de groseilles qu’il avalait au succès de ses amours. La sainte femme dérobe aussi des trognons de plume dans l’encrier de madame de Chateaubriand ; elle les négocie parmi les royalistes de pure race, affirmant que ces trognons précieux ont écrit le superbe Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry.

Quelques bons tableaux de l’école espagnole et italienne, une vierge de Guérin, la Sainte Thérèse, dernier chef-d’œuvre du peintre de Corinne[2], nous font tenir aux arts. Quand à l’histoire, nous aurons bientôt à l’hospice la sœur du marquis de Favras et la fille de madame Roland : la monarchie et la république m’ont chargé d’expier leur ingratitude et de nourrir leurs invalides.

C’est à qui sera reçu à Marie-Thérèse. Les pauvres femmes obligées d’en sortir quand elles ont recouvré la santé se logent aux environs de l’Infirmerie, se flattant de retomber malades et d’y rentrer. Rien n’y sent l’hôpital : la juive, la protestante, la catholique, l’étrangère, la Française y reçoivent les soins d’une délicate charité qui se déguise en affectueuse parenté ; chacune des affligées croit reconnaître sa mère. J’ai vu une Espagnole, belle comme Dorothée, la perle de Séville, mourir à seize ans de la poitrine, dans le dortoir commun, se félicitant de son bonheur, regardant en souriant, avec de grands yeux noirs à demi éteints, une figure pâle et amaigrie, madame la Dauphine, qui lui demandait de ses nouvelles et l’assurait qu’elle serait bientôt guérie. Elle expira le soir même, loin de la Mosquée de Cordoue et des bords du Guadalquivir, son fleuve natal : « D’où es-tu ? — Espagnole. — Espagnole et ici ! » (Lope de Véga.)

Grand nombre de veuves de chevaliers de Saint-Esprit sont nos habituées ; elles apportent avec elles la seule chose qui leur reste, les portraits de leurs maris en uniforme de capitaine d’infanterie : habit blanc, revers roses ou bleu de ciel, frisure à l’oiseau royal. On les met au grenier. Je ne puis voir leur régiment sans rire : si l’ancienne monarchie eût subsisté, j’augmenterais aujourd’hui le nombre de ces portraits, je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. « C’est votre grand-oncle François, le capitaine au régiment de Navarre : il avait bien de l’esprit ! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots : Retranchez ma tête, et dans l’Almanach des Muses la pièce fugitive : le Cri du cœur. »

Quand je suis las de mes jardins, la plaine de Montrouge les remplace. J’ai vu changer cette plaine : que n’ai-je pas vu changer ! Il y a vingt-cinq ans qu’en allant à Méréville, au Marais, à la Vallée aux Loups, je passais par la barrière du Maine ; on n’apercevait à droite et à gauche de la chaussée que des moulins, les roues des grues aux trouées des carrières et la pépinière de Cels, ancien ami de Rousseau. Desnoyers bâtit ses salons de cent couverts pour les soldats de la garde impériale, qui venaient trinquer entre chaque bataille gagnée, entre chaque royaume abattu. Quelques guinguettes s’élevèrent autour des moulins, depuis la barrière du Maine jusqu’à la barrière du Montparnasse. Plus haut était le Moulin janséniste et la petite maison de Lauzun pour contraste. Auprès des guinguettes furent placés des acacias, ombrage des pauvres, comme l’eau de Seltz est le vin de Champagne des gueux. Un théâtre forain fixa la population nomade des bastringues ; un village se forma avec une rue pavée, des chansonniers et des gendarmes, Amphions et Cécrops de la police.

Pendant que les vivants s’établissaient, les morts réclamaient leur place. On enferma, non sans opposition des ivrognes, un cimetière dans une enceinte où fut enclos un moulin ruiné, comme la tour des Abois : c’est là que la mort porte chaque jour le grain qu’elle a recueilli ; un simple mur la sépare des danses, de la musique, des tapages nocturnes ; les bruits d’un moment, les mariages d’une heure les séparent du silence sans terme, de la nuit sans fin et des noces éternelles.

Je parcours souvent ce cimetière moins vieux que moi, où les vers qui rongent les morts ne sont pas encore morts ; je lis les épitaphes : que de femmes de seize à trente ans sont devenues la proie de la tombe ! heureuses de n’avoir vécu que leur jeunesse ! La duchesse de Gèvres, dernière goutte du sang de Du Guesclin, squelette d’un autre âge, fait son somme au milieu des dormeurs plébéiens.

Dans cet exil nouveau, j’ai déjà d’anciens amis : M. Lemoine y repose. Secrétaire de M. de Montmorin, il m’avait été légué par madame de Beaumont. Il m’apportait presque tous les soirs, quand j’étais à Paris, la simple conversation qui me plaît tant quand elle s’unit à la bonté du cœur et à la sûreté du caractère. Mon esprit fatigué et malade se délasse avec un esprit sain et reposé. J’ai laissé les centres de la noble patronne de M. Lemoine au bord du Tibre.

Les boulevards qui environnent l’Infirmerie partagent mes promenades avec le cimetière, je n’y rêve plus : n’ayant plus d’avenir, je n’ai plus de songes. Étranger aux générations nouvelles, je leur semble un besacier poudreux, bien nu ; à peine suis-je recouvert maintenant d’un lambeau de jours écourtés que le temps rogne, comme le héraut d’armes coupait la jaquette d’un chevalier sans gloire : je suis aise d’être à l’écart. Il me plaît d’être à une portée de fusil de la barrière, au bord d’un grand chemin et toujours prêt à partir. Du pied de la colonne milliaire, je regarde passer le courrier, mon image et celle de la vie.

Lorsque j’étais à Rome, en 1828, j’avais formé le projet de bâtir à Paris, au bout de mon ermitage une serre et une maison de jardinier ; le tout sur mes économies de mon ambassade et les fragments d’antiquités trouvés dans mes fouilles à Torre Vergata. M. de Polignac arriva au ministère ; je fis aux libertés de mon pays le sacrifice d’une place qui me charmait ; retombé dans mon indigence, adieu ma serre : fortuna vitrea est.

La méchante habitude du papier et de l’encre fait qu’on ne peut s’empêcher de griffonner. J’ai pris la plume, ignorant ce que j’allais écrire, et j’ai barbouillé cette description, trop longue au moins d’un tiers : si j’ai le temps, je l’abrégerai.

Je dois demander pardon à mes amis de l’amertume de quelques-unes de mes pensées. Je ne sais rire que des lèvres ; j’ai le spleen, tristesse physique, véritable maladie ; quiconque a lu ces Mémoires a vu quel a été mon sort. Je n’étais pas à une nagée du sein de ma mère que déjà les tourments m’avaient assailli. J’ai erré de naufrage en naufrage ; je sens une malédiction sur ma vie, poids trop pesant pour cette cahute de roseaux. Que ceux que j’aime ne se croient donc pas reniés ; qu’ils m’excusent, qu’ils laissent passer ma fièvre : entre ces accès, mon cœur est tout à eux.

J’en étais là de ces pages décousues, jetées pêle-mêle sur ma table et emportées par le vent que laissent entrer mes fenêtres ouvertes, lorsqu’on m’a remis la lettre et la note suivantes de madame la duchesse de Berry : allons, rentrons encore une fois dans la seconde partie de ma double vie, la partie positive.

« De la citadelle de Blaye, 7 mai 1833.

« Je suis péniblement contrariée du refus du gouvernement de vous laisser venir auprès de moi, après la double demande que j’en ai faite. De toutes les vexations sans nombre qu’il m’a fallu éprouver, celle-ci est sans doute la plus pénible. J’avais tant de choses à vous dire ! tant de conseils à vous réclamer ! Puisqu’il faut renoncer à vous voir, je vais du moins essayer, par le seul moyen qui me reste, de vous remettre la commission que je voulais vous donner et que vous accomplirez : car je compte sans réserve sur votre dévouement pour mon fils. Je vous charge donc, monsieur, spécialement d’aller à Prague et de dire à mes parents que, si je me suis refusée jusqu’au 22 février à déclarer mon mariage secret, ma pensée était de servir davantage la cause de mon fils et de prouver qu’une mère, une Bourbon, ne craignait pas d’exposer ses jours. Je comptais seulement faire connaître mon mariage à la majorité de mon fils ; mais les menaces du gouvernement, les tortures morales, poussées au dernier degré, m’ont décidée à faire ma déclaration. Dans l’ignorance où je suis de l’époque à laquelle la liberté me sera rendue, après tant d’espérances déçues, il est temps de donner à ma famille et à l’Europe entière une explication qui puisse prévenir des suppositions injurieuses. J’aurais désiré pouvoir la donner plus tôt ; mais une séquestration absolue et les difficultés insurmontables pour communiquer avec le dehors m’en avaient empêchée jusqu’ici. Vous direz à ma famille que je suis mariée en Italie au comte Hector Lucchesi-Palli, des princes de Campo-Franco.

« Je vous demande, ô monsieur de Chateaubriand, de porter à mes chers enfants l’expression de toute ma tendresse pour eux. Dites bien à Henri que je compte plus que jamais sur tous ses efforts pour devenir de jour en jour plus digne de l’admiration et de l’amour des Français. Dites à Louise combien je serais heureuse de l’embrasser et que ses lettres ont été pour moi ma seule consolation. Mettez mes hommages aux pieds du roi et offrez mes tendres amitiés à mon frère et à ma bonne sœur. Je vous demande de me rapporter partout où je serai les vœux de mes enfants et de ma famille. Renfermée dans les murs de Blaye, je trouve une consolation à avoir un interprète tel que monsieur le vicomte de Chateaubriand ; il peut à tout jamais compter sur mon attachement.

« Marie-Caroline. »
note.

« J’ai éprouvé une grande satisfaction de l’accord qui règne entre vous et M. le marquis de La Tour-Maubourg, y attachant un grand prix pour les intérêts de mon fils.

« Vous pouvez communiquer à madame la dauphine la lettre que je vous écris. Assurez ma sœur que, dès que je serai mise en liberté, je n’aurai rien de plus pressé que de lui envoyer tous les papiers relatifs aux affaires politiques. Tous mes vœux auraient été de me rendre à Prague aussitôt que je serai libre ; mais les souffrances de tout genre que j’ai éprouvées ont tellement détruit ma santé, que je serai obligée de m’arrêter quelque temps en Italie pour me remettre un peu et ne pas trop effrayer, par mon changement, mes pauvres enfants. Étudiez le caractère de mon fils, ses qualités, ses penchants, ses défauts même ; vous direz au roi, à madame la dauphine et à moi-même ce qu’il y a à corriger, à changer, à perfectionner, et vous ferez connaître à la France ce qu’elle a à espérer de son jeune roi.

« Par mes divers rapports avec l’empereur de Russie, je sais qu’il a fort bien accueilli à diverses reprises des propositions de mariage de mon fils avec la princesse Olga. M. de Choulot vous donnera les renseignements les plus précis sur les personnes qui se trouvent à Prague.

« Désirant rester Française avant tout, je vous demande d’obtenir du roi de conserver mon titre de princesse et mon nom. La mère du roi de Sardaigne s’appelle toujours la princesse de Carignan[3] malgré qu’elle ait épousé M. de Montléar, auquel elle a donné le titre de prince. Marie-Louise, duchesse de Parme, a conservé son titre d’impératrice en épousant le comte de Neipperg, et elle est restée tutrice de son fils : ses autres enfants s’appellent Neipperg.

« Je vous prie de partir le plus promptement possible pour Prague, désirant plus vivement que je ne puis vous le dire que vous arriviez à temps pour que ma famille n’apprenne tous ces détails que par vous.

« Je désire le plus possible qu’on ignore votre départ ou que du moins l’on ne sache point que vous êtes porteur d’une lettre de moi, pour ne pas faire découvrir mon seul moyen de correspondance qui est si précieux, quoique fort rare. M. le comte Lucchesi, mon mari, est descendant d’une des quatre plus anciennes familles de Sicile, les seules qui restent des douze compagnons de Tancrède. Cette famille s’est toujours fait remarquer par le plus noble dévouement à la cause de ses rois. Le prince de Campo-Franco, père de Lucchesi, était le premier gentilhomme de la chambre de mon père. Le roi de Naples actuel[4], ayant une entière confiance en lui, l’a placé auprès de son jeune frère, le vice-roi de Sicile. Je ne vous parle pas de ses sentiments ; ils sont en tous points conformes aux nôtres.

« Convaincue que la seule manière d’être comprise par les Français, c’est de leur parler toujours le langage de l’honneur et de leur faire envisager la gloire, j’avais eu la pensée de marquer le commencement du règne de mon fils par la réunion de la Belgique à la France. Le comte Lucchesi fut chargé par moi de faire à ce sujet les premières ouvertures au roi de Hollande[5] et au prince d’Orange[6] ; il avait puissamment contribué à les faire bien accueillir. Je n’ai pas été assez heureuse pour terminer ce traité[7], l’objet de tous mes vœux ; mais je pense qu’il y a encore des chances de succès ; avant de quitter la Vendée, j’avais donné à M. le maréchal de Bourmont des pouvoirs pour continuer cette affaire ; personne n’est plus capable que lui de la mener à bien, à cause de l’estime dont il jouit en Hollande.

« M.-C.

« Blaye, ce 7 mai 1833. »

« Dans l’incertitude où je suis de pouvoir écrire au marquis de La Tour-Maubourg, tâchez de le voir avant votre départ. Vous pouvez lui dire tout ce que vous jugerez convenable, mais sous le secret le plus absolu. Convenez avec lui de la direction à donner aux journaux. »

Je fus ému à la lecture de ces documents. La fille de tant de rois, cette femme tombée de si haut, après avoir fermé l’oreille à mes conseils, avait le noble courage de s’adresser à moi, de me pardonner d’avoir prévu le mauvais succès de son entreprise : sa confiance m’allait au cœur et m’honorait. Madame de Berry m’avait bien jugé ; la nature même de cette entreprise qui lui faisait tout perdre ne m’éloignait pas. Jouer un trône, la gloire, l’avenir, une destinée, n’est pas chose vulgaire : le monde comprend qu’une princesse peut être une mère héroïque. Mais ce qu’il faut vouer à l’exécration, ce qui n’a pas d’exemple dans l’histoire, c’est la torture impudique infligée à une faible femme, seule, privée de secours, accablée de toutes les forces d’un gouvernement conjuré contre elle, comme s’il s’agissait de vaincre une puissance formidable. Des parents livrant eux-mêmes leur fille à la risée des laquais, la tenant par les quatre membres afin qu’elle accouche en public ; appelant les autorités du coin, les geôliers, les espions, les passants, pour voir sortir l’enfant des entrailles de leur prisonnière, de même qu’on avait appelé la France à voir naître son roi ! Et quelle prisonnière ? la petite-fille de Henri IV ! Et quelle mère ? la mère de l’orphelin dont on occupe le trône ! Trouverait-on dans les bagnes une famille assez mal née pour avoir la pensée de flétrir un de ses enfants d’une telle ignominie ? N’eût-il pas été plus noble de tuer madame la duchesse de Berry que de lui faire subir la plus tyrannique humiliation ? Ce qu’il y a eu d’indulgence dans cette lâche affaire appartient au siècle, ce qu’il y a eu d’infâmant appartient au gouvernement.

La lettre et la note de madame la duchesse de Berry sont remarquables par plus d’un endroit : la partie relative à la réunion de la Belgique et au mariage de Henri V montre une tête capable de choses sérieuses ; la partie qui concerne la famille de Prague est touchante. La princesse craint d’être obligée de s’arrêter en Italie pour se remettre un peu et ne pas trop effrayer de son changement ses pauvres enfants. Quoi de plus triste et de plus douloureux ! Elle ajoute : « Je vous demande, ô monsieur de Chateaubriand ! de porter à mes chers enfants l’expression de toute ma tendresse, etc. »

Ô madame la duchesse de Berry ! que puis-je pour vous, moi faible créature déjà à moitié brisée ? Mais comment refuser quelque chose à ces paroles : « Renfermée dans les murs de Blaye, je trouve une consolation à avoir un interprète tel que monsieur de Chateaubriand ; il peut à jamais compter sur mon attachement. »

Oui : je partirai pour la dernière et la plus grande de mes ambassades ; j’irai de la part de la prisonnière de Blaye trouver la prisonnière du Temple ; j’irai négocier un nouveau pacte de famille, porter les embrassements d’une mère captive à des enfants exilés, et présenter les lettres par lesquelles le courage et le malheur m’accréditent auprès de l’innocence et de la vertu.

Une lettre pour madame la Dauphine et un billet pour les deux enfants étaient joints à la lettre qui m’était adressée.

Il m’était resté de mes grandeurs passées un coupé, dans lequel je brillais jadis à la cour de George IV, et une calèche de voyage, autrefois construite à l’usage du prince de Talleyrand. Je fis radouber celle-ci, afin de la rendre capable de marcher contre nature : car, par son origine et ses habitudes, elle est peu disposée à courir après les rois tombés[8]. Le 14 mai, à huit heures et demie du soir, anniversaire de l’assassinat de Henri IV, je partis pour aller trouver Henri V enfant, orphelin et proscrit.

Je n’étais pas sans inquiétude relativement à mon passe-port : pris aux affaires étrangères, il était sans signalement, et il avait onze mois de date ; délivré pour la Suisse et l’Italie, il m’avait déjà servi à sortir de France et à y rentrer ; différents visas attestaient ces diverses circonstances. Je n’avais voulu ni le faire renouveler ni en requérir un nouveau. Toutes les polices eussent été averties, tous les télégraphes eussent joué ; j’aurais été fouillé à toutes les douanes dans ma vache, dans ma voiture, sur ma personne. Si mes papiers avaient été saisis, que de prétextes de persécution, que de visites domiciliaires, que d’arrestations ! Quelle prolongation de la captivité royale ! car il demeurait prouvé que la princesse avait des moyens secrets de correspondance au dehors. Il m’était donc impossible de signaler mon départ par la demande d’un passe-port ; je me confiai à mon étoile.

Évitant la route trop battue de Francfort et celle de Strasbourg qui passe sous la ligne télégraphique, je pris le chemin de Bâle avec Hyacinthe Pilorge, mon secrétaire, façonné à toutes mes fortunes, et Baptiste, valet de chambre, lorsque j’étais monseigneur, et redevenu valet tout court à la chute de ma seigneurie : nous montons et nous descendons ensemble. Mon cuisinier, le fameux Monmirail, se retira à ma sortie du ministère, me déclarant qu’il ne reviendrait aux affaires qu’avec moi. Il avait été sagement décidé, par l’introducteur des ambassadeurs sous la Restauration, que tout ambassadeur mort rentrait dans la vie privée ; Baptiste était rentré dans la domesticité.

Arrivé à Altkirch, relais de la frontière, un gendarme se présenta et me demanda mon passe-port. À la vue de mon nom, il me dit qu’il avait fait, sous les ordres de mon neveu Christian, capitaine dans les dragons de la garde, la campagne d’Espagne en 1823. Entre Altkirch et Saint-Louis je rencontrai un curé et ses paroissiens ; ils faisaient une procession contre les hannetons, vilaines bêtes fort multipliées depuis les journées de Juillet. À Saint-Louis, les préposés des douanes, qui me connaissaient, me laissèrent passer. J’arrivai joyeux à la porte de Bâle où m’attendait le vieux tambour-major suisse qui m’avait infligé au mois d’août précédent un bedit garantaine t’un quart d’hire ; mais il n’était plus question de choléra et j’allai descendre aux Trois-Rois, au bord du Rhin ; c’était le 17 mai, à dix heures du matin.

Le maître d’hôtel me procura un domestique de place appelé Schwartz, natif de Bâle, pour me servir d’interprète en Bohême. Il parlait allemand, comme mon bon Joseph, ferblantier milanais, parlait grec en Messénie en s’enquérant des ruines de Sparte.

Le même jour, 17 mai, à 6 heures du soir, je démarrai du port. En montant en calèche, je fus ébahi de revoir le gendarme d’Altkirch au milieu de la foule ; je ne savais s’il n’était point dépêché à ma suite : il avait tout simplement escorté la malle-poste de France. Je lui donnai pour boire à la santé de son ancien capitaine.

Un écolier s’approcha de moi et me jeta un papier avec cette inscription : « Au Virgile du xixe siècle ; » on lisait écrit ce passage altéré de l’Énéïde : Macte animo, generose puer[9]. Et le postillon fouetta les chevaux, et je partis tout fier de ma haute renommée à Bâle, tout étonné d’être Virgile, tout charmé d’être appelé enfant, generose puer.

Je franchis le pont, laissant les bourgeois et les paysans de Bâle en guerre au milieu de leur république[10], et remplissant à leur manière le rôle qu’ils sont appelés à jouer dans la transformation générale de la société. Je remontai la rive droite du Rhin et regardais avec une certaine tristesse les hautes collines du canton de Bâle. L’exil que j’étais venu chercher l’année dernière dans les Alpes me semblait une fin de vie plus heureuse, un sort plus doux que ces affaires d’empire où je m’étais réengagé. Nourrissais-je pour madame la duchesse de Berry ou son fils la plus petite espérance ? non ; j’étais en outre convaincu que, malgré mes services récents, je ne trouverais point d’amis à Prague. Tel qui a prêté serment à Louis-Philippe, et qui loue néanmoins les funestes ordonnances, doit être plus agréable à Charles X que moi qui n’ai point été parjure. C’est trop auprès d’un roi d’avoir deux fois raison : on préfère la trahison flatteuse au dévouement sévère. J’allais donc à Prague comme le soldat sicilien, pendu à Paris du temps de la Ligue, allait à la corde : le confesseur des Napolitains cherchait à lui mettre le cœur au ventre et lui disait chemin faisant : « Allegramente ! allegramente ! » Ainsi voguaient mes pensées tandis que les chevaux m’emportaient ; mais quand je songeais aux malheurs de la mère de Henri V, je me reprochais mes regrets.

Les bords du Rhin fuyant le long de ma voiture me faisaient une agréable distraction : lorsqu’on regarde un paysage par une fenêtre, quoiqu’on rêve à autre chose, il entre pourtant dans la pensée un reflet de l’image que l’on a sous les yeux. Nous roulions parmi des prairies peintes des fleurs de mai ; la verdure était nouvelle dans les bois, les vergers et les haies. Chevaux, ânes et vaches, porcs, chiens et moutons, poules et pigeons, oies et dindons, étaient aux champs avec leurs maîtres. Le Rhin, fleuve guerrier, semblait se plaire au milieu de cette scène pastorale, comme un vieux soldat logé en passant chez des laboureurs.

Le lendemain matin, 18 mai, avant d’arriver à Schaffouse, je me fis conduire au saut du Rhin ; je dérobai quelques moments à la chute des royaumes pour m’instruire à son image. Je me serais bien arrangé de finir mes jours dans le castel qui domine le chasme. Si j’avais placé à Niagara le rêve d’Atala non encore réalisé, si j’avais rencontré à Tivoli un autre songe déjà passé sur la terre, qui sait si, dans le donjon de la chute du Rhin, je n’aurais pas trouvé une vision plus belle, naguère errante à ses bords, et qui m’eût consolé de toutes les ombres que j’avais perdues !

De Schaffouse j’ai continué ma route pour Ulm. Le pays offre des bassins cultivés, où des monticules couverts de bois et détachés les uns des autres plongent leurs pieds. Dans ces bois qu’on exploitait alors, on remarquait des chênes, les uns abattus, les autres debout ; les premiers écorcés à terre, leurs troncs et leurs branches nus et blancs comme le squelette d’un animal bizarre ; les seconds portant sur leurs rameaux hirsutes et garnis d’une mousse noire la fraîche verdure du printemps : ils réunissaient ce qui ne se trouve jamais chez l’homme, la double beauté de la vieillesse et de la jeunesse.

Dans les sapinières de la plaine, des déracinements laissaient des places vides ; le sol avait été converti en prairies. Ces hippodromes de gazon au milieu des forêts ardoisées ont quelque chose de sévère et de riant, et rappellent les savanes du Nouveau Monde. Les cabanes tiennent encore du caractère suisse ; les hameaux et les auberges se distinguent par cette propreté appétissante ignorée dans notre pays.

Arrêté pour dîner entre six et sept heures du soir à Moskirch, je musais à la fenêtre de mon auberge : des troupeaux buvaient à une fontaine, une génisse sautait et folâtrait comme un chevreuil. Partout où l’on agit doucement envers les animaux, ils sont gais et se plaisent avec l’homme. En Allemagne et en Angleterre, on ne frappe point les chevaux, on ne les maltraite pas de paroles ; ils se rangent d’eux-mêmes au timon ; ils partent et s’arrêtent à la moindre émission de voix, au plus petit mouvement de la bride. De tous les peuples, les Français sont les plus inhumains : voyez nos postillons atteler leurs chevaux ? ils les poussent aux brancards à coups de botte dans le flanc, à coups de manche de fouet sur la tête, leur cassant la bouche avec les mors pour les faire reculer, accompagnant le tout de jurements, de cris et d’insultes au pauvre animal. On contraint les bêtes de somme à tirer ou à porter des fardeaux qui surpassent leurs forces, et, pour les obliger d’avancer, on leur coupe le cuir à virevoltes de lanières : la férocité du Gaulois nous est restée : elle est seulement cachée sous la soie de nos bas et de nos cravates.

Je n’étais pas seul à béer ; les femmes en faisaient autant à toutes les fenêtres de leurs maisons. Je me suis souvent demandé en traversant des hameaux inconnus : « Voudrais-tu demeurer là ? » Je me suis toujours répondu : « Pourquoi pas ? » Qui, durant les folles heures de la jeunesse, n’a dit avec le troubadour Pierre Vidal[11]:

Don n’ai mais d’un pauc cordo
Que Na Raymbauda me do,
Quel reys Richartz ab Peitieus
Ni ab Tors ni ab Angieus.

« Je suis plus riche avec un ruban que la belle Raimbaude me donne, que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers. » Matière de songes est partout ; peines et plaisirs sont de tous lieux : ces femmes de Moskirch qui regardaient le ciel ou mon chariot de poste, qui me regardaient ou ne regardaient rien, n’avaient-elles pas des joies et des chagrins, des intérêts de cœur, de fortune, de famille, comme on en a à Paris ? J’aurais été loin dans l’histoire de mes voisins, si le dîner ne s’était annoncé poétiquement au fracas d’un coup de tonnerre : c’était beaucoup de bruit pour peu de chose.

19 mai 1833.

À dix heures du soir, je remontai en voiture ; je m’endormis au grignotement de la pluie sur la capote de la calèche. Le son du petit cor de mon postillon me réveilla. J’entendis le murmure d’une rivière que je ne voyais pas. Nous étions arrêtés à la porte d’une ville ; la porte s’ouvre ; on s’enquiert de mon passe-port et de mes bagages ; nous entrions dans le vaste empire de Sa Majesté wurtembourgeoise. Je saluai de ma mémoire la grande-duchesse Hélène[12], fleur gracieuse et délicate maintenant enfermée dans les serres du Volga. Je n’ai conçu qu’un seul jour le prix du haut rang et de la fortune : c’est à la fête que je donnai à la jeune princesse de Russie dans les jardins de la villa de Médicis. Je sentis comment la magie du ciel, le charme des lieux, le prestige de la beauté et de la puissance pouvaient enivrer ; je me figurais être à la fois Torquato Tasso et Alfonso d’Este ; je valais mieux que le prince, moins que le poète ; Hélène était plus belle que Léonore. Représentant de l’héritier de François Ier et de Louis XIV, j’ai eu le songe d’un roi de France.

On ne me fouilla point : je n’avais rien contre les droits des souverains, moi qui reconnaissais ceux d’un jeune monarque, quand les souverains eux-mêmes ne les reconnaissaient plus. La vulgarité, la modernité de la douane et du passe-port contrastaient avec l’orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent.

Au lieu de la châtelaine opprimée que je me préparais à délivrer, je trouvai, au sortir de la ville, un vieux bonhomme ; il me demanda six cruches (kreutzer), haussant de la main gauche une lanterne au niveau de sa tête grise, tendant la main droite à Schwartz assis sur le siège, ouvrant sa bouche comme la gueule d’un brochet pris à l’hameçon : Baptiste, mouillé et malade, ne s’en put tenir de rire.

Et ce torrent que je venais de franchir, qu’était-ce ? Je le demandai au postillon, qui me cria : « Donau (le Danube). » Encore un fleuve fameux traversé par moi à mon insu, comme j’étais descendu dans le lit des lauriers-roses de l’Eurotas sans le connaître ! Que m’a servi de boire aux eaux du Meschacébé, de l’Éridan, du Tibre, du Céphise, de l’Hermus, du Jourdain, du Nil, du Bétis, du Tage, de l’Èbre, du Rhin, de la Sprée, de la Seine et de cent autres fleuves obscurs ou célèbres ? Ignorés, ils ne m’ont point donné leur paix ; illustres, ils ne m’ont point communiqué leur gloire : ils pourront dire seulement qu’ils m’ont vu passer comme leurs rives voient passer leurs ondes.

J’arrivai d’assez bonne heure, le dimanche, 19 mai, à Ulm, après avoir parcouru le théâtre des campagnes de Moreau et de Bonaparte.

Hyacinthe, membre de la Légion d’honneur, en portait le ruban : cette décoration nous attirait des respects incroyables. N’ayant à ma boutonnière qu’une petite fleur, selon ma coutume, je passais, avant qu’on sût mon nom, pour un être mystérieux : mes Mamelucks, au Caire, voulaient, bon gré, mal gré, que je fusse un général de Napoléon déguisé en savantasse ; ils n’en démordaient point et s’attendaient de quart d’heure en quart d’heure à me voir mettre l’Égypte dans la ceinture de mon cafetan.

C’est pourtant chez les peuples dont nous avons brûlé les villages et ravagé les moissons que ces sentiments existent. Je jouissais de cette gloire ; mais si nous n’avions fait que du bien à l’Allemagne, y serions-nous tant regrettés ? Inexplicable nature humaine !

Les maux de la guerre sont oubliés ; nous avons laissé au sol de nos conquêtes le feu de la vie. Cette masse inerte mise en mouvement continue de fermenter, parce que l’intelligence y commence. En voyageant aujourd’hui, on s’aperçoit que les peuples veillent le sac sur le dos ; prêts à partir, ils semblent nous attendre pour nous mettre à la tête de la colonne. Un Français est toujours pris pour l’aide de camp qui apporte l’ordre de marcher.

Ulm est une petite ville propre, sans caractère particulier ; ses remparts détruits se sont convertis en potagers ou en promenades, ce qui arrive à tous les remparts. Leur fortune a quelque chose de pareil à celle des militaires ; le soldat porte les armes dans sa jeunesse ; devenu invalide, il se fait jardinier.

J’allai voir la cathédrale, vaisseau gothique à flèche élevée. Les bas côtés se partagent en deux voûtes étroites soutenues par un seul rang de piliers, de manière que l’édifice intérieur tient à la fois de la cathédrale et de la basilique.

La chaire a pour dais un élégant clocher terminé en pointe comme une mitre ; l’intérieur de ce clocher se compose d’un noyau autour duquel tourne une voûte hélicoïde à filigranes de pierres. Des aiguilles symétriques, perçant le dehors, paraissent avoir été destinées à porter des cierges ; ils illuminaient cette tiare quand le pontife prêchait les jours de fête. Au lieu de prêtres officiant, j’ai vu de petits oiseaux sautillants dans ces feuillages de granit ; ils célébraient la parole qui leur donna une voix et des ailes le cinquième jour de la création.

La nef était déserte ; au chevet de l’église, deux troupes séparées de garçons et de filles écoutaient des instructions.

La réformation (je l’ai déjà dit) a tort de se montrer dans les monuments catholiques qu’elle a envahis ; elle y est mesquine et honteuse. Ces hauts portiques demandent un clergé nombreux, la pompe des solennités, les chants, les tableaux, les ornements, les voiles de soie, les draperies, les dentelles, l’argent, l’or, les lampes, les fleurs et l’encens des autels. Le protestantisme aura beau dire qu’il est retourné au christianisme primitif, les églises gothiques lui répondent qu’il a renié ses pères : les chrétiens, architectes de ces merveilles, étaient autres que les enfants de Luther et de Calvin.

19 mai 1833.

Le 19 mai, à midi, j’avais quitté Ulm. À Dillingen, les chevaux manquèrent. Je demeurai une heure dans la grande rue, ayant pour récréation la vue d’un nid de cigogne planté sur une cheminée comme sur un minaret d’Athènes ; une multitude de moineaux avaient fait insolemment leurs nids dans la couche de la paisible reine au long cou. Au-dessous de la cigogne, une dame, logée au premier étage, regardait les passants à l’ombre d’une jalousie demi-relevée ; au-dessous de la dame était un saint de bois dans une niche. Le saint sera précipité sur le pavé, la femme de sa fenêtre dans la tombe ; et la cigogne ? elle s’envolera : ainsi finiront les trois étages.

Entre Dillingen et Donawert, on traverse le champ de bataille de Blenheim. Les pas des armées de Moreau sur le même sol n’ont point effacé ceux des armées de Louis XIV ; la défaite du grand roi domine dans la contrée les succès du grand empereur.

Le postillon qui me conduisait était de Blenheim ; arrivé à la hauteur de son village, il sonna du cor ; peut-être annonçait-il son passage à la paysanne qu’il aimait ; elle tressaillait de joie au milieu des mêmes guérets où vingt-sept bataillons et douze escadrons français furent faits prisonniers, où le régiment de Navarre, dont j’ai eu l’honneur de porter l’uniforme, enterra ses étendards au bruit lugubre des trompettes : ce sont là les lieux communs de la succession des âges. En 1793, la République enleva de l’église de Blenheim les guidons arrachés à la monarchie en 1704 : elle vengeait le royaume et immolait le roi ; elle abattait la tête de Louis XVI, mais elle ne permettait qu’à la France de déchirer le drapeau blanc.

Rien ne fait mieux sentir la grandeur de Louis XIV que de trouver sa mémoire jusqu’au fond des ravines creusées par le torrent des victoires napoléoniennes. Les conquêtes de ce monarque ont laissé à notre pays des frontières qui nous gardent encore. L’écolier de Brienne, à qui la légitimité donna une épée, enferma un moment l’Europe dans son antichambre ; mais elle en sortit : le petit-fils de Henri IV mit cette même Europe aux pieds de la France : elle y est restée. Cela ne signifie pas que je compare Napoléon à Louis XIV : hommes de divers destins, ils appartiennent à des siècles dissemblables, à des nations différentes : l’un a parachevé une ère, l’autre a commencé un monde. On peut dire de Napoléon ce que dit Montaigne de César : « J’excuse la victoire de ne s’être pu dépêtrer de lui. »

Les indignes tapisseries du château de Blenheim, que je vis avec Peltier, représentent le maréchal de Tallart[13] ôtant son chapeau au duc de Marlborough, lequel est en posture de rodomont. Tallart n’en demeura pas moins le favori du vieux lion : prisonnier à Londres, il vainquit, dans l’esprit de la reine Anne, Marlborough qui l’avait battu à Blenheim, et mourut membre de l’Académie française : « C’était, selon Saint-Simon, un homme de taille médiocre avec des yeux un peu jaloux, plein de feu et d’esprit, mais sans cesse battu du diable par son ambition. »

Je fais de l’histoire en calèche : pourquoi pas ? César en faisait bien en litière ; s’il gagnait les batailles qu’il écrivait, je n’ai pas perdu celles dont je parle.

De Dillingen à Donawert est une riche plaine d’inégal niveau où les champs de blé s’entremêlent aux prairies : on se rapproche et on s’éloigne du Danube, selon les courbures du chemin et les inflexions du fleuve. À cette hauteur, les eaux du Danube sont encore jaunes comme celles du Tibre.

À peine êtes-vous sorti du village que vous en apercevez un autre ; ces villages sont propres et riants : souvent les murs des maisons ont des fresques. Un certain caractère italien se prononce davantage à mesure que l’on avance vers l’Autriche : l’habitant du Danube n’est plus le paysan du Danube.

Son menton nourrissait une barbe touffue ;
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché.[14]

Mais le ciel d’Italie manque ici : le soleil est bas et blanc ; ces bourgs si dru semés ne sont pas ces petites villes de la Romagne qui couvent les chefs-d’œuvre des arts cachés sous elles ; on gratte la terre, et ce labourage fait pousser, comme un épi de blé, quelque merveille du ciseau antique.

À Donawert, je regrettai d’être arrivé trop tard pour jouir d’une belle perspective du Danube. Lundi 20, même aspect du paysage ; cependant le sol devient moins bon et les paysans paraissent plus pauvres. On commence à revoir des bois de pins et des collines. La forêt Hercynienne débordait jusqu’ici ; les arbres dont Pline nous a laissé la description singulière furent abattus par des générations maintenant ensevelies avec les chênes séculaires.

Lorsque Trajan jeta un pont sur le Danube, l’Italie ouït pour la première fois le nom si fatal à l’ancien monde, le nom des Goths. Le chemin s’ouvrit à des myriades de sauvages qui marchèrent au sac de Rome. Les Huns et leur Attila bâtirent leurs palais de bois en regard du Colisée, au bord du fleuve rival du Rhin, et comme lui ennemi du Tibre. Les hordes d’Alaric franchirent le Danube en 376 pour renverser l’empire grec civilisé, au même lieu où les Russes l’ont traversé en 1828 avec le dessein de renverser l’empire barbare assis sur les débris de la Grèce. Trajan aurait-il deviné qu’une civilisation d’une espèce nouvelle s’établirait un jour de l’autre côté des Alpes, aux confins du fleuve qu’il avait presque découvert ? Né dans la forêt Noire, le Danube va mourir dans la mer Noire. Où gît sa principale source ? dans la cour d’un baron allemand, lequel emploie la naïade à laver son linge. Un géographe s’étant avisé de nier le fait, le gentilhomme propriétaire lui a intenté un procès. Il a été décidé par arrêt que la source du Danube était dans la cour dudit baron et ne saurait être ailleurs. Que de siècles il a fallu pour arriver des erreurs de Ptolémée à cette importante découverte ! Tacite fait descendre le Danube du monde Abnoba, montis Abnobæ. Mais les barons hermondures, chérusques, marcomans et quades, qui sont les autorités sur lesquelles s’appuie l’historien romain, n’étaient pas si avisés que mon baron allemand. Eudore n’en savait pas tant, quand je le faisais voyager aux embouchures de l’Ister, où l’Euxin, selon Racine, devait porter Mithridate en deux jours.[15] « Ayant passé l’Ister vers son embouchure, je découvris un tombeau de pierre sur lequel croissait un laurier. J’arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d’un poète infortuné :

« Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. »
(Martyrs.)[16]

Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes, guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines.

Déjà nous avons vu le Danube inconstant,
Qui, tantôt catholique et tantôt protestant,
 Sert Rome et Luther de son onde,
 Et qui, comptant après pour rien
 Le Romain et le Luthérien,
 Finit sa course vagabonde
 Par n’être pas même chrétien.[17]

Après Donawert, on trouve Burkheim et Neubourg. Au déjeuner, à Ingolstadt, on m’a servi du chevreuil : c’est grand’pitié de manger cette charmante bête[18]. J’ai toujours lu avec horreur le récit de la fête d’installation de George Neville, archevêque d’York, en 1466 : on y rôtit quatre cents cygnes chantant en chœur leur hymne funèbre ! Il est aussi question dans ce repas de deux cent quatre butors : je le crois bien !

Regensburg, que nous appelons Ratisbonne, offre, en arrivant par Donawert, un aspect agréable. Deux heures sonnaient, le 21, lorsque je m’arrêtai devant l’hôtel de la poste. Tandis que l’on attelait, ce qui est toujours long en Allemagne, j’entrai dans une église voisine appelée la Vieille chapelle, blanchie et dorée tout à neuf. Huit vieux prêtres noirs, à cheveux blancs, chantaient les vêpres ; j’avais prié autrefois dans une chapelle de Tivoli pour un homme qui priait lui-même à mes côtés[19] ; dans une des citernes de Carthage, j’avais offert des vœux à Saint-Louis, mort non loin d’Utique, plus philosophe que Caton, plus sincère qu’Annibal, plus pieux qu’Énée : dans la chapelle de Ratisbonne, j’eus la pensée de recommander au ciel le jeune roi que je venais chercher ; mais je craignais trop la colère de Dieu pour solliciter une couronne ; je suppliai le dispensateur de toutes grâces d’accorder à l’orphelin le bonheur, et de lui donner le dédain de la puissance.

Je courus de la Vieille chapelle à la cathédrale. Plus petite que celle d’Ulm, elle est plus religieuse et d’un plus beau style. Ses vitraux coloriés l’enténèbrent de cette obscurité propre au recueillement. La blanche chapelle convenait mieux à mes souhaits pour l’innocence de Henri ; la sombre basilique me rendit tout ému pour mon vieux roi Charles.

Peu m’importait l’hôtel dans lequel on y élisait jadis les empereurs, ce qui prouve du moins qu’il y avait des souverains électifs, même des souverains que l’on jugeait. Le dix-huitième article du testament de Charlemagne porte : « Si quelques-uns de nos petits-fils, nés ou à naître, sont accusés, ordonnons qu’on ne leur rase pas la tête, qu’on ne leur crève pas les yeux, qu’on ne leur coupe pas un membre, ou qu’on ne les condamne pas à mort sans bonne discussion et examen. » Je ne sais quel empereur d’Allemagne, déposé, réclama seulement la souveraineté d’un clos de vigne qu’il affectionnait.

À Ratisbonne, jadis fabrique de souverains, on monnayait des empereurs, souvent à bas litre ; ce commerce est tombé : une bataille de Bonaparte et le prince Primat, plat courtisan de notre universel gendarme, n’ont pas ressuscité la cité mourante. Les Regensbourgeois, habillés et crasseux comme le peuple de Paris, n’ont aucune physionomie particulière. La ville, faute d’un assez grand nombre d’habitants, est mélancolique ; l’herbe et le chardon assiègent ses faubourgs : ils auront bientôt haussé leurs plumets et leurs lances sur ses donjons. Kepler, qui a fait tourner la terre, de même que Copernic, repose à jamais à Ratisbonne.

Nous sommes sortis par le pont de la route de Prague, pont très vanté et fort laid. En quittant le bassin du Danube, on gravit des escarpements. Kirn, le premier relais, est perché sur une rude côte, du sommet de laquelle, à travers les nues aqueuses, j’ai découvert des collines mortes et de pâles vallées. La physionomie des paysans change ; les enfants, jaunes et bouffis, ont l’air malade.

Depuis Kirn jusqu’à Waldmünchen, l’indigence de la nature s’accroît : on ne voit presque plus de hameaux ; des chaumières en rondins de sapin, liés avec un gâchis de terre, comme sur les cols les plus maigres des Alpes.

La France est le cœur de l’Europe ; à mesure qu’on s’en éloigne, la vie sociale diminue : on pourrait juger de la distance où l’on est de Paris par le plus ou moins de langueur du pays où l’on se retire. En Espagne et en Italie, la diminution du mouvement et la progression de la mort sont moins sensibles : dans la première contrée, un autre peuple, un autre monde, des Arabes chrétiens vous occupent ; dans la seconde, le charme du climat et des arts, l’enchantement des amours et des ruines, ne laissent pas le temps vous opprimer. Mais en Angleterre, malgré la perfection de la société physique, en Allemagne, malgré la moralité des habitants, on se sent expirer. En Autriche et en Prusse, le joug militaire pèse sur vos idées, comme le ciel sans lumière sur votre tête ; je ne sais quoi vous avertit que vous ne pouvez ni écrire, ni parler, ni penser avec indépendance ; qu’il faut retrancher de votre existence toute la partie noble, laisser oisive en vous la première des facultés de l’homme, comme un inutile don de la divinité. Les arts et la beauté de la nature ne venant pas tromper vos heures, il ne vous reste qu’à vous plonger dans une grossière débauche ou dans ces vérités spéculatives dont se contentent les Allemands. Pour un Français, du moins pour moi, cette façon d’être est impossible ; sans dignité, je ne comprends pas la vie, difficile même à comprendre avec toutes les séductions de la liberté, de la gloire et de la jeunesse.

Cependant une chose me charme chez le peuple allemand, le sentiment religieux. Si je n’étais pas trop fatigué, je quitterais l’auberge de Nittenau où je crayonne ce journal ; j’irais à la prière du soir avec ces hommes, ces femmes, ces enfants qu’appelle à l’église le son d’une cloche. Cette foule, me voyant à genoux au milieu d’elle, m’accueillerait en vertu de l’union d’une commune foi. Quand viendra le jour où des philosophes dans leur temple béniront un philosophe arrivé par la poste, offriront avec cet étranger une prière semblable à un Dieu sur lequel tous les philosophes sont en désaccord ? Le chapelet du curé est plus sûr : je m’y tiens.

21 mai.

Waldmünchen, où j’arrive le mardi matin 21 mai, est le dernier village de Bavière, de ce côté de la Bohême. Je me félicitais d’être à même de remplir promptement ma mission ; je n’étais plus qu’à cinquante lieues de Prague. Je me plonge dans l’eau glacée, je fais ma toilette à une fontaine, comme un ambassadeur qui se prépare à une entrée triomphale ; je pars et, à une demi-lieue de Waldmünchen, j’aborde plein d’assurance la douane autrichienne. Une barrière abaissée ferme le chemin ; je descends avec Hyacinthe, dont le ruban rouge flamboyait. Un jeune douanier, armé d’un fusil, nous conduit au rez-de-chaussée d’une maison, dans une salle voûtée. Là, était assis à son bureau, comme à un tribunal, un gros et vieux chef de douaniers allemands ; cheveux roux, moustaches rousses, sourcils épais descendant en biais sur deux yeux verdâtres à moitié ouverts, l’air méchant ; mélange de l’espion de police de Vienne et du contrebandier de Bohême.

Il prend nos passe-ports sans dire mot ; le jeune douanier m’approche timidement une chaise, tandis que le chef, devant lequel il a l’air de trembler, examine les passe-ports. Je ne m’assieds pas et je vais regarder des pistolets accrochés au mur et une carabine placée dans l’angle de la salle ; elle me rappela le fusil avec lequel l’aga de l’isthme de Corinthe tira sur le paysan grec. Après cinq minutes de silence, l’Autrichien aboie deux ou trois mots que mon Bâlois traduisit ainsi : « Vous ne passerez pas. » Comment, je ne passerai pas, et pourquoi ?

L’explication commence :

« Votre signalement n’est pas sur le passe-port. — Mon passe-port est un passe-port des affaires étrangères. — Votre passe-port est vieux. — Il n’a pas un an de date ; il est légalement valide. — Il n’est pas visé à l’ambassade d’Autriche à Paris, — Vous vous trompez, il l’est. — Il n’a pas le timbre sec. — Oubli de l’ambassade ; vous voyez d’ailleurs le visa des autres légations étrangères. Je viens de traverser le canton de Bâle, le grand-duché de Bade, le royaume de Wurtemberg, la Bavière entière, on ne m’a pas fait la moindre difficulté. Sur la simple déclaration de mon nom, on n’a pas même déployé mon passe-port. — Avez-vous un caractère public ? — J’ai été ministre en France, ambassadeur de Sa Majesté très-chrétienne à Berlin, à Londres et à Rome. Je suis connu personnellement de votre souverain et du prince de Metternich. — Vous ne passerez pas. — Voulez-vous que je dépose un cautionnement ? Voulez-vous me donner une garde qui répondra de moi ? — Vous ne passerez pas. — Si j’envoie une estafette au gouvernement de Bohême ? — Comme vous voudrez. »

La patience me manqua ; je commençai à envoyer le douanier à tous les diables. Ambassadeur d’un roi sur le trône, peu m’eût importé quelques heures de perdues ; mais ambassadeur d’une princesse dans les fers, je me croyais infidèle au malheur, traître envers ma souveraine captive.

L’homme écrivait : le Bâlois ne traduisait pas mon monologue, mais il y a des mots français que nos soldats ont enseignés à l’Autriche et qu’elle n’a pas oubliés. Je dis à l’interprète : « Explique-lui que je me rends à Prague pour offrir mon dévouement au roi de France. » Le douanier, sans interrompre ses écritures, répondit : « Charles X n’est pas pour l’Autriche le roi de France. » Je répliquai : « Il l’est pour moi. » Ces mots rendus au Cerbère parurent lui faire quelque effet ; il me regarda de côté et en dessous. Je crus que sa longue annotation serait en dernier résultat un visa favorable. Il barbouille encore quelque chose sur le passe-port d’Hyacinthe, et rend le tout à l’interprète. Il se trouva que le visa était une explication des motifs qui ne lui permettaient pas de me laisser continuer ma route, de sorte que non seulement il m’était impossible d’aller à Prague, mais que mon passe-port était frappé de faux pour les autres lieux je pourrais me présenter. Je remontai en calèche, et je dis au postillon : « À Waldmünchen. »

Mon retour ne surprit point le maître de l’auberge. Il parlait un peu français, il me raconta que pareille chose était déjà arrivée ; des étrangers avaient été obligés de s’arrêter à Waldmünchen et d’envoyer leurs passe-ports à Munich au visa de la légation d’Autriche. Mon hôte, très brave homme, directeur de la poste aux lettres, se chargea de transmettre au grand burgrave[20] de Bohême[21] la lettre dont suit la copie :

« Waldmünchen, 21 mai 1833.
« Monsieur le gouverneur,

« Ayant l’honneur d’être connu personnellement de Sa Majesté l’empereur d’Autriche et de M. le prince de Metternich, j’avais cru pouvoir voyager dans les États autrichiens avec un passe-port qui, n’ayant pas une année de date, était encore légalement valide et lequel avait été visé par l’ambassadeur d’Autriche à Paris pour la Suisse et l’Italie. En effet, monsieur le comte, j’ai traversé l’Allemagne et mon nom a suffi pour qu’on me laissât passer. Ce matin seulement, M. le chef de la douane autrichienne de Haselbach ne s’est pas cru autorisé à la même complaisance et cela par les motifs énoncés dans son visa sur mon passe-port ci-joint, et sur celui de M. Pilorge, mon secrétaire. Il m’a forcé, à mon grand regret, de rétrograder jusqu’à Waldmünchen, où j’attends vos ordres. J’ose espérer, monsieur le comte, que vous voudrez bien lever la petite difficulté qui m’arrête, en m’envoyant, par l’estafette que j’ai l’honneur de vous expédier, le permis nécessaire pour me rendre à Prague, et de là à Vienne.

« Je suis avec une haute considération, monsieur le gouverneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Chateaubriand. »

« Pardonnez, monsieur le comte, la liberté que je prends de joindre un billet ouvert pour M. le duc de Blacas. »

Un peu d’orgueil perce dans cette lettre : j’étais blessé ; j’étais aussi humilié que Cicéron, lorsque, revenant en triomphe de son gouvernement d’Asie, ses amis lui demandèrent s’il arrivait de Baïes ou de sa maison de Tusculum. Comment, mon nom, qui volait d’un pôle à l’autre, n’était pas venu aux oreilles d’un douanier dans les montagnes d’Haselbach ! chose d’autant plus cruelle qu’on a vu mes succès à Bâle. En Bavière, j’avais été salué de Monseigneur ou d’Excellence ; un officier bavarois, à Waldmünchen, disait hautement dans l’auberge que mon nom n’avait pas besoin du visa d’un ambassadeur d’Autriche. Ces consolations étaient grandes, j’en conviens ; mais enfin une triste vérité demeurait : c’est qu’il existait sur la terre un homme qui n’avait jamais entendu parler de moi.

Qui sait pourtant si le douanier d’Haselbach ne me connaissait pas un peu ! Les polices de tous les pays sont si tendrement ensemble ! Un politique qui n’approuve ni n’admire les traités de Vienne, un Français qui aime l’honneur et la liberté de la France, qui reste fidèle à la puissance tombée, pourrait bien être à l’index à Vienne. Quelle noble vengeance d’en agir avec M. de Chateaubriand comme avec un de ces commis voyageurs si suspects aux espions ! Quelle douce satisfaction de traiter comme un vagabond dont les papiers ne sont pas en règle, un envoyé chargé de porter traîtreusement à un enfant banni les adieux de sa mère captive !

L’estafette partit de Waldmünchen le 21, à onze heures du matin ; je calculais qu’elle pourrait être de retour le surlendemain 23, de midi à quatre heures ; mais mon imagination travaillait : Qu’allait devenir mon message ? Si le gouverneur est un homme ferme et qu’il sache vivre, il m’enverra le permis ; si c’est un homme timide et sans esprit, il me répondra que ma demande n’étant pas dans ses attributions, il s’est empressé d’en référer à Vienne. Ce petit incident peut plaire et déplaire tout à la fois au prince de Metternich. Je sais combien il craint les journaux ; je l’ai vu à Vérone quitter les affaires les plus importantes, s’enfermer tout éperdu avec M. de Gentz[22], pour brocher un article en réponse au Constitutionnel et aux Débats. Combien s’écoulera-t-il de jours avant la transmission des ordres du ministre impérial ?

D’un autre côté, M. de Blacas[23] sera-t-il bien aise de me voir à Prague ? M. de Damas[24] ne croira-t-il pas que je viens le détrôner ? M. le cardinal de Latil[25] n’aura-t-il aucun souci ? Le triumvirat ne profitera-t-il pas de la malencontre pour me faire fermer les portes au lieu de me les faire ouvrir ? Rien de plus aisé : un mot dit à l’oreille du gouverneur, mot que j’ignorerai toute ma vie. Dans quelle inquiétude seront mes amis de Paris ? quand l’aventure s’ébruitera, que n’en feront point les gazettes ? que d’extravagances ne débiteront-elles pas ?

Et si le grand burgrave ne juge pas à propos de me répondre ? s’il est absent ? si personne n’ose le remplacer ? que deviendrai-je sans passe-port ? où pourrai-je me faire reconnaître ? à Munich ? à Vienne ? quel maître de poste me donnera des chevaux ? Je serai de fait prisonnier dans Waldmünchen.

Voilà les dragons qui me traversaient la cervelle ; je songeais de plus à mon éloignement de ce qui m’était cher : j’ai trop peu de temps à vivre pour perdre ce peu. Horace a dit : « Carpe diem, cueillez le jour. » Conseil du plaisir à vingt ans, de la raison à mon âge.

Fatigué de ruminer tous les cas dans ma tête, j’entendis le bruit d’une foule au dehors ; mon auberge était sur la place du village. Je regardais par la fenêtre un prêtre portant les derniers sacrements à un mourant. Qu’importaient à ce mourant les affaires des rois, de leurs serviteurs et du monde ? Chacun quittait son ouvrage et se mettait à suivre le prêtre ; jeunes femmes, vieilles femmes, enfants, mères avec leurs nourrissons dans leurs bras, répétaient la prière des agonisants. Arrivé à la porte du malade, le curé donna la bénédiction avec le saint viatique. Les assistants se mirent à genoux en faisant le signe de la croix et baissant la tête. Le passe-port pour l’éternité ne sera point méconnu de celui qui distribue le pain et ouvre l’hôtellerie au voyageur.

Quoique j’eusse été sept jours sans me coucher, je ne pus rester au logis ; il n’était guère plus d’une heure : sorti du village du côté de Ratisbonne, j’avisai à droite, au milieu d’un blé, une chapelle blanche ; j’y dirigeai mes pas. La porte était fermée ; à travers une fenêtre biaise on apercevait un autel avec une croix. La date de l’érection de ce sanctuaire, 1830, était écrite sur l’architrave : on renversait une monarchie à Paris et l’on construisait une chapelle à Waldmünchen. Les trois générations bannies devaient venir habiter un exil à cinquante lieues du nouvel asile élevé au roi crucifié. Des millions d’événements s’accomplissent à la fois : que fait au noir endormi sous un palmier, au bord du Niger, le blanc qui tombe au même instant sous le poignard au rivage du Tibre ? Que fait à celui qui pleure en Asie celui qui rit en Europe ? Que faisait au maçon qui bâtissait cette chapelle, au prêtre bavarois qui exaltait ce Christ en 1830, le démolisseur de Saint-Germain-l’Auxerrois, l’abatteur des croix en 1830 ? Les événements ne comptent que pour ceux qui en pâtissent ou qui en profitent ; ils ne sont rien pour ceux qui les ignorent, ou qu’ils n’atteignent pas. Telle race de pâtres, dans les Abruzzes, a vu passer, sans descendre de la montagne, les Carthaginois, les Romains, les Goths, les générations du moyen âge, et les hommes de l’âge actuel. Cette race ne s’est point mêlée aux habitants successifs du vallon, et la religion seule est montée jusqu’à elle.

Rentré à l’auberge, je me suis jeté sur deux chaises dans l’espoir de dormir, mais en vain ; le mouvement de mon imagination était plus fort que ma lassitude. Je rabâchais sans cesse mon estafette : le dîner n’a rien fait à l’affaire. Je me suis couché au milieu de la rumeur des troupeaux qui rentraient des champs. À dix heures, un autre bruit ; le watchman a chanté l’heure ; cinquante chiens ont aboyé, après quoi ils sont allés au chenil comme si le watchman leur eût donné l’ordre de se taire : j’ai reconnu la discipline allemande.

La civilisation a marché en Germanie depuis mon voyage à Berlin : les lits sont maintenant presque assez longs pour un homme de taille ordinaire ; mais le drap de dessus est toujours cousu à la couverture, et le drap de dessous, trop étroit, finit par se tordre et se recoquiller de manière à vous être très incommode ; et puisque je suis dans le pays d’Auguste Lafontaine[26], j’imiterai son génie ; je veux instruire la dernière postérité de ce qui existait de mon temps dans la chambre de mon auberge à Waldmünchen. Sachez donc, arrière-neveux, que cette chambre était une chambre à l’italienne, murs nus, badigeonnés en blanc, sans boiseries ni tapisserie aucune, large plinthe ou bandeau coloré au bas, plafond avec un cercle à trois filets, corniche peinte en rosaces bleues avec une guirlande de feuilles de laurier chocolat, et au-dessous de la corniche, sur le mur, des rinceaux à dessins rouges sur un fond vert américain. Çà et là, de petites gravures françaises et anglaises encadrées. Deux fenêtres avec rideaux de coton blanc. Entre les fenêtres un miroir. Au milieu de la chambre, une table de douze couverts au moins, garnie de sa toile cirée à fond élevé, imprimé de roses et de fleurs diverses. Six chaises avec leurs coussins, recouverts d’une toile rouge à carreaux écossais. Une commode, trois couchettes autour de la chambre ; dans un angle, auprès de la porte, un poêle de faïence vernissée noir, et dont les faces présentent en relief les armes de Bavière ; il est surmonté d’un récipient en forme de couronne gothique. La porte est munie d’une machine de fer compliquée, capable de clore les huis d’une geôle et de déjouer les rossignols des amants et des voleurs. Je signale aux voyageurs l’excellente chambre où j’écris cet inventaire qui joute avec celui de l’Avare ; je la recommande aux légitimistes futurs qui pourraient être arrêtés par les héritiers du bouquetin roux de Haselbach. Cette page de mes Mémoires fera plaisir à l’école littéraire moderne.

Après avoir compté, à la lueur de la veilleuse, les astragales du plafond, regardé les gravures de la jeune Milanaise, de la belle Helvétienne, de la jeune Française, de la jeune Russe, du feu roi de Bavière, de la feue reine de Bavière, qui ressemble à une dame que je connais et dont il m’est impossible de me rappeler le nom, j’attrapai quelques minutes de sommeil.

Délité le 22 à sept heures, un bain emporta le reste de ma fatigue, et je ne fus plus occupé que de ma bourgade, comme le capitaine Cook d’un îlot découvert par lui dans l’océan Pacifique.

Waldmünchen est bâti sur la pente d’une colline ; il ressemble assez à un village délabré de l’État romain. Quelques devants de maison peints à fresque, une porte voûtée à l’entrée et à la sortie de la principale rue, point de boutiques ostensibles, une fontaine à sec sur la place. Pavé épouvantable mêlé de grandes dalles et de petits cailloux, tels qu’on n’en voit plus que dans les environs de Quimper-Corentin.

Le peuple, dont l’apparence est rustique, n’a point de costume particulier. Les femmes vont la tête nue ou enveloppée d’un mouchoir, à la guise des laitières de Paris ; leurs jupons sont courts ; elles marchent jambes et pieds nus, de même que les enfants. Les hommes sont habillés, partie comme les gens du peuple de nos villes, partie comme nos anciens paysans. Dieu soit loué ! ils n’ont que des chapeaux, et les infâmes bonnets de coton de nos bourgeois leur sont inconnus.

Tous les jours il y a, ut mos, spectacle à Waldmünchen, et j’y assistais à la première place. À six heures du matin, un vieux berger, grand et maigre, parcourt le village à différentes stations ; il sonne d’une trompe droite, longue de six pieds, qu’on prendrait de loin pour un porte-voix ou une houlette. Il en tire d’abord trois sons métalliques assez harmonieux, puis il fait entendre l’air précipité d’une espèce de galop ou de ranz des vaches, imitant des mugissements de bœufs et des rires de pourceaux. La fanfare finit par une note soutenue et montante en fausset.

Soudain débouchent de toutes les portes des vaches, des génisses, des veaux, des taureaux ; ils envahissent en beuglant la place du village ; ils montent ou descendent de toutes les rues circonvoisines, et, s’étant formés en colonne, ils prennent le chemin accoutumé pour aller paître. Suit en caracolant l’escadron des porcs, qui ressemblent à des sangliers et qui grognent. Les moutons et les agneaux placés à la queue, font en bêlant la troisième partie du concert ; les oies composent la réserve : en un quart d’heure tout a disparu.

Le soir, à sept heures, on entend de nouveau la trompe ; c’est la rentrée des troupeaux. L’ordre de la troupe est changé : les porcs font l’avant-garde, toujours avec la même musique ; quelques-uns, détachés en éclaireurs, courent au hasard ou s’arrêtent à tous les coins. Les moutons défilent ; les vaches, avec leurs fils, leurs filles et leurs maris, ferment la marche ; les oies dandinent sur les flancs. Tous ces animaux regagnent leurs toits, aucun ne se trompe de porte ; mais il y a des cosaques qui vont à la maraude, des étourdis qui jouent et ne veulent pas rentrer, de jeunes taureaux qui s’obstinent à rester avec une compagne qui n’est pas de leur crèche. Alors viennent les femmes et les enfants avec leurs petites gaules ; ils obligent les traînards à rejoindre le corps, et les réfractaires à se soumettre à la règle. Je me réjouissais de ce spectacle, comme jadis Henri IV à Chauny s’amusait du vacher nommé Tout-le-Monde qui rassemblait ses troupeaux au son de la trompette.

Il y a bien des années qu’étant au château de Fervacques, en Normandie, chez madame de Custine, j’occupais la chambre de ce Henri IV : mon lit était énorme : le Béarnais y avait dormi avec quelque Florette : j’y gagnai le royalisme, car je ne l’avais pas naturellement. Des fossés remplis d’eau environnent le château. La vue de ma fenêtre s’étendait sur des prairies que borde la petite rivière de Fervacques. Dans ces prairies j’aperçus un matin une élégante truie d’une blancheur extraordinaire ; elle avait l’air d’être la mère du prince Marcassin. Elle était couchée au pied d’un saule sur l’herbe fraîche, dans la rosée ; un jeune verrat cueillit un peu de mousse fine et dentelée avec ses défenses d’ivoire, et la vint déposer sur la dormeuse ; il renouvela cette opération tant de fois que la blanche laie finit par être entièrement cachée : on ne voyait plus que des pattes noires sortir du duvet de verdure dans lequel elle était ensevelie.

Ceci soit dit à la gloire d’une bête mal famée dont je rougirais d’avoir parlé trop longtemps, si Homère ne l’avait chantée. Je m’aperçois en effet que cette partie de mes Mémoires n’est rien moins qu’une odyssée : Waldmünchen est Ithaque ; le berger est le fidèle Eumée avec ses porcs ; je suis le fils de Laërte, revenu après avoir parcouru la terre et les mers. J’aurais peut être mieux fait de m’enivrer du nectar d’Évanthée[27], de manger la fleur de la plante moly, de m’alanguir au pays des Lotophages, de rester chez Circé ou d’obéir au chant des Sirènes qui me disaient : « Approche, viens à nous. »

22 mai 1833.

Si j’avais vingt ans, je chercherais quelques aventures dans Waldmünchen comme moyen d’abréger les heures ; mais, à mon âge, on n’a plus d’échelle de soie qu’en souvenir, et l’on n’escalade les murs qu’avec les ombres. Jadis j’étais fort lié avec mon corps ; je lui conseillais de vivre sagement, afin de se montrer tout gaillard et tout ravigoté dans une quarantaine d’années. Il se moquait des sermons[28] de mon âme, s’obstinait à se divertir et n’aurait pas donné deux patards pour être un jour ce qu’on appelle un homme bien conservé : « Au diable ! disait-il : que gagnerais-je à lésiner sur mon printemps, pour goûter les joies de la vie quand personne ne voudra plus les partager avec moi ? » Et il se donnait du bonheur par-dessus la tête.

Je suis donc obligé de le prendre tel qu’il est maintenant : je le menai promener le 22 au sud-est du village. Nous suivîmes parmi les molières un petit courant d’eau qui mettait en mouvement des usines. On fabrique des toiles à Waldmünchen ; les lés de ces toiles étaient déroulés sur les prés ; de jeunes filles, chargées de les mouiller, couraient pieds nus sur les zones blanches, précédées de l’eau qui jaillissait de leur arrosoir, comme les jardiniers arroseraient une plate-bande de fleurs. Le long du ruisseau je pensais à mes amis, je m’attendrissais à leur souvenir, puis je demandais ce qu’ils devaient dire de moi à Paris : « Est-il arrivé ? A-t-il vu la famille royale ? reviendra-t-il bientôt ? » Et je délibérais si je n’enverrais pas Hyacinthe chercher du beurre frais et du pain bis, pour manger du cresson au bord d’une fontaine sous une cépée d’aunes. Ma vie n’était pas plus ambitieuse que cela : pourquoi la fortune a-t-elle accroché à sa roue la basque de mon pourpoint avec le pan du manteau des rois ?

Rentré au village, j’ai passé près de l’église ; deux sanctuaires extérieurs accolent le mur ; l’un présente saint-Pierre ès Liens, avec un tronc pour les prisonniers ; j’y ai mis quelques kreutzer en mémoire de la prison de Pellico et de ma loge à la Préfecture de police. L’autre sanctuaire offre la scène du jardin des Oliviers : scène si touchante et si sublime qu’elle n’est pas même détruite ici par le grotesque des personnages.

J’ai hâté mon dîner et couru à la prière du soir que j’entendais tinter. En tournant le coin de l’étroite rue de l’église, une échappée de vue s’est ouverte sur des collines éloignées : un peu de clarté respirait encore à l’horizon, et cette clarté mourante venait du côté de la France. Un sentiment profond a poigné mon cœur. Quand donc mon pèlerinage finira-t-il ? Je traversai les terres germaniques bien misérable lorsque je revenais de l’armée des princes, bien triomphant lorsque, ambassadeur de Louis XVIII, je me rendais à Berlin ; après tant et de si diverses années, je pénétrais à la dérobée au fond de cette même Allemagne, pour chercher le roi de France banni de nouveau.

J’entrai à l’église : elle était toute noire ; pas même une lampe allumée. À travers la nuit, je ne reconnaissais le sanctuaire, dans un enfoncement gothique, que par sa plus épaisse obscurité. Les murs, les autels, les piliers, me semblaient chargés d’ornements et de tableaux encrêpés ; la nef était occupée de bancs serrés et parallèles.

Une vieille femme disait à haute voix en allemand les Pater du chapelet ; des femmes jeunes et vieilles, que je ne voyais pas, répondaient des Ave Maria. La vieille femme articulait bien, sa voix était nette, son accent grave et pathétique ; elle était à deux bancs de moi ; sa tête s’inclinait lentement dans l’ombre, toutes les fois qu’elle prononçait le mot Christo, en ajoutant quelque oraison au Pater. Le chapelet fut suivi des litanies de la Vierge ; les ora pro nobis, psalmodiés en allemand par les priantes invisibles, sonnaient à mon oreille comme le mot répété espérance, espérance, espérance ! Nous sommes sortis pèle-mêle ; je suis allé me coucher avec l’espérance ; je ne l’avais pas serrée dans mes bras depuis longtemps ; mais elle ne vieillit point, et on l’aime toujours, malgré ses infidélités.

Selon Tacite, les Germains croient la nuit plus ancienne que le jour : nox ducere diem videtur. J’ai pourtant compté de jeunes nuits et des jours sempiternels. Les poètes nous disent aussi que le Sommeil est le frère de la Mort : je ne sais, mais très certainement la Vieillesse est sa plus proche parente.

23 mai 1833.

Le 23, au matin, le ciel mêla quelques douceurs à mes maux : Baptiste m’apprit que l’homme considérable du lieu, le brasseur de bière, avait trois filles, et possédait mes ouvrages rangés parmi ses cruchons. Quand je sortis, le monsieur et deux de ses filles me regardaient passer : que faisait la troisième demoiselle ? Jadis m’était tombée une lettre du Pérou, écrite de la propre main d’une dame, cousine du soleil, laquelle admirait Atala ; mais être connu à Waldmünchen, à la barbe du loup de Haselbach, c’était une chose mille fois plus glorieuse : il était vrai que ceci se passait en Bavière, à une lieue de l’Autriche, nargue de ma renommée. Savez-vous ce qui me serait arrivé si mon excursion en Bohême n’eût été entreprise que de mon chef ? (Mais que serais-je allé faire pour moi seul en Bohême ?) Arrêté à la frontière, je serais retourné à Paris. Un homme avait médité un voyage à Pékin ; un de ses amis l’aperçoit sur le pont royal à Paris : « Eh comment ! je vous croyais en Chine ? — « Je suis revenu : ces Chinois m’ont fait des difficultés à Canton, je les ai plantés là. »

Comme Baptiste me racontait mes triomphes, le glas d’un enterrement me rappelle à ma fenêtre. Le curé passe, précédé de la croix ; des hommes et des femmes affluent, les hommes en manteaux, les femmes en robes et en cornettes noires. Enlevé à trois portes de la mienne, le corps est conduit au cimetière : au bout d’une demi-heure, les cortégeants reviennent, moins le cortégé. Deux jeunes femmes avaient leur mouchoir sur les yeux, l’une des deux poussait des cris ; elles pleuraient leur père ; l’homme décédé était celui qui reçut le viatique le jour de mon arrivée.

Si mes Mémoires parviennent jusqu’à Waldmünchen, quand moi-même je ne serai plus, la famille en deuil aujourd’hui y trouvera la date de sa douleur passée. Du fond de son lit, l’agonisant a peut-être ouï le bruit de ma voiture ; c’est le seul bruit qu’il aura entendu de moi sur la terre.

La foule dispersée, j’ai pris le chemin que j’avais vu prendre au convoi dans la direction du levant d’hiver. J’ai trouvé d’abord un vivier d’eau stagnante, à l’orée duquel s’écoulait rapidement un ruisseau, comme la vie au bord de la tombe. Des croix au revers d’une butte m’ont indiqué le cimetière. Je gravis un chemin creux, et la brèche d’un mur m’introduisit dans le saint enclos.

Des sillons d’argile représentaient les corps au-dessus du sol ; des croix s’élevaient çà et là : elles marquaient les issues par lesquelles les voyageurs étaient entrés dans le nouveau monde, ainsi que les balises indiquent à l’embouchure d’un fleuve les passes ouvertes aux vaisseaux. Un pauvre vieux creusait la tombe d’un enfant ; seul, en sueur et la tête nue, il ne chantait pas, il ne plaisantait pas à l’instar des clowns d’Hamlet. Plus loin était une autre fosse, près de laquelle on voyait une escabelle, un levier et une corde pour la descente dans l’éternité.

Je suis allé droit à cette fosse qui semblait me dire : « Voilà une bonne occasion ! » Au fond du trou gisait le récent cercueil recouvert de quelques pelletées de poussière blanche en attendant le reste. Une pièce de toile blanchissait sur le gazon : les morts avaient soin de leur linceul.

Loin de son pays, le chrétien a toujours moyen de s’y transporter subitement : c’est de visiter autour des églises le dernier asile de l’homme : le cimetière est le champ de famille, et la religion la patrie universelle.

Il était midi quand je suis rentré ; d’après tous les calculs, l’estafette ne pouvait être revenue avant trois heures ; néanmoins chaque piétinement de chevaux me faisait courir à la fenêtre : à mesure que l’heure approchait, je me persuadais que le permis n’arriverait pas.

Pour dévorer le temps je demandai la note de ma dépense ; je me mis à supputer les poulets que j’avais mangés : plus grand que moi n’a pas dédaigné ce soin. Henri Tudor, septième du nom, en qui finirent les troubles de la Rose blanche et la Rose rouge, comme je vais unir la cocarde blanche à la cocarde tricolore, Henri VII a paraphé une à une les pages d’un livret de comptes que j’ai vu : « À une femme pour trois pommes, 12 sous ; pour avoir découvert trois lièvres, 6 schellings 8 sous ; à maître Bernard, le poète aveugle, 100 schellings (c’était mieux qu’Homère) ; à un petit homme, little man, à Shaftesbury, 20 schellings. » Nous avons aujourd’hui beaucoup de petits hommes, mais ils coûtent plus de 20 schellings.

À trois heures, heure à laquelle l’estafette aurait pu être de retour, j’allai avec Hyacinthe sur la route d’Haselbach. Il faisait du vent, le ciel était semé de nuages qui passaient sur le soleil en jetant leur ombre aux champs et aux sapinières. Nous étions précédés d’un troupeau du village, qui élevait dans sa marche la noble poussière de l’armée du grand-duc de Quirocie, combattue si vaillamment par le chevalier de la Manche. Un calvaire pointait au haut d’une des montées du chemin ; de là on découvrait un long ruban de la chaussée. Assis dans une ravine, j’interrogeais Hyacinthe : « Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Quelques carrioles de village aperçues de loin nous faisaient battre le cœur ; en approchant, elles se montraient vides, comme tout ce qui porte des songes. Il me fallut retourner au logis et dîner bien triste. Une planche s’offrait après le naufrage : la diligence devait passer à six heures ; ne pouvait-elle pas apporter la réponse du gouverneur ? Six heures sonnent : point de diligence. À six heures un quart, Baptiste entre dans une chambre : « Le courrier ordinaire de Prague vient d’arriver ; il n’y a rien pour Monsieur. » Le dernier rayon d’espoir s’éteignit.

À peine Baptiste était-il sorti de ma chambre, que Schwartz paraît, agitant en l’air une grande lettre, à grand cachet, et criant : « Foilà le bermis. » Je saute sur la dépêche ; je déchire l’enveloppe ; elle contenait, avec une lettre du gouverneur, le permis et un billet de M. de Blacas. Voici la lettre de M. le comte de Choteck :

« Prague, 23 mai 1833.
« Monsieur le vicomte,

« Je suis bien fâché qu’à votre entrée en Bohême vous ayez éprouvé des difficultés et des retards dans votre voyage. Mais, vu les ordres très sévères qui existent à nos frontières pour tous les voyageurs qui viennent de France, ordres que vous trouverez vous-même bien naturels dans les circonstances actuelles, je ne puis qu’approuver la conduite du chef de la douane de Haselbach. Malgré la célébrité tout européenne de votre nom, vous voudrez bien excuser cet employé, qui n’a pas l’honneur de vous connaître personnellement, s’il a eu des doutes sur l’identité de la personne, d’autant plus que votre passe-port n’était visé que pour la Lombardie et non pour tous les États autrichiens. Quant à votre projet de voyage pour Vienne, j’en écris aujourd’hui au prince de Metternich, et je m’empresserai de vous communiquer sa réponse dès votre arrivée à Prague.

« J’ai l’honneur de vous envoyer ci-jointe la réponse de M. le duc de Blacas, et je vous prie de vouloir bien recevoir les assurances de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

« Le comte de Choteck. »

Cette réponse était polie et convenable ; le gouvernement ne pouvait pas m’abandonner l’autorité inférieure, qui après tout avait fait son devoir. J’avais moi-même prévu à Paris les chicanes dont mon vieux passe-port pourrait devenir la cause. Quant à Vienne, j’en avais parlé dans un but politique, afin de rassurer M. le comte de Choteck et de lui montrer que je ne fuyais pas le prince de Metternich.

À huit heures du soir, le jeudi 23 mai[29], je montai en voiture. Qui le croirait ? ce fut avec une sorte de peine que je quittai Waldmünchen ! Je m’étais déjà habitué à mes hôtes ; mes hôtes s’étaient accoutumés à moi. Je connaissais tous les visages aux fenêtres et aux portes ; quand je me promenais, ils m’accueillaient d’un air de bienveillance. Le voisinage accourut pour voir rouler ma calèche, délabrée comme la monarchie de Hugues Capet. Les hommes ôtaient leurs chapeaux, les femmes me faisaient un petit signe de congratulation. Mon aventure était l’objet des conversations du village ; chacun prenait mon parti : les Bavarois et les Autrichiens se détestent ; les premiers étaient fiers de m’avoir laissé passer.

J’avais remarqué plusieurs fois, sur le seuil de sa chaumière, une jeune Waldmünchenienne à figure de vierge de la première manière de Raphaël : son père, à prestance honnête de paysan, me saluait jusqu’à terre avec son feutre à larges bords, il me donnait en allemand un bonjour que je lui rendais cordialement en français : placée derrière lui, sa fille rougissait en me regardant par-dessus l’épaule du vieillard. Je retrouvai ma vierge, mais elle était seule. Je lui fis un adieu de la main ; elle resta immobile ; elle semblait étonnée ; je voulais croire en sa pensée à je ne sais quels vagues regrets : je la quittai comme une fleur sauvage qu’on a vue dans un fossé au bord d’un chemin et qui a parfumé votre course. Je traversai les troupeaux d’Eumée ; il découvrit sa tête devenue grise au service des moutons. Il avait achevé sa journée ; il rentrait pour sommeiller avec ses brebis, tandis qu’Ulysse allait continuer ses erreurs.

Je m’étais dit avant d’avoir reçu le permis : « Si je l’obtiens, j’accablerai mon persécuteur. » Arrivé à Haselbach, il m’advint, comme à Georges Dandin, que ma maudite bonté me reprit ; je n’ai point de cœur pour le triomphe. En vrai poltron, je me blottis dans l’angle de ma voiture, et Schwartz présenta l’ordre du gouverneur ; j’aurais trop souffert de la confusion du douanier. Lui, de son côté, ne se montra pas et ne fit pas même fouiller ma vache. Paix lui soit ! qu’il me pardonne les injures que je lui ai dites, mais que par un reste de rancune je n’effacerai pas de mes Mémoires.

Au sortir de la Bavière, de ce côté, une noire et vaste forêt de sapins sert de portique à la Bohême. Des vapeurs erraient dans les vallées, le jour défaillait, et le ciel, à l’ouest, était couleur de fleurs de pêcher ; les horizons baissaient presque à toucher la terre. La lumière manque à cette latitude, et avec la lumière la vie ; tout est éteint, hyémal, blêmissant ; l’hiver semble charger l’été de lui garder le givre jusqu’à son prochain retour. Un petit morceau de la lune qui entreluisait me fit plaisir ; tout n’était pas perdu, puisque je trouvais une figure de connaissance. Elle avait l’air de me dire : « Comment ! te voilà ? te souvient-il que je t’ai vu dans d’autres forêts ? te souviens-tu des tendresses que tu me disais quand tu étais jeune ? vraiment tu ne parlais pas trop mal de moi. D’où vient maintenant ton silence ? Où vas-tu seul et si tard ? Tu ne cesses donc de recommencer ta carrière ? »

Ô lune ! vous avez raison ; mais si je parlais bien de vos charmes, vous savez les services que vous me rendiez ; vous éclairiez mes pas, alors que je me promenais avec mon fantôme d’amour ; aujourd’hui ma tête est argentée à l’instar de votre visage, et vous vous étonnez de me trouver solitaire ! et vous me dédaignez ! J’ai pourtant passé des nuits entières enveloppé dans vos voiles ; osez-vous nier nos rendez-vous parmi les gazons et le long de la mer ? Que de fois vous avez regardé mes yeux passionnément attachés sur les vôtres ! Astre ingrat et moqueur, vous me demandez où je vais si tard : il est dur de me reprocher la continuation de mes voyages. Ah ! si je marche autant que vous, je ne rajeunis pas à votre exemple, vous qui rentrez chaque mois sous le cercle brillant de votre berceau ! Je ne compte pas des lunes nouvelles, mon décompte n’a d’autre terme que ma complète disparition, et, quand je m’éteindrai, je ne rallumerai pas mon flambeau comme vous rallumez le vôtre !

Je cheminai toute la nuit ; je traversais Teinitz, Stankau, Staab. Le 24 au matin, je passai à Pilsen, à la belle caserne, style homérique. La ville est empreinte de cet air de tristesse qui règne dans ce pays. À Pilsen, Wallenstein espéra saisir un spectre : j’étais aussi en quête d’une couronne, mais non pour moi.

La campagne est coupée et hachée de hauteurs, dites montagnes de Bohême ; mamelons dont le bout est marqué par des pins, et le galbe dessiné par la verdure des moissons.

Les villages sont rares. Quelques forteresses affamées de prisonniers se juchent sur des rocs comme de vieux vautours. De Zditz à Beraun, les monts à droite deviennent chauves. On passe un village, les chemins sont spacieux, les postes bien montées ; tout annonce une monarchie qui imite l’ancienne France.

Jehan l’Aveugle, sous Philippe de Valois, les ambassadeurs de George[30], sous Louis XI, par quelles laies forestières passèrent-ils ? À quoi bon les chemins modernes de l’Allemagne ? ils resteront déserts, car ni l’histoire, ni les arts, ni le climat n’appellent les étrangers sur leur chaussée solitaire. Pour le commerce, il est inutile que les voies publiques soient aussi larges et aussi coûteuses d’entretien ; le plus riche trafic de la terre, celui de l’Inde et de la Perse, s’opère à dos de mulets, d’ânes et de chevaux, par d’étroits sentiers, à peine tracés à travers les chaînes de montagnes ou les zones de sable. Les grands chemins actuels, dans des pays infréquentés, serviront seulement à la guerre ; vomitoires à l’usage de nouveaux Barbares qui, sortant du nord avec l’immense train des armes à feu, viendront inonder des régions favorisées de l’intelligence et du soleil.

À Beraun passe la petite rivière du même nom, assez méchante comme tous les roquets. En 1748, elle atteignit le niveau tracé sur les murs de l’hôtel de la poste. Après Beraun, des gorges contournent quelques collines, et s’évasent à l’entrée d’un plateau. De ce plateau le chemin plonge dans une vallée à lignes vagues, dont un hameau occupe le giron. Là prend naissance une longue montée qui mène à Duschnick, station de la poste et dernier relais. Bientôt, descendant vers un tertre opposé, à la cime duquel s’élève une croix, on découvre Prague aux deux bords de la Moldau. C’est dans cette ville que les fils aînés de saint Louis achèvent une vie d’exil, que l’héritier de leur race commence une vie de proscription, tandis que sa mère languit dans une forteresse sur le sol d’où il est chassé. Français ! la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, celle à qui vos pères ouvrirent les portes du Temple, vous l’avez envoyée à Prague ; vous n’avez pas voulu garder parmi vous ce monument unique de grandeur et de vertu ! Ô mon vieux roi, vous que je me plais, parce que vous êtes tombé, à appeler mon maître ! Ô jeune enfant, que j’ai le premier proclamé roi, que vais-je vous dire ? comment oserai-je me présenter devant vous, moi qui ne suis point banni, moi libre de retourner en France, libre de rendre mon dernier soupir à l’air qui enflamma ma poitrine lorsque je respirai pour la première fois, moi dont les os peuvent reposer dans la terre natale ! Captive de Blaye, je vais voir votre fils !


  1. Ce livre a été écrit, d’abord à Paris le 9 mai 1833 et jours suivants, — puis, du 14 au 24 mai, sur la route de Paris à Prague.
  2. La Sainte-Thérèse du baron Gérard décorait depuis 1828 la chapelle de l’Infirmerie de Marie-Thérèse. Le 5 mars de cette année 1828, Chateaubriand, à l’occasion de ce tableau, avait adressé à l’éditeur du Globe la lettre suivante :
    Monsieur,

    Je viens de lire dans votre excellent journal l’article où vous avez annoncé la Sainte-Thérèse de M. Gérard, ouvrage véritablement incomparable et destiné par ce grand peintre à l’hospice qui doit son établissement au zèle et à la charité de Mme de Chateaubriand.

    Mme de Chateaubriand et moi, Monsieur, loin d’être avares du chef-d’œuvre que l’on nous confie, désirons qu’il soit communiqué à tous. C’est dans ce sens que j’ai répondu à une lettre que le comte de Forbin m’avait fait l’honneur de m’écrire. Je me reprocherais trop de soustraire à sa juste renommée le nouveau chef-d’œuvre de M. Gérard : la gloire, en France, est une de nos libertés publiques, tout le monde est appelé à en jouir et à l’admirer.

    Agréez, etc.

    Chateaubriand.
  3. Marie-Christine-Albertine-Charlotte, fille du duc Charles-Chrétien de Saxe et Courlande, née le 9 décembre 1779, mariée d’abord à Charles-Emmanuel-Ferdinand, prince de Carignan. Elle en avait eu deux enfants : Charles-Amédée-Albert, né le 2 octobre 1798 et devenu roi de Sardaigne le 27 avril 1831, et Marie-Élisabeth-Charlotte, née le 13 avril 1800. Le prince de Carignan étant mort le 16 août 1800, sa veuve épousa plus tard M. de Montléar. Elle est morte en 1851.
  4. Ferdinand II. Il était monté sur le trône en 1830 et devait régner jusqu’en 1859.
  5. Guillaume 1er, roi des Pays-Bas depuis 1815, réunissait sous son sceptre la Belgique et la Hollande. Mais, à la suite de l’insurrection de Bruxelles (25 août 1830), le Congrès belge avait voté la déchéance de la maison d’Orange-Nassau. Le 21 juillet 1831, le prince Léopold de Saxe-Cobourg avait été élu et proclamé roi des Belges. Guillaume Ier toujours maître de la citadelle d’Anvers, avait refusé de reconnaître le nouveau royaume, et, même après le siège d’Anvers et la capitulation de la citadelle (23 décembre 1832), il s’obstinait encore dans sa résistance. À la date où la duchesse de Berry écrivait sa note (7 mai 1833), il n’avait pas encore cédé. Ce fut seulement le 21 mai qu’il souscrivit à une convention pour la suspension des hostilités et pour le rétablissement de la navigation de l’Escaut et de la Meuse. Il n’accéda définitivement à la séparation de la Belgique et de la Hollande que cinq ans plus tard, en 1838. Il abdiqua la couronne de Hollande en 1840 et se retira à Berlin, où il mourut subitement.
  6. Guillaume-Georges-Frédéric, fils du précédent. Il succéda à son père en 1840, sous le nom de Guillaume II, et mourut en 1848.
  7. Sur ce projet de traité avec le roi de Hollande, voir les très curieux documents saisis à Nantes lors de l’arrestation de MADAME et publiés, pour la première fois, en 1900, dans le remarquable ouvrage de M. H. Thirria : La Duchesse de Berry (un vol. in-8o)
  8. Un jour, montrant à M. de Marcellus, la calèche de M. de Talleyrand, Chateaubriand disait à son jeune ami : « Que ne l’ai-je laissée courir toute seule, elle m’eût mené d’elle-même à la fortune. »
  9. Le vers de l’Énéide (Livre IX, vers 641) est celui-ci :
    Macte nova virtute, puer ! sic itur ad astra.
    C’est Stace qui a dit, en modifiant légèrement le vers de Virgile :
    Macte animo, generose puer ! sic itur ad astra.
  10. Des troubles graves venaient d’éclater dans le canton de Bâle, entre les paysans de Bâle-Campagne et les bourgeois de Bâle-Ville. Les premiers réclamaient le droit de se constituer et de s’administrer séparément, les conditions d’union offertes par la ville ne leur ayant pas semblé équitables, les deux parties allaient en venir bientôt à une lutte armée et sanglante.
  11. Pierre Vidal, de Toulouse, troubadour du xiie siècle, mort en 1229. L’académicien Raynouard a reproduit quelques-unes de ses pièces dans son Choix de poésies des Troubadours, t. III et IV.
  12. La grande-duchesse Hélène était une princesse de Wurtemberg. Voir sur elle, tome V, la note de la page 195 (note 53 du Livre XIII de la Troisième Partie).
  13. Camille d’Hostun, duc de Tallart (1652-1728). Lieutenant-général en 1693, maréchal en 1703, à la suite de la bataille de Spire, qu’il avait gagnée sur les Impériaux, il fut à son tour, l’année suivante, défait à Hochstœdt par le prince Eugène et Marlborough, qui appela sa victoire la victoire de Blenheim, du nom d’un village voisin de Hochstœdt, et qui reçut en récompense, par un vote du Parlement, un superbe château qu’on nomma Blenheim. Fait prisonnier et conduit à Londres, le maréchal de Tallart resta huit ans captif en Angleterre, où il avait été précédemment ambassadeur, et où il prit sa revanche contre le duc de Marlborough, qu’il contribua à faire disgracier. À son retour en France, il fut nommé duc et pair ; puis membre du conseil de Régence, et enfin, sous Louis XV, ministre d’État. — Il était membre de l’Académie des sciences, et non de l’Académie française, comme Chateaubriand le dit par erreur.
  14. La Fontaine, le Paysan du Danube.
  15. Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours
    Aux lieux où le Danube y vient finir son cours.

    « On rapporte, dit La Harpe, qu’à ces vers de Mithridate, un vieux militaire, qui avait fait la guerre dans ces contrées, dit assez haut : Oui assurément, j’en doute. Il n’avait pas tort. » (Cours de littérature, IIe partie, liv. I, ch. III.)

  16. Les Martyrs, livre VII.
  17. Ces vers sont du vieil académicien Régnier-Desmarais, (Poésies françoises, nouvelle édition, 1716, tome I, p. 216-217). Dans le poème de Régnier-Desmarais, qui a pour titre : Voyage de Munik, la tirade citée par Chateaubriand s’achève par ces deux vers, qui sont devenus proverbe :

    Rarement à courir le monde
    On devient plus homme de bien.

  18. Lamartine a fait écho à ces lignes des Mémoires dans cette page des Entretiens, où il nous peint le chevreuil innocent qu’il vient de blesser d’une balle : « Le pauvre et charmant animal n’était pas mort, il me regardait, la tête couchée sur l’herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n’oublierai jamais ce regard, auquel l’étonnement, la douleur, la mort inattendue, semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles. Car l’œil a son langage, surtout quand il s’éteint. » (IIIe Entretien, p. 214.)
  19. Chateaubriand fait ici allusion à un passage de sa lettre à M. de Fontanes. C’est une des plus belles pages qu’il ait écrites : — « En traversant le bois des vieux oliviers dont je viens de vous parler, j’aperçus une petite chapelle blanche dédiée à la Madone Quintilanea, et bâtie sur les ruines de la villa de Varus. C’était un dimanche ; la porte de cette chapelle était ouverte, j’y entrai. Je vis trois petits autels disposés en forme de croix ; sur celui du milieu s’élevait un grand crucifix d’argent devant lequel brûlait une lampe suspendue à la voûte. Un seul homme, qui avait l’air très malheureux, était prosterné au pied d’un banc ; il priait avec tant de ferveur, qu’il ne leva pas même les yeux sur moi au bruit de mes pas. Je sentis ce que j’ai mille fois éprouvé en entrant dans une église, c’est-à-dire un certain apaisement des troubles du cœur (pour parler comme nos vieilles bibles), et je ne sais quel dégoût de la terre. Je me mis à genoux à quelque distance de cet homme, et, inspiré par le lieu, je prononçai cette prière : « Dieu du voyageur, qui avez voulu que le pèlerin vous adorât dans cet humble asile bâti sur les ruines du palais d’un grand de la terre ! Mère de douleur, qui avez établi votre culte de miséricorde dans l’héritage de ce Romain infortuné, mort loin de son pays dans les forêts de la Germanie ! nous ne sommes ici que deux fidèles prosternés au pied de votre autel solitaire. Accordez à cet inconnu, si profondément humilié devant vos grandeurs, tout ce qu’il vous demande ; faites que les prières de cet homme servent à leur tour à guérir mes infirmités, afin que ces deux chrétiens qui sont étrangers l’un à l’autre, qui ne se sont rencontrés qu’un instant dans la vie, et qui vont se quitter pour ne plus se revoir ici-bas, soient tout étonnés, en se retrouvant au pied de votre trône, de se devoir mutuellement une partie de leur bonheur, par les miracles de la charité ! »
  20. Ici et plus loin. Chateaubriand écrit toujours : bourgrave.
  21. Le comte de Choteck, dont il sera parlé plus loin. Le marquis de Villeneuve en parle ainsi dans ses Mémoires sur Charles X en exil : « Son titre de grand burgrave peut s’assimiler aux fonctions de nos préfets, avec moins de surcharge dans les détails et de diversité dans les matières. Mais sa préfecture à lui était tout un royaume. Il administrait quatre millions d’habitants. Bien que sa fortune fût immense, il occupait un hôtel sans splendeur. Ses opinions politiques étaient fortement empreintes de libéralisme. »
  22. Frédéric de Gentz (1764-1832, célèbre publiciste allemand. Il avait été secrétaire des Conférences de Vienne en 1814 et 1815.
  23. Sur le duc de Blacas, voir au tome III la note 1 de la page 493 (note 18 du Livre IV de la Troisième Partie). — M. de Blacas avait suivi en exil le roi Charles X et il exerçait sur la petite cour de Prague une influence prépondérante. Il mourut à Prague le 17 novembre 1839.
  24. Damas (Anne-Hyacinthe-Maxence, baron de), né à Paris le 30 septembre 1785. Il n’avait que six ans lorsqu’il quitta la France avec sa famille, au milieu des sinistres menaces de la Révolution. À dix ans, il entra à l’école des cadets de l’artillerie, à Saint-Pétersbourg, sur la recommandation de son oncle, le duc de Richelieu. Il aurait pu s’appuyer aussi du comte Roger de Damas, qui, sous le drapeau moscovite, s’était si brillamment battu contre les Turcs. Il servit avec distinction dans l’armée russe ; en 1813, il était général major (maréchal de camp). À la première Restauration, il fut attaché au duc d’Angoulême comme gentilhomme et comme aide de camp. Louis XVIII le nomma lieutenant général, le 10 août 1815. Lors de la campagne d’Espagne en 1823, à la tête d’une division de l’armée de Catalogne, il manœuvra si bien qu’à Llers et à Llado (15 et 16 septembre) il fit prisonnière toute la colonne ennemie. La reddition de Figuières suivit de près cette défaite des Espagnols. Le petit corps étranger, qui venait de combattre contre nous, et dont faisaient partie Armand Carrel et plusieurs autres Français, fut en grande partie détruit. « Les quelques débris survivants, dit Sainte-Beuve (Causeries du lundi, t. VI, p. 73), n’échappèrent que grâce à une capitulation généreusement offerte par le général baron de Damas, et qui garantissait la vie et l’honneur des capitulés. « Quant à ceux des étrangers qui sont Français, était-il dit dans la convention rédigée le lendemain, le lieutenant-général s’engage à solliciter vivement leur grâce ; le lieutenant-général espère l’obtenir. » En récompense des services qu’il venait de rendre, le baron de Damas fut nommé pair de France le 9 et ministre de la guerre le 19 octobre 1823. L’année suivante, il fut appelé au ministère des affaires étrangères, où il remplaçait Chateaubriand, qui, je crois bien, lui en a toujours gardé rancune. Le 4 janvier 1828, il fut enveloppé dans la chute du cabinet de M. de Villèle. Le 23 avril 1827, après la mort du duc de Rivière, il avait été choisi par le roi pour être gouverneur du duc de Bordeaux. Il suivit son élève en exil, et continua ses fonctions jusqu’au mois de novembre 1833. La retraite du baron de Damas dans sa terre d’Hautefort, en 1834, fut pour lui le commencement d’une vie nouvelle. « Quelque chose de l’apôtre, dit M. Poujoulat, apparaissait dans ce gentilhomme possédé de la passion du bien. Il voulait rendre meilleurs et plus heureux les hommes au milieu desquels devait s’écouler le reste de sa vie. » Il mourut le 6 mai 1862. Ses dernières paroles furent celles-ci : « Priez, mes enfants, pour que je finisse sans lâcheté, mais aussi, sans confiance exagérée. »
  25. Sur le cardinal de Latil, voir au tome V la note 1 de la page 158 (note 24 du Livre XIII de la Troisième Partie). — Premier aumônier du roi Charles X, il l’accompagna sur la terre étrangère et ne revint en France qu’en 1836, après la mort de son maître. Il mourut en 1839, la même année que M. de Blacas.
  26. Lafontaine (Auguste-Henri-Jules), né à Brunswick, le 10 octobre 1759, mort à Halle le 20 avril 1831. Ses romans, au nombre d’une cinquantaine, ont eu un succès considérable, et plusieurs ont été traduits en français. Le plus célèbre de ses ouvrages, publié à Berlin, de 1797 à 1804, sous le titre d’Histoires de famille, ne forme pas moins de 12 volumes.
  27. Chateaubriand se délecte ici aux souvenirs de l’Odyssée. Évanthée (le bien fleuri), que l’auteur emprunte au 197e vers du IXe chant, y figure en qualité de père de Maron. C’est un surnom de Bacchus, ce que confirme Euripide dans le Cyclope (vers 141). Nous sommes un peu brouillés aujourd’hui avec tous ces noms et surnoms, à travers lesquels me sert de guide l’excellent M. de Marcellus, non moins familier que Chateaubriand avec tous les souvenirs homériques.
  28. Dans les éditions précédentes, on a imprimé : « Il se moquait des serments de mon âme ». M. de Marcellus propose de lire sermons. Sa leçon m’a paru bonne, et je l’ai suivie.
  29. Et non le jeudi 24, comme le portent les précédentes éditions.
  30. George Podiebrad, roi de Bohême (1458-1468).