Mémoires d’outre-tombe/Troisième partie/Livre XIII

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Garnier (Tome 5p. 131-248).

LIVRE XIII[1]

Suite de l’ambassade de Rome. — À madame Récamier. — Dépêche à M. le comte Portalis. — Conclaves. — Dépêches à M. le comte Portalis. — À madame Récamier. — Dépêche à M. le comte Portalis. — À madame Récamier. — Dépêche à M. le comte Portalis. — À madame Récamier. — Le marquis Capponi. — À madame Récamier. — À M. le duc de Blacas. — À madame Récamier. — Dépêche à M. le comte Portalis. — Lettre à Monseigneur le cardinal de Clermont-Tonnerre. — Dépêche à M. le comte Portalis. — À madame Récamier. — Dépêche à M. le comte Portalis. — Fête de la villa Médicis pour la grande duchesse Hélène. — Mes relations avec la famille Bonaparte. — Dépêche à M. le comte Portalis. — Pie VII. — À M. le comte Portalis. — À madame Récamier. — Présomption. — Les Français à Rome. — Promenades. — Mon neveu Christian de Chateaubriand. — À madame Récamier. — Retour de Rome à Paris. — Mes projets. — Le roi et ses dispositions. — M. Portails. — M. de Martignac. — Départ pour Rome. — Les Pyrénées. — Aventures. — Ministère Polignac. — Ma consternation. — Je reviens à Paris. — Entrevue avec M. de Polignac. — Je donne ma démission de mon ambassade de Rome.
Rome, ce 17 février 1829.

Avant de passer aux choses importantes je rappellerai quelques faits.

Au décès du souverain pontife le gouvernement des États romains tombe aux mains des trois cardinaux chefs d’ordre, diacre, prêtre et évêque, et au cardinal camerlingue. L’usage est que les ambassadeurs aillent complimenter, dans un discours, la congrégation des cardinaux réunis avant l’ouverture du conclave à Saint-Pierre.

Le corps de Sa Sainteté, exposé d’abord dans la chapelle Sixtine, fut porté vendredi dernier, 13 février, dans la chapelle du Saint-Sacrement à Saint-Pierre ; il y est resté jusqu’au dimanche 15. Alors il a été placé dans le monument qu’occupaient les cendres de Pie VII, et celles-ci ont été descendues dans l’église souterraine.

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, 17 février 1829.

« J’ai vu Léon XII exposé, le visage découvert, sur un chétif lit de parade, au milieu des chefs-d’œuvre de Michel-Ange[2] : j’ai assisté à la première cérémonie funèbre dans l’église de Saint-Pierre. Quelques vieux cardinaux commissaires, ne pouvant plus voir, s’assurèrent de leurs doigts tremblants que le cercueil du pape était bien cloué. À la lumière des flambeaux, mêlée à la clarté de la lune, le cercueil fut enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres pour être déposé dans le sarcophage de Pie VII[3].

« On vient de m’apporter le petit chat du pauvre pape ; il est tout gris et fort doux comme son ancien maître. »

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, 17 février 1829.
« Monsieur le comte,

« J’ai eu l’honneur de vous mander dans ma première lettre portée à Lyon avec la dépêche télégraphique, et dans ma dépêche no 15, les difficultés que j’ai rencontrées pour l’expédition de mes deux courriers du 10 de ce mois. Ces gens-ci en sont encore à l’histoire des Guelfes et des Gibelins, comme si la mort d’un pape, connue une heure plus tôt ou une heure plus tard, pouvait faire entrer une armée impériale en Italie.

« Les obsèques du saint-père seront terminées dimanche 22, et le conclave ouvrira lundi soir 23, après avoir assisté le matin à la messe du Saint-Esprit : on meuble déjà les cellules du palais Quirinal.

« Je ne vous entretiendrai pas, monsieur le comte, des vues de la cour d’Autriche, des désirs des cabinets de Naples, de Madrid et de Turin. M. le duc de Laval, dans la correspondance qu’il eut avec moi en 1823, a peint le personnel des cardinaux qui sont en partie ceux d’aujourd’hui. On peut voir le no  5 et son annexe, les nos 34, 55, 70 et 82. Il y a aussi dans les cartons du ministère quelques notes venues par une autre voie. Ces portraits, assez souvent de fantaisie, peuvent amuser, mais ne prouvent rien. Trois choses ne font plus les papes : les intrigues de femmes, les menées des ambassadeurs, la puissance des cours. Ce n’est pas non plus de l’intérêt général de la société qu’ils sortent, mais de l’intérêt particulier des individus et des familles qui cherchent dans l’élection du chef de l’Église des places et de l’argent.

« Il y aurait des choses immenses à faire aujourd’hui par le Saint-Siège : la réunion des sectes dissidentes, le raffermissement de la société européenne, etc. Un pape qui entrerait dans l’esprit du siècle, et qui se placerait à la tête des générations éclairées, pourrait rajeunir la papauté ; mais ces idées ne peuvent point pénétrer dans les vieilles têtes du Sacré Collège ; les cardinaux arrivés au bout de la vie se transmettent une royauté élective qui expire bientôt avec eux : assis sur les doubles ruines de Rome, les papes ont l’air de n’être frappés que de la puissance de la mort.

« Ces cardinaux avaient élu le cardinal Della Genga (Léon XII) après l’exclusion donnée au cardinal Severoli, parce qu’ils croyaient qu’il allait mourir ; Della Genga s’étant avisé de vivre, ils l’ont détesté cordialement pour cette tromperie. Léon XII choisissait dans les couvents des administrateurs capables ; autre sujet de murmure pour les cardinaux. Mais, d’une autre part, ce pape défunt, en avançant les moines, voulait de la régularité dans les monastères, de sorte qu’on ne lui savait aucun gré du bienfait. Les ermites vagabonds qu’on arrêtait, les gens du peuple qu’on forçait de boire debout dans la rue afin d’éviter les coups de couteau au cabaret ; des changements peu heureux dans la perception des impôts, des abus commis par quelques familiers du saint-père, la mort même de ce pape arrivant à une époque qui fait perdre aux théâtres et aux marchands de Rome le bénéfice des folies du carnaval, ont fait anathématiser la mémoire d’un prince digne des plus vifs regrets : à Civita-Vecchia on a voulu brûler la maison de deux hommes que l’on pensait avoir été honorés de sa faveur.

« Parmi beaucoup de concurrents, quatre sont particulièrement désignés : le cardinal Capellari[4], chef de la Propagande, le cardinal Pacca[5], le cardinal De Gregorio[6] et le cardinal Giustiniani[7].

« Le cardinal Capellari est un homme docte et capable. Il sera repoussé, dit-on, par les cardinaux comme trop jeune, comme moine et comme étranger aux affaires du monde. Il est autrichien et passe pour obstiné et ardent dans ses opinions religieuses. Cependant c’est lui qui, consulté par Léon XII, n’a rien vu dans les ordonnances du roi qui pût autoriser la réclamation de nos évêques ; c’est encore lui qui a rédigé le concordat de la cour de Rome avec les Pays-Bas et qui a été d’avis de donner l’institution canonique aux évêques des républiques espagnoles : tout cela annonce un esprit raisonnable, conciliant et modéré. Je tiens ces détails du cardinal Bernetti, avec qui j’ai eu, vendredi 13, une des conversations que je vous ai annoncées dans ma dépèche no 15.

« Il importe au corps diplomatique, et surtout à l’ambassadeur de France, que le secrétaire d’État à Rome soit un homme de relations faciles et habitué aux affaires de l’Europe. Le cardinal Bernetti est le ministre qui nous convient sous tous les rapports ; il s’est compromis pour nous avec les zelanti et les congréganistes ; nous devons désirer qu’il soit repris par le pape futur. Je lui ai demandé avec lequel des quatre cardinaux il aurait le plus de chances de revenir au pouvoir. Il m’a répondu : Avec Capellari. »

« Les cardinaux Pacca et De Gregorio sont peints d’une manière fidèle dans l’annexe du no 5 de la correspondance déjà citée ; mais le cardinal Pacca est très affaibli par l’âge, et la mémoire, comme celle du cardinal doyen La Somaglia[8], commence totalement à lui manquer.

« Le cardinal De Gregorio serait un pape convenable. Quoique rangé au nombre des zelanti, il n’est pas sans modération ; il repousse les jésuites qui ont ici, autant qu’en France, des adversaires et des ennemis. Tout sujet napolitain qu’il est, le cardinal De Gregorio est rejeté par Naples, et encore plus par le cardinal Albani[9], l’exécuteur des hautes œuvres de l’Autriche au conclave. Le cardinal est légat à Bologne ; il a plus de quatre-vingts ans et il est malade : il y a donc quelque chance pour qu’il ne vienne pas à Rome.

« Enfin, le cardinal Giustiniani est le cardinal de la noblesse romaine ; il a pour neveu le cardinal Odescalchi[10], et il aura vraisemblablement un assez bon nombre de voix. Mais, d’un autre côté, il est pauvre et il a des parents pauvres ; Rome craindrait les besoins de cette indigence.

« Vous savez, monsieur le comte, tout le mal que le nonce Giustiniani a fait en Espagne, et je le sais plus qu’un autre par les embarras qu’il m’a causés après la délivrance du roi Ferdinand. Dans l’évêché d’Imola, que le cardinal gouverne actuellement, il n’a pas été plus modéré ; il a fait revivre les règlements de saint Louis contre les blasphémateurs : ce n’est pas le pape de notre époque. Au surplus, c’est un homme assez savant, hébraïsant, helléniste, mathématicien, mais plus propre aux travaux du cabinet qu’aux affaires. Je ne le crois pas poussé par l’Autriche.

« Après tout, la prévoyance humaine est souvent trompée ; souvent un homme change en arrivant au pouvoir ; le zelante cardinal Della Genga a été le pape conciliant Léon XII. Peut-être surgira-t-il, au milieu des quatre compétiteurs, un pape auquel personne ne pense en ce moment. Le cardinal Castiglioni[11], le cardinal Benvenuti, le cardinal Galleffi[12], le cardinal Arezzo, le cardinal Gamberini, et jusqu’au vieux et vénérable doyen du Sacré Collège, La Somaglia, malgré sa demi-enfance ou plutôt à cause d’elle, se mettent sur les rangs. Le dernier a même quelque espoir, parce qu’étant évêque et prince d’Ostie, son exaltation amènerait un mouvement qui laisserait cinq grandes places libres.

« On suppose que le conclave sera très long ou très court : il n’y aura pas de combat de système, comme à l’époque du décès de Pie VII : les conclavistes et les anticonclavistes ont totalement disparu : ce qui peut rendre l’élection plus facile. Mais, d’une autre part, il y aura des luttes personnelles entre les prétendants qui réunissent un certain nombre de voix, et comme il ne faut qu’un tiers des voix du conclave, plus une, pour donner l’exclusive qu’il ne faut pas confondre avec le droit d’exclusion[13], le ballottage entre les candidats se pourra prolonger.

« La France veut-elle exercer le droit d’exclusion qu’elle partage avec l’Autriche et l’Espagne ? L’Autriche l’a exercé dans le précédent conclave contre Severoli, par l’intermédiaire du cardinal Albani. Contre qui la couronne de France voudrait-elle exercer ce droit ? Serait-ce contre le cardinal Fesch, si par aventure on songeait à lui, ou contre le cardinal Giustiniani ? Celui-ci vaudrait-il la peine d’être frappé de ce veto, toujours un peu odieux en ce qu’il entrave l’indépendance de l’élection ?

« À quel cardinal le gouvernement du roi veut-il confier l’exercice de son droit d’exclusion ? Veut-on que l’ambassadeur de France paraisse armé du secret de son gouvernement et comme prêt à frapper l’élection du conclave, si elle déplaisait à Charles X ? Enfin, le gouvernement a-t-il un choix de prédilection ? Est-ce à tel ou tel cardinal qu’il veut prêter son appui ? Certes, si tous les cardinaux de famille, c’est-à-dire les cardinaux espagnols, napolitains et même piémontais, voulaient réunir leurs voix à celles des cardinaux français, si l’on pouvait former un parti des couronnes, nous l’emporterions au conclave ; mais ces réunions sont des chimères et nous avons dans les cardinaux des diverses cours des ennemis plutôt que des amis.

« On assure que le primat de Hongrie et l’archevêque de Milan viendront au conclave. L’ambassadeur d’Autriche à Rome, le comte Lutzow, tient de très bons propos sur le caractère de conciliation que doit avoir le pape futur. Attendons les instructions de Vienne.

« Au surplus, je suis persuadé que tous les ambassadeurs de la terre ne font rien aujourd’hui à l’élection du souverain pontife et que nous sommes tous d’une parfaite inutilité à Rome. Je ne vois au reste aucun intérêt pressant à accélérer ou à retarder (ce qui n’est d’ailleurs au pouvoir de personne) les opérations du conclave. Que les cardinaux étrangers à l’Italie assistent ou n’assistent pas à ce conclave, cela est du plus mince intérêt pour le résultat de l’élection. Si l’on avait des millions à distribuer, il serait encore possible de faire un pape : je n’y vois que ce moyen, et il n’est pas à l’usage de la France.

« Dans mes instructions confidentielles à M. le duc de Laval (13 septembre 1823) je lui disais : « Nous demandons que l’on mette sur le trône pontifical un prélat distingué par sa piété et ses vertus. Nous désirons seulement qu’il soit assez éclairé et d’un esprit assez conciliant pour qu’il puisse juger la position politique des gouvernements et ne les jette pas, par des exigences inutiles, dans des difficultés inextricables, aussi fâcheuses pour l’Église que pour le trône… Nous voulons un membre du parti italien zelante modéré, capable d’être agréé par tous les partis. Tout ce que nous leur demandons dans notre intérêt, c’est de ne pas chercher à profiter des divisions qui peuvent se former dans notre clergé pour troubler nos affaires ecclésiastiques. »

« Dans une autre lettre confidentielle, écrite à propos de la maladie du nouveau pape Della Genga, le 28 janvier 1824, je disais encore à M. le duc de Laval : « Ce qu’il nous importe d’obtenir (supposant un nouveau conclave), c’est que le pape soit, par ses inclinations, indépendant des autres puissances ; c’est que ses principes soient sages et modérés et qu’il soit ami de la France. »

« Aujourd’hui, monsieur le comte, dois-je suivre comme ambassadeur l’esprit de ces instructions que je donnais comme ministre ?

« Cette dépêche renferme tout. Je n’aurai plus qu’à instruire le roi succinctement des opérations du conclave et des incidents qui pourraient survenir ; il ne s’agira plus que du compte des votes et de la variation des suffrages.

« Les cardinaux favorables aux jésuites sont : Giustiniani, Odescalchi, Pedicini[14], et Bertazzoli[15]

« Les cardinaux opposés aux jésuites par diverses causes et diverses circonstances sont : Zurla[16], De Gregorio, Bernetti, Capellari, Micara[17].

« On croit que, sur cinquante-huit cardinaux, quarante-huit ou quarante-neuf seulement assisteront au conclave. Dans ce cas, trente-trois ou trente-quatre voix feraient l’élection.

« Le ministre d’Espagne, M. de Labrador, homme solitaire et caché, que je soupçonne léger sous l’apparence de la gravité, est fort embarrassé de son rôle. Les instructions de sa cour n’ont rien prévu ; il en écrit dans ce sens au chargé d’affaires de Sa Majesté Catholique à Lucques.

« J’ai l’honneur, etc.

« P. S. Le cardinal Benvenuti a, dit-on, déjà douze voix d’assurées. Ce choix, s’il réussissait, serait très bon. Benvenuti connaît l’Europe, et a montré de la capacité et de la modération dans divers emplois. »

Puisque le conclave va s’ouvrir, je veux tracer rapidement l’histoire de cette grande loi d’élection, qui compte déjà plus de dix-huit cents ans de durée. D’où viennent les papes ? Comment de siècle en siècle ont-ils été élus ?

Au moment où la liberté, l’égalité et la république achevaient d’expirer, vers le temps d’Auguste, naissait à Bethléem le tribun universel des peuples, le grand représentant sur la terre de l’égalité, de la liberté et de la république, le Christ, qui, après avoir planté la croix pour servir de limite à deux mondes, après s’être fait attacher à cette croix, y être mort, symbole, victime et rédempteur des souffrances humaines, transmit son pouvoir à son premier apôtre. Depuis Adam jusqu’à Jésus-Christ, c’est la société avec des esclaves, avec l’inégalité des hommes entre eux ; depuis Jésus-Christ jusqu’à nous, c’est la société avec l’égalité des hommes entre eux, l’égalité sociale de l’homme et de la femme, c’est la société sans esclaves, ou du moins sans le principe de l’esclavage. L’histoire de la société moderne commence au pied et de ce côté-ci de la croix.

Pierre, évêque de Rome, initia la papauté : tribuns-dictateurs successivement élus par le peuple, et la plupart du temps choisis parmi les classes les plus obscures du peuple, les papes tinrent leur puissance temporelle de l’ordre démocratique, de cette nouvelle société de frères qu’était venu fonder Jésus de Nazareth, ouvrier, fabricant de jougs et de charrues, né d’une femme selon la chair, et pourtant Dieu et fils de Dieu, comme ses œuvres le prouvent.

Les papes eurent mission de venger et de maintenir les droits de l’homme ; chefs de l’opinion humaine, ils obtinrent, tout faibles qu’ils étaient, la force de détrôner les rois avec une parole et une idée : ils n’avaient pour soldat qu’un plébéien, la tête couverte d’un froc et la main armée d’une croix. La papauté, marchant à la tête de la civilisation, s’avança vers le but de la société. Les hommes chrétiens, dans toutes les régions du globe, obéirent à un prêtre dont le nom leur était à peine connu, parce que ce prêtre était la personnification d’une vérité fondamentale ; il représentait en Europe l’indépendance politique détruite presque partout ; il fut dans le monde gothique le défenseur des franchises populaires, comme il devint dans le monde moderne le restituteur des sciences, des lettres et des arts. Le peuple s’enrôla dans ses milices sous l’habit d’un frère mendiant,

La querelle de l’empire et du sacerdoce est la lutte des deux principes sociaux au moyen âge, le pouvoir et la liberté. Les papes, favorisant les Guelfes, se déclaraient pour les gouvernements des peuples ; les empereurs, adoptant les Gibelins, poussaient au gouvernement des nobles ; c’étaient précisément le rôle qu’avaient joué les Athéniens et les Spartiates dans la Grèce. Aussi, lorsque les papes se rangèrent du côté des rois, lorsqu’ils se firent Gibelins, ils perdirent leur pouvoir, parce qu’ils se détachèrent de leur principe naturel ; et, par une raison opposée, et cependant analogue, les moines ont vu décroître leur autorité, lorsque la liberté politique est revenue directement aux peuples, parce que les peuples n’ont plus eu besoin d’être remplacés par les moines, leurs représentants.

Ces trônes déclarés vacants et livrés au premier occupant dans le moyen âge ; ces empereurs qui venaient à genoux implorer le pardon d’un pontife ; ces royaumes mis en interdit ; une nation entière privée de culte par un mot magique ; ces souverains frappés d’anathème, abandonnés non seulement de leurs sujets, mais encore de leurs serviteurs et de leurs proches ; ces princes évités comme des lépreux, séparés de la race mortelle, en attendant leur retranchement de l’éternelle race ; les aliments dont ils avaient goûté, les objets qu’ils avaient touchés passés à travers les flammes ainsi que choses souillées : tout cela n’était que les effets énergiques de la souveraineté populaire déléguée à la religion et par elle exercée.

La plus vieille loi d’élection du monde est la loi en vertu de laquelle le pouvoir pontifical a été transmis de saint Pierre au prêtre qui porte aujourd’hui la tiare : de ce prêtre vous remontez de pape en pape jusqu’à des saints qui touchent au Christ ; au premier anneau de la chaîne pontificale se trouve un Dieu. Les évêques étaient élus par l’Assemblée générale des fidèles ; dès le temps de Tertullien, l’évêque de Rome est nommé l’évêque des évêques. Le clergé, faisant partie du peuple, concourait à l’élection. Comme les passions se retrouvent partout, comme elles détériorent les plus belles institutions et les plus vertueux caractères, à mesure que la puissance papale s’accrut, elle tenta davantage, et des rivalités humaines produisirent de grands désordres. À Rome païenne, de pareils troubles avaient éclaté pour l’élection des tribuns : des deux Gracchus, l’un fut jeté dans le Tibre, l’autre poignardé par un esclave dans un bois consacré aux Furies. La nomination du pape Damase, en 366, produisit une rixe sanglante : cent trente-sept personnes succombèrent dans la basilique Sicinienne, aujourd’hui Sainte-Marie-Majeure.

On voit saint Grégoire élu pape par le clergé, le sénat et le peuple romain. Tout chrétien pouvait parvenir à la tiare : Léon IV fut promu au souverain pontificat le 12 avril 847 pour défendre Rome contre les Sarrasins, et son ordination différée jusqu’à ce qu’il eût donné des preuves de son courage. Autant en arrivait aux autres évêques : Simplicius monta au siège de Bourges, tout laïque qu’il était. Même aujourd’hui (ce qu’en général on ignore) le choix du conclave pourrait tomber sur un laïque, fût-il marié : sa femme entrerait en religion, et lui recevrait, avec la papauté, tous les ordres.

Les empereurs grecs et latins voulurent opprimer la liberté de l’élection papale populaire ; ils l’usurpèrent quelquefois, et ils exigèrent souvent que cette élection fût au moins confirmée par eux : un capitulaire de Louis le Débonnaire rend à l’élection des évêques sa liberté primitive, qui s’accomplit selon un traité du même temps par le consentement unanime du clergé et du peuple.

Ces dangers d’une élection proclamée par les masses populaires ou dictée par les empereurs obligèrent à faire des changements à la loi. Il existait à Rome des prêtres et des diacres appelés cardinaux, soit que leur nom vint de ce qu’ils servaient aux cornes ou coins de l’autel, ad cornua altaris, soit que le mot cardinal dérivât du latin cardo, pivot ou gond. Le pape Nicolas II, dans un concile tenu à Rome en 1059, fit décider que les cardinaux seuls éliraient les papes et que le clergé et le peuple ratifieraient l’élection. Cent vingt ans après, le concile de Latran[18] enleva la ratification au clergé et au peuple, et rendit l’élection valide à une majorité des deux tiers des voix dans l’assemblée des cardinaux.

Mais ce canon du concile ne fixant ni la durée ni la forme de ce collège électoral, il arriva que la discorde l’introduisit parmi les électeurs, et il n’y avait aucun moyen dans la nouvelle modification de la loi de faire cesser cette discorde. En 1268, après la mort de Clément IV, les cardinaux réunis à Viterbe ne purent s’entendre, et le Saint-Siège resta vacant pendant deux années. Le podestat et le peuple de la ville furent obligés d’enfermer les cardinaux dans leur palais, et même, dit-on, de découvrir ce palais pour forcer les électeurs à en venir à un choix. Grégoire X sortit enfin du scrutin, et, pour remédier à l’avenir à un tel abus, établit alors le conclave, CUM CLAVE, sous clef ou avec une clef ; il régla les dispositions intérieures de ce conclave à peu près de la manière qu’elles existent aujourd’hui : cellules séparées, chambre commune pour le scrutin, fenêtres extérieures murées, à l’une desquelles on vient proclamer l’élection, en démolissant les plâtres dont elle est close, etc. Le concile tenu à Lyon en 1274 confirme et améliore ces dispositions. Un article de ce règlement est pourtant tombé en désuétude : il y était dit que, si après trois jours de clôture le choix du pape n’était pas fait, pendant cinq jours après ces trois jours les cardinaux n’auront plus qu’un seul plat à leur repas, et qu’ensuite ils n’auront plus que du pain, du vin et de l’eau jusqu’à l’élection du souverain pontife.

Aujourd’hui la durée d’un conclave n’est plus limitée et les cardinaux ne sont plus punis par la diète, comme des enfants mis en pénitence. Leur dîner, placé dans des corbeilles portées sur des brancards, leur arrive du dehors, accompagné de laquais en livrée ; un dapifère suit le convoi l’épée au côté et traîné par des chevaux caparaçonnés, dans le carrosse armorié du cardinal reclus. Arrivés au tour du conclave, les poulets sont éventrés, les pâtés sondés, les oranges mises en quartiers, les bouchons des bouteilles dépecés, dans la crainte que quelque pape ne s’y trouve caché. Ces anciennes coutumes, les unes puériles, les autres ridicules, ont des inconvénients. Le dîner est-il somptueux ? le pauvre qui meurt de faim, en le voyant passer, compare et murmure. Le dîner est-il chétif ? par une autre infirmité de la nature, l’indigent s’en moque et méprise la pourpre romaine. On fera bien d’abolir cet usage, qui n’est plus dans les mœurs actuelles ; le christianisme est remonté vers sa source ; il est revenu au temps de la Cène et des Agapes, et le Christ doit seul aujourd’hui présider à ces festins.

Les intrigues des conclaves sont célèbres ; quelques-unes eurent des suites funestes. On vit, pendant le schisme d’Occident, différents papes et antipapes se maudire et s’excommunier du haut des murs en ruine de Rome. Ce schisme parut prêt à s’éteindre, lorsque Pierre de Lune[19] le ranima, en 1394, par une intrigue du conclave à Avignon. Alexandre VI acheta, en 1492, les suffrages de vingt-deux cardinaux qui lui prostituèrent la tiare, laissant après lui les souvenirs de Lucrèce. Sixte-Quint n’eut d’intrigue dans le conclave qu’avec ses béquilles, et quand il fut pape son génie n’eut plus besoin de ces appuis. J’ai vu dans une villa de Rome un portrait de la sœur de Sixte-Quint, femme du peuple, que le terrible pontife, dans tout l’orgueil plébéien, se plut à faire peindre. « Les premières armes de notre maison, disait-il à cette sœur, sont des lambeaux (lambels). »

C’était encore le temps où quelques souverains dictaient des ordres au Sacré Collège. Philippe II faisait entrer au conclave des billets portant : Su Magestad no quiere que N. sea Papa ; quiere que N. lo tenga. Après cette époque, les intrigues des conclaves ne sont plus guère que des agitations sans résultats généraux. Du Perron et d’Ossat obtinrent néanmoins la réconciliation d’Henri IV avec le Saint-Siège, ce qui fut un grand événement. Les Ambassades de Du Perron sont fort inférieures aux Lettres de d’Ossat. Avant eux, Du Bellay avait été au moment de prévenir le schisme de Henri VIII. Ayant obtenu de ce tyran, avant sa séparation de l’Église, qu’il se soumettrait au jugement du Saint-Siège, il arriva à Rome au moment où la condamnation d’Henri VIII allait être prononcée. Il obtint un délai pour envoyer un homme de confiance en Angleterre ; les mauvais chemins retardèrent la réponse. Les partisans de Charles-Quint firent rendre la sentence, et le porteur des pouvoirs de Henri VIII arriva deux jours après. Le retard d’un courrier a rendu l’Angleterre protestante, et changé la face politique de l’Europe. Les destinées du monde ne tiennent pas à des causes plus puissantes : une coupe trop large, vidée à Babylone, fit disparaître Alexandre.

Vient ensuite à Rome, du temps d’Olimpia[20], le cardinal de Retz, qui, dans le conclave, après la mort d’Innocent X, s’enrôla dans l’escadron volant, nom que l’on donnait à dix cardinaux indépendants ; ils portaient avec eux Sacchetti, qui n’était bon qu’à peindre, pour faire passer Alexandre VII, savio col silenzio, et qui, pape, se trouva n’être pas grand’chose.

Le président de Brosses raconte la mort de Clément XII dont il fut témoin, et vit l’élection de Benoît XIV, — comme j’ai vu Léon XII le pontife, mort sur son lit abandonné : le cardinal camerlingue avait frappé deux ou trois fois Clément XII au front, selon l’usage, avec un petit marteau, en l’appelant par son nom Lorenzo Corsini : « Il ne répondit point, dit de Brosses, et il ajoute : « Voilà ce qui fait que votre fille est muette. » Et voilà comme en ce temps-là on traitait les choses les plus graves : un pape mort que l’on frappe à la tête comme à la porte de l’entendement, en appelant l’homme décédé et muet par son nom, pouvait, ce me semble inspirer, à un témoin autre chose qu’une raillerie, fût-elle empruntée de Molière. Qu’aurait dit le léger magistrat de Dijon si Clément XII lui eût répondu des profondeurs de l’éternité : « Que me veux-tu ? »

Le président de Brosses envoie à son ami l’abbé Courtois une liste des cardinaux du conclave avec un mot sur chacun d’eux en son honneur :

« Guadagni, bigot, papelard, sans esprit, sans goût, pauvre moine.

« Aquaviva d’Aragon, figure noble et un peu épaisse, l’esprit comme la figure.

« Ottoboni, sans mœurs, sans crédit, débauché, ruiné, amateur des arts.

« Alberoni, plein de feu, inquiet, remuant, méprisé, sans mœurs, sans décence, sans considération, sans jugement : selon lui, un cardinal est un… habillé de rouge. »

Le reste de la liste est à l’avenant ; le cynisme est ici tout l’esprit.

Une bouffonnerie singulière eut lieu : de Brosses alla dîner avec des Anglais à la porte Saint-Pancrace ; on simula l’élection d’un pape : sir Ashewd ôta sa perruque et représenta le cardinal doyen ; on chanta des oremus, et le cardinal Alberoni fut élu au scrutin de cette orgie. Les soldats protestants de l’armée du connétable de Bourbon nommèrent pape, dans l’église de Saint-Pierre, Martin Luther. Aujourd’hui les Anglais, qui sont tout à la fois la plaie et la providence de Rome, respectent le culte catholique qui leur a permis d’élever un prêche en dehors de la porte du Peuple. Le gouvernement et les mœurs ne souffriraient plus de pareils scandales.

Aussitôt qu’un cardinal est prisonnier au conclave, la première chose qu’il fait, c’est de se mettre, lui et ses domestiques, à gratter durant l’obscurité les murs fraîchement maçonnés, jusqu’à ce qu’ils aient fait un petit trou pour prendre par là, durant la nuit, des ficelles au moyen desquelles les avis vont et viennent du dedans au dehors. Au surplus, le cardinal de Retz, dont l’opinion n’est pas suspecte, après avoir parlé des misères du conclave dont il fit partie, termine son récit par ces belles paroles :

« On y vécut (dans le conclave) toujours ensemble avec le même respect et la même civilité que l’on observe dans les cabinets des rois ; avec la même politesse qu’on avait dans la cour de Henri III ; avec la même familiarité que l’on voit dans les collèges ; avec la même modestie qui se remarque dans les noviciats, et avec la même charité, au moins en apparence, qui pourrait être entre des frères parfaitement unis. »

Je suis frappé, en achevant l’épitome d’une immense histoire, de la manière grave dont elle commence et de la manière presque burlesque dont elle finit : la grandeur du Fils de Dieu ouvre la scène qui, se rétrécissant par degrés au fur et à mesure que la religion catholique s’éloigne de sa source, se termine à la petitesse du fils d’Adam. On ne retrouve plus guère la hauteur primitive de la croix qu’au décès du souverain pontife : ce pape, sans famille, sans amis, dont le cadavre est délaissé sur sa couche, montre que l’homme était compté pour rien dans le chef du monde évangélique. Comme prince temporel, on rend des honneurs au pape expiré ; comme homme, son corps abandonné est jeté à la porte de l’église, où jadis le pécheur faisait pénitence.

DÉPÊCHES À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, 17 février 1829.
« Monsieur le comte

« J’ignore s’il plaira au roi d’envoyer un ambassadeur extraordinaire à Rome ou s’il lui conviendra de m’accréditer auprès du Sacré Collège. Dans ce dernier cas, j’aurai l’honneur de vous faire observer que j’allouai à M. le duc de Laval, pour frais de service extraordinaire en pareille circonstance, en 1823, une somme qui s’élevait, autant que je m’en puis souvenir, de 40 à 50,000 francs. L’ambassadeur d’Autriche, M. le comte d’Appony, reçut d’abord de sa cour une somme de 36,000 francs pour les premiers besoins, un supplément de 7,200 francs par mois à son traitement ordinaire pendant la durée du conclave, et pour frais de cadeaux, chancellerie, etc., 10,000 francs. Je n’ai point, monsieur le comte, la prétention de lutter de magnificence avec M. l’ambassadeur d’Autriche, comme le fit M. le duc de Laval ; je ne louerai ni chevaux, ni voitures, ni livrées pour éblouir la populace de Rome ; le roi de France est un assez grand seigneur pour payer la pompe de ses ambassadeurs, s’il en veut une : magnificence d’emprunt, c’est misère. J’irai donc modestement au conclave avec mes gens et mes voitures ordinaires. Reste seulement à savoir si Sa Majesté ne pensera pas que, pendant la durée du conclave, je serai obligé à une représentation à laquelle mon traitement ordinaire ne pourra suffire. Je ne demande rien, je soumets simplement une question à votre jugement et à la décision royale.

« J’ai l’honneur, etc. »

« Rome, ce 19 février 1829.
« Monsieur le comte,

« J’ai eu l’honneur d’être présenté hier au Sacré Collège et de prononcer le petit discours[21] dont je vous ai d’avance envoyé copie dans ma dépêche no 17, partie mardi, 17 de ce mois, par un courrier extraordinaire. J’ai été écouté avec des marques de satisfaction du meilleur augure, et le cardinal doyen, le vénérable Della Somaglia, m’a répondu dans les termes les plus affectueux pour le roi et pour la France.

« Vous ayant tout mandé dans ma dernière dépêche, je n’ai absolument rien de nouveau à vous dire aujourd’hui, sinon que le cardinal Bussi[22] est arrivé hier de Bénévent ; on attend aujourd’hui les cardinaux Albani, Macchi[23] et Oppizzoni.

Les membres du Sacré Collège s’enfermeront au palais Quirinal lundi soir, 23 de ce mois. Dix jours s’écouleront ensuite pour attendre les cardinaux étrangers, après quoi les opérations sérieuses du conclave commenceront, et, si l’on s’entendait tout d’abord, le pape pourrait être élu dans la première semaine de carême.

« J’attends, monsieur le comte, les ordres du roi. Je suppose que vous m’avez expédié un courrier après l’arrivée de M. de Montebello à Paris. Il est urgent que je reçoive ou l’annonce d’un ambassadeur extraordinaire, ou mes nouvelles lettres de créance avec les instructions du gouvernement.

« Mes cinq cardinaux français viendront-ils ? Politiquement parlant, leur présence est ici fort peu nécessaire. J’ai écrit à monseigneur le cardinal de Latil pour lui offrir mes services dans le cas où il se déterminerait à venir.

« J’ai l’honneur, etc.

« P. S. Je joins ici la copie d’une lettre que m’a écrite M. le comte de Funchal. Je n’ai point répondu par écrit à cet ambassadeur, je suis seulement allé causer avec lui. »

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, lundi 23 février 1829.

« Hier ont fini les obsèques du pape. La pyramide de papier et les quatre candélabres étaient assez beaux, parce qu’ils étaient d’une proportion immense et atteignaient à la corniche de l’église. Le dernier Dies iræ était admirable. Il est composé par un homme inconnu qui appartient à la chapelle du pape, et qui me semble avoir un génie d’une tout autre espèce que Rossini. Aujourd’hui nous passons de la tristesse à la joie ; nous chantons le Veni Creator pour l’ouverture du conclave ; puis nous irons voir chaque soir si les scrutins sont brûlés, si la fumée sort d’un certain poêle : le jour où il n’y aura pas de fumée, le pape sera nommé, et j’irai vous retrouver ; voilà tout le fond de mon affaire. Le discours du roi d’Angleterre est bien insolent pour la France ! Quelle déplorable expédition que cette expédition de Morée ! commence-t-on à le sentir ? Le général Guilleminot m’a écrit une lettre à ce sujet, qui me fait rire ; il n’a pu m’écrire ainsi que parce qu’il me présumait ministre. »

« 25 février.

« La mort est ici ; Torlonia est parti hier au soir après deux jours de maladie : je l’ai vu tout peinturé sur son lit funèbre, l’épée au côté. Il prêtait sur gages ; mais quels gages ! sur des antiques, sur des tableaux renfermés pèle-mêle dans un vieux palais poudreux. Ce n’est pas là le magasin où l’Avare serrait un luth de Bologne garni de toutes ses cordes ou peu s’en faut, la peau d’un lézard de trois pieds, et le lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie.

« On ne voit que des défunts que l’on promène habillés dans les rues ; il en passe un régulièrement sous mes fenêtres quand nous nous mettons à table pour dîner. Au surplus, tout annonce la séparation du printemps ; on commence à se disperser ; on part pour Naples ; on reviendra un moment pour la semaine sainte, et puis on se quittera pour toujours. L’année prochaine ce seront d’autres voyageurs, d’autres visages, une autre société. Il y a quelque chose de triste dans cette course sur des ruines : les Romains sont comme les débris de leur ville : le monde passe à leurs pieds. Je me figure ces personnes rentrant dans leurs familles, dans les diverses contrées de l’Europe, ces jeunes Misses retournant au milieu de leurs brouillards. Si par hasard, dans trente ans d’ici, quelqu’une d’entre elles est ramenée en Italie, qui se souviendra de l’avoir vue dans les palais dont les maîtres ne seront plus ? Saint-Pierre et le Colisée, voilà tout ce qu’elle-même reconnaîtrait. »

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, ce 3 mars 1829.
« Monsieur le comte,

Mon premier courrier étant arrivé à Lyon le 14 du mois dernier à neuf heures du soir, vous avez pu apprendre le 15 au matin, par le télégraphe, la mort du pape. Nous sommes aujourd’hui au 3 de mars et je suis encore sans instructions et sans réponse officielle. Les journaux ont annoncé le départ de deux ou trois cardinaux. J’avais écrit à Paris à M. le cardinal de Latil[24], pour mettre à sa disposition le palais de l’ambassade ; je viens de lui écrire encore à divers points de sa route, pour lui renouveler mes offres.

« Je suis fâché d’être obligé de vous dire, monsieur le comte, que je remarque ici de petites intrigues pour éloigner nos cardinaux[25] de l’ambassade, pour les loger là où ils pourraient être placés plus à la portée des influences que l’on espère exercer sur eux.

« En ce qui me concerne, cela m’est fort indifférent. Je rendrai à MM. les cardinaux tous les services qui dépendront de moi. S’ils m’interrogent sur des choses qu’il sera bon de connaître, je leur dirai ce que je sais ; si vous me transmettez pour eux les ordres du roi, je leur en ferai part ; mais s’ils arrivaient ici dans un esprit hostile aux vues du gouvernement de Sa Majesté, si l’on s’apercevait qu’ils ne marchent pas d’accord avec l’ambassadeur du roi, s’ils tenaient un langage contraire au mien, s’ils allaient jusqu’à donner leurs voix dans le conclave à quelque homme exagéré, s’ils étaient même divisés entre eux, rien ne serait plus funeste. Mieux vaudrait pour le service du roi que je donnasse à l’instant ma démission que d’offrir ce spectacle public de nos discordes. L’Autriche et l’Espagne ont, par rapport à leur clergé, une conduite qui ne laisse rien à l’intrigue. Tout prêtre, tout cardinal ou évêque autrichien ou espagnol ne peut avoir pour agent et pour correspondant à Rome que l’ambassadeur même de sa cour ; celui-ci a le droit d’écarter à l’instant de Rome tout ecclésiastique de sa nation qui lui ferait obstacle.

« J’espère, monsieur le comte, qu’aucune division n’aura lieu, que MM. les cardinaux auront l’ordre formel de se soumettre aux instructions que je ne tarderai pas à recevoir de vous ; que je saurai celui d’entre eux qui sera chargé d’exercer l’exclusion, en cas de besoin, et quelles têtes cette exclusion doit frapper.

« Il est bien nécessaire de se tenir en garde ; les derniers scrutins ont annoncé le réveil d’un parti. Ce parti, qui a donné de vingt à vingt et une voix aux cardinaux della Marmora[26] et Pedicini, forme ce qu’on appelle ici la faction de Sardaigne. Les autres cardinaux effrayés veulent porter tous leurs suffrages sur Oppizzoni, homme ferme et modéré à la fois. Quoique Autrichien, c’est-à-dire Milanais, il a tenu tête à l’Autriche à Bologne. Ce serait un excellent choix. Les voix des cardinaux français pourraient, en se fixant sur l’un ou sur l’autre candidat, décider l’élection. À tort ou à raison, on croit ces cardinaux ennemis du système actuel du gouvernement du roi, et la faction de Sardaigne compte sur eux.

« J’ai l’honneur, etc[27]. »

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, le 3 mars 1829.

« Vous me surprenez sur l’histoire de ma fouille ; je ne me souvenais pas de vous avoir écrit rien de si bien à ce propos. Je suis, comme vous le pensez, fortement occupé : laissé sans direction et sans instructions, je suis obligé de prendre tout sur moi. Je crois cependant que je puis vous promettre un pape modéré et éclairé. Dieu veuille seulement qu’il soit fait à l’expiration de l’interim du ministère de M. Portalis. »

« 4 mars.

« Hier, mercredi des Cendres, j’étais à genoux seul dans cette église de Santa Croce, appuyée sur les murailles de Rome, près de la porte de Naples. J’entendais le chant monotone et lugubre des religieux dans l’intérieur de cette solitude : j’aurais voulu être aussi sous un froc, chantant parmi ces débris. Quel lieu pour mettre en paix l’ambition et contempler les vanités de la terre ! Je ne vous parle pas de ma santé, parce que cela est extrêmement ennuyeux. Tandis que je souffre, on me dit que M. de la Ferronnays se guérit ; il fait des courses à cheval, et sa convalescence passe dans le pays pour un miracle : Dieu veuille qu’il en soit ainsi, et qu’il reprenne le portefeuille au bout de l’intérim : que de questions cela trancherait, pour moi ! »

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
« Dimanche[28], ce 15 mars 1829.
« Monsieur le comte,

« J’ai eu l’honneur de vous instruire de l’arrivée successive de MM. les cardinaux français. Trois d’entre eux, MM. de Latil, de la Fare[29] et de Croy[30], m’ont fait l’honneur de descendre chez moi. Le premier est entré au conclave jeudi soir 12, avec M. le cardinal Isoard[31], les deux autres s’y sont renfermés vendredi soir, 13.

« Je leur ai fait part de tout ce que je savais ; je leur ai communiqué des notes importantes sur la minorité et la majorité du conclave, sur les sentiments dont les différents partis sont animés. Nous sommes convenus qu’ils porteraient les candidats dont je vous ai déjà parlé, savoir : les cardinaux Capellari, Oppizzoni, Benvenuti, Zurla, Castiglioni, enfin Pacca et de Gregorio ; qu’ils repousseraient les cardinaux de la faction sarde : Pedicini, Giustiniani, Galleffi et Cristaldi[32].

« J’espère que cette bonne intelligence entre les ambassadeurs et les cardinaux aura le meilleur effet : du moins n’aurai-je rien à me reprocher si des passions ou des intérêts venaient à tromper mes espérances.

« J’ai découvert, monsieur le comte, de méprisables et dangereuses intrigues entretenues de Paris à Rome par le canal de M. le nonce Lambruschini[33]. Il ne s’agissait rien moins que de faire lire en plein conclave la copie de prétendues instructions secrètes divisées en plusieurs articles et données (assurait-on impudemment) à M. le cardinal de Latil. La majorité du conclave s’est prononcée fortement contre de pareilles machinations ; elle aurait voulu qu’on écrivît au nonce de rompre toute espèce de relations avec ces hommes de discorde qui, en troublant la France, finiraient par rendre la religion catholique odieuse à tous. Je fais, monsieur le comte, un recueil de ces révélations authentiques, et je vous l’enverrai après la nomination du pape : cela vaudra mieux que toutes les dépêches du monde. Le roi apprendra à connaître ses amis et ses ennemis, et le gouvernement pourra s’appuyer sur des faits propres à le diriger dans sa marche.

« Votre dépêche no 14 me donna avis des empiétements que le nonce de Sa Sainteté a voulu renouveler en France au sujet de la mort de Léon XII. La même chose était déjà arrivée, lorsque j’étais ministre des affaires étrangères, à la mort de Pie VII : heureusement on a toujours les moyens de se défendre contre ces attaques publiques ; il est bien plus difficile d’échapper aux trames ourdies dans l’ombre.

« Les conclavistes qui accompagnent nos cardinaux m’ont paru des hommes raisonnables : le seul abbé Coudrin[34], dont vous m’avez parlé, est un de ces esprits compactes et rétrécis dans lesquels rien ne peut entrer, un de ces hommes qui se sont trompés de profession. Vous n’ignorez pas qu’il est moine, chef d’ordre, et qu’il a même des bulles d’institution : cela ne s’accorde guère avec nos lois civiles et nos institutions politiques.

« Il se pourrait faire que le pape fût élu à la fin de cette semaine. Mais si les cardinaux français manquent le premier effet de leur présence, il deviendra impossible d’assigner un terme au conclave. De nouvelles combinaisons amèneraient peut-être une nomination inattendue : on s’arrangerait, pour en finir, de quelque cardinal insignifiant, tel que Dandini[35].

« Je me suis jadis, monsieur le comte, trouvé dans des circonstances difficiles, soit comme ambassadeur à Londres, soit comme ministre pendant la guerre d’Espagne, soit comme membre de la Chambre des pairs, soit comme chef de l’opposition ; mais rien ne m’a donné autant d’inquiétude et de souci que ma position actuelle au milieu de tous les genres d’intrigues. Il faut que j’agisse sur un corps invisible renfermé dans une prison dont les abords sont strictement gardés. Je n’ai ni argent à donner, ni places à promettre ; les passions caduques d’une cinquantaine de vieillards ne m’offrent aucune prise sur elles. J’ai à combattre la bêtise dans les uns, l’ignorance du siècle dans les autres ; le fanatisme dans ceux-ci, l’astuce et la duplicité dans ceux-là ; dans presque tous l’ambition, les intérêts, les haines politiques, et je suis séparé par des murs et par des mystères de l’assemblée où fermentent tant d’éléments de division. À chaque instant la scène varie ; tous les quarts d’heure des rapports contradictoires me plongent dans de nouvelles perplexités. Ce n’est pas, monsieur le comte, pour me faire valoir, que je vous entretiens de ces difficultés, mais pour me servir d’excuse dans le cas où l’élection produirait un pape contraire à ce qu’elle semble promettre et à la nature de nos vœux, À la mort de Pie VII, les questions religieuses n’avaient point encore agité l’opinion : ces questions sont venues aujourd’hui se mêler à la politique, et jamais l’élection du chef de l’Église ne pouvait tomber plus mal à propos.

« J’ai l’honneur, etc. »

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, 17 mars 1829.

« Le roi de Bavière[36] est venu me voir en frac. Nous avons parlé de vous. Ce souverain grec, en portant une couronne, semble savoir ce qu’il a sur la tête, et comprendre qu’on ne cloue pas le temps au passé. Il dîne chez moi jeudi et ne veut personne.

« Au reste, nous voilà au milieu de grands événements : un pape à faire ; que sera-t-il ? L’émancipation des catholiques passera-t-elle ? Une nouvelle campagne en Orient ; de quel côté sera la victoire ? Profiterons-nous de cette position ? Qui conduira nos affaires ? y a-t-il une tête capable d’apercevoir tout ce qui se trouve là-dedans pour la France et d’en profiter selon les événements ? Je suis persuadé qu’on n’y pense seulement pas à Paris, et qu’entre les salons et les chambres, les plaisirs et les lois, les joies du monde et les inquiétudes ministérielles, on se soucie de l’Europe comme de rien du tout. Il n’y a que moi qui, dans mon exil, ai le temps de songer creux et de regarder autour de moi. Hier, je suis allé me promener par une espèce de tempête sur l’ancien chemin de Tivoli. Je suis arrivé à l’ancien pavé romain, si bien conservé qu’on croirait qu’il a été posé nouvellement. Horace avait pourtant foulé les pierres que je foulais : où est Horace ? »

Le marquis Capponi[37], arrivant de Florence, m’apporta des lettres de recommandation de ses amies de Paris. Je répondis à l’une de ces lettres le 21 mars 1829 :

« J’ai reçu vos lettres : les services que je puis rendre ne sont rien, mais je suis tout à vos ordres. Je n’en étais pas à savoir ce que c’était que le marquis Capponi : je vous annonce qu’il est toujours beau ; il a tenu bon contre le temps. Je n’ai point répondu à votre première lettre, toute pleine d’enthousiasme pour le sublime Mahmoud et pour la barbarie disciplinée, pour ces esclaves bâtonnés en soldats[38]. Que les femmes soient transportées d’admiration pour les hommes qui en épousent à la fois des centaines, qu’elles prennent cela pour le progrès des lumières et de la civilisation, je le conçois ; mais moi je tiens à mes pauvres Grecs ; je veux leur liberté comme celle de la France ; je veux aussi des frontières qui couvrent Paris, qui assurent notre indépendance, et ce n’est pas avec la triple alliance du pal de Constantinople, de la schlague de Vienne et des coups de poings de Londres que vous aurez la rive du Rhin. Grand merci de la pelisse d’honneur que notre gloire pourrait obtenir de l’invincible chef des croyants, lequel n’est pas encore sorti des faubourgs de son sérail ; j’aime mieux cette gloire toute nue ; elle est femme et belle : Phidias se serait bien gardé de lui mettre une robe de chambre turque. »

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, le 21 mars 1829.

« Eh bien ! j’ai raison contre vous ! Je suis allé hier, entre deux scrutins et en attendant un pape, à Saint-Onufre ; ce sont bien deux orangers qui sont dans le cloître, et point un chêne vert. Je suis tout fier de cette fidélité de ma mémoire. J’ai couru, presque les yeux fermés, à la petite pierre qui recouvre votre ami ; je l’aime mieux que le grand tombeau qu’on va lui élever. Quelle charmante solitude ! quelle admirable vue ! quel bonheur de reposer là entre les fresques du Dominiquin et celles de Léonard de Vinci ! Je voudrais y être, je n’ai jamais été plus tenté. Vous a-t-on laissée entrer dans l’intérieur du couvent ? Avez-vous vu, dans un long corridor, cette tête ravissante, quoique à moitié effacée, d’une madone de Léonard de Vinci ? Avez-vous vu dans la bibliothèque le masque du Tasse, sa couronne de laurier flétrie, un miroir dont il se servait, son écritoire, sa plume et la lettre écrite de sa main, collée sur une planche qui pend au bas de son buste ? Dans cette lettre d’une petite écriture raturée, mais facile à lire, il parle d’amitié et du vent de la fortune ; celui-là n’avait guère soufflé pour lui et l’amitié lui avait souvent manqué.

« Point de pape encore, nous l’attendons d’heure en heure ; mais si le choix a été retardé, si des obstacles se sont élevés de toutes parts, ce n’est pas ma faute : il aurait fallu m’écouter un peu davantage et ne pas agir tout juste en sens contraire de ce qu’on paraissait décider. Au reste, à présent, il me semble que tout le monde veut être en paix avec moi. Le cardinal de Clermont-Tonnerre lui-même vient de m’écrire qu’il réclame mes anciennes bontés pour lui, et après tout cela il descend chez moi résolu à voter pour le pape le plus modéré.

« Vous avez lu mon second discours[39]. Remerciez M. Kératry qui[40] a parlé si obligeamment du premier ; j’espère qu’il sera encore plus content de l’autre. Nous tâcherons tous les deux de rendre la liberté chrétienne, et nous y parviendrons. Que dites-vous de la réponse que le cardinal Castiglioni m’a faite ? Suis-je assez loué en plein conclave ? Vous n’auriez pas mieux dit dans vos jours de gâterie. »

« 24 mars 1829.

« Si j’en croyais les bruits de Rome, nous aurions un pape demain ; mais je suis dans un moment de découragement, et je ne veux pas croire à un tel bonheur. Vous comprenez bien que ce bonheur n’est pas le bonheur politique, la joie d’un triomphe, mais le bonheur d’être libre et de vous retrouver. Quand je vous parle tant de conclave, je suis comme les gens qui ont une idée fixe et qui croient que le monde n’est occupé que de cette idée. Et pourtant, à Paris, qui pense au conclave, qui s’occupe d’un pape et de mes tribulations ? La légèreté française, les intérêts du moment, les discussions des Chambres, les ambitions émues, ont bien autre chose à faire. Lorsque le duc de Laval m’écrivait aussi ses soucis sur son conclave, tout préoccupé de la guerre d’Espagne que j’étais, je disais en recevant ses dépêches : Eh ! bon Dieu, il s’agit bien de cela ! M. Portalis doit aujourd’hui me faire subir la peine du talion. Il est vrai de dire cependant que les choses à cette époque n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui : les idées religieuses n’étaient pas mêlées aux idées politiques comme elles le sont dans toute l’Europe ; la querelle n’était pas là ; la nomination d’un pape ne pouvait pas, comme à cette heure, troubler ou calmer les États.

« Depuis la lettre qui m’annonçait la prolongation du congé de M. de La Ferronnays et son départ pour Rome, je n’ai rien appris : je crois pourtant cette nouvelle vraie.

« M. Thierry m’a écrit d’Hyères une lettre touchante ; il dit qu’il se meurt, et pourtant il veut une place à l’Académie des inscriptions et me demande d’écrire pour lui. Je vais le faire. Ma fouille continue à me donner des sarcophages ; la mort ne peut fournir que ce qu’elle a. Le monument du Poussin avance. Il sera noble et grand. Vous ne sauriez croire combien le tableau des Bergers d’Arcadie était fait pour un bas-relief et convient à la sculpture[41]. »

« 28 mars.

« M. le cardinal de Clermont-Tonnerre, descendu chez moi, entre aujourd’hui au conclave ; c’est le siècle des merveilles. J’ai auprès de moi le fils du maréchal Lannes et le petit-fils du chancelier[42] ; messieurs du Constitutionnel dînent à ma table auprès de messieurs de la Quotidienne. Voilà l’avantage d’être sincère ; je laisse chacun penser ce qu’il veut, pourvu qu’on m’accorde la même liberté ; je tâche seulement que mon opinion ait la majorité, parce que je la trouve, comme de raison, meilleure que les autres. C’est à cette sincérité que j’attribue le penchant qu’ont les opinions les plus divergentes à se rapprocher de moi. J’exerce envers elles le droit d’asile : on ne peut les saisir sous mon toit. »

À M. LE DUC DE BLACAS[43].
« Rome, 24 mars 1829.

« Je suis bien fâché, monsieur le duc, qu’une phrase de ma lettre ait pu vous causer quelque inquiétude. Je n’ai point du tout à me plaindre d’un homme de sens et d’esprit (M. Fuscaldo[44]), qui ne m’a dit que des lieux commun de diplomatie. Nous autres ambassadeurs, disons-nous autre chose ? Quant au cardinal dont vous me faites l’honneur de me parler, le gouvernement français n’a désigné particulièrement personne ; il s’en est entièrement rapporté à ce que je lui ai mandé. Sept ou huit cardinaux modérés et pacifiques, qui semblent attirer également les vœux de toutes les cours, sont les candidats entre lesquels nous désirons voir se fixer les suffrages. Mais si nous n’avons pas la prétention d’imposer un choix à la majorité du conclave, nous repoussons de toutes nos forces et par tous les moyens trois ou quatre cardinaux fanatiques, intrigants ou incapables, que porte la minorité.

« Je n’ai, monsieur le duc, aucun moyen possible de vous faire passer cette lettre ; je la mets donc tout simplement à la poste, parce qu’elle ne renferme rien que vous et moi ne puissions avouer tout haut.

« J’ai l’honneur, etc. »

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, le 31 mars 1829.

« M. de Montebello est arrivé et m’a apporté votre lettre avec une lettre de M. Bertin et de M. Villemain.

« Mes fouilles vont bien, je trouve force sarcophages vides ; j’en pourrai choisir un pour moi, sans que ma poussière soit obligée de chasser celle de ces vieux morts que le vent a déjà emportée. Les sépulcres dépeuplés offrent le spectacle d’une résurrection et pourtant ils n’attendent qu’une mort plus profonde. Ce n’est pas la vie, c’est le néant qui a rendu ces tombes désertes.

« Pour achever mon petit journal du moment, je vous dirai que je suis monté avant-hier à la boule de Saint-Pierre pendant une tempête. Vous ne sauriez vous figurer ce que c’était que le bruit du vent au milieu du ciel, autour de cette coupole de Michel-Ange, et au-dessus de ce temple des chrétiens, qui écrase la vieille Rome. »

« 31 mars, au soir.

« Victoire ! j’ai un des papes que j’avais mis sur ma liste : c’est Castiglioni, le cardinal même que je portais à la papauté en 1823, lorsque j’étais ministre, celui qui m’a répondu dernièrement au conclave en me donnant force louanges. Castiglioni est modéré et dévoué à la France : c’est un triomphe complet. Le conclave, avant de se séparer, a ordonné d’écrire au nonce à Paris, pour lui dire d’exprimer au roi la satisfaction que le Sacré Collège a éprouvée de ma conduite. J’ai déjà expédié cette nouvelle à Paris par le télégraphe. Le préfet du Rhône est l’intermédiaire de cette correspondance aérienne, et ce préfet est M. de Brosses, fils de ce comte de Brosses, le léger voyageur à Rome, souvent cité dans les notes que je rassemble en vous écrivant[45]. Le courrier qui vous porte cette lettre porte ma dépêche à M. Portalis.

« Je n’ai plus deux jours de suite de bonne santé ; cela me fait enrager, car je n’ai cœur à rien au milieu de mes souffrances. J’attends pourtant avec quelque impatience ce qui résultera à Paris de la nomination de mon pape, ce qu’on dira, ce qu’on fera, ce que je deviendrai. Le plus sûr, c’est le congé demandé. J’ai vu par les journaux la grande querelle du Constitionnel sur mon discours ; il accuse le Messager de ne l’avoir pas imprimé, et nous avons à Rome des Messagers du 22 mars (la querelle est du 24 et 25) qui ont le discours. N’est ce pas singulier ? Il paraît clair qu’il y a eu deux éditions, l’une pour Rome et l’autre pour Paris. Pauvres gens ! je pense au mécompte d’un autre journal ; il assure que le conclave aura été très mécontent de ce discours : qu’aura-t-il dit quand il aura vu les éloges que me donne le cardinal Castiglioni, qui est devenu pape ?

« Quand cesserai-je de vous parler de toutes ces misères ? Quand ne m’occuperai-je plus que d’achever les mémoires de ma vie et ma vie aussi, comme dernière page de mes Mémoires ? J’en ai bien besoin ; je suis bien las, le poids des jours augmente et se fait sentir sur ma tête ; je m’amuse à l’appeler un rhumatisme, mais on ne guérit pas de celui-là. Un seul mot me soutient quand je le répète : À bientôt. »

« 3 avril.

« J’oubliais de vous dire que le cardinal Fesch s’étant très bien conduit dans le conclave, et ayant voté avec nos cardinaux, j’ai franchi le pas et je l’ai invité à dîner. Il a refusé par un billet plein de mesure.[46] »

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, ce 2 avril 1829.
« Monsieur le comte,

« Le cardinal Albani a été nommé secrétaire d’État, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le mander dans ma première lettre portée à Lyon par le courrier à cheval expédié le 31 mars au soir. Le nouveau ministre ne plaît ni à la faction sarde, ni à la majorité du Sacré Collège, ni même à l’Autriche, parce qu’il est violent, antijésuite, rude dans son abord, et Italien avant tout. Riche et excessivement avare, le cardinal Albani se trouve mêlé dans toutes sortes d’entreprises et de spéculations. J’allai hier lui faire ma première visite ; aussitôt qu’il m’aperçut, il s’écria : « Je suis un cochon ! (Il était en effet fort sale.) Vous verrez que je ne suis pas un ennemi. » Je vous rapporte, monsieur le comte, ses propres paroles. Je lui répondis que j’étais bien loin de le regarder comme un ennemi. « À vous autres, reprit-il, il faut de l’eau et non pas du feu : ne connais-je pas votre pays ? n’ai-je pas vécu en France ? (Il parle français comme un Français.) Vous serez content et votre maître aussi. Comment se porte le roi ? Bonjour ! Allons à Saint-Pierre. »

« Il était huit heures du matin ; j’avais déjà vu Sa Sainteté et tout Rome courait à la cérémonie de l’adoration.

« Le cardinal Albani est un homme d’esprit, faux par caractère et franc par humeur ; sa violence déjoue sa ruse ; on peut en tirer parti en flattant son orgueil et satisfaisant son avarice.

« Pie VIII est très savant, surtout en matière de théologie ; il parle français, mais avec moins de facilité et de grâce que Léon XII. Il est attaqué sur le côté droit d’une demi-paralysie et sujet à des mouvements convulsifs : la suprême puissance le guérira. Il sera couronné dimanche prochain, jour de la Passion, 5 avril.

« Maintenant, monsieur le comte, que la principale affaire qui me retenait à Rome est terminée, je vous serai infiniment obligé de m’obtenir de la bienveillance de Sa Majesté un congé de quelques mois. Je ne m’en servirai qu’après avoir remis au pape la lettre par laquelle le roi répondra à celle que Pie VIII lui a écrite ou va lui écrire pour lui annoncer son élévation sur la chaire de Saint-Pierre. Permettez-moi de solliciter de nouveau en faveur de mes deux secrétaires de légation, M. Bellocq et M. de Givré[47], les grâces que je vous ai demandées pour eux.

« Les intrigues du cardinal Albani dans le conclave, les partisans qu’il s’était acquis, même dans la majorité, m’avaient fait craindre quelque coup imprévu pour le porter au souverain pontificat. Il me paraissait impossible de se laisser ainsi surprendre et de permettre au chargé d’affaires de l’Autriche de ceindre la tiare sous les yeux de l’ambassadeur de France ; je profitai donc de l’arrivée de M. le cardinal de Clermont-Tonnerre pour le charger à tout événement de la lettre ci-jointe dont je prenais les dispositions sous ma responsabilité. Heureusement il n’a point été dans le cas de faire usage de cette lettre ; il me l’a rendue et j’ai l’honneur de vous l’envoyer.

« J’ai l’honneur, etc., etc. »

À SON ÉMINENCE MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE CLERMONT-TONNERRE.
« Rome, ce 28 mars 1829.
« Monseigneur,

« Ne pouvant plus communiquer avec vos collègues MM. les cardinaux français renfermés au palais de Monte-Cavallo ; étant obligé de tout prévoir pour l’avantage du service du roi et dans l’intérêt de notre pays ; sachant combien de nominations inattendues ont eu lieu dans les conclaves, je me vois à regret dans la fâcheuse nécessité de confier à Votre Éminence une exclusion éventuelle.

« Bien que M. le cardinal Albani ne paraisse avoir aucune chance, il n’en est pas moins un homme de capacité sur lequel, dans une lutte prolongée, on pourrait jeter les yeux ; mais il est le cardinal chargé au conclave des instructions de l’Autriche : M. le comte de Lutzow, dans son discours, l’a déjà désigné officiellement en cette qualité. Or, il est impossible de laisser porter au souverain pontificat un cardinal appartenant ouvertement à une couronne, pas plus à la couronne de France qu’à toute autre.

« En conséquence, monseigneur, je vous charge, en vertu de mes pleins pouvoirs, comme ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne, et prenant sur moi seul toute la responsabilité, de donner l’exclusion à M le cardinal Albani, si d’un côté par une rencontre fortuite, et de l’autre par une combinaison secrète, il venait à obtenir la majorité des suffrages.

« Je suis, etc., etc. »

Cette lettre d’exclusion, confiée à un cardinal par un ambassadeur qui n’y est pas autorisé formellement, est une témérité en diplomatie : il y a là de quoi faire frémir tous les hommes d’État à domicile, tous les chefs de division, tous les premiers commis, tous les copistes aux affaires étrangères ; mais puisque le ministre ignorait sa chose au point de ne pas même songer au cas éventuel d’exclusion, force m’était d’y songer pour lui. Supposez qu’Albani eût été nommé pape par aventure, que serais-je devenu ? J’aurais été à jamais perdu comme homme politique.

Je me dis ceci, non pour moi, qui me soucie peu du renom d’homme politique, mais pour la génération future des écrivains à qui on ferait du bruit de mon accident et qui expieraient mon malheur aux dépens de leur carrière, comme on donne le fouet au menin quand M. le dauphin a fait une sottise. Mais il ne faudrait pas trop non plus admirer ma prévoyante audace, en prenant sur moi la lettre d’exclusion : ce qui paraît une énormité, mesuré à la courte échelle des vieilles idées diplomatiques, n’était au fond rien du tout, dans l’ordre actuel de la société. Cette audace me venait, d’un côté, de mon insensibilité pour toute disgrâce, de l’autre, de ma connaissance des opinions de mon temps : le monde tel qu’il est fait aujourd’hui ne donne pas deux sous de la nomination d’un pape, des rivalités des couronnes et des intrigues de l’intérieur d’un conclave.

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
Confidentielle.
« Rome, ce 2 avril 1829.
« Monsieur le comte,

« J’ai l’honneur de vous envoyer aujourd’hui les documents importants que je vous ai annoncés. Ce n’est rien moins que le journal officiel et secret du conclave. Il est traduit mot pour mot sur l’original italien ; j’en ai fait disparaître seulement tout ce qui pouvait indiquer avec trop de précision les sources où j’ai puisé. S’il transpirait la moindre chose de ces révélations, dont il n’y a peut-être pas un autre exemple, il en coûterait la fortune, la liberté et la vie peut-être à plusieurs personnes. Cela serait d’autant plus déplorable que ces révélations ne sont point dues à l’intérêt et à la corruption, mais à la confiance dans l’honneur français. Cette pièce, monsieur le comte, doit donc demeurer à jamais secrète, après avoir été lue dans le conseil du roi : car, malgré les précautions que j’ai prises de taire les noms et de retrancher les choses directes, elle en dit encore assez pour compromettre ses auteurs. J’y ai joint un commentaire, afin d’en faciliter la lecture. Le gouvernement pontifical est dans l’usage de tenir un registre où sont notés jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, ses décisions, ses gestes et ses faits ; quel trésor historique si l’on pouvait y fouiller en remontant vers les premiers siècles de la papauté ! Il m’a été entr’ouvert un moment pour l’époque actuelle. Le roi verra, par les documents que je vous transmets, ce qu’on n’a jamais vu, l’intérieur d’un conclave ; les sentiments les plus intimes de la cour de Rome lui seront connus, et les ministres de Sa Majesté ne marcheront pas dans l’ombre.

« Le commentaire que j’ai fait du journal me dispensant de toute autre réflexion, il ne me reste plus qu’à vous offrir la nouvelle assurance de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur, etc., etc. »

L’original italien du document précieux annoncé dans cette dépêche confidentielle a été brûlé à Rome sous mes yeux ; je n’ai point gardé copie de la traduction de ce document que j’ai envoyée aux affaires étrangères ; j’ai seulement une copie du commentaire ou des remarques jointes par moi à cette traduction[48]. Mais la même discrétion qui m’a fait recommander au ministre de garder la pièce à jamais secrète m’oblige de supprimer ici mes propres remarques ; car, quelle que soit l’obscurité dont ces remarques sont enveloppées, par l’absence du document auquel elles se rapportent, cette obscurité serait encore de la lumière à Rome. Or, les ressentiments sont longs dans la ville éternelle ; il se pourrait faire que, dans cinquante ans d’ici, ils allassent frapper quelque arrière-neveu des auteurs de la mystérieuse confidence. Je me contenterai donc de donner un aperçu général du contenu du commentaire, en insistant sur quelques passages qui ont un rapport direct avec les affaires de France.

On voit premièrement combien la cour de Naples trompait M. de Blacas ou combien elle était elle-même trompée ; car, pendant qu’elle me faisait dire que les cardinaux napolitains voteraient avec nous, ils se réunissaient à la minorité ou à la faction dite de Sardaigne.

La minorité des cardinaux se figurait que le vote des cardinaux français influerait sur la forme de notre gouvernement. Comment cela ? Apparemment par les ordres secrets dont on les supposait chargés et par leurs votes en faveur d’un pape exalté.

Le nonce Lambruschini affirmait au conclave que le cardinal de Latil avait le secret du roi : tous les efforts de la faction tendaient à faire croire que Charles X et son gouvernement n’étaient pas d’accord.

Le 13 mars, le cardinal de Latil annonce qu’il a à faire au conclave une déclaration purement de conscience ; il est renvoyé devant quatre cardinaux-évêques : les actes de cette confession secrète demeurent à la garde du grand pénitencier. Les autres cardinaux français ignorent la matière de cette confession et le cardinal Albani cherche en vain à la découvrir : le fait est important et curieux.

La minorité est composée de seize voix compactes. Les cardinaux de cette minorité s’appellent les Pères de la Croix ; ils mettent sur leur porte une croix de Saint-André pour annoncer que, déterminés dans leur choix, ils ne veulent plus communiquer avec personne. La majorité du conclave montre des sentiments raisonnables et la ferme résolution de ne se mêler en rien de la politique étrangère.

Le procès-verbal dressé par le notaire du conclave est digne d’être remarqué : « Pie VIII, y est-il dit à la conclusion, s’est déterminé à nommer le cardinal Albani secrétaire d’État, afin de satisfaire aussi le cabinet de Vienne. » Le souverain pontife partage les lots entre les deux couronnes ; il se déclare le pape de la France et donne à l’Autriche la secrétairerie d’État.

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, mercredi 8 avril 1829.

« J’ai donné aujourd’hui même à dîner à tout le conclave. Demain je reçois la grande-duchesse Hélène. Le mardi de Pâques, j’ai un bal pour la clôture de la session ; et puis je me prépare à aller vous voir ; jugez de mon anxiété : au moment où je vous écris, je n’ai point encore de nouvelles de mon courrier à cheval annonçant la mort du pape, et pourtant le pape est déjà couronné ; Léon XII est oublié ; j’ai repris les affaires avec le nouveau secrétaire d’État Albani ; tout marche comme s’il n’était rien arrivé, et j’ignore si vous savez même à Paris qu’il y a un nouveau pontife ! Que cette cérémonie de la bénédiction papale est belle ! La Sabine à l’horizon, puis la campagne déserte de Rome, puis Rome elle-même, puis la place Saint-Pierre et tout le peuple tombant à genoux sous la main d’un vieillard : le pape est le seul prince qui bénisse ses sujets.

« J’en étais là de ma lettre lorsqu’un courrier qui m’arrive de Gênes m’apporte une dépêche télégraphique de Paris à Toulon, laquelle dépêche, qui répond à celle que j’avais fait passer, m’apprend que le 4 avril, à onze heures du matin, on a reçu à Paris ma dépêche télégraphique de Rome à Toulon, dépêche qui annonçait la nomination du cardinal Castiglioni, et que le roi est fort content.

« La rapidité de ces communications est prodigieuse ; mon courrier est parti le 31 mars, à huit heures du soir, et le 8 avril, à huit heures du soir, j’ai reçu la réponse de Paris[49]. »

« 11 avril 1829.

« Nous voilà au 11 avril : dans huit jours nous aurons Pâques, dans quinze jours mon congé et puis vous voir ! Tout disparaît dans cette espérance ; je ne suis plus triste ; je ne songe plus aux ministres ni à la politique. Demain nous commençons la semaine sainte. Je penserai à tout ce que vous m’avez dit. Que n’êtes-vous ici pour entendre avec moi les beaux chants de douleur ! Nous irions nous promener dans les déserts de la campagne de Rome, maintenant couverts de verdure et de fleurs. Toutes les ruines semblent rajeunir avec l’année : je suis du nombre. »

« Mercredi saint, 15 avril.

« Je sors de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à ténèbres et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m’aviez parlé de cette cérémonie et j’en étais à cause de cela cent fois plus touché.

« Le jour s’affaiblissait ; les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle et l’on n’apercevait plus que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l’Écriture compare à une petite vapeur[50]. Les cardinaux étaient à genoux, le nouveau pape prosterné au même autel où quelques jours avant j’avais vu son prédécesseur ; l’admirable prière de pénitence et de miséricorde, qui avait succédé aux Lamentations du prophète, s’élevait par intervalles dans le silence et la nuit. On se sentait accablé sous le grand mystère d’un Dieu mourant pour effacer les crimes des hommes. La catholique héritière sur ses sept collines était là avec tous ses souvenirs ; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de ces cardinaux qui disputaient la préséance aux monarques, un pauvre vieux pape paralytique, sans famille et sans appui, des princes de l’Église sans éclat, annonçaient la fin d’une puissance qui civilisa le monde moderne. Les chefs-d’œuvre des arts disparaissaient avec elle, s’effaçaient sur les murs et sur les voûtes du Vatican, palais à demi abandonné. De curieux étrangers, séparés de l’unité de l’Église, assistaient en passant à la cérémonie et remplaçaient la communauté des fidèles. Une double tristesse s’emparait du cœur. Rome chrétienne, en commémorant l’agonie de Jésus-Christ, avait l’air de célébrer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem les paroles que Jérémie adressait à l’ancienne. C’est une belle chose que Rome pour tout oublier, mépriser tout et mourir. »

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, ce 16 avril 1829.
« Monsieur le comte,

« Les choses se développent ici comme j’avais eu l’honneur de vous le faire pressentir ; les paroles et les actions du nouveau souverain pontife sont parfaitement d’accord avec le système pacificateur suivi par Léon XII : Pie VIII va même plus loin que son prédécesseur ; il s’exprime avec plus de franchise sur la Charte, dont il ne craint pas de prononcer le mot et de conseiller aux Français de suivre l’esprit. Le nonce, ayant encore écrit sur nos affaires, a reçu sèchement l’ordre de se mêler des siennes. Tout se conclut pour le concordat des Pays-Bas, et M. le comte de Celles mettra fin à sa mission le mois prochain.

« Le cardinal Albani, dans une position difficile, est obligé de l’expier : les protestations qu’il me fait de son dévouement à la France blessent l’ambassadeur d’Autriche, qui ne peut cacher son humeur. Sous les rapports religieux, nous n’avons rien à craindre du cardinal Albani ; fort peu religieux lui-même, il ne sera poussé à nous troubler ni par son propre fanatisme, ni par l’opinion modérée de son souverain.

« Quant aux rapports politiques, ce n’est pas avec une intrigue de police et une correspondance chiffrée que l’on escamotera aujourd’hui l’Italie : laisser occuper les légations, ou mettre garnison autrichienne à Ancône sous un prétexte quelconque, ce serait remuer l’Europe et déclarer la guerre à la France : or nous ne sommes plus en 1814, 1815, 1816 et 1817 ; on ne satisfait pas impunément sous nos yeux une ambition avide et injuste. Ainsi, que le cardinal Albani ait une pension du prince de Metternich ; qu’il soit le parent du duc de Modène, auquel il prétend laisser son énorme fortune ; qu’il trame avec ce prince un petit complot contre l’héritier de la couronne de Sardaigne ; tout cela est vrai, tout cela aurait été dangereux à l’époque où des gouvernements secrets et absolus faisaient marcher obscurément des soldats derrière une obscure dépêche : mais aujourd’hui, avec des gouvernements publics, avec la liberté de la presse et de la parole, avec le télégraphe et la rapidité de toutes les communications, avec la connaissance des affaires répandue dans les diverses classes de la société, on est à l’abri des tours de gobelet et des finesses de la vieille diplomatie. Toutefois, il ne faut pas se dissimuler qu’un chargé d’affaires d’Autriche, secrétaire d’État à Rome, a des inconvénients ; il y a même certaines notes (par exemple celles qui seraient relatives à la puissance impériale en Italie) qu’on ne pourrait mettre entre les mains du cardinal Albani.

« Personne n’a encore pu pénétrer le secret d’une nomination qui déplaît à tout le monde, même au cabinet de Vienne. Cela tient-il à des intérêts étrangers à la politique ? On assure que le cardinal Albani offre dans ce moment au saint-père de lui avancer 200,000 piastres dont le gouvernement de Rome a besoin ; d’autres prétendent que cette somme serait prêtée par un banquier autrichien. Le cardinal Macchi me disait samedi dernier que Sa Sainteté, ne voulant pas reprendre le cardinal Bernetti et désirant néanmoins lui donner une grande place, n’avait trouvé d’autre moyen d’arranger les choses que de rendre vacante la légation de Bologne. De misérables embarras deviennent souvent les motifs des plus importantes résolutions. Si la version du cardinal Macchi est la véritable, tout ce que dit et fait Pie VIII pour la satisfaction des couronnes de France et d’Autriche ne serait qu’une raison apparente, à l’aide de laquelle il chercherait à masquer à ses propres yeux sa propre faiblesse. Au surplus, on ne croit point à la durée du ministère d’Albani. Aussitôt qu’il entrera en relation avec les ambassadeurs, les difficultés naîtront de toutes parts.

« Quant à la position de l’Italie, monsieur le comte, il faut lire avec précaution ce qu’on vous en mandera de Rome ou d’ailleurs. Il est malheureusement trop vrai que le gouvernement des Deux-Siciles est tombé au dernier degré du mépris. La manière dont la cour vit au milieu de ses gardes, toujours tremblante, toujours poursuivie par les fantômes de la peur, n’offrant pour tout spectacle que des chasses ruineuses et des gibets, contribue de plus en plus dans ce pays à avilir la royauté. Mais on prend pour des conspirations ce qui n’est que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de l’ancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions contre l’énergie des jeunes générations ; enfin, la comparaison que chacun fait de ce qui est à ce qui pourrait être. Ne nous le dissimulons pas : le grand spectacle de la France puissante, libre et heureuse, ce grand spectacle qui frappe les yeux des nations restées ou retombées sous le joug, excite des regrets ou nourrit des espérances. Le mélange des gouvernements représentatifs et des monarchies absolues ne saurait durer ; il faut que les unes ou les autres périssent, que la politique reprenne un égal niveau, ainsi que du temps de l’Europe gothique. La douane d’une frontière ne peut désormais séparer la liberté de l’esclavage ; un homme ne peut plus être pendu de ce côté-ci d’un ruisseau pour des principes réputés sacrés de l’autre côté de ce même ruisseau. C’est dans ce sens, monsieur le comte, et uniquement dans ce sens, qu’il y a conspiration en Italie ; c’est dans ce sens encore que l’Italie est française. Le jour où elle entrera en jouissance des droits que son intelligence aperçoit et que la marche progressive du temps lui apporte, elle sera tranquille et purement italienne. Ce ne sont point quelques pauvres diables de carbonari, excités par des manœuvres de police et pendus sans miséricorde, qui soulèveront ce pays. On donne aux gouvernements les idées les plus fausses du véritable état des choses ; on les empêche de faire ce qu’ils devraient faire pour leur sûreté, en leur montrant toujours comme les conspirations particulières d’une poignée de Jacobins ce qui est l’effet d’une cause permanente et générale.

« Telle est, monsieur le comte, la position réelle de l’Italie : chacun de ses États, outre le travail commun des esprits, est tourmenté de quelque maladie locale : le Piémont est livré à une faction fanatique ; le Milanais est dévoré par les Autrichiens ; les domaines du saint-père sont ruinés par la mauvaise administration des finances ; l’impôt s’élève à près de cinquante millions et ne laisse pas au propriétaire un pour cent de son revenu ; les douanes ne rapportent presque rien ; la contrebande est générale ; le prince de Modène a établi dans son duché (lieu de franchise pour tous les anciens abus) des magasins de marchandises prohibées, lesquelles il fait entrer la nuit dans la légation de Bologne[51].

« Je vous ai déjà, monsieur le comte, parlé de Naples, où la faiblesse du gouvernement n’est sauvée que par la lâcheté des populations.

« C’est cette absence de la vertu militaire qui prolongera l’agonie de l’Italie. Bonaparte n’a pas eu le temps de faire revivre cette vertu dans la patrie de Marius et de César. Les habitudes d’une vie oisive et le charme du climat contribuent encore à ôter aux Italiens du midi le désir de s’agiter pour être mieux. Les antipathies nées des divisions territoriales ajoutent aux difficultés d’un mouvement intérieur ; mais si quelque impulsion venait du dehors, ou si quelque prince en deçà des Alpes accordait une charte à ses sujets, une révolution aurait lieu, parce que tout est mûr pour cette révolution. Plus heureux que nous et instruits par notre expérience, les peuples économiseraient les crimes et les malheurs dont nous avons été prodigues.

« Je vais sans doute, monsieur le comte, recevoir bientôt le congé que je vous ai demandé : peut-être en ferai-je usage. Au moment donc de quitter l’Italie, j’ai cru devoir mettre sous vos yeux quelques aperçus généraux, pour fixer les idées du conseil du roi et afin de le tenir en garde contre les rapports des esprits bornés ou des passions aveugles.

« J’ai l’honneur, etc., etc. »

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, ce 16 avril 1829.
« Monsieur le comte,

« MM. les cardinaux français sont fort empressés de connaître quelle somme leur sera accordée pour leurs dépenses et leur séjour à Rome : ils m’ont prié plusieurs fois de vous écrire à ce sujet ; je vous serai donc infiniment obligé de m’instruire le plus tôt possible de la décision du roi.

« Pour ce qui me regarde, monsieur le comte, lorsque vous avez bien voulu m’allouer un secours de trente mille francs, vous avez supposé qu’aucun cardinal ne logerait chez moi : or, M. de Clermont-Tonnerre s’y est établi avec sa suite, composée de deux conclavistes, d’un secrétaire ecclésiastique, d’un secrétaire laïque, d’un valet de chambre, de deux domestiques et d’un cuisinier français, enfin d’un maître de chambre romain, d’un maître de cérémonies, de trois valets de pied, d’un cocher, et de toute cette maison italienne qu’un cardinal est obligé d’avoir ici. M. l’archevêque de Toulouse, qui ne peut marcher[52], ne dîne point à ma table ; il faut deux ou trois services à différentes heures, des voitures et des chevaux pour les commensaux et les amis. Mon respectable hôte ne payera certainement pas sa dépense ici : il partira, et les mémoires me resteront ; il me faudra acquitter non-seulement ceux du cuisinier, de la blanchisseuse, du loueur de carrosses, etc., etc., mais encore ceux des deux chirurgiens qui visitent la jambe de Monseigneur, du cordonnier qui fait ses mules blanches et pourpres, et du tailleur qui a confectionné les manteaux, les soutanes, les rabats, l’ajustement complet du cardinal et de ses abbés.

« Si vous joignez à cela, monsieur le comte, mes dépenses extraordinaires pour frais de représentation avant, pendant et après le conclave, dépenses augmentées par la présence de la grande-duchesse Hélène[53], du prince Paul de Wurtemberg[54] et du roi de Bavière, vous trouverez sans doute que les trente mille francs que vous m’avez accordés seront de beaucoup dépassés. La première année de l’établissement d’un ambassadeur est ruineuse, les secours accordés pour cet établissement étant fort au-dessous des besoins. Il faut presque trois ans de séjour pour qu’un agent diplomatique ait trouvé le moyen d’acquitter les dettes qu’il a contractées d’abord et de mettre ses dépenses au niveau de ses recettes. Je connais toute la pénurie du budget des affaires étrangères ; si j’avais par moi-même quelque fortune, je ne vous importunerais pas : rien ne m’est plus désagréable, je vous assure, que ces détails d’argent dans lesquels une rigoureuse nécessité me force d’entrer, bien malgré moi.

« Agréez, monsieur le comte, etc. »

J’avais donné des bals et des soirées à Londres et à Paris, et, bien qu’enfant d’un autre désert, je n’avais pas trop mal traversé ces nouvelles solitudes ; mais je ne m’étais pas douté de ce que pouvaient être des fêtes à Rome : elles ont quelque chose de la poésie antique qui place la mort à côté des plaisirs. À la villa Médicis, dont les jardins sont déjà une parure et où j’ai reçu la grande-duchesse Hélène, l’encadrement du tableau est magnifique : d’un côté, la villa Borghèse avec la maison de Raphaël ; de l’autre, la villa de Monte-Mario et les coteaux qui bordent le Tibre ; au-dessous du spectateur, Rome entière comme un vieux nid d’aigle abandonné. Au milieu des bosquets se pressaient, avec les descendants des Paula et des Cornélie, les beautés venues de Naples, de Florence et de Milan : la princesse Hélène semblait leur reine. Borée, tout à coup descendu de la montagne, a déchiré la tente du festin, et s’est enfui avec des lambeaux de toile et de guirlandes, comme pour nous donner une image de tout ce que le temps a balayé sur cette rive. L’ambassade était consternée ; je sentais je ne sais quelle gaieté ironique à voir un souffle du ciel emporter mon or d’un jour et mes joies d’une heure. Le mal a été promptement réparé. Au lieu de déjeuner sur la terrasse, on a déjeuné dans l’élégant palais : l’harmonie des cors et des hautbois, dispersée par le vent, avait quelque chose du murmure de mes forêts américaines. Les groupes qui se jouaient dans les rafales, les femmes dont les voiles tourmentés battaient leurs visages et leurs cheveux, le sartarello qui continuait dans la bourrasque, l’improvisatrice qui déclamait aux nuages, le ballon qui s’envolait de travers avec le chiffre de la fille du Nord, tout cela donnait un caractère nouveau à ces jeux où semblaient se mêler les tempêtes accoutumées de ma vie[55].

Quel prestige pour tout homme qui n’eût pas compté son monceau d’années, et qui eût demandé des illusions au monde et à l’orage ! J’ai bien de la peine à me souvenir de mon automne, quand, dans mes soirées, je vois passer devant moi ces femmes du printemps qui s’enfoncent parmi les fleurs, les concerts et les lustres de mes galeries successives : on dirait des cygnes qui nagent vers des climats radieux. À quel désennui vont-elles ? Les unes cherchent ce qu’elles ont déjà aimé, les autres ce qu’elles n’aiment pas encore. Au bout de la route, elles tomberont dans ces sépulcres, toujours ouverts ici, dans ces anciens sarcophages qui servent de bassins à des fontaines suspendues à des portiques ; elles iront augmenter tant de poussières légères et charmantes. Ces flots de beautés, de diamants, de fleurs et de plumes roulent au son de la musique de Rossini, qui se répète et s’affaiblit d’orchestre en orchestre. Cette mélodie est-elle le soupir de la brise que j’entendais dans les savanes des Florides, le gémissement que j’ai ouï dans le temple d’Érechtée à Athènes ? Est-ce la plainte lointaine des aquilons qui me berçaient sur l’Océan ? Ma sylphide serait-elle cachée sous la forme de quelques-unes de ces brillantes Italiennes ? Non : ma dryade est restée unie au saule des prairies où je causais avec elle de l’autre côté de la futaie de Combourg. Je suis bien étranger à ces ébats de la société attachée à mes pas vers la fin de ma course ; et pourtant il y a dans cette féerie une sorte d’enivrement qui me monte à la tête : je ne m’en débarrasse qu’en allant rafraîchir mon front à la place solitaire de Saint-Pierre ou au Colisée désert. Alors les petits spectacles de la terre s’abîment, et je ne trouve d’égal au brusque changement de la scène que les anciennes tristesses de mes premiers jours.

Je consigne ici maintenant mes rapports comme ambassadeur avec la famille Bonaparte, afin de laver la Restauration d’une de ces calomnies qu’on lui jette sans cesse à la tête.

La France n’a pas agi seule dans le bannissement des membres de la famille impériale ; elle n’a fait qu’obéir à la dure nécessité imposée par la force des armes ; ce sont les alliés qui ont provoqué ce bannissement : des conventions diplomatiques, des traités formels prononcent l’exil des Bonaparte, leur prescrivent jusqu’aux lieux qu’ils doivent habiter, ne permettent pas à un ministre ou à un ambassadeur des cinq puissances de délivrer seul un passe-port aux parents de Napoléon ; le visa des quatre autres ministres ou ambassadeurs des quatre autres puissances contractantes est exigé. Tant ce sang de Napoléon épouvantait les alliés, lors même qu’il ne coulait pas dans ses propres veines !

Grâce à Dieu, je ne me suis jamais soumis à ces mesures. En 1823, j’ai délivré, sans consulter personne, en dépit des traités et sous ma propre responsabilité comme ministre des affaires étrangères, un passe-port à madame la comtesse de Survilliers[56], alors à Bruxelles, pour venir à Paris soigner un de ses parents malade. Vingt fois j’ai demandé le rappel de ces lois de persécution ; vingt fois j’ai dit à Louis XVIII que je voudrais voir le duc de Reichstadt capitaine de ses gardes et la statue de Napoléon replacée au haut de la colonne de la place Vendôme. J’ai rendu, comme ministre et comme ambassadeur, tous les services que j’ai pu à la famille Bonaparte. C’est ainsi que j’ai compris largement la monarchie légitime : la liberté peut regarder la gloire en face. Ambassadeur à Rome, j’ai autorisé mes secrétaires et mes attachés à paraître au palais de madame la duchesse de Saint-Leu ; j’ai renversé la séparation élevée entre des Français qui ont également connu l’adversité. J’ai écrit à M. le cardinal Fesch pour l’inviter à se joindre aux cardinaux qui devaient se réunir chez moi ; je lui ai témoigné ma douleur des mesures politiques qu’on avait cru devoir prendre ; je lui ai rappelé le temps où j’avais fait partie de sa mission auprès du Saint-Siège ; et j’ai prié mon ancien ambassadeur d’honorer de sa présence le banquet de son ancien secrétaire d’ambassade. J’en ai reçu cette réponse pleine de dignité, de discrétion et de prévoyance :

« Du palais Falconieri, 4 avril 1829.

« Le cardinal Fesch est bien sensible à l’invitation obligeante de M. de Chateaubriand, mais sa position à son retour à Rome lui conseilla d’abandonner le monde et de mener une vie tout à fait séparée de toute société étrangère à sa famille. Les circonstances qui se succédèrent lui prouvèrent qu’un tel parti était indispensable à sa tranquillité ; et les douceurs du moment ne le garantissant point des désagréments de l’avenir, il est obligé de ne point changer de manière de vivre. Le cardinal Fesch prie M. de Chateaubriand d’être convaincu que rien n’égale sa reconnaissance, et que c’est avec bien de la peine qu’il ne se rendra pas chez Son Excellence aussi fréquemment qu’il l’aurait désiré.

« Le très humble, etc.

« Cardinal Fesch. »

La phrase de ce billet : Les douceurs du moment ne le garantissant pas des désagréments de l’avenir, fait allusion à la menace de M. de Blacas, qui avait donné l’ordre de jeter M. le cardinal Fesch du haut en bas de ses escaliers, s’il se présentait à l’ambassade de France : M. de Blacas oubliait trop qu’il n’avait pas toujours été si grand seigneur. Moi qui pour être, autant que je puis, ce que je dois être dans le présent, me rappelle sans cesse mon passé, j’ai agi d’une autre sorte avec M. l’archevêque de Lyon : les petites mésintelligences qui existèrent entre lui et moi à Rome m’obligent à des convenances d’autant plus respectueuses que je suis à mon tour dans le parti triomphant, et lui dans le parti abattu.

De son côté, le prince Jérôme m’a fait l’honneur de réclamer mon intervention, en m’en voyant copie d’une requête qu’il adresse au cardinal secrétaire d’État ; il me dit dans sa lettre :

« L’exil est assez affreux dans son principe comme dans ses conséquences, pour que cette généreuse France qui l’a vu naître (le prince Jérôme), cette France qui possède toutes ses affections, et qu’il a servie vingt ans, veuille aggraver sa situation en permettant à chaque gouvernement d’abuser de la délicatesse de sa position.

« Le prince Jérôme de Montfort, confiant dans la loyauté du gouvernement français et dans le caractère de son noble représentant, n’hésite pas à penser que justice lui soit rendue.

« Il saisit cette occasion, etc.

« Jérôme. »

J’ai adressé, en conséquence de cette requête, une note confidentielle au secrétaire d’État, le cardinal Bernetti ; elle se termine par ces mots :

« Les motifs déduits par le prince Jérôme de Montfort ayant paru au soussigné fondés en droit et en raison, il n’a pu refuser l’intervention de ses bons offices au réclamant, persuadé que le gouvernement français verra toujours avec peine aggraver par d’ombrageuses mesures la rigueur des lois politiques.

« Le soussigné mettrait un prix tout particulier à obtenir, dans cette circonstance, le puissant intérêt de S. E. le cardinal secrétaire d’État.

« Chateaubriand. »

J’ai répondu en même temps au prince Jérôme ce qui suit :

« Rome, 9 mai 1829.

« L’ambassadeur de France près le Saint-Siège a reçu copie de la note que le prince Jérôme de Montfort lui a fait l’honneur de lui envoyer. Il s’empresse de le remercier de la confiance qu’il a bien voulu lui témoigner ; il se fera un devoir d’appuyer, auprès du secrétaire d’État de Sa Sainteté, les justes réclamations de Son Altesse.

« Le vicomte de Chateaubriand, qui a aussi été banni de sa patrie, serait trop heureux de pouvoir adoucir le sort des Français qui se trouvent encore placés sous le coup d’une loi politique. Le frère exilé de Napoléon, s’adressant à un émigré jadis rayé de la liste des proscrits par Napoléon lui-même, est un de ces jeux de la fortune qui devait avoir pour témoins les ruines de Rome.

« Le vicomte de Chateaubriand a l’honneur, etc. »

DÉPÊCHE À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, 4 mai 1829.

« J’ai eu l’honneur de vous dire, dans ma lettre du 30 avril, en vous accusant réception de votre dépêche no 25, que le pape m’avait reçu en audience particulière le 29 avril à midi. Sa Sainteté m’a paru jouir d’une très bonne santé. Elle m’a fait asseoir devant elle et m’a gardé à peu près cinq quarts d’heure. L’ambassadeur d’Autriche avait eu avant moi une audience publique pour remettre ses nouvelles lettres de créance.

« En quittant le cabinet de Sa Sainteté au Vatican, je suis descendu chez le secrétaire d’État, et, abordant franchement la question avec lui, je lui ai dit : Eh bien, vous voyez comme nos journaux vous arrangent ! Vous êtes Autrichien, vous détestez la France, vous voulez lui jouer de mauvais tours : que dois-je croire de tout cela ? »

« Il a haussé les épaules et m’a répondu : « Vos journaux me font rire ; je ne puis pas vous convaincre par mes paroles, si vous n’êtes pas convaincu ; mais mettez-moi à l’épreuve et vous verrez si je n’aime pas la France, si je ne fais pas ce que vous me demanderez au nom de votre roi ! » Je crois, monsieur le comte, le cardinal Albani sincère. Il est d’une indifférence profonde en matière religieuse ; il n’est pas prêtre ; il a même songé à quitter la pourpre et à se marier ; il n’aime pas les jésuites, ils le fatiguent par le bruit qu’ils font ; il est paresseux, gourmand, grand amateur de toutes sortes de plaisirs : l’ennui que lui causent les mandements et les lettres pastorales le rend extrêmement peu favorable à la cause des auteurs de ces lettres et de ces mandements : ce vieillard de quatre-vingts ans veut mourir en paix et en joie.

« J’ai l’honneur, etc. »

« 10 mai 1829.

Je visite souvent Monte-Cavallo ; la solitude des jardins s’y accroît de la solitude de la campagne romaine que la vue va chercher par-dessus Rome, en amont de la rive droite du Tibre. Les jardiniers sont mes amis ; des allées mènent à la Paneterie ; pauvre laiterie, volière ou ménagerie dont les habitants sont indigents et pacifiques comme les papes actuels. En regardant en bas du haut des terrasses de l’enceinte quirinale, on aperçoit dans une rue étroite des femmes qui travaillent aux différents étages de leurs fenêtres : les unes brodent, les autres peignent dans le silence de ce quartier retiré. Les cellules des cardinaux du dernier conclave ne m’intéressent pas du tout. Lorsqu’on bâtissait Saint-Pierre, que l’on commandait des chefs-d’œuvre à Raphaël, qu’en même temps les rois venaient baiser la mule du pontife, il y avait quelque chose digne d’attention dans la papauté temporelle. Je verrais volontiers la loge d’un Grégoire VII, d’un Sixte-Quint, comme je chercherais la fosse aux lions dans Babylone ; mais des trous noirs, délaissés d’une obscure compagnie de septuagénaires, ne me représentent que ces columbaria de l’ancienne Rome, vide aujourd’hui de leur poussière et d’où s’est envolée une famille de morts.

Je passe donc rapidement ces cellules déjà à moitié abattues pour me promener dans les salles du palais : là, tout me parle d’un événement[57] dont on ne retrouve la trace qu’en remontant jusqu’à Sciarra Colonna, Nogaret et Boniface VIII.

Mon premier et mon dernier voyage de Rome se rattachent par les souvenirs de Pie VII, dont j’ai raconté l’histoire en parlant de madame de Beaumont et de Bonaparte. Mes deux voyages sont deux pendentifs esquissés sous la voûte de mon monument. Ma fidélité à la mémoire de mes anciens amis doit donner confiance aux amis qui me restent : rien ne descend pour moi dans la tombe ; tout ce que j’ai connu vit autour de moi : selon la doctrine indienne, la mort, en nous touchant, ne nous détruit pas ; elle nous rend seulement invisibles.

À M. LE COMTE PORTALIS.
« Rome, le 7 mai 1829.
« Monsieur le comte,

« Je reçois enfin par MM. Desgranges et Franqueville votre dépêche no 25. Cette dépêche dure, rédigée par quelque commis mal élevé des affaires étrangères, n’était pas de celles que je devais attendre après les services que j’avais eu le bonheur de rendre au roi pendant le conclave, et surtout on aurait dû un peu se souvenir de la personne à qui on l’adressait. Pas un mot obligeant pour M. Bellocq, qui a obtenu de si rares documents ; rien sur la demande que je faisais pour lui ; d’inutiles commentaires sur la nomination du cardinal Albani, nomination faite dans le conclave et qu’ainsi personne n’a pu ni prévoir ni prévenir ; nomination sur laquelle je n’ai cessé d’envoyer des éclaircissements. Dans ma dépêche no 34, qui sans doute vous est parvenue à présent, je vous offre encore un moyen très simple de vous débarrasser de ce cardinal, s’il fait si grand’peur à la France, et ce moyen sera déjà à moitié exécuté lorsque vous recevrez cette lettre : demain je prends congé de Sa Sainteté ; je remets l’ambassade à M. Bellocq, comme chargé d’affaires, d’après les instructions de votre dépêche no 24, et je pars pour Paris.

« J’ai l’honneur, etc. »

Ce dernier billet est rude, et finit brusquement ma correspondance avec M. Portalis.

À MADAME RÉCAMIER.
« 14 mai 1829.

« Mon départ est fixé au 16. Des lettres de Vienne arrivées ce matin annoncent que M. de Laval a refusé le ministère des affaires étrangères ; est-ce vrai ? S’il tient à ce premier refus, qu’arrivera-t-il ? Dieu le sait. J’espère que le tout sera décidé avant mon arrivée à Paris. Il me semble que nous sommes tombés en paralysie et que nous n’avons plus que la langue de libre.

« Vous croyez que je m’entendrais avec M. de Laval ; j’en doute. Je suis disposé à ne m’entendre avec personne. J’allais arriver dans les dispositions les plus pacifiques, et ces gens s’avisent de me chercher querelle. Tandis que j’ai eu des chances de ministère, il n’y avait pas assez d’éloges et de flatteries pour moi dans les dépêches ; le jour où la place a été prise, ou censée prise, on m’annonce sèchement la nomination de M. de Laval dans la dépêche la plus rude et la plus bête à la fois. Mais, pour devenir si plat et si insolent d’une poste à l’autre, il fallait un peu songer à qui on s’adressait, et M. Portalis en aura été averti par un mot de réponse que je lui ai envoyé ces jours derniers. Il est possible qu’il n’ait fait que signer sans lire, comme Carnot signait de confiance des centaines d’exécutions à mort. »

L’ami du grand L’Hôpital, le chancelier Olivier, dans sa langue du xvie siècle, laquelle bravait l’honnêteté, compare les Français à des guenons qui grimpent au sommet des arbres et qui ne cessent d’aller en avant qu’elles ne soient parvenues à la plus haute branche, pour y montrer ce qu’elles doivent cacher. Ce qui s’est passé en France depuis 1789 jusqu’à nos jours prouve la justesse de la similitude : chaque homme, en gravissant la vie, est aussi le singe du chancelier ; on finit par exposer sans honte ses infirmités aux passants. Voilà qu’au bout de mes dépêches je suis saisi du désir de me vanter : les grands hommes qui pullulent à cette heure démontrent qu’il y a duperie à ne pas proclamer soi-même son immortalité.

Avez-vous lu dans les archives des affaires étrangères les correspondances diplomatiques relatives aux événements les plus importants à l’époque de ces correspondances ? — Non.

Du moins vous avez lu les correspondances imprimées ; vous connaissez les négociations de du Bellay, de d’Ossat, de Du Perron, du président Jeannin, les Mémoires d’État de Villeroy, les Économies royales de Sully ; vous avez lu les Mémoires du cardinal de Richelieu, nombre de lettres de Mazarin, les pièces et les documents relatifs au traité de Westphalie, de la paix de Munster ? Vous connaissez les dépêches de Barillon sur les affaires d’Angleterre ; les négociations pour la succession d’Espagne ne vous sont pas étrangères ; le nom de madame des Ursins ne vous a pas échappé ; le pacte de famille de M. de Choiseul est tombé sous vos yeux ; vous n’ignorez pas Ximenès, Olivarès et Pombal, Hugues Grotius sur la liberté des mers, ses lettres aux deux Oxenstiern, les négociations du grand-pensionnaire de Witt avec Pierre Grotius, second fils de Hugues ; enfin la collection des traités diplomatiques a peut-être attiré vos regards ? — Non.

Ainsi, vous n’avez rien lu de ces sempiternelles élucubrations ? Eh bien ! lisez-les ; quand cela sera fait, passez ma guerre d’Espagne dont le succès vous importune, bien qu’elle soit mon premier titre à mon classement d’homme d’État ; prenez mes dépêches de Prusse, d’Angleterre et de Rome, placez-les auprès des autres dépêches que je vous indique : la main sur la conscience, dites alors quelles sont celles qui vous ont le plus ennuyé ; dites si mon travail et celui de mes prédécesseurs n’est pas tout semblable ; si l’entente des petites choses et du positif n’est pas aussi manifeste de mon côté que du côté des ministres passés et des défunts ambassadeurs ?

D’abord vous remarquerez que j’ai l’œil à tout ; que je m’occupe de Reschid-Pacha[58] et de M. de Blacas ; que je défends contre tout venant mes privilèges et mes droits d’ambassadeur à Rome ; que je suis cauteleux, faux (éminente qualité !), fin jusque-là que M. de Funchal, dans une position équivoque, m’ayant écrit, je ne lui réponds point ; mais que je vais le voir par une politesse astucieuse, afin qu’il ne puisse montrer une ligne de moi et néanmoins qu’il soit satisfait. Pas un mot imprudent à reprendre dans mes conversations avec les cardinaux Bernetti et Albani, les deux secrétaires d’État ; rien ne m’échappe ; je descends aux plus petits détails ; je rétablis la comptabilité dans les affaires des Français à Rome, d’une manière telle qu’elle subsiste encore sur les bases que je lui ai données. D’un regard d’aigle, j’aperçois que le traité de la Trinité du Mont, entre le Saint-Siège et les ambassadeurs Laval et Blacas, est abusif, et qu’aucune des deux parties n’avait eu le droit de le faire. De là, montant plus haut et arrivant à la grande diplomatie, je prends sur moi de donner l’exclusion à un cardinal, parce qu’un ministre des affaires étrangères me laissait sans instructions et m’exposait à voir nommer pour pape une créature de l’Autriche. Je me procure le journal secret du conclave : chose qu’aucun ambassadeur n’avait jamais pu obtenir ; j’envoie jour par jour la liste nominative des scrutins. Je ne néglige point la famille de Bonaparte ; je ne désespère pas d’amener, par de bons traitements, le cardinal Fesch à donner sa démission d’archevêque de Lyon. Si un carbonaro remue, je le sais, et je juge du plus ou du moins de vérité de la conspiration ; si un abbé intrigue, je le sais, et je déjoue les plans que l’on avait formés pour éloigner les cardinaux de l’ambassadeur de France. Enfin je découvre qu’un secret important a été déposé par le cardinal Latil dans le sein du grand pénitencier. Êtes-vous content ? Est-ce là un homme qui sait son métier ? Eh bien ! voyez-vous, je brochais cette besogne diplomatique comme le premier ambassadeur venu, sans qu’il m’en coûtât une idée, de même qu’un niais de paysan de Basse-Normandie fait des chausses en gardant ses moutons : mes moutons à moi étaient mes songes.

Voici maintenant un autre point de vue : si l’on compare mes lettres officielles aux lettres officielles de mes prédécesseurs, on s’apercevra que, dans les miennes, les affaires générales sont traitées autant que les affaires privées ; que je suis entraîné par le caractère des idées de mon siècle dans une région plus élevée de l’esprit humain. Cela se peut observer surtout dans la dépêche où je parle à M. Portalis de l’état de l’Italie, où je montre la méprise des cabinets qui regardent comme des conspirations particulières ce qui n’est que le développement de la civilisation. Le Mémoire sur la guerre de l’Orient expose aussi des vérités d’un ordre politique qui sortent des voies communes. J’ai causé avec deux papes d’autre chose que des intrigues de cabinet ; je les ai obligés de parler avec moi de religion, de liberté, des destinées futures du monde. Mon discours prononcé au guichet du conclave a le même caractère. C’est à des vieillards que j’ai osé dire d’avancer, et de replacer la religion à la tête de la marche de la société.

Lecteurs, attendez que j’aie terminé mes vanteries pour arriver ensuite au but, à la manière du philosophe Platon faisant sa randonnée autour de son idée. Je suis devenu le vieux Sidrac, l’âge m’allonge le chemin[59]. Je poursuis : je serai long encore. Plusieurs écrivains de nos jours ont la manie de dédaigner leur talent littéraire pour suivre leur talent politique, l’estimant fort au-dessus du premier. Grâce à Dieu, l’instinct contraire me domine, je fais peu de cas de la politique, par la raison même que j’ai été heureux à ce lansquenet. Pour être un homme supérieur en affaires, il n’est pas question d’acquérir des qualités, il ne s’agit que d’en perdre. Je me reconnais effrontément l’aptitude aux choses positives, sans me faire la moindre illusion sur l’obstacle qui s’oppose en moi à ma réussite complète. Cet obstacle ne vient pas de la muse ; il naît de mon indifférence de tout. Avec ce défaut, il est impossible d’arriver à rien d’achevé dans la vie pratique.

L’indifférence, j’en conviens, est une qualité des hommes d’État, mais des hommes d’État sans conscience. Il faut savoir regarder d’un œil sec tout événement, avaler des couleuvres comme de la malvoisie, mettre au néant, à l’égard des autres, morale, justice, souffrance, pourvu qu’au milieu des révolutions on sache trouver sa fortune particulière. Car à ces esprits transcendants l’accident, bon ou mauvais, est obligé de rapporter quelque chose ; il doit financer à raison d’un trône, d’un cercueil, d’un serment, d’un outrage ; le tarif est marqué par les Mionnet des catastrophes et des affronts : je ne suis pas connaisseur en cette numismatique[60]. Malheureusement mon insouciance est double ; je ne suis pas plus échauffé pour ma personne que pour le fait. Le mépris du monde venait à saint Paul ermite de sa foi religieuse ; le dédain de la société me vient de mon incrédulité politique. Cette incrédulité me porterait haut dans une sphère d’action, si, plus soigneux de mon sot individu, je savais en même temps l’humilier et le vêtir. J’ai beau faire, je reste un benêt d’honnête homme, naïvement hébété et tout nu, ne sachant ni ramper, ni prendre.

D’Andilly[61], parlant de lui, semble avoir peint un côté de mon caractère : « Je n’ai jamais eu aucune ambition, dit-il, parce que j’en avais trop, ne pouvant souffrir cette dépendance qui resserre dans des bornes si étroites les effets de l’inclination que Dieu m’a donnée pour des choses grandes, glorieuses à l’État et qui peuvent procurer la félicité des peuples, sans qu’il m’ait été possible d’envisager en tout cela mes intérêts particuliers. Je n’étais propre que pour un roi qui aurait régné par lui-même et qui n’aurait eu d’autre désir que de rendre sa gloire immortelle. » Dans ce cas, je n’étais pas propre aux rois du jour.

Maintenant que je vous ai conduit par la main dans les plus secrets détours de mes mérites, que je vous ai fait sentir tout ce qu’il y a de rare dans mes dépêches, comme un de mes confrères de l’Institut qui chante incessamment sa renommée et qui enseigne aux hommes à l’admirer, maintenant je vous dirai où j’en veux venir par mes vanteries : en montrant ce qu’ils peuvent faire dans les emplois, je veux défendre les gens de lettres contre les gens de diplomatie, de comptoir et de bureaux.

Il ne faut pas que ceux-ci s’avisent de se croire au-dessus d’hommes dont le plus petit les surpasse de toute la tête ; quand on sait tant de choses, comme messieurs les positifs, on devrait au moins ne pas dire des âneries. Vous parlez de faits, reconnaissez donc les faits : la plupart des grands écrivains de l’antiquité, du moyen âge, de l’Angleterre moderne, ont été de grands hommes d’État, quand ils ont daigné descendre jusqu’aux affaires. « Je ne voulus pas leur donner à entendre, dit Alfieri refusant une ambassade, que leur diplomatie et leurs dépêches me paraissaient et étaient certainement pour moi moins importantes que mes tragédies ou même celles des autres : mais il est impossible de ramener cette espèce de gens-là : ils ne peuvent et ne doivent pas se convertir. »

Qui fut jamais plus littéraire en France que L’Hôpital, survivancier d’Horace[62], que d’Ossat, cet habile ambassadeur, que Richelieu, cette forte tête, lequel, non content de dicter des traités de controverse, de rédiger des mémoires et des histoires, inventait incessamment des sujets dramatiques, rimaillait avec Malleville et Boisrobert, accouchait, à la sueur de son front, de l’Académie et de la Grande Pastorale ? Est-ce parce qu’il était méchant écrivain qu’il fut grand ministre ? Mais la question n’est pas du plus ou du moins de talent ; elle est de la passion de l’encre et du papier : or jamais M. de l’Empyrée[63] ne montra plus d’ardeur, ne fit plus de frais que le cardinal pour ravir la palme du Parnasse, jusque-là que la mise en scène de sa tragi-comédie de Mirame lui coûta deux cent mille écus ! Si dans un personnage à la fois politique et littéraire la médiocrité du poète fait la supériorité de l’homme d’État, il faudrait en conclure que la faiblesse de l’homme d’État résulterait de la force du poète : cependant le génie des lettres a-t-il détruit le génie politique de Solon, élégiaque égal à Simonide, de Périclès dérobant aux Muses l’éloquence avec laquelle il subjuguait les Athéniens ; de Thucydide et de Démosthène, qui portèrent si haut la gloire de l’écrivain et de l’orateur, tout en consacrant leurs jours à la guerre et à la place publique ? A-t-il détruit le génie de Xénophon, qui opérait la retraite des dix-mille, tout en rêvant la Cyropédie ; des deux Scipions, l’un l’ami de Lélius, l’autre associé à la renommée de Térence : de Cicéron, roi des lettres comme il était père de la patrie ; de César enfin, auteur d’ouvrages de grammaire, d’astronomie, de religion, de littérature, de César, rival d’Archiloque dans la satire, de Sophocle dans la tragédie, de Démosthène dans l’éloquence, et dont les Commentaires sont le désespoir des historiens ?

Nonobstant ces exemples et mille autres, le talent littéraire, bien évidemment le premier de tous parce qu’il n’exclut aucune autre faculté, sera toujours dans ce pays un obstacle au succès politique : à quoi bon en effet une haute intelligence ? cela ne sert à quoi que ce soit. Les sots de France, espèce particulière et toute nationale, n’accordent rien aux Grotius, aux Frédéric, aux Bacon, aux Thomas Morus, aux Spencer, aux Falkland, aux Clarendon, aux Bolingbroke, aux Burke et aux Canning de France.

Jamais notre vanité ne reconnaîtra à un homme même de génie, des aptitudes, et la faculté de faire aussi bien qu’un esprit commun des choses communes. Si vous dépassez d’une ligne les conceptions vulgaires, mille imbéciles s’écrient : « Vous vous perdez dans les nues », ravis qu’ils se sentent d’habiter en bas, où ils s’entêtent à penser. Ces pauvres envieux, en raison de leur secrète misère, se rebiffent contre le mérite ; ils renvoient avec compassion Virgile, Racine, Lamartine à leurs vers. Mais, superbes sires, à quoi faut-il vous renvoyer ? à l’oubli : il vous attend à vingt pas de votre logis, tandis que vingt vers de ces poètes les porteront à la dernière postérité.

La première invasion des Français, à Rome, sous le Directoire, fut infâme et spoliatrice ; la seconde, sous l’Empire, fut inique : mais, une fois accomplie, l’ordre régna.

La République demanda à Rome, pour un armistice, vingt-deux millions, l’occupation de la citadelle d’Ancône, cent tableaux et statues, cent manuscrits au choix des commissaires français. On voulait surtout avoir le buste de Brutus et celui de Marc-Aurèle : tant de gens en France s’appelaient alors Brutus ! il était tout simple qu’ils désirassent posséder la pieuse image de leur père putatif ; mais Marc-Aurèle, de qui était-il parent ? Attila, pour s’éloigner de Rome, ne demanda qu’un certain nombre de livres de poivre et de soie : de notre temps, elle s’est un moment rachetée avec des tableaux. De grands artistes, souvent négligés et malheureux, ont laissé leurs chefs-d’œuvre pour servir de rançon aux ingrates cités qui les avaient méconnus.

Les Français de l’Empire eurent à réparer les ravages qu’avaient faits à Rome les Français de la République ; ils devaient aussi une expiation à ce sac de Rome accompli par une armée que conduisait un prince français[64] : c’était à Bonaparte qu’il convenait de mettre de l’ordre dans des ruines qu’un autre Bonaparte avait vu croître et dont il a décrit le bouleversement[65]. Le plan que suivit l’administration française pour le déblaiement du Forum fut celui que Raphaël avait proposé à Léon X : elle fit sortir de terre les trois colonnes du temple de Jupiter tonnant ; elle mit à nu le portique du temple de la Concorde ; elle découvrit le pavé de la voie sacrée ; elle fit disparaître les constructions nouvelles dont le temple de la Paix était encombré ; elle enleva les terres qui recouvraient l’emmarchement du Colisée, vida l’intérieur de l’arène, et fit reparaître sept ou huit salles des bains de Titus.

Ailleurs, le Forum de Trajan fut exploré ; on répara le Panthéon, les Thermes de Dioclétien, le temple de la Pudicité patricienne. Des fonds furent assignés pour entretenir, hors de Rome, les murs de Faléries et le tombeau de Cecilia Metella.

Les travaux d’entretien pour les édifices modernes furent également suivis : Saint-Paul-hors-des-Murs, qui n’existe plus, vit restaurer sa toiture ; Sainte-Agnès, San-Martino-ai-Monti, furent défendus contre le temps. On refit une partie des combles et des pavés de Saint-Pierre ; des paratonnerres mirent à l’abri de la foudre le dôme de Michel-Ange. On marqua l’emplacement de deux cimetières à l’est et à l’ouest de la ville, et celui de l’est, près du couvent de Saint-Laurent, fut terminé.

Le Quirinal revêtit son indigence extérieure du luxe des porphyres et des marbres romains : désigné pour le palais impérial, Bonaparte, avant de l’habiter, voulut y faire disparaître les traces de l’enlèvement du pontife, captif à Fontainebleau. On se proposait d’abattre la partie de la ville située entre le Capitole et Monte-Cavallo, afin que le triomphateur montât par une immense avenue à sa demeure césarienne : les événements firent évanouir ces songes gigantesques en détruisant d’énormes réalités.

Dans les projets arrêtés était celui de construire une suite de quais depuis Ripetta jusqu’à Ripa grande : ces quais auraient été plantés ; les quatre îlots de maisons entre le château Saint-Ange et la place Rusticucci étaient achetés en partie et auraient été démolis. Une large allée eût été ainsi ouverte sur la place Saint-Pierre, qu’on eût aperçue du pied du château Saint-Ange.

Les Français font partout des promenades : j’ai vu au Caire un grand carré qu’ils avaient planté de palmiers et environné de cafés, lesquels portaient des noms empruntés aux cafés de Paris : à Rome, mes compatriotes ont créé le Pincio ; on y monte par une rampe. En descendant cette rampe, je vis, l’autre jour, passer une voiture dans laquelle était une femme encore de quelque jeunesse : à ses cheveux blonds, au galbe mal ébauché de sa taille, à l’inélégance de sa beauté, je l’ai prise pour une grasse et blanche étrangère de la Westphalie ; c’était madame Guiccioli : rien ne s’arrangeait moins avec le souvenir de lord Byron. Qu’importe ? la fille de Ravenne (dont au reste le poète était las lorsqu’il prit le parti de mourir) n’en ira pas moins, conduite par la Muse, se placer dans l’Élysée en augmentant les divinités de la tombe.

La partie occidentale de la place du Peuple devait être plantée dans l’espace qu’occupent des chantiers et des magasins ; on eût aperçu, de l’extrémité du cours, le Capitole, le Vatican et Saint-Pierre au delà des quais du Tibre, c’est-à-dire Rome antique et Rome moderne.

Enfin, un bois, création des Français, s’élève aujourd’hui à l’orient du Colisée ; on n’y rencontre jamais personne : quoiqu’il ait grandi, il a l’air d’une broussaille croissant au pied d’une haute ruine.

Pline le jeune écrivait à Maxime :

« On vous envoie dans la Grèce, où la politesse, les lettres, l’agriculture même, ont pris naissance. Respectez les dieux leurs fondateurs, la présence de ces dieux ; respectez l’ancienne gloire de cette nation, et la vieillesse, sacrée dans les villes comme elle est vénérable dans les hommes ; faites honneur à leurs antiquités, à leurs exploits fameux, à leurs fables même. N’entreprenez rien sur la dignité, sur la liberté, ni même sur la vanité de personne. Ayez continuellement devant les yeux que nous avons puisé notre droit dans ce pays ; que nous n’avons pas imposé des lois à ce peuple après l’avoir vaincu, mais qu’il nous a donné les siennes après l’en avoir prié. C’est à Athènes, c’est à Lacédémone que vous devez commander ; il y aurait de l’inhumanité, de la cruauté, de la barbarie, à leur ôter l’ombre et le nom de liberté qui leur restent. »

Lorsque Pline écrivait ces nobles et touchantes paroles à Maxime, savait-il qu’il rédigeait des instructions pour des peuples alors barbares, qui viendraient un jour dominer sur les ruines de Rome ?

Je vais bientôt quitter Rome, et j’espère y revenir. Je l’aime de nouveau passionnément, cette Rome si triste et si belle : j’aurai un panorama au Capitole, où le ministre de Prusse me cédera le petit palais Caffarelli[66] ; à Saint-Onuphre je me suis ménagé une autre retraite. En attendant mon départ et mon retour, je ne cesse d’errer dans la campagne ; il n’y a pas de petit chemin entre deux haies que je ne connaisse mieux que les sentiers de Combourg. Du haut du mont Marius et des collines environnantes, je découvre l’horizon de la mer vers Ostie ; je me repose sous les légers et croulants portiques de la villa Madama. Dans ces architectures changées en fermes je ne trouve souvent qu’une jeune fille sauvage, effarouchée et grimpante comme ses chèvres. Quand je sors par la Porta Pia, je vais au pont Lamentano sur le Teverone ; j’admire, en passant à Sainte-Agnès, une tête de Christ par Michel-Ange, qui garde le couvent presque abandonné. Les chefs-d’œuvre des grands maîtres ainsi semés dans le désert remplissent l’âme d’une mélancolie profonde. Je me désole qu’on ait réuni les tableaux de Rome dans un musée ; j’aurais bien plus de plaisir par les pentes du Janicule, sous la chute de l’Aqua Paola, au travers de la rue solitaire delle Fornaci, à chercher la Transfiguration dans le monastère des Récollets de Saint-Pierre in Montorio. Lorsqu’on regarde la place qu’occupait, sur le maître-autel de l’église, l’ornement des funérailles de Raphaël, on a le cœur saisi et attristé.

Au delà du pont Lamentano, des pâturages jaunis s’étendent à gauche jusqu’au Tibre ; la rivière qui baignait les jardins d’Horace y coule inconnue. En suivant la grande route, vous trouvez le pavé de l’ancienne voie Tiburtine. J’y ai vu cette année arriver la première hirondelle.

J’herborise au tombeau de Cecilia Metella : le réséda ondé et l’anémone apennine font un doux effet sur la blancheur de la ruine et du sol. Par la route d’Ostie, je me rends à Saint-Paul, dernièrement la proie d’un incendie ; je me repose sur quelque porphyre calciné, et je regarde les ouvriers qui rebâtissent en silence une nouvelle église ; on m’en avait montré quelque colonne déjà ébauchée à la descente du Simplon : toute l’histoire du christianisme dans l’Occident commence à Saint-Paul-hors-des-Murs.

En France, lorsque nous élevons quelque bicoque, nous faisons un tapage effroyable ; force machines, multitude d’hommes et de cris ; en Italie, on entreprend des choses immenses presque sans se remuer. Le pape fait dans ce moment même refaire la partie tombée du Colisée ; une demi-douzaine de goujats sans échafaudage redressent le colosse sur les épaules duquel mourut une nation changée en ouvriers esclaves. Près de Vérone, je me suis souvent arrêté pour regarder un curé qui construisait seul un énorme clocher ; sous lui le fermier de la cure était le maçon.

J’achève souvent le tour des murs de Rome à pied ; en parcourant ce chemin de ronde, je lis l’histoire de la reine de l’univers païen et chrétien écrite dans les constructions, les architectures et les âges divers de ces murs.

Je vais encore à la découverte de quelque villa délabrée en dedans des murs de Rome. Je visite Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran avec son obélisque, Sainte-Croix-de-Jérusalem avec ses fleurs ; j’y entends chanter ; je prie : j’aime à prier à genoux ; mon cœur est ainsi plus près de la poussière et du repos sans fin : je me rapproche de la tombe.

Mes fouilles ne sont qu’une variété des mêmes plaisirs. Du plateau de quelque colline on aperçoit le dôme de Saint-Pierre. Que paye-t-on au propriétaire du lieu où sont enfouis des trésors ? La valeur de l’herbe détruite par la fouille. Peut-être rendrai-je mon argile à la terre en échange de la statue qu’elle me donnera : nous ne ferons que troquer une image de l’homme contre une image de l’homme.

On n’a point vu Rome quand on n’a point parcouru les rues de ses faubourgs mêlées d’espaces vides, de jardins pleins de ruines, d’enclos plantés d’arbres et de vignes, de cloîtres où s’élèvent des palmiers et des cyprès, les uns ressemblant à des femmes de l’Orient, les autres à des religieuses en deuil. On voit sortir de ces débris de grandes Romaines, pauvres et belles, qui vont acheter des fruits ou puiser de l’eau aux cascades versées par les aqueducs des empereurs et des papes. Pour apercevoir les mœurs dans leur naïveté, je fais semblant de chercher un appartement à louer ; je frappe à la porte d’une maison retirée ; on me répond : Favorisca. J’entre : je trouve, dans des chambres nues, ou un ouvrier exerçant son métier, ou une zitella fière, tricotant ses laines, un chat sur ses genoux, et me regardant errer à l’aventure sans se lever.

Quand le temps est mauvais, je me retire dans Saint-Pierre ou bien je m’égare dans les musées de ce Vatican aux onze mille chambres et aux dix-huit mille fenêtres (Juste-Lipse). Quelles solitudes de chefs-d’œuvre ! On y arrive par une galerie dans les murs de laquelle sont incrustées des épitaphes et d’anciennes inscriptions : la mort semble née à Rome.

Il y a dans cette ville plus de tombeaux que de morts. Je m’imagine que les décédés, quand ils se sentent trop échauffés dans leur couche de marbre, se glissent dans une autre restée vide, comme on transporte un malade d’un lit dans un autre lit. On croirait entendre les squelettes passer durant la nuit de cercueil en cercueil.

La première fois que j’ai vu Rome, c’était à la fin de juin : la saison des chaleurs augmente le délaisser de la cité ; l’étranger fuit, les habitants du pays se renferment chez eux ; on ne rencontre pendant le jour personne dans les rues. Le soleil darde ses rayons sur le Colisée, où pendent des herbes immobiles, où rien ne remue que les lézards. La terre est nue ; le ciel sans nuages paraît encore plus désert que la terre. Mais bientôt la nuit fait sortir les habitants de leurs palais et les étoiles du firmament ; la terre et le ciel se repeuplent ; Rome ressuscite ; cette vie recommencée en silence dans les ténèbres, autour des tombeaux, a l’air de la vie et de la promenade des ombres qui redescendent à l’Érèbe aux approches du jour.

Hier j’ai vagué au clair de lune dans la campagne entre la porte Angélique et le mont Marius. On entendait un rossignol dans un étroit vallon balustré de cannes. Je n’ai retrouvé que là cette tristesse mélodieuse dont parlent les poètes anciens, à propos de l’oiseau du printemps. Le long sifflement que chacun connaît, et qui précède les brillantes batteries du musicien ailé, n’était pas perçant comme celui de nos rossignols ; il avait quelque chose de voilé comme le sifflement du bouvreuil de nos bois. Toutes ses notes étaient baissées d’un demi-ton ; sa romance à refrain était transposée du majeur au mineur ; il chantait à demi-voix ; il avait l’air de vouloir charmer le sommeil des morts et non de les réveiller. Dans ces parcours incultes, la Lydie d’Horace, la Délie de Tibulle, la Corinne d’Ovide, avaient passé ; il n’y restait que la Philomèle de Virgile. Cet hymne d’amour était puissant dans ce lieu et à cette heure ; il donnait je ne sais quelle passion d’une seconde vie : selon Socrate, l’amour est le désir de renaître par l’entremise de la beauté ; c’était ce désir que faisait sentir à un jeune homme une jeune fille grecque en lui disant : « S’il ne me restait que le fil de mon collier de perles ; je le partagerais avec toi. »

Si j’ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre où le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l’ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j’invoquerai le génie de la gloire et du malheur.

Dans les premiers jours de mon arrivée à Rome, lorsque j’errais ainsi à l’aventure, je rencontrai entre les bains de Titus et le Colisée une pension de jeunes garçons. Un maître à chapeau rabattu, à robe traînante et déchirée, ressemblant à un pauvre frère de la Doctrine chrétienne, les conduisait. Passant près de lui, je le regarde, je lui trouve un faux air de mon neveu Christian de Chateaubriand, mais je n’osais en croire mes yeux. Il me regarde à son tour, et, sans montrer aucune surprise, il me dit : « Mon oncle ! » Je me précipite tout ému et je le serre dans mes bras. D’un geste de la main il arrête derrière lui son troupeau obéissant et silencieux. Christian était à la fois pâle et noirci, miné par la fièvre et brûlé par le soleil. Il m’apprit qu’il était chargé de la préfecture des études au collège des Jésuites, alors en vacances à Tivoli. Il avait presque oublié sa langue, il s’énonçait difficilement en français, ne parlant et n’enseignant qu’en italien. Je contemplais, les yeux pleins de larmes, ce fils de mon frère devenu étranger, vêtu d’une souquenille noire, poudreuse, maître d’école à Rome, et couvrant d’un feutre de cénobite son noble front qui portait si bien le casque[67].

J’avais vu naître Christian ; quelques jours avant mon émigration, j’assistai à son baptême. Son père, son grand-père le président de Rosanbo, et son bisaïeul M. de Malesherbes, étaient présents. Celui-ci le tint sur les fonts et lui donna son nom, Christian. L’église Saint-Laurent était déserte et déjà à demi dévastée. La nourrice et moi nous reprîmes l’enfant des mains du curé.

Io piangendo ti presi, e in breve cesta
Fuor ti portai.(Tasso.)

Le nouveau-né fut reporté à sa mère, placé sur son lit, où cette mère et sa grand’mère, madame de Rosanbo, le reçurent avec des pleurs de joie. Deux ans après, le père, le grand-père, le bisaïeul, la mère et la grand’mère avaient péri sur l’échafaud, et moi, témoin du baptême, j’errais exilé. Tels étaient les souvenirs que l’apparition subite de mon neveu fit revivre dans ma mémoire au milieu des ruines de Rome. Christian a déjà passé orphelin la moitié de sa vie ; il a voué l’autre moitié aux autels : foyers toujours ouverts du père commun des hommes.

Christian avait pour Louis, son digne frère, une amitié ardente et jalouse : lorsque Louis se fut marié, Christian partit pour l’Italie ; il y connut le duc de Rohan-Chabot, et il y rencontra madame Récamier : comme son oncle, il est revenu habiter Rome, lui dans un cloître, moi dans un palais. Il entra en religion pour rendre à son frère une fortune qu’il ne croyait pas posséder légitimement par les nouvelles lois : ainsi Malhesherbes est maintenant, avec Combourg, à Louis.

Après notre rencontre inattendue au pied du Colisée, Christian, accompagné d’un frère jésuite, me vint voir à l’ambassade : il avait le maintien triste et l’air sérieux ; jadis il riait toujours. Je lui demandai s’il était heureux ; il me répondit : « J’ai souffert longtemps ; maintenant mon sacrifice est fait et je me trouve bien. »

Christian a hérité du caractère de fer de son aïeul paternel, M. de Chateaubriand mon père, et des vertus morales de son bisaïeul maternel, M. de Malesherbes. Ses sentiments sont renfermés, bien qu’il les montre, sans égard aux préjugés de la foule, quand il s’agit de ses devoirs : dragon dans la garde, en descendant de cheval il allait à la sainte Table ; on ne s’en moquait point, car sa bravoure et sa bienfaisance étaient l’admiration de ses camarades. On a découvert, depuis qu’il a renoncé au service, qu’il secourait secrètement un nombre considérable d’officiers et de soldats ; il a encore des pensionnaires dans les greniers de Paris, et Louis acquitte les dettes fraternelles. Un jour, en France, je m’enquérais de Christian s’il se marierait : « Si je me mariais, répondit-il, j’épouserais une de mes petites parentes, la plus pauvre. »

Christian passe les nuits à prier ; il se livre à des austérités dont ses supérieurs sont effrayés : une plaie qui s’était formée à l’une de ses jambes lui était venue de sa persévérance à se tenir à genoux des heures entières ; jamais l’innocence ne s’est livrée à tant de repentir.

Christian n’est point un homme de ce siècle : il me rappelle ces ducs et ces comtes de la cour de Charlemagne, qui, après avoir combattu contre les Sarrasins, fondaient des couvents sur les sites déserts de Gellone ou de Madavalle, et s’y faisaient moines. Je le regarde comme un saint : je l’invoquerais volontiers. Je suis persuadé que ses bonnes œuvres, unies à celles de ma mère et de ma sœur Julie, m’obtiendraient grâce auprès du souverain Juge. J’ai aussi du penchant au cloître ; mais, mon heure étant venue, c’est à la Portioncule, sous la protection de mon patron, appelé François parce qu’il parlait français, que j’irais demander une solitude.

Je veux traîner seul mes sandales ; je ne souffrirais pour rien au monde qu’il y eût deux têtes dans mon froc.

« Jeune encore, dit le Dante, le soleil d’Assise épousa une femme à qui, comme à la mort, personne n’ouvre la porte du plaisir : cette femme, veuve de son premier mari depuis plus de onze cents ans, avait langui obscure et méprisée : en vain elle était montée avec le Christ sur la Croix. Quels sont les amants que te désignent ici mes paroles mystérieuses ? François et la Pauvreté : Francesco e Povertà. (Paradiso, cant. xi.)

À MADAME RÉCAMIER.
« Rome, 16 mai 1829.

« Cette lettre partira de Rome quelques heures après moi, et arrivera quelques heures avant moi à Paris. Elle va clore cette correspondance qui n’a pas manqué un seul courrier, et qui doit former un volume entre vos mains. J’éprouve un mélange de joie et de tristesse que je ne puis vous dire ; pendant trois ou quatre mois, je me suis assez déplu à Rome ; maintenant j’ai repris à ces nobles ruines, à cette solitude si profonde, si paisible et pourtant si pleine d’intérêt et de souvenir. Peut-être aussi le succès inespéré que j’ai obtenu ici m’a attaché : je suis arrivé au milieu de toutes les préventions suscitées contre moi, et j’ai tout vaincu ; on paraît me regretter. Que vais-je retrouver en France ? du bruit au lieu de silence, de l’agitation au lieu de repos, de la déraison, des ambitions, des combats de place et de vanité. Le système politique que j’ai adopté est tel que personne n’en voudrait peut-être, et que d’ailleurs on ne me mettrait pas à même de l’exécuter. Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme j’ai contribué à lui obtenir une grande liberté ; mais me ferait-on table rase ? me dirait-on : « Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête ? » Non ; on est si loin de me dire une pareille chose, que l’on prendrait tout le monde avant moi, et que l’on ne m’admettrait qu’après avoir essuyé les refus de toutes les médiocrités de la France, et qu’on croirait me faire une grande grâce en me reléguant dans un coin obscur. Je vais vous chercher ; ambassadeur ou non, c’est à Rome que je voudrais mourir. En échange d’une petite vie, j’aurais du moins une grande sépulture jusqu’au jour où j’irai remplir mon cénotaphe dans le sable qui m’a vu naître. Adieu ; j’ai déjà fait plusieurs lieues vers vous. »

J’eus un grand plaisir à revoir mes amis[68] : je ne rêvais qu’au bonheur de les emmener avec moi et de finir mes jours à Rome. J’écrivis pour mieux m’assurer encore du petit palais Caffarelli que je projetais de louer sur le Capitole, et de la cellule que je postulais à Saint-Onuphre. J’achetai des chevaux anglais et je les fis partir pour les prairies d’Évandre. Je disais déjà adieu dans ma pensée à ma patrie avec une joie qui méritait d’être punie. Lorsqu’on a voyagé dans sa jeunesse et qu’on a passé beaucoup d’années hors de son pays, on s’est accoutumé à placer partout sa mort : en traversant les mers de la Grèce, il me semblait que tous ces monuments que j’apercevais sur les promontoires étaient des hôtelleries où mon lit était préparé.

J’allai faire ma cour au roi à Saint-Cloud : il me demanda quand je retournais à Rome. Il était persuadé que j’avais un bon cœur et une mauvaise tête. Le fait est que j’étais précisément l’inverse de ce que Charles X pensait de moi : j’avais très froide et très bonne tête, et le cœur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain.

Je trouvai le roi dans une fort mauvaise disposition à l’égard de son ministère : il le faisait attaquer par certains journaux royalistes, ou plutôt, lorsque les rédacteurs de ces feuilles allaient lui demander s’il ne les trouvait pas trop hostiles, il s’écriait : « Non, non, continuez. » Quand M. de Martignac avait parlé : « Eh bien, disait Charles X, avez-vous entendu la Pasta ? » Les opinions libérales de M. Hyde de Neuville lui étaient antipathiques ; il trouvait plus de complaisance dans M. Portalis le fédéré, qui portait sa cupidité sur son visage : c’est à M. Portalis que la France doit ses malheurs. Quand je le vis à Passy, je m’aperçus de ce que j’avais en partie deviné : le garde des sceaux, en faisant semblant de tenir par intérim le ministère des affaires étrangères, mourait d’envie de le conserver, bien qu’il se fût pourvu, à tout événement, de la place de président de la Cour de cassation. Le roi, quand il s’était agi de disposer des affaires étrangères, avait prononcé : « Je ne dis pas que Chateaubriand ne sera pas mon ministre ; mais pas à présent. » Le prince de Laval avait refusé ; M. de La Ferronnays ne se pouvait plus livrer à un travail suivi. Dans l’espoir que, de guerre lasse, le portefeuille lui resterait, M. Portalis ne faisait rien pour déterminer le roi.

Plein de mes délices futures de Rome, je m’y laissai aller sans trop sonder l’avenir ; il me convenait assez que M. Portalis gardât l’intérim à l’abri duquel ma position politique restait la même. Il ne me vint pas un seul instant dans l’idée que M. de Polignac pourrait être investi du pouvoir : son esprit borné, fixe et ardent, son nom fatal et impopulaire, son entêtement, ses opinions religieuses exaltées jusqu’au fanatisme, me paraissaient des causes d’une éternelle exclusion. Il avait, il est vrai, souffert pour le roi ; mais il en était largement récompensé par l’amitié de son maître et par la haute ambassade de Londres que je lui avais donnée sous mon ministère, malgré l’opposition de M. de Villèle.

De tous les ministres en place que je trouvai à Paris, excepté l’excellent M. Hyde de Neuville, pas un ne me plaisait : je sentais en eux une capacité implacable qui me laissait de l’inquiétude sur la durée de leur empire. M. de Martignac, d’un talent de parole agréable, avait une voix douce et épuisée comme celle d’un homme à qui les femmes ont donné quelque chose de leur séduction et de leur faiblesse ! Pythagore se souvenait d’avoir été une courtisane charmante nommée Alcée[69]. L’ancien secrétaire d’ambassade de l’abbé Sieyès avait aussi une suffisance contenue, un esprit calme un peu jaloux. Je l’avais, en 1823, envoyé en Espagne dans une position élevée et indépendante[70], mais il aurait voulu être ambassadeur. Il était choqué de n’avoir pas reçu un emploi qu’il croyait dû à son mérite.

Mon goût ou mes déplaisances importaient peu. La Chambre commit une faute en renversant un ministère qu’elle aurait dû conserver à tout prix[71]. Ce ministère modéré servait de garde-fou à des abîmes ; il était aisé de le jeter bas, car il ne tenait à rien et le roi lui était ennemi ; raison de plus pour ne faire aucune chicane à ces hommes, pour leur donner une majorité à l’aide de laquelle ils se fussent maintenus et auraient fait place un jour, sans accident, à un ministère fort. En France, on ne sait rien attendre ; on a horreur de tout ce qui a l’apparence du pouvoir, jusqu’à ce qu’on le possède. Au surplus, M. de Martignac a démenti noblement ses faiblesses en dépensant avec courage le reste de sa vie dans la défense de M. de Polignac[72]. Les pieds me brûlaient à Paris ; je ne pouvais m’habituer au ciel gris et triste de la France, ma patrie ; qu’aurais-je donc pensé du ciel de la Bretagne, ma matrie, pour parler grec ? Mais là, du moins, il y a des vents de mer ou des calmes : Tumidis albens fluctibus[73], ou venti posuere[74]. Mes ordres étaient donnés pour exécuter dans mon jardin et dans ma maison, rue d’Enfer, les changements et les accroissements nécessaires, afin qu’à ma mort le legs que je voulais faire de cette maison à l’Infirmerie de madame de Chateaubriand fût plus profitable. Je destinais cette propriété à la retraite de quelques artistes et de quelques gens de lettres malades. Je regardais le soleil pâle, et je lui disais : « Je vais bientôt te retrouver avec un meilleur visage, et nous ne nous quitterons plus. »

Ayant pris congé du roi et espérant le débarrasser pour toujours de moi, je montai en calèche. J’allais d’abord aux Pyrénées prendre les eaux de Cauterets ; là, traversant le Languedoc et la Provence, je devais me rendre à Nice, où je rejoindrais madame de Chateaubriand. Nous passions ensemble la corniche, nous arrivions à la ville éternelle que nous traversions sans nous arrêter, et, après deux mois de séjour à Naples, au berceau du Tasse, nous revenions à sa tombe à Rome. Ce moment est le seul de ma vie où j’aie été complètement heureux, où je ne désirais plus rien, où mon existence était remplie, où je n’apercevais jusqu’à ma dernière heure qu’une suite de jours de repos. Je touchais au port ; j’y entrais à pleines voiles comme Palinure : inopina quies[75].

Tout mon voyage jusqu’aux Pyrénées fut une suite de rêves : je m’arrêtais quand je voulais ; je suivais sur ma route les chroniques du moyen âge que je retrouvais partout ; dans le Berry, je voyais ces petites routes bocagères que l’auteur de Valentine nomme des traînes[76], et qui me rappelaient ma Bretagne. Richard Cœur-de-Lion avait été tué à Chalus, au pied de cette tour : « Enfant musulman, paix là ! voici le roi Richard ! » À Limoges, j’ôtai mon chapeau par respect pour Molière ; à Périgueux, les perdrix dans leurs tombeaux de faïence ne chantaient plus de différentes voix comme au temps d’Aristote. Je rencontrai là mon vieil ami Clausel de Coussergues ; il portait avec lui quelques-unes des pages de ma vie. À Bergerac, j’aurais pu regarder le nez de Cyrano sans être obligé de me battre contre ce cadet aux gardes : je le laissai dans sa poussière avec ces dieux que l’homme a faits et qui n’ont pas fait l’homme.

À Auch, j’admirai les stalles sculptées sur des cartons venus de Rome à la belle époque des arts. D’Ossat, mon devancier à la cour du saint-père, était né près d’Auch[77]. Le soleil ressemblait déjà à celui de l’Italie. À Tarbes, j’aurais voulu héberger à l’hôtel de l’Étoile, où Froissart descendit avec messire Espaing de Lyon, « vaillant homme et sage et beau chevalier, » et où il trouva de « bon foin, de bonnes avoines et de belles rivières ».

Au lever des Pyrénées sur l’horizon, le cœur me battait : du fond de vingt-trois années sortirent des souvenirs embellis dans les lointains du temps : je revenais de la Palestine et de l’Espagne, lorsque, de l’autre côté de leur chaîne, je découvris le sommet de ces mêmes montagnes. Je suis de l’avis de madame de Motteville ; je pense que c’est dans un de ces châteaux des Pyrénées qu’habitait Urgande la Déconnue. Le passé ressemble à un musée d’antiques ; on y visite les heures écoulées ; chacun peut y reconnaître les siennes. Un jour, me promenant dans une église déserte, j’entendis des pas se traînant sur les dalles, comme ceux d’un vieillard qui cherchait sa tombe. Je regardai et n’aperçus personne ; c’était moi qui m’étais révélé à moi.

Plus j’étais heureux à Cauterets, plus la mélancolie de ce qui était fini me plaisait. La vallée étroite et resserrée est animée d’un gave ; au delà de la ville et des fontaines minérales, elle se divise en deux défilés, dont l’un, célèbre par ses sites, aboutit au pont d’Espagne et aux glaciers. Je me trouvai bien des bains ; j’achevais seul de longues courses, en me croyant dans les escarpements de la Sabine. Je faisais tous mes efforts pour être triste et je ne le pouvais. Je composai quelques strophes sur les Pyrénées ; je disais :

J’avais vu fuir les mers de Solyme et d’Athènes,
D’Ascalon et du Nil les mouvantes arènes,
Carthage abandonnée et son port blanchissant :

Le vent léger du soir arrondissait ma voile,
Et de Vénus l’étoile
Mêlait sa perle humide à l’or pur du couchant.

Assis au pied du mât de mon vaisseau rapide,
Mes yeux cherchaient de loin ces colonnes d’Alcide
Où choquent leurs tridents deux Neptune irrités.
De l’antique Hespérie abordant le rivage,
Du noble Abencerage
Le mystère m’ouvrit les palais enchantés.

Comme une jeune abeille aux roses engagée,
Ma Muse revenait de son butin chargée,
Et cueilli sur la fleur des plus beaux souvenirs ;
Dans les monts que Roland brisa par sa vaillance,
Je contais à sa lance
L’orgueil de mes dangers, tentés pour des plaisirs.

De l’âge délaissé quand survient la disgrâce,
Fuyons, fuyons les bords qui, gardant notre trace,
Nous font dire du temps en mesurant le cours :
« Alors j’avais un frère, une mère, une amie ;
« Félicité ravie !
« Combien me reste-t-il de parents et de jours ? »

Il me fut impossible d’achever mon ode : j’avais drapé lugubrement mon tambour pour battre le rappel des rêves de mes nuits passées ; mais toujours, parmi ces rappelés, se mêlaient quelques songes du moment dont la mine heureuse déjouait l’air consterné de leurs vieux confrères.

Voilà qu’en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave ; elle se leva et vint droit à moi : elle savait, par la rumeur du hameau, que j’étais à Cauterets. Il se trouva que l’inconnue était une Occitanienne, qui m’écrivait depuis deux ans sans que je l’eusse jamais vue : la mystérieuse anonyme se dévoila : patuit Dea.

J’allais rendre ma visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu’elle m’accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je n’ai été si honteux : inspirer une sorte d’attachement à mon âge me semblait une véritable dérision ; plus je pouvais être flatté de cette bizarrerie, plus j’en étais humilié, la prenant avec raison pour une moquerie. Je me serais volontiers caché de vergogne parmi les ours, nos voisins. J’étais loin de me dire ce que disait Montaigne : « L’amour me rendroit la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne… » Mon pauvre Michel, tu dis des choses charmantes, mais à notre âge, vois-tu, l’amour ne nous rend pas ce que tu supposes ici. Nous n’avons qu’une chose à faire : c’est de nous mettre franchement de côté. Au lieu donc de me remettre aux estudes sains et sages par où je pusse me rendre plus aimé, j’ai laissé s’effacer l’impression fugitive de ma Clémence Isaure ; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d’une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m’a su gré de m’être rendu justice : elle est mariée[78].

Des bruits de changement de ministres étaient parvenus dans nos sapinières. Les gens bien instruits allaient jusqu’à parler du prince de Polignac ; mais j’étais d’une incrédulité complète. Enfin, les journaux arrivent : je les ouvre, et mes yeux sont frappés de l’ordonnance officielle qui confirme les bruits répandus[79]. J’avais bien éprouvé des changements de fortune depuis que j’étais au monde, mais je n’étais jamais tombé d’une pareille hauteur. Ma destinée avait encore une fois soufflé sur mes chimères ; ce souffle du sort n’effaçait pas seulement mes illusions, il enlevait la monarchie. Ce coup me fit un mal affreux ; j’eus un moment de désespoir, car mon parti fut pris à l’instant, je sentis que je me devais retirer. La poste m’apporta une foule de lettres ; toutes m’enjoignaient d’envoyer ma démission. Des personnes même que je connaissais à peine se crurent obligées de me prescrire la retraite.

Je fus choqué de cet officieux intérêt pour ma bonne renommée. Grâce à Dieu, je n’ai jamais eu besoin qu’on me donnât des conseils d’honneur ; ma vie a été une suite de sacrifices, qui ne m’ont jamais été commandés par personne ; en fait de devoir, j’ai l’esprit prime-sautier. Les chutes me sont des ruines, car je ne possède que des dettes, dettes que je contracte dans des places où je ne demeure pas assez de temps pour les payer ; de sorte que, toutes les fois que je me retire, je suis réduit à travailler aux gages d’un libraire. Quelques-uns de ces fiers obligeants, qui me prêchaient l’honneur et la liberté par la poste, et qui me les prêchèrent encore bien plus haut lorsque j’arrivai à Paris, donnèrent leur démission de conseillers d’État ; mais les uns étaient riches, les autres ne se démirent pas des places secondaires qu’ils possédaient et qui leur laissèrent les moyens d’exister. Ils firent comme les protestants, qui rejettent quelques dogmes des catholiques et qui en conservent d’autres tout aussi difficiles à croire. Rien de complet dans ces oblations ; rien d’une pleine sincérité : on quittait douze ou quinze mille livres de rente, il est vrai, mais on rentrait chez soi opulent de son patrimoine, ou du moins pourvu de ce pain quotidien qu’on avait prudemment gardé. Avec ma personne, pas tant de façons ; on était rempli pour moi d’abnégation, on ne pouvait jamais assez se dépouiller de tout ce que je possédais : « Allons, Georges Dandin, le cœur au ventre ; corbleu ! mon gendre, me forlignez pas ; habit bas ! Jetez par la fenêtre deux cent mille livres de rente, une place selon vos goûts, une haute et magnifique place, l’empire des arts à Rome, le bonheur d’avoir enfin reçu la récompense de vos luttes longues et laborieuses. Tel est notre bon plaisir. À ce prix, vous aurez notre estime. De même que nous nous sommes dépouillés d’une casaque sous laquelle nous avons un bon gilet de flanelle, de même vous quitterez votre manteau de velours, pour rester nu. Il y a égalité parfaite, parité d’autel et d’holocauste. »

Et, chose étrange ! dans cette ardeur généreuse à me pousser dehors, les hommes qui me signifiaient leur volonté n’étaient ni mes amis réels, ni les copartageants de mes opinions politiques. Je devais m’immoler sur-le-champ au libéralisme, à la doctrine qui m’avait continuellement attaqué ; je devais courir le risque d’ébranler le trône légitime, pour mériter l’éloge de quelques poltrons d’ennemis, qui n’avaient pas le courage entier de mourir de faim.

J’allais me trouver noyé dans une longue ambassade ; les fêtes que j’avais données m’avaient ruiné, je n’avais pas payé les frais de mon premier établissement. Mais ce qui me navrait le cœur, c’était la perte de ce que je m’étais promis de bonheur pour le reste de ma vie.

Je n’ai point à me reprocher d’avoir octroyé à personne ces conseils catoniens qui appauvrissent celui qui les reçoit et non celui qui les donne ; bien convaincu que ces conseils sont inutiles à l’homme qui n’en a point le sentiment intérieur. Dès le premier moment, je l’ai dit, ma résolution fut arrêtée ; elle ne me coûta pas à prendre, mais elle fut douloureuse à exécuter. Lorsqu’à Lourdes, au lieu de tourner au midi et de rouler vers l’Italie, je pris le chemin de Pau[80], mes yeux se remplirent de larmes ; j’avoue ma faiblesse. Qu’importe si je n’en ai pas moins accepté et tenu le cartel que m’envoyait la fortune ? Je ne revins pas vite, afin de laisser les jours s’écouler. Je dépelotonnai lentement le fil de cette route que j’avais remontée avec tant d’allégresse, il y avait à peine quelques semaines.

Le prince de Polignac craignait ma démission. Il sentait qu’en me retirant je lui enlèverais aux Chambres des votes royalistes, et que je mettrais son ministère en question. On lui suggéra la pensée de m’envoyer une estafette aux Pyrénées avec ordre du roi de me rendre immédiatement à Rome, pour recevoir le roi et la reine de Naples qui venaient marier leur fille en Espagne[81]. J’aurais été fort embarrassé si j’avais reçu cet ordre. Peut-être me serais-je cru obligé d’y obéir, quitte à donner ma démission, après l’avoir rempli. Mais une fois à Rome, que serait-il arrivé ? Je me serais peut-être attardé ; les fatales journées m’auraient pu surprendre au Capitole. Peut-être aussi l’indécision où j’aurais pu rester aurait-elle donné la majorité parlementaire à M. de Polignac qui ne lui faillit que de quelques voix. L’adresse alors ne passait pas ; les ordonnances, résultat de cette adresse, n’auraient peut-être pas paru nécessaires à leurs funestes auteurs : Diis aliter visum.

Je trouvai à Paris madame de Chateaubriand toute résignée. Elle avait la tête tournée d’être ambassadrice à Rome, et certes une femme l’aurait à moins ; mais, dans les grandes circonstances, ma femme n’a jamais hésité d’approuver ce qu’elle pensait propre à mettre de la consistance dans ma vie et à rehausser mon nom dans l’estime publique : en cela elle a plus de mérite qu’une autre. Elle aime la représentation, les titres et la fortune ; elle déteste la pauvreté et le ménage chétif ; elle méprise ces susceptibilités, ces excès de fidélité et d’immolation, qu’elle regarde comme de vraies duperies dont personne ne vous sait gré ; elle n’aurait jamais crié vive le Roi quand même ; mais, quand il s’agit de moi, tout change ; elle accepte d’un esprit ferme mes disgrâces, en les maudissant.

Il me fallait toujours jeûner, veiller, prier pour le salut de ceux qui se gardaient bien de se vêtir du cilice dont ils s’empressaient de m’affubler. J’étais l’âne saint, l’âne chargé des arides reliques de la liberté ; reliques qu’ils adoraient en grande dévotion, pourvu qu’ils n’eussent pas la peine de les porter.

Le lendemain de mon retour à Paris, je me rendis chez M. de Polignac. Je lui avais écrit cette lettre en arrivant :

« Paris, ce 28 août 1829.
« Prince,

« J’ai cru qu’il était plus digne de notre ancienne amitié, plus convenable à la haute mission dont j’étais honoré, et avant tout plus respectueux envers le roi, de venir déposer moi-même ma démission à ses pieds, que de vous la transmettre précipitamment par la poste. Je vous demande un dernier service, c’est de supplier Sa Majesté de vouloir bien m’accorder une audience, et d’écouter les raisons qui m’obligent à renoncer à l’ambassade de Rome. Croyez, prince, qu’il m’en coûte, au moment où vous arrivez au pouvoir, d’abandonner cette carrière diplomatique que j’ai eu le bonheur de vous ouvrir.

« Agréez, je vous prie, l’assurance des sentiments que je vous ai voués et de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, prince,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Chateaubriand. »

En réponse à cette lettre, on m’adressa ce billet des bureaux des affaires étrangères :

« Le prince de Polignac a l’honneur d’offrir ses compliments à M. le vicomte de Chateaubriand, et le prie de passer au ministère demain dimanche, à neuf heures précises, si cela lui est possible.

« Samedi. 4 heures.

J’y répliquai sur-le-champ par cet autre billet :

« Paris, ce 29 août 1829, au soir.

« J’ai reçu, prince, une lettre de vos bureaux qui m’invite à passer demain 30, à neuf heures précises, au ministère, si cela m’est possible. Comme cette lettre ne m’annonce pas l’audience du roi que je vous avais prié de demander, j’attendrai que vous ayez quelque chose d’officiel à me communiquer sur la démission que je désire mettre aux pieds de Sa Majesté.

« Mille compliments empressés,
« Chateaubriand. »

Alors M. de Polignac m’écrivit ces mots de sa propre main :

« J’ai reçu votre petit mot, mon cher vicomte ; je serai charmé de vous voir demain sur les dix heures, si cette heure peut vous convenir.

« Je vous renouvelle l’assurance de mon ancien et sincère attachement.

« Le prince de Polignac. »

Ce billet me parut de mauvais augure ; sa réserve diplomatique me fit craindre un refus du roi. Je trouvai le prince de Polignac dans le grand cabinet que je connaissais si bien. Il accourut au-devant de moi, me serra la main avec une effusion de cœur que j’aurais voulu croire sincère, et puis, me jetant un bras sur l’épaule, nous commençâmes à nous promener lentement d’un bout à l’autre du cabinet. Il me dit qu’il n’acceptait point ma démission ; que le roi ne l’acceptait pas ; qu’il fallait que je retournasse à Rome. Toutes les fois qu’il répétait cette dernière phrase, il me crevait le cœur : « Pourquoi, me disait-il, ne voulez-vous pas être dans les affaires avec moi comme avec la Ferronnays et Portails ? Ne suis-je pas votre ami ? Je vous donnerai à Rome tout ce que vous voudrez ; en France, vous serez plus ministre que moi, j’écouterai vos conseils. Votre retraite peut faire naître de nouvelles divisions. Vous ne voulez pas nuire au gouvernement ? Le roi sera fort irrité si vous persistez à vouloir vous retirer. Je vous en supplie, cher vicomte, ne faites par cette sottise. »

Je répondis que je ne faisais pas une sottise ; que j’agissais dans la pleine conviction de ma raison ; que son ministère était très impopulaire ; que ces préventions pouvaient être injustes, mais qu’enfin elles existaient ; que la France entière était persuadée qu’il attaquerait les libertés publiques, et que moi, défenseur de ces libertés, il m’était impossible de m’embarquer avec ceux qui passaient pour en être les ennemis. J’étais assez embarrassé dans cette réplique, car, au fond, je n’avais rien à objecter d’immédiat aux nouveaux ministres ; je ne pouvais les attaquer que dans un avenir qu’ils étaient en droit de nier. M. de Polignac me jurait qu’il aimait la charte autant que moi ; mais il l’aimait à sa manière, il l’aimait de trop près. Malheureusement, la tendresse que l’on montre à une fille que l’on a déshonorée lui sert peu.

La conversation se prolongea sur le même texte près d’une heure. M. de Polignac finit par me dire que, si je consentais à reprendre ma démission, le roi me verrait avec plaisir et écouterait ce que je voudrais lui dire contre son ministère ; mais que si je persistais à vouloir donner ma démission, Sa Majesté pensait qu’il lui était inutile de me voir, et qu’une conversation entre elle et moi ne pouvait être qu’une chose désagréable.

Je répliquai : « Regardez donc, prince, ma démission comme donnée. Je ne me suis jamais rétracté de ma vie, et, puisqu’il ne convient pas au roi de voir son fidèle sujet, je n’insiste plus. » Après ces mots, je me retirai. Je priai le prince de rendre à M. le duc de Laval l’ambassade de Rome, s’il la désirait encore, et je lui recommandai ma légation. Je repris ensuite à pied, par le boulevard des Invalides, le chemin de mon Infirmerie, pauvre blessé que j’étais. M. de Polignac me parut, lorsque je le quittai, dans cette confiance imperturbable qui faisait de lui un muet éminemment propre à étrangler un empire.

Ma démission d’ambassadeur à Rome étant donnée, j’écrivis au souverain pontife :

« Très-saint-père,

« Ministre des affaires étrangères en France en 1823, j’eus le bonheur d’être l’interprète des sentiments du feu roi Louis XVIII pour l’exaltation désirée de Votre Sainteté à la chaire de Saint-Pierre. Ambassadeur de Sa Majesté Charles X près la cour de Rome, j’ai eu le bonheur plus grand encore de voir Votre Béatitude élevée au souverain pontificat, et de l’entendre m’adresser des paroles qui seront la gloire de ma vie. En terminant la haute mission que j’avais l’honneur de remplir auprès d’elle, je viens lui témoigner les vifs regrets dont je ne cesserai d’être pénétré. Il ne me reste, très-saint-père, qu’à mettre à vos pieds sacrés ma sincère reconnaissance pour vos bontés, et à vous demander votre bénédiction apostolique.

« Je suis, avec la plus grande vénération et le plus profond respect,

« De Votre Sainteté
« Le très-humble et très-obéissant serviteur,
« Chateaubriand. »

J’achevai pendant plusieurs jours de me déchirer les entrailles dans mon Utique ; j’écrivis des lettres pour démolir l’édifice que j’avais élevé avec tant d’amour. Comme dans la mort d’un homme ce sont les petits détails, les actions domestiques et familières qui touchent, dans la mort d’un songe les petites réalités qui le détruisent sont plus poignantes. Un exil éternel sur les ruines de Rome avait été ma chimère. Ainsi que Dante, je m’étais arrangé pour ne plus rentrer dans ma patrie. Ces élucidations testamentaires n’auront pas, pour les lecteurs de ces Mémoires, l’intérêt qu’elles ont pour moi. Le vieil oiseau tombe de la branche où il se réfugie ; il quitte la vie pour la mort. Entraîné par le courant, il n’a fait que changer de fleuve.


  1. Ce livre a été composé à Rome (février-mai 1829) et à Paris (août-septembre 1830).
  2. Voir, à l’Appendice, le no 1 : La Mort de Léon XII.
  3. Voici le vrai texte de cette lettre du 17 février, que Chateaubriand a ici quelque peu modifié : « J’ai assisté à la première cérémonie funèbre pour le pape dans l’église de Saint-Pierre. C’était un étrange mélange d’indécence et de grandeur. Des coups de marteau qui clouaient le cercueil d’un pape, quelques chants interrompus, le mélange de la lumière des flambeaux et de celle de la lune, le cercueil enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres, pour le déposer au-dessus d’une porte dans le sarcophage de Pie VII, dont les cendres faisaient place à celles de Léon XII : Vous figurez-vous tout cela, et les idées que cette scène faisait naître ? »
  4. Mauro Capellari (1765-1846). Entré très jeune chez les Camaldules de Murano, près de Venise, il devint successivement abbé de ce monastère, procureur, vicaire général de la Congrégation. Léon XII le nomma visiteur apostolique des universités, cardinal (1825) et préfet de la congrégation de la Propagande. Il fut élu pape, après la mort de Pie VIII, le 2 février 1831, et prit le nom de Grégoire XVI.
  5. Sur le cardinal Pacca, le fidèle ministre de Pie VII, voyez, au tome III des Mémoires, la note 2 de la page 230 [note 220 du Livre Premier de la Troisième Partie].
  6. Emmanuel de Gregorio, né à Naples le 18 décembre 1758, mort à Rome le 7 novembre 1839. Il avait été créé cardinal par Pie VII le 8 mars 1816.
  7. Jacques Giustiniani, né à Rome le 29 décembre 1769, mort à Rome le 24 février 1843. Il avait été nommé cardinal par Léon XII le 2 octobre 1826.
  8. Jules-Marie della Somaglia, né à Plaisance le 29 juillet 1744. Il était cardinal depuis le 1er  juin 1795 et avait assisté au conclave de Venise (décembre 1799 — janvier, février, mars 1800). Sous l’Empire, exilé en France en même temps que Pie VII, il se montra l’un des plus énergiques parmi les cardinaux qui refusèrent d’assister au mariage de Napoléon, ce qui lui valut d’être interné à Mézières, puis à Charleville. Rentré à Rome en 1814, il fut évêque de Frascati, vice-chancelier de la sainte Église en septembre 1818, préfet du cérémonial et doyen du Sacré-Collège. Le 21 mai 1820, il fut transféré aux sièges d’Ostie et Velletri. Secrétaire d’État de Léon XII, il présida le conclave d’où sortit Pie VIII, et mourut le 30 mars 1830, à l’âge de 86 ans. De son vivant, il avait secrètement donné 10 000 écus d’or pour les Missions, et à sa mort il laissa tous ses biens à la Propagande.
  9. Né à Rome le 13 septembre 1750, créé cardinal par Pie VII le 23 février 1801, Albani avait soixante-dix-huit ans passés, lorsqu’il fut nommé par Pie VIII cardinal secrétaire d’État et bibliothécaire ; le pape le nomma en outre secrétaire des Brefs pontificaux. Le cardinal Albani est mort à Pesaro le 3 décembre 1834, dans sa 85e année.
  10. Charles Odescalchi, né à Rome le 5 mars 1786, mort à Modène le 17 août 1841. Il avait été créé cardinal par Pie VII le 10 mars 1823.
  11. François-Xavier Castiglioni (1761-1830). Il était, en février 1829, évêque de Frascati. C’est lui que le Conclave élira pape le 31 mars 1829. Il prit à son avènement le nom de Pie VIII et régna vingt mois seulement. Il mourut le 30 novembre 1830.
  12. Pierre-François Galleffi, né à Césène le 27 octobre 1770, mort à Rome le 18 juin 1837. Il était cardinal depuis le 12 juillet 1803.
  13. Aucune disposition canonique n’attribue aux puissances le droit d’intervenir dans les opérations d’un conclave ; mais, en fait, la France, l’Espagne et l’Autriche ont exercé jusqu’à ces derniers temps ce qu’on appelait l’exclusion ; c’est-à-dire que chacune d’elles a pu désigner au conclave un cardinal dont l’élection lui aurait déplu. Sans pour cela leur reconnaître un droit quelconque, le Sacré-Collège tient compte de ces indications, estimant que ce serait préparer des difficultés au Saint-Siège que d’élire un pape malgré l’hostilité déclarée d’une grande puissance catholique. — L’exclusive, très différente en effet de l’exclusion, appartient aux membres mêmes du congrès ; elle résulte des voix qui se refusent à donner au candidat du plus grand nombre la majorité exigée pour la validité de l’élection.
  14. Charles-Marie Pedicini, né à Bénévent le 2 novembre 1760, mort à Rome le 19 novembre 1843. Cardinal depuis le 10 mars 1823.
  15. François Bertazzoli, né à Lugo le 1er  mai 1754, mort à Rome le 7 avril 1830. Créé cardinal, comme Pedicini, le 10 mars 1823.
  16. Placide Zurla, né à Legnago le 2 avril 1769, mort à Palerme le 29 octobre 1834, créé cardinal le 10 mars 1823.
  17. Louis Micara, né à Frascati le 12 octobre 1775, mort à Rome le 24 mai 1847. Nommé cardinal par Léon XII le 20 décembre 1824.
  18. Le troisième concile de Latran sous Alexandre III, en 1179.
  19. L’antipape Benoît XIII, élu par les cardinaux résidant à Avignon, après la mort de l’antipape Clément VII.
  20. Donna Olimpia Pamfili, née Maldachini (1594-1656). Elle était la belle-sœur du cardinal J.-B. Pamfili qui, à la mort d’Urbain VIII (l644), fut élu pape sous le nom d’Innocent X. Sous le pontificat de ce dernier, Olimpia exerça une grande influence et amassa d’immenses richesses. Le successeur d’Innocent X, Alexandre VII (1653), lui ordonna de se rendre à Orvieto, pour y attendre le résultat d’une enquête sur les origines de sa fortune ; mais, avant la fin de cette enquête, elle périt de la peste, en 1656.
  21. Voir le texte de ce discours à l’Appendice no II : Le Conclave de 1829.
  22. Jean-Baptiste Bussi, créé cardinal par Léon XII en 1824.
  23. Vincent Macchi, né à Capo di Monte en 1770, mort à Rome en 1860. — Cardinal depuis le 2 octobre 1826. Avant d’être cardinal, Mgr  Macchi avait été nonce en Suisse, puis à Paris (1819). Il portait alors le titre d’archevêque de Nisibe.
  24. Jean-Baptiste-Marie-Anne-Antoine, comte de Latil (1761-1839). Il était en 1789 grand vicaire de l’évêque de Vence ; ayant refusé de prêter serment à la constitution civile du clergé, il émigra en 1790, revint en France l’année suivante, fut enfermé à Montfort-l’Amaury, parvint à s’échapper et émigra de nouveau. Devenu en 1798 l’aumônier du comte d’Artois, il ne le quitta plus et rentra avec lui en 1814. Il fut nommé évêque in partibus d’Amyclée en 1815, évêque de Chartres en 1817 et pair de France en 1822. À la mort de Louis XVIII, le nouveau roi se souvint de son ancien aumônier ; il le créa comte et l’appela à l’archevêché de Reims, M. de Latil sacra Charles X et reçut du pape Léon XII (10 mars 1826) la pourpre romaine ; le roi y ajouta le titre de duc. À la révolution de Juillet, il s’enfuit en Angleterre, puis revint en France, où il reprit son siège archiépiscopal, sans siéger toutefois à la Chambre des pairs, n’ayant pas voulu prêter serment au nouveau gouvernement.
  25. Les cardinaux français étaient au nombre de cinq : MM. de Latil, archevêque de Reims ; de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse ; de la Fare, archevêque de Sens ; de Croy, archevêque de Rouen ; d’Isoard, archevêque d’Auch.
  26. Teresio Ferrero della Marmora, né à Turin le 15 octobre 1757, mort le 30 décembre 1831. Créé cardinal le 27 septembre 1824.
  27. De la même plume avec laquelle il venait d’écrire cette dépêche à son ministre, Chateaubriand, ce même jour 3 mars, écrivait à son ami M. de Marcellus, ministre plénipotentiaire à Lucques, cette autre lettre, qui n’est pas précisément en style de chancellerie :
    « À M. de Marcellus, à Lucques. Rome, 3 mars 1829.
    « Rien de nouveau ici. Des scrutins nuls et variés. De la pluie, du vent, des rhumatismes, et Torlonia enterré l’épée au côté, en habit noir et chapeau bordé. Voilà tout. Ce soir, chez moi, on chante à neuf heures, on soupe à dix, puis à minuit on jeûne pour les cendres de demain ; avec un peu de pénétration, vous devinerez que je vous écris le mardi-gras. Tout cela, le mardi-gras surtout, me fait dire comme Potier dans le rôle de Werther : « Mon ami, sais-tu ce que c’est que la vie ? C’est un bois où l’on s’embarrasse les jambes. » Encore si les miennes allaient à la chasse comme les vôtres ! Bonjour, voilà qui est bien peu sérieux pour un ambassadeur auprès d’un conclave. Je pleure si souvent que, quand le rire me prend par hasard, je le laisse aller.
    « Chateaubriand. »
  28. Les précédentes éditions portent à tort : Jeudi, ce 15 mars ; — ce qui est en contradiction avec le calendrier, et aussi avec les deux dates données par Chateaubriand quelques lignes plus loin, et qui, celles-là, sont exactes : jeudi soir 12, et vendredi soir 13.
  29. Anne-Louis-Henri duc de la Fare (1752-1829, petit-neveu du cardinal de Bernis. Il était depuis deux ans évêque de Nancy, lorsqu’il fut élu, par le bailliage de cette ville, député de son ordre aux États-Généraux. Ce fut lui qui, le 4 mai 1789, à l’issue de la messe qui eut lieu dans l’église Saint-Louis, à Versailles, pour l’ouverture des États, prononça le discours d’usage. Son attitude hostile aux idées de la Révolution l’obligea bientôt à quitter la France ; il se réfugia d’abord à Trèves, puis en Autriche, devint l’un des principaux agents de Louis XVIII et ne rentra qu’avec lui, en 1814. En 1816, il fut adjoint à l’archevêque de Reims, M. de Talleyrand-Périgord, pour l’administration des affaires ecclésiastiques. Archevêque de Sens en 1817, il reçut en 1822 le litre de pair de France, et en 1823 la dignité de cardinal. Il assista aux deux conclaves où furent élus Léon XII et Pie VIII et mourut à Paris le 10 décembre 1829.
  30. Gustave-Maximilien-Juste, prince de Croy (1773-1844). Il était en 1789 chanoine du grand chapitre de Strasbourg. La Révolution le força de se réfugier à Vienne, où il séjourna jusqu’en 1817, époque à laquelle il fut nommé évêque de Strasbourg. À la mort du cardinal de Périgord (1821), il devint grand-aumônier de France. Revêtu de la pourpre romaine en 1822, il fut, en 1824, transféré de l’évêché de Strasbourg à l’archevêché de Rouen. Après la révolution de 1830, le prince de Croy resta fidèle à ses opinions légitimistes ; il fut cependant obligé d’assister, en 1840, au baptême du comte de Paris, mais se retira aussitôt après la cérémonie.
  31. Joachim-Jean-Xavier, duc d’Isoard (1766-1839). Il fit ses études au séminaire d’Aix, où il se lia intimement avec le futur cardinal Fesch ; lorsqu’éclata la Révolution, il n’avait reçu encore que les ordres mineurs. En 1794, il se rendit à Vérone, auprès du comte de Provence ; puis, il revint en France, prit part à plusieurs complots royalistes, et dut retourner en Italie après le 18 fructidor. La protection de l’abbé Fesch lui permit de rentrer en France sous le Consulat, et bientôt de remplir auprès de son ancien condisciple, devenu archevêque de Lyon, cardinal et ambassadeur à Rome, les fonctions de secrétaire particulier (1803). La même année, il fut nommé auditeur de Rote. Il ne fut ordonné prêtre qu’en 1825, à Rome. Léon XII le créa peu après (25 juin 1827) cardinal au titre de Saint-Pierre-ès-liens, qu’il échangea plus tard contre celui de la Trinité-du-Mont. À son retour en France, Mgr d’Isoard fut pourvu de l’archevêché d’Auch et appelé à la pairie avec le titre de duc (24 janvier 1829). À la révolution de Juillet, sa nomination à la Chambre haute fut annulée par la nouvelle Charte : il se consacra alors uniquement à son diocèse. La mort de son ami le cardinal Fesch ayant déterminé une vacance dans le corps des cardinaux français, Mgr d’Isoard fut appelé à lui succéder (14 juin 1839), mais il mourut presque subitement quelques mois après, le 7 octobre, pendant qu’il attendait à Paris ses bulles d’institution.
  32. Bélisaire Cristaldi, né à Rome le 11 juillet 1764, mort à Rome le 25 février 1831. Nommé cardinal le 2 octobre 1826.
  33. Mgr Lambruschini, archevêque de Gênes, nonce du Saint-Siège à Paris.
  34. L’abbé Coudrin avait accompagné à Rome comme conclaviste le cardinal-archevêque de Rouen, le prince de Croy, dont il était, depuis 1826, le premier vicaire général. Chateaubriand, qui n’a fait que l’entrevoir, s’est trompé dans le jugement qu’il a porté sur lui. Bien loin d’être un « esprit rétréci », l’abbé Coudrin possédait les hautes et rares qualités qui font les chefs d’ordres. Son intelligence égalait sa vertu. À l’époque où la Révolution venait d’anéantir les anciens ordres religieux, il lui a été donné de fonder une Congrégation, que Chateaubriand sans nul doute a mal connue et qui est aujourd’hui répandue dans le monde entier, la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l’Association perpétuelle du Très Saint Sacrement de l’Autel (dite de Picpus). L’abbé Pierre Coudrin (en religion le P. Marie-Joseph) était né le 1er  mars 1768 ; il est mort le 27 mars 1837. Voir la Vie du T. R. P. Marie-Joseph Coudrin, par un Père de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie.
  35. Hercule Dandini, né à Rome le 25 juillet 1759, mort le 22 juillet 1840. Cardinal le 10 mars 1823.
  36. Louis Ier (Charles-Auguste), roi de Bavière, né à Strasbourg en 1786. Monté sur le trône le 12 octobre 1825, il se montra un ardent philhellène, ce dont Chateaubriand lui savait très grand gré. Un voyage qu’il fit en Italie, de 1804 à 1805, lui inspira pour les arts une passion qui ne le quitta plus ; il attira dans sa capitale les plus grands artistes de l’Allemagne et il ne négligea rien pour faire de Munich l’Athènes moderne. Malheureusement, il y introduisit un jour Aspasie sous les traits de Lola Montès, une danseuse dont il fit une comtesse de Lansfeld et qui devint un moment la souveraine absolue de la Bavière. Louis Ier, obligé de quitter ses États, au mois de février 1848, abdiqua, le 20 mars suivant, en faveur de son fils, Maximilien II. Il vécut depuis dans la retraite et mourut à Nice le 29 février 1868.
  37. Gino-Alexandre-Joseph-Gaspard, marquis Capponi, né à Florence le 14 septembre 1792. Élevé par le célèbre antiquaire l’abbé Zannoni, il apprit un grand nombre de langues et voyagea en Italie, en France, en Angleterre et en Allemagne. Il a joué en Toscane un rôle politique important, particulièrement de 1847 à 1849. Bien qu’il fût devenu presque aveugle dès 1839, il se voua avec passion aux études historiques et fut le principal rédacteur des Archives historiques publiées à Florence par Vieusseux. Le plus remarquable de ses ouvrages, Storia della Republica di Firenze, a paru en 1875. Le marquis Gino Capponi est mort le 3 février 1876.
  38. Chateaubriand ne nous a pas donné le nom de la correspondante à laquelle était adressée cette lettre du 21 mars. C’est évidemment la dame dont il a parlé plus haut, dans sa lettre à Mme  Récamier, du 15 janvier 1829, et dont il disait : « J’ai reçu une lettre de cette dame spirituelle qui venait quelquefois me voir au ministère ; jugez comme elle me fait bien la cour : elle est turque enragée ; Mahmoud est un grand homme qui a devancé sa nation ! »
  39. Ce second discours fut prononcé par Chateaubriand en plein conclave. On en trouvera le texte à l’Appendice no II : le Conclave de 1829.
  40. Auguste-Hilarion, comte de Kératry (1769-1859). Député du Finistère, rédacteur du Courrier français, il avait, à la tribune et dans la Presse, vivement combattu M. de Villèle, ce qui l’avait rapproché de Chateaubriand. Député de 1818 à 1824, puis de 1827 à 1837, M. de Kératry fut nommé pair de France le 3 octobre 1837. Élu en 1849 à la Législative, et appelé, comme doyen d’âge, à présider la première séance, il profita de cette circonstance pour laisser éclater son hostilité contre les institutions républicaines. Il vota constamment avec la droite monarchique et rentra dans la vie privée au 2 décembre 1851. Ce vieux parlementaire avait publié de nombreux écrits de philosophie spiritualiste et religieuse, et plusieurs romans, dont l’un au moins, le Dernier des Beaumanoir (1824), avait eu un assez vif succès.
  41. Le sculpteur Desprez venait d’achever, pour le tombeau du Poussin, d’après le tableau des Bergers d’Arcadie, un bas-relief, dont Chateaubriand était, à bon droit, extrêmement satisfait.
  42. Le troisième secrétaire de l’ambassade, le vicomte de Sesmaisons, fils du comte Donatien de Sesmaisons, maréchal de camp et député de la Loire-Inférieure, était, par sa mère, petit-fils du chancelier Dambray. Les deux premiers secrétaires étaient MM. Bellocq et Desmousseaux de Givré, dont il sera parlé tout à l’heure. — Les attachés à l’ambassade étaient MM. de Montebello, du Viviers, de Mesnard, d’Haussonville et Hyacinthe Pilorge, le fidèle secrétaire de Chateaubriand.
  43. Le duc de Blacas était alors ambassadeur à Naples.
  44. Le comte Fuscaldo, ambassadeur de Naples à Rome.
  45. Le télégraphe aérien n’allait encore que jusqu’à Lyon, et M. de Brosses, préfet du Rhône, en tenait la clef. C’était, comme son père, un homme d’infiniment d’esprit.
  46. Chateaubriand répondit en ces termes au cardinal Fesch :
    « J’aurais voulu, Monsieur le cardinal, répondre plutôt au billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Il augmente infiniment mes regrets et ceux de Mme de Chateaubriand. Espérons que le temps viendra où tous les obstacles seront levés. Grâce à la magnanimité de son roi, la France est assez forte désormais pour braver des souvenirs : la liberté doit vivre en paix avec la gloire.
    « Je prie Votre Éminence de croire à mon dévouement, et d’agréer l’assurance de ma haute considération. »
  47. M. Bellocq était premier secrétaire de l’ambassade. Le second secrétaire, M. Desmousseaux de Givré, né le 1er  janvier 1794, était entré de bonne heure dans la carrière diplomatique. Il avait été attaché à l’ambassade de Londres, sous Chateaubriand, en 1822. L’année suivante, il avait été envoyé à Rome. Il donna sa démission à l’avènement du ministère Polignac et rentra, après 1830, dans la diplomatie. Député d’Eure-et-Loir de 1837 à 1848, il défendit, non sans talent, la politique conservatrice et fut l’un des principaux soutiens du ministère de M. Guizot, jusqu’au jour où, se séparant de son chef, dans un discours prononcé le 27 avril 1847, il montra les ministres répondant sur toutes les questions ; « Rien, rien, rien ! » Aussitôt répercutés, grossis par les journaux opposants, ces mots : Rien, rien, rien ! eurent un retentissement énorme, et ils ne laissèrent pas d’être pour quelque chose dans la révolution du 24 février. Après avoir siégé à l’Assemblée législative de 1849 à 1851, M. Desmousseaux de Givré rentra dans la vie privée.
  48. Voir l’Appendice no III : le Journal du Conclave.
  49. En même temps que cette lettre, Chateaubriand envoyait à Mme  Récamier le billet suivant destiné au jeune Canaris :
    « Rome, 9 avril 1829.

    « Mon cher Canaris, je vous dois depuis longtemps une réponse. Vous m’excuserez, parce que j’ai eu beaucoup d’affaires. Voici mes recommandations :

    « Aimez bien Mme  Récamier. N’oubliez jamais que vous êtes né en Grèce ; que ma patrie devenue libre a versé son sang pour la liberté de la vôtre ; soyez surtout bon chrétien, c’est-à-dire honnête homme, et soumis à la volonté de Dieu. Avec cela, mon cher petit ami, vous maintiendrez votre nom sur la liste de ces anciens fameux Grecs, où l’a déjà placé votre illustre père.

    « Je vous embrasse.

    « Chateaubriand. »
  50. Umbræ enim transitus est tempus nostrum. (Livre de la Sagesse.)
  51. Le duc de Modène se défendait de cette accusation. Voir, dans Chateaubriand et son temps, p. 363, les explications que donne à ce sujet M. de Marcellus.
  52. « Le cardinal de Clermont-Tonnerre, dit M. de Marcellus (Chateaubriand et son temps, p. 358), parti de Toulouse trop tard pour arriver à l’ouverture du conclave, vint me voir à Lucques pour en avoir des nouvelles, et pour se rendre à Rome par la voie la plus courte, en évitant Florence. Je lui signalai la route de traverse peu suivie qui longeait le lac de Biguglia ; il la prit sans hésiter. Tout alla bien jusqu’au passage de l’Arno ; mais là, en mettant pied à terre, M. de Clermont-Tonnerre se foula un nerf. Cet accident le retint plusieurs jours à Sienne et ne lui permit d’entrer au conclave que le dernier des cardinaux français. »
  53. Hélène-Paulowna (Frédérique-Charlotte-Marie) était la fille du prince Paul de Wurtemberg. Née le 9 janvier 1807, elle avait épousé, le 19 février 1824, le grand-duc Michel Paulowitch, frère du tzar Alexandre et du grand-duc Nicolas, qui allait devenir, l’année suivante, empereur de Russie.
  54. Paul-Charles-Frédéric-Auguste, frère du roi de Wurtemberg. Né le 19 janvier 1785, il avait épousé, le 28 septembre 1805, Catherine-Charlotte-Georgine-Frédérique-Louise-Sophie-Thérèse, fille du duc de Saxe-Hildburhausen.
  55. La fête donnée par Chateaubriand à la Villa Médicis, en l’honneur de la princesse Hélène, eut lieu le 29 avril 1829. Un journal de Rome, le Notizie del Giorno, en publia un compte rendu enthousiaste, que le Moniteur de Paris reproduisit dans son numéro du 15 mai.
  56. Femme du roi Joseph, qui avait pris le nom de comte de Survilliers, comme son frère Louis avait pris le nom de comte de Saint-Leu, et son frère Jérôme celui de comte de Montfort.
  57. L’enlèvement du pape Pie VII dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809.
  58. Mustapha Reschid-Pacha (1779-1857), l’homme d’État le plus remarquable qu’ait eu la Turquie au xixe siècle. Lors de l’ambassade de Chateaubriand à Rome, il était ministre des Affaires étrangères sous Mahmoud II. Il devint grand vizir sous Abdul-Medjid, et opéra d’importantes réformes.
  59. Quand Sidrac, à qui l’âge allonge le chemin,
    Arrive dans la chambre, un bâton à la main…

    (Boileau, le Lutrin, chant I.)
  60. Théodore Mionnet (1770-1842). Conservateur adjoint à la Bibliothèque nationale et membre de l’Académie des inscriptions, il consacra trente ans de sa vie à son grand ouvrage, la Description des médailles grecques et romaines, avec leur degré de rareté et leur estimation (1806-1837, 15 vol. in-8o).
  61. Robert Arnauld, dit d’Andilly, (1589-1674), fils d’Antoine Arnauld, le célèbre avocat, et frère du grand Arnauld. Son fils, Simon Arnauld, marquis de Pomponne, fut l’un des ministres de Louis XIV. Arnauld d’Andilly a laissé des Mémoires sur sa vie, publiés en 1734, ainsi qu’un Journal, qui n’a paru qu’en 1857.
  62. Le chancelier de L’Hôpital excellait dans la poésie intime. « Ses vers, dit Villemain, expriment des pensées si nobles qu’on ne peut les lire sans attendrissement… C’est une âme antique qui s’exprime dans l’ancienne langue des Romains. » Ses amis Pibrac, de Thou, Scévole de Sainte-Marthe se réunirent pour faire une édition de ses Poésies intimes, qui fut publiée par Michel Hurault de L’Hôpital (Paris, 1585, in fol.)
  63. C’est le nom que prend Damis, dans la Métromanie, de Piron (acte I, scène VIII) :
    MONDOR
    Votre nom maintenant, c’est donc ?
    DAMIS
    De l’Empyrée ;
    Et j’en oserais bien garantir la durée.
  64. Le connétable de Bourbon, en 1527.
  65. Jacques Buonaparte — le premier Bonaparte dont il soit fait mention dans l’histoire — a laissé un récit du sac de Rome en 1527, dont il avait été témoin oculaire. Ce document a été traduit en français par Napoléon-Louis Bonaparte, frère aîné de Napoléon III.
  66. Le 29 avril 1829, Chateaubriand écrivait, de Rome, à M. de Marcellus :

    « Vous m’avez vu regretter Londres au moment de partir pour Vérone. Aujourd’hui, à la veille de partir pour la France, je regrette Rome. J’ai le congé que j’avais demandé, et me sens peu disposé à m’en servir. Si Mme  de Chateaubriand veut aller à Paris toute seule, je pourrais bien passer ici mon été. Je traite pour cela avec M. Bunsen, le ministre de Prusse, la cession de son logement au Capitole. Qu’irais-je voir chez nous ? Le tumulte des antichambres, peut-être des rues ; des luttes de vanité. Après mon conclave et son tapage, j’ai repris goût aux ruines et à la solitude.

    « Chateaubriand. »
  67. Voir, au tome I, l’Appendice no III sur Christian de Chateaubriand.
  68. Chateaubriand rentra à Paris le 28 mai 1829. — Les pages qui vont suivre, jusqu’à la fin du Livre XIII, ont été écrites à Paris, rue d’Enfer, en août et septembre 1830.
  69. Cormenin, dans son Livre des Orateurs (t. II, p. 59) trace ainsi le portrait de Martignac : « Il captivait plutôt qu’il ne maîtrisait l’attention. Avec quel art il ménageait la susceptibilité vaniteuse de nos chambres françaises ! avec quelle ingénieuse flexibilité il pénétrait dans tous les détours d’une question ! quelle fluidité de diction ! quel charme ! quelle convenance ! quel à-propos ! L’exposition des faits avait dans sa bouche une netteté admirable, et il analysait les moyens de ses adversaires avec une fidélité et un bonheur d’expression qui faisaient naître sur leurs lèvres le sourire de l’amour-propre satisfait. Pendant que son regard animé parcourait l’assemblée, il modulait sur tous les tons sa voix de sirène, et son éloquence avait la douceur et l’harmonie d’une lyre. Si, à tant de séductions, si, à la puissance gracieuse de sa parole, il eût joint les formes vives de l’apostrophe et la précision rigoureuse des déductions logiques, c’eût été le premier de nos orateurs, c’eût été la perfection même. » — Un des membres les plus ardents de l’extrême gauche, M. Dupont de l’Eure cédant un jour à son admiration sympathique pour l’éloquence de M. de Martignac, lui avait crié de sa place : « Tais-toi, Sirène. » Ce mot résumait l’impression que ressentait la Chambre toutes les fois que le ministre de l’Intérieur prenait la parole.
  70. Avant l’entrée en campagne et le départ du duc d’Angoulême, il avait fallu rédiger les instructions qu’il devait suivre et lui former un conseil politique. M. de Martignac avait été choisi pour être le chef de ce conseil et avait reçu, à cette occasion, le titre de commissaire civil près l’armée d’Espagne.
  71. Le 9 février 1829, M. de Martignac présenta deux projets de loi destinés à réorganiser l’administration municipale et départementale. La loi départementale fut discutée la première. Dans la séance du 8 avril, malgré les efforts de Martignac, d’Hyde de Neuville, de Vatimesnil et de Cuvier, la Chambre des députés adopta un amendement qui supprimait les conseils d’arrondissement. Une ordonnance royale, en date du même jour, retira les deux projets. Le ministère Martignac avait vécu. Il tint cependant à faire voter le budget et à rester à son poste jusqu’à la fin de la session, qui fut close le 30 juillet. Le 8 août, il faisait place au ministère Polignac.
  72. « La défense spontanée, généreuse, désintéressée de M. de Polignac, son antagoniste et son successeur, honore beaucoup le caractère inoffensif et noble de M. de Martignac. Les méditations de son plaidoyer et les émotions si dramatiques de ce procès, achevèrent de ruiner sa santé chancelante. » (Cormenin, Livre des Orateurs, T. II, p. 59.)
  73. Quum mare sub noctem tumidis albescare cœpit
    Fluctibus,

    (Ovide, Métamorphoses, livre XI.)
  74. Quum venti posuere, omnisque repende resedit
    flatus

    (Enéide, livre VII, v. 27.)
  75. Vix primos inopina quies laxaverat artus.

    (Enéide, livre V, v. 857.)
  76. George Sand n’a peut-être pas de plus belles pages descriptives que sa peinture des chemins creux et ombragés du Berry, dans Valentine. Ce roman, le second de George Sand, publié en 1832, deux mois à peine après Indiana, est resté l’un de ses chefs-d’œuvre.
  77. Le cardinal d’Ossat, ambassadeur d’Henri III et d’Henri IV à Rome, était né à la Roque-en-Magnoac, dans le diocèse d’Auch, le 23 août 1536. Il mourut le 13 mars 1604. C’est lui qui obtint du Saint-Siège l’absolution d’Henri IV et fit accepter l’Édit de Nantes.
  78. Voir l’Appendice no IV : Dans les Pyrénées.
  79. Le Moniteur du 9 août 1829 annonça la formation du nouveau ministère. Il était ainsi composé : le prince de Polignac aux Affaires étrangères ; M. de la Bourdonnaye à l’Intérieur ; M. Courvoisier à la Justice ; M. de Chabrol aux Finances ; le général de Bourmont à la Guerre ; l’amiral de Rigny à la Marine ; M. de Montbel aux Affaires ecclésiastiques et à l’Instruction publique. — L’amiral de Rigny, neveu du baron Louis, était connu pour ses idées libérales. Nommé ministre sans avoir été consulté, il arriva le 15 à Paris et refusa d’entrer dans le cabinet. Il fut remplacé par le baron d’Haussez, préfet de Bordeaux.
  80. On lit, dans le Moniteur du 27 août 1829 : « On écrit de Pau le 20 août : — « M. le vicomte de Chateaubriand est arrivé hier à Pau. L’illustre auteur du Génie du Christianisme a visité une partie de la ville et longtemps contemplé le château de Henri IV. Vers neuf heures, une sérénade a été donnée au noble pair par les musiciens de la ville. Une foule considérable couvrait la cour de l’hôtel de France et les allées attenantes de la place Royale. Un grand nombre de citoyens ont été admis dans les appartements du noble vicomte. Parmi les morceaux qui ont été exécutés dans cette sérénade improvisée, on a surtout remarqué la délicieuse romance du Dernier des Abencerages : Combien j’ai douce souvenance ! M. de Chateaubriand s’est rendu à l’empressement dont il était l’objet, et s’est montré à l’une des fenêtres. Des acclamations l’ont aussitôt accueilli et il y a répondu par ces paroles : « Messieurs, je suis extrêmement sensible à l’honneur que vous voulez bien me faire ; je ne reconnais le mériter que par mon amour pour mon pays. Il était tout naturel que la ville qui a vu naître Henri IV ait bien voulu se souvenir de mon dévouement aux descendants de cet illustre roi. » De nouvelles acclamations se sont fait entendre et la foule s’est ensuite paisiblement dispersée. — M. de Chateaubriand est parti ce matin à neuf heures pour Paris. » (Mémorial des Pyrénées.)
  81. Marie-Christine de Bourbon (1806-1878). Elle était la seconde fille des onze enfants de François Ier, roi des Deux-Siciles, et de sa seconde femme, Marie-Isabelle, infante d’Espagne. Elle épousa, le 11 décembre 1829, le roi Ferdinand VII, déjà trois fois veuf, et elle eut sur lui assez d’empire pour lui faire promulguer, le 29 mars 1830, la pragmatique Siete partidas qui supprimait la loi salique et dépossédait de ses droits au trône don Carlos, frère du roi.