Mémoires d’outre-tombe/Troisième partie/Livre II

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Garnier (Tome 3p. 255-386).

LIVRE II


Projets et préparatifs de la guerre de Russie. — Embarras de Napoléon. — Réunion à Dresde. — Bonaparte passe en revue son armée et arrive au bord du Niémen. — Invasion de la Russie. — Wilna. — Le Sénateur polonais Wibicki. — Le parlementaire russe Balachof. — Smolensk. — Murat. — Le fils de Platof. — Retraite des Russes. — Le Borysthène. — Obsession de Bonaparte. — Kutuzof succède à Barclay dans le commandement de l’armée russe. — Bataille de la Moskowa ou de Borodino. — Bulletin. — Aspect du champ de bataille. — Extrait du dix-huitième bulletin de la Grande-Armée. — Marche en avant des Français. — Rostopschin. — Bonaparte au Mont-du-Salut. — Vue de Moscou. — Entrée de Napoléon au Kremlin. — Incendie de Moscou. — Bonaparte gagne avec peine Petrowski. — Écriteau de Rostopschin. — Séjour sur les ruines de Moscou. — Occupations de Bonaparte. — Retraite. — Smolensk. — Suite de la retraite. — Passage de la Bérésina. — Jugement sur la campagne de Russie. — Dernier bulletin de la Grande-Armée. — Retour de Bonaparte à Paris. — Harangue du Sénat. — Malheurs de la France. — Joies forcées. — Séjour à ma vallée. — Réveil de la légitimité. — Le pape à Fontainebleau. — Défections. — Mort de Lagrange et de Delille. — Batailles de Lützen, de Bautzen et de Dresde. — Revers en Espagne. — Campagne de Saxe ou des poètes. — Bataille de Leipzick. — Retour de Bonaparte à Paris. — Traité de Valençay. — Le corps législatif convoqué, puis ajourné. — Les alliés passent le Rhin. — Colère de Bonaparte. — Premier jour de l’an 1814. — Notes qui devinrent la brochure : De Bonaparte et des Bourbons. — Je prends un appartement rue de Rivoli. — Admirable campagne de France, 1814. — Je commence à imprimer ma brochure. — Une note de Madame de Chateaubriand. — La guerre établie aux barrières de Paris. — Vue de Paris. — Combat de Belleville. — Fuite de Marie-Louise et de la régence. — M. de Talleyrand reste à Paris. — Proclamation du prince généralissime Schwarzenberg. — Discours d’Alexandre. — Capitulation de Paris.

Bonaparte ne voyait plus d’ennemis ; ne sachant où prendre des empires, faute de mieux il avait pris le royaume de Hollande à son frère. Mais une inimitié secrète, qui remontait à l’époque de la mort du duc d’Enghien, était restée au fond du cœur de Napoléon contre Alexandre. Une rivalité de puissance l’animait ; il savait ce que la Russie pouvait faire et à quel prix il avait acheté les victoires de Friedland et d’Eylau. Les entrevues de Tilsit et d’Erfurt, des suspensions d’armes forcées, une paix que le caractère de Bonaparte ne pouvait supporter, des déclarations d’amitié, des serrements de main, des embrassades, des projets fantastiques de conquêtes communes, tout cela n’était que des ajournements de haine. Il restait sur le continent un pays et des capitales où Napoléon n’était point entré, un empire debout en face de l’empire français : les deux colosses se devaient mesurer. À force d’étendre la France, Bonaparte avait rencontré les Russes, comme Trajan, en passant le Danube, avait rencontré les Goths.

Un calme naturel, soutenu d’une piété sincère depuis qu’il était revenu à la religion, inclinait Alexandre à la paix : il ne l’aurait jamais rompue si l’on n’était venu le chercher. Toute l’année 1811 se passa en préparatifs. La Russie invitait l’Autriche domptée et la Prusse pantelante à se réunir à elle dans le cas où elle serait attaquée ; l’Angleterre arrivait avec sa bourse. L’exemple des Espagnols avait soulevé les sympathies des peuples : déjà commençait à se former le lien de la vertu (Tugendbund) qui enserrait peu à peu la jeune Allemagne.

Bonaparte négociait, il faisait des promesses : il laissait espérer au roi de Prusse la possession des provinces russes allemandes ; le roi de Saxe et l’Autriche se flattaient d’obtenir des agrandissements dans ce qui restait encore de la Pologne ; des princes de la Confédération du Rhin rêvaient des changements de territoire à leur convenance ; il n’y avait pas jusqu’à la France que Napoléon ne méditât d’élargir, quoiqu’elle débordât déjà sur l’Europe ; il prétendait l’augmenter nominativement de l’Espagne. Le général Sébastiani lui dit : « Et votre frère ? » Napoléon répliqua : « Qu’importe mon frère ! est-ce qu’on donne un royaume comme l’Espagne ? » Le maître disposait par un mot du royaume qui avait coûté tant de malheurs et de sacrifices à Louis XIV ; mais il ne l’a pas gardé si longtemps. Quant aux peuples, jamais homme n’en a moins tenu compte et ne les a plus méprisés que Bonaparte : il en jetait des lambeaux à la meute de rois qu’il conduisait à la chasse, le fouet à la main : « Attila, » dit Jornandès, « menait avec lui une foule de princes tributaires qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du maître des monarques pour exécuter ce qui leur serait ordonné. »

Avant de marcher en Russie avec ses alliées l’Autriche et la Prusse, avec la Confédération du Rhin composée de rois et de princes, Napoléon avait voulu assurer ses deux flancs qui touchaient aux deux bords de l’Europe : il négociait deux traités, l’un au midi avec Constantinople, l’autre au nord avec Stockholm. Ces traités manquèrent.

Napoléon, à l’époque de son consulat, avait renoué des intelligences avec la Porte : Sélim[1] et Bonaparte avaient échangé leurs portraits ; ils entretenaient une correspondance mystérieuse. Napoléon écrivait à son compère, en date d’Osterode[2], 3 avril 1807 : « Tu t’es montré le digne descendant des Sélim et des Soliman. Confie-moi tous tes besoins : je suis assez puissant et assez intéressé à tes succès, tant par amitié que par politique, pour n’avoir rien à te refuser. » Charmante effusion de tendresse entre deux sultans causant bec à bec, comme aurait dit Saint-Simon.

Sélim renversé. Napoléon revient au système russe et songe à partager la Turquie avec Alexandre ; puis, bouleversé encore par un nouveau cataclysme d’idées, il se détermine à l’invasion de l’empire moscovite. Mais ce n’est que le 21 mars 1812 qu’il demande à Mahmoud son alliance, requérant soudain de lui cent mille Turcs au bord du Danube. Pour cette armée, il offre à la Porte la Valachie et la Moldavie. Les Russes l’avaient devancé : leur traité était au moment de se conclure, et il fut signé le 28 mai 1812[3].

Au nord, les événements trompèrent également Bonaparte. Les Suédois auraient pu envahir la Finlande, comme les Turcs menacer la Crimée : par cette combinaison la Russie, ayant deux guerres sur les bras, eût été dans l’impossibilité de réunir ses forces contre la France ; ce serait de la politique sur une vaste échelle, si le monde n’était aujourd’hui rapetissé au moral comme au physique par la communication des idées et des chemins de fer. Stockholm, se renfermant dans une politique nationale, s’arrangea avec Pétersbourg.

Après avoir perdu en 1807 la Poméranie envahie par les Français, et en 1808 la Finlande envahie par la Russie, Gustave IV avait été déposé. Gustave, loyal et fou, a augmenté le nombre des rois errants sur la terre, et moi, je lui ai donné une lettre de recommandation pour les Pères de Terre sainte ; c’est au tombeau de Jésus-Christ qu’il se faut consoler. L’oncle de Gustave fut mis en place de son neveu détrôné. Bernadotte, ayant commandé le corps d’armée français en Poméranie, s’était attiré l’estime des Suédois ; ils jetèrent les yeux sur lui ; Bernadette fut choisi pour combler le vide que laissait le prince de Holstein-Augustenbourg, prince héréditaire de Suède, nouvellement élu et mort. Napoléon vit avec déplaisir l’élection de son ancien compagnon[4].

L’inimitié de Bonaparte et de Bernadotte remontait haut : Bernadotte s’était opposé au 18 brumaire ; ensuite il contribua, par des conversations animées et par l’ascendant qu’il exerçait sur les esprits, à ces brouillements qui amenèrent Moreau devant une cour de justice. Bonaparte se vengea à sa façon, en cherchant à ravaler un caractère. Après le jugement de Moreau il fit présent à Bernadotte d’une maison, rue d’Anjou, dépouille du général condamné ; par une faiblesse alors trop commune, le beau-frère de Joseph Bonaparte[5] n’osa refuser cette munificence peu honorable. Grosbois[6] fut donné à Berthier. La fortune ayant mis le sceptre de Charles XII aux mains d’un compatriote de Henri IV, Charles-Jean se refusa à l’ambition de Napoléon ; il pensa qu’il lui était plus sûr d’avoir pour allié Alexandre, son voisin, que Napoléon, ennemi éloigné ; il se déclara neutre, conseilla la paix et se proposa pour médiateur entre la Russie et la France.

Bonaparte entre en fureur ; il s’écrie : « Lui, le misérable, il me donne des conseils ! il veut me faire la loi ! un homme qui tient tout de ma bonté ! quelle ingratitude ! Je saurai bien le forcer de suivre mon impulsion souveraine ! » À la suite de ces violences, Bernadotte signa le 24 mars 1812 le traité de Saint-Pétersbourg[7].

Ne demandez pas de quel droit Bonaparte traitait Bernadotte de misérable, oubliant qu’il ne sortait, lui Bonaparte, ni d’une source plus élevée, ni d’une autre origine : la Révolution et les armes. Ce langage insultant n’annonçait ni la hauteur héréditaire du rang, ni la grandeur de l’âme. Bernadotte n’était point ingrat, il ne devait rien à la bonté de Bonaparte.

L’empereur s’était transformé en un monarque de vieille race qui s’attribue tout, qui ne parle que de lui, qui croit récompenser ou punir en disant qu’il est satisfait ou mécontent. Beaucoup de siècles passés sous la couronne, une longue suite de tombeaux à Saint-Denis, n’excuseraient pas même ces arrogances.

La fortune ramena des États-Unis et du nord de l’Europe deux généraux français sur le même champ de bataille, pour faire la guerre à un homme contre lequel ils s’étaient d’abord réunis et qui les avait séparés. Soldat ou roi, nul ne songeait alors qu’il y eût crime à vouloir renverser l’oppresseur des libertés. Bernadotte triompha, Moreau succomba. Les hommes disparus jeunes sont de vigoureux voyageurs ; ils font vite une route que des hommes plus débiles achèvent à pas lents.


Ce ne fut pas faute d’avertissements que Bonaparte s’obstina à la guerre de Russie : le duc de Frioul[8], le comte de Ségur[9], le duc de Vicence, consultés, opposèrent à cette entreprise une foule d’objections : « Il ne faut pas, » disait courageusement le dernier (Histoire de la Grande-Armée), « en s’emparant du continent et même des États de la famille de son allié, accuser cet allié de manquer au système continental. Quand les armées françaises couvraient l’Europe, comment reprocher aux Russes leur armée ? Fallait-il donc se jeter par delà tous ces peuples de l’Allemagne, dont les plaies faites par nous n’étaient point encore cicatrisées ? Les Français ne se reconnaissaient déjà plus au milieu d’une patrie qu’aucune frontière naturelle ne limitait. Qui donc défendra la véritable France abandonnée ? — Ma renommée, répliqua l’empereur[10]. » Médée avait fourni cette réponse : Napoléon faisait descendre à lui la tragédie.

Il annonçait le dessein d’organiser l’empire en cohortes de ban et d’arrière-ban : sa mémoire était une confusion de temps et de souvenirs. À l’objection des divers partis existants encore dans l’empire, il répondait : « Les royalistes redoutent plus ma perte qu’ils ne la désirent. Ce que j’ai fait de plus utile et de plus difficile a été d’arrêter le torrent révolutionnaire : il aurait tout englouti. Vous craignez la guerre pour mes jours ? Me tuer, moi, c’est impossible : ai-je donc accompli les volontés du Destin ? Je me sens poussé vers un but que je ne connais pas. Quand je l’aurai atteint, un atome suffira pour m’abattre[11]. » C’était encore une copie : les Vandales en Afrique, Alaric en Italie, disaient ne céder qu’à une impulsion surnaturelle : divino jussu perurgeri.

L’absurde et honteuse querelle avec le pape augmentant les dangers de la position de Bonaparte, le cardinal Fesch le conjurait de ne pas s’attirer à la fois l’inimitié du ciel et de la terre : Napoléon prit son oncle par la main, le mena à une fenêtre (c’était la nuit) et lui dit : « Voyez-vous cette étoile ? — Non, sire. — Regardez bien. — Sire, je ne la vois pas. — Eh bien, moi, je la vois[12]. »

« Vous aussi, disait Bonaparte à M. de Caulaincourt, vous êtes devenu Russe. »

« Souvent, assure M. de Ségur, on le voyait (Napoléon) à demi renversé sur un sofa, plongé dans une méditation profonde ; puis il en sort tout à coup comme en sursaut, convulsivement et par des exclamations ; il croit s’entendre nommer et s’écrie : Qui m’appelle ? Alors il se lève, marche avec agitation[13]. » Quand le Balafré touchait à sa catastrophe, il monta sur la terrasse du château de Blois, appelée le Perche aux Bretons : sous un ciel d’automne, une campagne déserte s’étendant au loin, on le vit se promener à grands pas avec des mouvements furieux. Bonaparte, dans ses hésitations salutaires, dit : « Rien n’est assez établi autour de moi pour une guerre aussi lointaine ; il faut la retarder de trois ans. » Il offrait de déclarer au czar qu’il ne contribuerait ni directement, ni indirectement, au rétablissement d’un royaume de Pologne : l’ancienne et la nouvelle France ont également abandonné ce fidèle et malheureux pays.

Cet abandon, entre toutes les fautes politiques commises par Bonaparte, est une des plus graves. Il a déclaré, depuis cette faute, que s’il n’avait pas procédé à un rétablissement hautement indiqué, c’est qu’il avait craint de déplaire à son beau-père. Bonaparte était bien homme à être retenu par des considérations de famille ! L’excuse est si faible qu’elle ne le mène, en la donnant, qu’à maudire son mariage avec Marie-Louise. Loin d’avoir senti ce mariage de la même manière, l’empereur de Russie s’était écrié : « Me voilà renvoyé au fond de mes forêts. » Bonaparte fut tout simplement aveuglé par l’antipathie qu’il avait pour la liberté des peuples.

Le prince Poniatowski[14], lors de la première invasion de l’armée française, avait organisé des troupes polonaises ; des corps politiques s’étaient assemblés ; la France maintint deux ambassadeurs successifs à Varsovie, l’archevêque de Malines[15] et M. Bignon[16]. Français du Nord, les Polonais, braves et légers comme nous, parlaient notre langue ; ils nous aimaient comme des frères ; ils se faisaient tuer pour nous avec une fidélité où respirait leur aversion de la Russie. La France les avait jadis perdus ; il lui appartenait de leur rendre la vie : ne devait-on rien à ce peuple sauveur de la chrétienté ? Je l’ai dit à Alexandre à Vérone : « Si Votre Majesté ne rétablit pas la Pologne, elle sera obligée de l’exterminer. » Prétendre ce royaume condamné à l’oppression par sa position géographique, c’est trop accorder aux collines et aux rivières : vingt peuples entourés de leur seul courage ont gardé leur indépendance, et l’Italie, remparée des Alpes, est tombée sous le joug de quiconque les a voulu franchir. Il serait plus juste de reconnaître une autre fatalité, savoir : que les peuples belliqueux, habitants des plaines, sont condamnés à la conquête : des plaines sont accourus les divers envahisseurs de l’Europe.

Loin de favoriser la Pologne, on voulut que ses soldats prissent la cocarde nationale ; pauvre qu’elle était, on la chargeait d’entretenir une armée française de quatre-vingt mille hommes ; le grand-duché de Varsovie était promis au roi de Saxe[17]. Si la Pologne eût été reformée en royaume, la race slave depuis la Baltique jusqu’à la mer Noire reprenait son indépendance. Même dans l’abandon où Napoléon laissait les Polonais, tout en se servant d’eux, ils demandaient qu’on les jetât en avant ; ils se vantaient de pouvoir seuls entrer sans nous à Moscou : proposition inopportune ! Le poète armé, Bonaparte avait reparu ; il voulait monter au Kremlin pour y chanter et pour signer un décret sur les théâtres.

Quoi qu’on publie aujourd’hui à la louange de Bonaparte, ce grand démocrate, sa haine des gouvernements constitutionnels était invincible ; elle ne l’abandonna point alors même qu’il était entré dans les déserts menaçants de la Russie. Le sénateur Wibicki lui apporta jusqu’à Wilna les résolutions de la Diète de Varsovie[18] : « C’est à vous, disait-il dans son exagération sacrilège, c’est à vous qui dictez au siècle son histoire, et en qui la force de la Providence réside, c’est à vous d’appuyer des efforts que vous devez approuver. » Il venait, lui, Wibicki, demander à Napoléon le Grand de prononcer ces seules paroles : « Que le royaume de Pologne existe, » et le royaume de Pologne existera. « Les Polonais se dévoueront aux ordres du chef devant qui les siècles ne sont qu’un moment, et l’espace qu’un point. »

Napoléon répondit :

« Gentilshommes, députés de la Confédération de Pologne, j’ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire. Polonais, je penserais et agirais comme vous ; j’aurais voté comme vous dans l’assemblée de Varsovie. L’amour de son pays est le premier devoir de l’homme civilisé.

« Dans ma situation, j’ai beaucoup d’intérêts à concilier et beaucoup de devoirs à remplir. Si j’avais régné pendant le premier, le second, ou le troisième partage de la Pologne, j’aurais armé mes peuples pour la défendre.

« J’aime votre nation ! Pendant seize ans j’ai vu vos soldats à mes côtés, dans les champs d’Italie et dans ceux de l’Espagne. J’applaudis à ce que vous avez fait ; j’autorise les efforts que vous voulez faire : je ferai tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions.

« Je vous ai tenu le même langage dès ma première entrée en Pologne. Je dois y ajouter que j’ai garanti à l’empereur d’Autriche l’intégrité de ses domaines, et que je ne puis sanctionner aucune manœuvre, ou aucun mouvement qui tende à troubler la paisible possession de ce qui lui reste des provinces de la Pologne.

« Je récompenserai ce dévouement de vos contrées, qui vous rend si intéressants et vous acquiert tant de titres à mon estime et à ma protection, par tout ce qui pourra dépendre de moi dans les circonstances. »

Ainsi crucifiée pour le rachat des nations, la Pologne a été abandonnée ; on a lâchement insulté sa passion ; on lui a présenté l’éponge pleine de vinaigre, lorsque sur la croix de la liberté elle a dit : « J’ai soif, sitio. » « Quand la liberté, s’écrie Mickiewicz, s’assiéra sur le trône du monde, elle jugera les nations. Elle dira à la France : Je t’ai appelée, tu ne m’as pas écoutée : va donc à l’esclavage. »

« Tant de sacrifices, tant de travaux, » dit l’abbé de Lamennais, « doivent-ils être stériles ? Les sacrés martyrs n’auraient-ils semé dans les champs de la patrie qu’un esclavage éternel ? Qu’entendez-vous dans ces forêts ? Le murmure triste des vents. Que voyez-vous passer sur ces plaines ? L’oiseau voyageur qui cherche un lieu pour se reposer. »


Le 9 mai 1812, Napoléon partit pour l’armée et se rendit à Dresde[19]. C’est à Dresde qu’il rassembla les ressorts épars de la Confédération du Rhin, et que, pour la première et la dernière fois, il mit en mouvement cette machine qu’il avait fabriquée.

Parmi les chefs-d’œuvre exilés qui regrettent le soleil de l’Italie, a lieu une réunion de l’empereur Napoléon et de l’impératrice Marie-Louise, de l’empereur et de l’impératrice d’Autriche, d’une cohue de souverains grands et petits[20]. Ces souverains aspirent à former de leurs diverses cours les cercles subordonnés de la cour première : ils se disputent le vasselage ; l’un veut être l’échanson du sous-lieutenant de Brienne, l’autre son pannetier. L’histoire de Charlemagne est mise à contribution par l’érudition des chancelleries allemandes : plus on était élevé, plus on était rampant : « Une dame de Montmorency, dit Bonaparte dans Las Cases, se serait précipitée pour renouer les souliers de l’impératrice. »

Lorsque Bonaparte traversait le palais de Dresde pour se rendre à un gala préparé, il marchait le premier et en avant, le chapeau sur la tête ; François II suivait, chapeau bas, accompagnant sa fille, l’impératrice Marie-Louise ; la tourbe des princes venait pêle-mêle derrière, dans un respectueux silence. L’impératrice d’Autriche manquait au cortège ; elle se disait souffrante, ne sortait de ses appartements qu’en chaise à porteurs, pour éviter de donner le bras à Napoléon, qu’elle détestait. Ce qui restait de sentiments nobles s’était retiré au cœur des femmes.

Un seul roi, le roi de Prusse, fut d’abord tenu à l’écart : « Que me veut ce prince ? » s’écriait Bonaparte avec impatience. « N’est-ce pas assez de l’importunité de ses lettres ? Pourquoi veut-il me persécuter encore de sa présence ? Je n’ai pas besoin de lui. »

Le grand crime de Frédéric-Guillaume auprès du républicain Bonaparte était d’avoir abandonné la cause des rois. Les négociations de la cour de Berlin avec le Directoire décelaient en ce prince, disait Bonaparte, une politique timide, intéressée, sans noblesse, qui sacrifiait sa dignité et la cause générale des trônes à de petits agrandissements. Quand il regardait sur une carte la nouvelle Prusse, il s’écriait : « Se peut-il que j’aie laissé à cet homme tant de pays ! « Des trois commissaires des alliés qui le conduisirent à Fréjus, le commissaire prussien fut le seul que Bonaparte reçut mal et avec lequel il ne voulut avoir aucun rapport. On a cherché la cause secrète de cette aversion de l’empereur pour Guillaume ; on l’a cru trouver dans telle et telle circonstance particulière : en parlant de la mort du duc d’Enghien, je pense avoir touché de plus près la vérité.

Bonaparte attendit à Dresde les progrès des colonnes de ses armées : Marlborough, dans cette même ville, allant saluer Charles XII, aperçut sur une carte un tracé aboutissant à Moscou ; il devina que le monarque prendrait cette route, et ne se mêlerait pas de la guerre de l’Occident. En n’avouant pas tout haut son projet d’invasion, Bonaparte ne pouvait néanmoins le cacher ; avec les diplomates il mettait en avant trois griefs : l’ukase du 31 décembre 1810, prohibant certaines importations en Russie, et détruisant, par cette prohibition, le système continental ; la protestation d’Alexandre contre la réunion du duché d’Oldenbourg ; les armements de la Russie. Si l’on n’était accoutumé à l’abus des mots, on s’étonnerait de voir donner pour cause légitime de guerre les règlements de douanes d’un État indépendant et la violation d’un système que cet État n’a pas adopté. Quant à la réunion du duché d’Oldenbourg et aux armements de la Russie, vous venez de voir que le duc de Vicence avait osé montrer à Napoléon l’outrecuidance de ces reproches. La justice est si sacrée, elle semble si nécessaire au succès des affaires, que ceux-là mêmes qui la foulent aux pieds prétendent n’agir que d’après ses principes. Cependant le général Lauriston fut envoyé à Saint-Pétersbourg et le comte de Narbonne au quartier général d’Alexandre : messagers de paroles suspectes de paix et de bon vouloir. L’abbé de Pradt avait été dépêché à la Diète polonaise ; il en revint surnommant son maître Jupiter-Scapin. Le comte de Narbonne rapporta qu’Alexandre, sans abattement et sans jactance, préférait la guerre à une paix honteuse. Le czar professait toujours pour Napoléon un enthousiasme naïf ; mais il disait que la cause des Russes était juste, et que son ambitieux ami avait tort. Cette vérité, exprimée dans les bulletins moscovites, prit l’empreinte du génie national : Bonaparte devint l’Antéchrist.

Napoléon quitte Dresde le 29 mai 1812, passe à Posen et à Thorn ; il y vit piller les Polonais par ses autres alliés. Il descend la Vistule, s’arrête à Dantzick, Kœnigsberg et Gumbinnen.

Chemin faisant, il passe en revue ses différentes troupes : aux vieux soldats il parle des Pyramides, de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland ; avec les jeunes gens il s’occupe de leurs besoins, de leurs équipements, de leur solde, de leurs capitaines : il jouait dans ce moment à la bonté.


Lorsque Bonaparte franchit le Niémen, quatre-vingt-cinq millions cinq cent mille âmes reconnaissaient sa domination ou celle de sa famille ; la moitié de la population de la chrétienté lui obéissait ; ses ordres étaient exécutés dans un espace qui comprenait dix-neuf degrés de latitude et trente degrés de longitude. Jamais expédition plus gigantesque ne s’était vue, ne se reverra.

Le 22 juin, à son quartier général de Wilkowisky, Napoléon proclame la guerre : « Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s’est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s’accomplir. »

Moscou répond à cette voix jeune encore par la bouche de son métropolitain, âgé de cent dix ans : « La ville de Moscou reçoit Alexandre, son Christ, comme une mère dans les bras de ses fils zélés, et chante Hosanna ! Béni soit celui qui arrive ! » Bonaparte s’adressait au Destin, Alexandre à la Providence.

Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d’y jeter trois ponts. À la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l’autre rive. Un officier de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont, « Français. — Pourquoi venez-vous en Russie ? — Pour vous faire la guerre[21]. » Le Cosaque disparaît dans le bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point : silence universel.

Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant sans repos : il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos armées s’avancèrent à travers la forêt de Pilwisky, à la faveur de l’obscurité, comme les Huns conduits par une biche dans les Palus-Méotides. On ne voyait pas le Niémen ; pour le reconnaître, il en fallut toucher les bords.

Au milieu du jour, au lieu des bataillons moscovites, ou des populations lithuaniennes, s’avançant au-devant de leurs libérateurs, on ne vit que des sables nus et des forêts désertes : « À trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l’empereur. Autour d’elle toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d’hommes et de chevaux. » (Ségur[22].)

L’ensemble des forces obéissant à Napoléon se montait à six cent quatre-vingt-mille trois cents fantassins, à cent soixante-seize mille huit cent cinquante chevaux. Dans la guerre de la succession, Louis XIV avait sous les armes six cent mille hommes, tous Français. L’infanterie active, sous les ordres immédiats de Bonaparte, était répartie en dix corps. Ces corps se composaient de vingt mille Italiens, de quatre vingt-mille hommes de la Confédération du Rhin, de trente mille Polonais, de trente mille Autrichiens, de vingt mille Prussiens et de deux cent soixante-dix mille Français.

L’armée franchit le Niémen ; Bonaparte passe lui-même le pont fatal et pose le pied sur la terre russe. Il s’arrête et voit défiler ses soldats, puis il échappe à la vue et galope au hasard dans une forêt, comme appelé au conseil des esprits sur la bruyère. Il revient ; il écoute ; l’armée écoutait : on se figure entendre gronder le canon lointain ; on était plein de joie : ce n’était qu’un orage ; les combats reculaient. Bonaparte s’abrita dans un couvent abandonné : double asile de paix.

On a raconté que le cheval de Napoléon s’abattit et qu’on entendit murmurer : « c’est un mauvais présage ; un Romain reculerait[23]. » Vieille histoire de Scipion, de Guillaume le Bâtard, d’Édouard III, et de Malesherbes partant pour le tribunal révolutionnaire.

Trois jours furent employés au passage des troupes[24] ; elles prenaient rang et s’avançaient. Napoléon s’empressait sur la route ; le temps lui criait : « Marche ! marche ! » comme parle Bossuet.

À Wilna, Bonaparte reçut le sénateur Wibicki, de la Diète de Varsovie : un parlementaire russe, Balachof, se présente à son tour ; il déclare qu’on pouvait encore traiter, qu’Alexandre n’était point l’agresseur, que les Français se trouvaient en Russie sans aucune déclaration de guerre. Napoléon répond qu’Alexandre n’est qu’un général à la parade ; qu’Alexandre n’a que trois généraux : Kutuzof, dont lui, Bonaparte, ne se soucie pas parce qu’il est Russe ; Benningsen, déjà trop vieux il y a six ans, et maintenant en enfance ; Barclay, général de retraite. Le duc de Vicence, s’étant cru insulté par Bonaparte dans la conversation, l’interrompit d’une voix irritée : « Je suis bon Français ; je l’ai prouvé : je le prouverai encore, en répétant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu’elle perdra l’armée, la France et l’empereur. »

Bonaparte avait dit à l’envoyé russe : « Croyez-vous que je me soucie de vos jacobins de Polonais ? » Madame de Staël rapporte ce dernier propos ; ses hautes liaisons la tenaient bien informée : elle affirme qu’il existait une lettre écrite à M. de Romanzof par un ministre de Bonaparte, lequel proposait de rayer des actes européens le nom de Pologne et de Polonais : preuve surabondante du dégoût de Napoléon pour ses braves suppliants.

Bonaparte s’enquit devant Balachof du nombre des églises de Moscou ; sur la réponse, il s’écrie : « Comment, tant d’églises à une époque où l’on n’est plus chrétien ? — Pardon, sire, reprit le Moscovite, les Russes et les Espagnols le sont encore. »

Balachof renvoyé avec des propositions inadmissibles, la dernière lueur de paix s’évanouit. Les bulletins disaient : « Le voilà donc, cet empire de Russie, de loin si redoutable ! c’est un désert. Il faut plus de temps à Alexandre pour rassembler ses recrues qu’à Napoléon pour arriver à Moscou. »


Bonaparte, parvenu à Witepsk[25], eut un moment l’idée de s’y arrêter. Rentrant à son quartier général, après avoir vu Barclay se retirer encore, il jeta son épée sur des cartes et s’écria : « Je m’arrête ici ! ma campagne de 1812 est finie : celle de 1813 fera le reste. » Heureux s’il eût tenu à cette résolution que tous ses généraux lui conseillaient ! Il s’était flatté de recevoir de nouvelles propositions de paix : ne voyant rien venir, il s’ennuya ; il n’était qu’à vingt journées de Moscou. « Moscou la ville sainte ! » répétait-il. Son regard devenait étincelant, son air farouche : l’ordre de partir est donné. On lui fait des observations ; il les dédaigne ; Daru, interrogé, lui répond : « qu’il ne conçoit ni le but ni la nécessité d’une pareille guerre ». L’empereur réplique : « Me prend-on pour un insensé ? Pense-t-on que je fais la guerre par goût ? » Ne lui avait-on pas entendu dire à lui, empereur, « que la guerre d’Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient la France ? » Mais pour faire la paix il fallait être deux, et l’on ne recevait pas une seule lettre d’Alexandre.

Et ces chancres de qui venaient-ils ? Ces inconséquences passent inaperçues et se changent même au besoin en preuves de la candide sincérité de Napoléon.

Bonaparte se croirait dégradé s’il s’arrêtait dans une faute qu’il reconnaît. Ses soldats se plaignent de ne plus le voir qu’aux moments des combats, toujours pour les faire mourir, jamais pour les faire vivre ; il est sourd à ces plaintes. La nouvelle de la paix entre les Russes et les Turcs le frappe et ne le retient pas : il se précipite à Smolensk. Les proclamations des Russes disaient : « Il vient (Napoléon), la trahison dans le cœur et la loyauté sur les lèvres, il vient nous enchaîner avec ses légions d’esclaves. Portons la croix dans nos cœurs et le fer dans nos mains ; arrachons les dents à ce lion ; renversons le tyran qui renverse la terre. »

Sur les hauteurs de Smolensk, Napoléon retrouve l’armée russe, composée de cent vingt mille hommes : « Je les tiens ! » s’écrie-t-il. Le 17, au point du jour[26], Belliard poursuit une bande de Cosaques et la jette dans le Dniéper ; le rideau replié, on aperçoit l’armée ennemie sur la route de Moscou : elle se retirait. Le rêve de Bonaparte lui échappe encore. Murat, qui avait trop contribué à la vaine poursuite, dans son désespoir voulait mourir. Il refusait de quitter une de nos batteries écrasée par le feu de la citadelle de Smolensk non encore évacuée : « Retirez-vous tous ; laissez-moi seul ici ! » s’écriait-il. Une attaque effroyable avait lieu contre cette citadelle : rangée sur des hauteurs qui s’élèvent en amphithéâtre, notre armée contemplait le combat au-dessous : quand elle vit les assaillants s’élancer à travers le feu et la mitraille, elle battit des mains comme elle avait fait à l’aspect des ruines de Thèbes.

Pendant la nuit un incendie attire les regards. Un sous-officier de Davout escalade les murs, parvient dans la citadelle au milieu de la fumée ; le son de quelques voix lointaines arrive à son oreille ; le pistolet à la main, il se dirige de ce côté et, à son grand étonnement, il tombe dans une patrouille d’amis. Les Russes avaient abandonné la ville, et les Polonais de Poniatowski l’avaient occupée.

Murat, par son costume extraordinaire, par le caractère de sa vaillance qui ressemblait à la leur, excitait l’enthousiasme des Cosaques. Un jour qu’il faisait sur leurs bandes une charge furieuse, il s’emporte contre elles, les gourmande et leur commande : les Cosaques ne comprennent pas, mais ils devinent, tournent bride et obéissent à l’ordre du général ennemi.

Lorsque nous vîmes à Paris l’hetman Platof, nous ignorions ses affections paternelles : en 1812 il avait un fils beau comme l’Orient ; ce fils montait un superbe cheval blanc de l’Ukraine ; le guerrier de dix-sept ans combattait avec l’intrépidité de l’âge qui fleurit et espère : un hulan polonais le tua. Étendu sur une peau d’ours, les Cosaques vinrent respectueusement baiser sa main. Ils prononcent des prières funèbres, l’enterrent sur une butte couverte de pins ; ensuite, tenant en main leurs chevaux, ils défilent autour de la tombe, la pointe de leur lance renversée contre terre : on croyait voir les funérailles décrites par l’historien des Goths, ou les cohortes prétoriennes renversant leurs faisceaux devant les cendres de Germanicus, versi fasces. « Le vent fait tomber les flocons de neige que le printemps du nord porte dans ses cheveux. » (Edda de Sœmund.)


Bonaparte écrivit de Smolensk en France qu’il était maître des salines russes et que son ministre du Trésor pouvait compter sur quatre-vingts millions de plus.

La Russie fuyait vers le pôle : les seigneurs, désertant leurs châteaux de bois, s’en allaient avec leurs familles, leurs serfs et leurs troupeaux. Le Dniéper, ou l’ancien Borysthène, dont les eaux avaient jadis été déclarées saintes par Wladimir, était franchi : ce fleuve avait envoyé aux peuples civilisés des invasions de Barbares ; il subissait maintenant les invasions des peuples civilisés. Sauvage déguisé sous un nom grec, il ne se rappelait même plus les premières migrations des Slaves ; il continuait de couler inconnu parmi ses forêts, portant dans ses barques, au lieu des enfants d’Odin, des châles et des parfums aux femmes de Saint-Pétersbourg et de Varsovie. Son histoire pour le monde ne commence qu’à l’orient des montagnes où sont les autels d’Alexandre.

De Smolensk on pouvait également conduire une armée à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Smolensk aurait dû avertir le vainqueur de s’arrêter ; il en eut un moment l’envie : « L’empereur, dit M. Fain[27], découragé, parla du projet de s’arrêter à Smolensk. » Aux ambulances on commençait déjà à manquer de tout. Le général Gourgaud[28] raconte que le général Lariboisière[29] fut obligé de délivrer l’étoupe de ses canons pour panser les blessés. Mais Bonaparte était entraîné ; il se délectait à contempler aux deux bouts de l’Europe les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés.

Roland, dans son cercle étroit de chevalerie, courait après Angélique ; les conquérants de première race poursuivent une plus haute souveraine : point de repos pour eux qu’ils n’aient pressé dans leurs bras cette divinité couronnée de tours, épouse du Temps, fille du Ciel et mère des dieux. Possédé de sa propre existence, Bonaparte avait tout réduit à sa personne ; Napoléon s’était emparé de Napoléon ; il n’y avait plus que lui en lui. Jusqu’alors il n’avait exploré que des lieux célèbres ; maintenant il parcourait une voie sans nom le long de laquelle Pierre avait à peine ébauché les villes futures d’un empire qui ne comptait pas un siècle. Si les exemples instruisaient, Bonaparte aurait pu s’inquiéter au souvenir de Charles XII qui traversa Smolensk en cherchant Moscou. À Kolodrina il y eut une affaire meurtrière : on avait enterré à la hâte les cadavres des Français, de sorte que Napoléon ne put juger de la grandeur de sa perte. À Dorogobouj, rencontre d’un Russe avec une barbe éblouissante de blancheur descendant sur sa poitrine : trop vieux pour suivre sa famille, resté seul à son foyer, il avait vu les prodiges de la fin du règne de Pierre le Grand, et il assistait, dans une silencieuse indignation, à la dévastation de son pays.

Une suite de batailles présentées et refusées amenèrent les Français sur le champ de la Moskowa. À chaque bivouac, l’empereur allait discutant avec ses généraux, écoutant leurs contentions, tandis qu’il était assis sur des branches de sapin ou se jouait avec quelque boulet russe qu’il poussait du pied.

Barclay, pasteur de Livonie, et puis général, était l’auteur de ce système de retraite qui laissait à l’automne le temps de le rejoindre : une intrigue de cour le renversa[30]. Le vieux Kutuzof[31], battu à Austerlitz parce qu’on n’avait pas suivi son opinion, laquelle était de refuser le combat jusqu’à l’arrivée du prince Charles, remplaça Barclay. Les Russes voyaient dans Kutuzof un général de leur nation, l’élève de Suwarof, le vainqueur du grand vizir en 1811, et l’auteur de la paix avec la Porte, alors si nécessaire à la Russie. Sur ces entrefaites, un officier moscovite se présente aux avant-postes de Davout ; il n’était chargé que de propositions vagues ; sa mission réelle semblait être de regarder et d’examiner : on lui montra tout. La curiosité française, insouciante et sans frayeur, lui demanda ce qu’on trouverait de Viazma à Moscou : « Pultava, » répondit-il.

Arrivé sur les hauteurs de Borodino, Bonaparte voit enfin l’armée russe arrêtée et formidablement retranchée. Elle comptait cent vingt mille hommes et six cents pièces de canon ; du côté des Français, égale force. La gauche des Russes examinée, le maréchal Davout propose à Napoléon de tourner l’ennemi : « Cela me ferait perdre trop de temps, » répond l’empereur. Davout insiste ; il s’engage à avoir accompli sa manœuvre avant six heures du matin ; Napoléon l’interrompt brusquement : « Ah ! vous êtes toujours pour tourner l’ennemi. »

On avait remarqué un grand mouvement dans le camp moscovite : les troupes étaient sous les armes ; Kutuzof, entouré des popes et des archimandrites, précédé des emblèmes de la religion et d’une image sacrée sauvée des ruines de Smolensk, parle à ses soldats du ciel et de la patrie : il nomme Napoléon le despote universel.

Au milieu de ces chants de guerre, de ces chœurs de triomphe mêlés à des cris de douleur, on entend aussi dans le camp français une voix chrétienne ; elle se distingue de toutes les autres ; c’est l’hymne saint qui monte seul sous les voûtes du temple. Le soldat dont la voix tranquille, et pourtant émue, retentit la dernière, est l’aide de camp du maréchal qui commandait la cavalerie de la garde. Cet aide de camp s’est mêlé à tous les combats de la campagne de Russie ; il parle de Napoléon comme ses plus grands admirateurs ; mais il lui reconnaît des infirmités ; il redresse des récits menteurs et déclare que les fautes commises sont venues de l’orgueil du chef et de l’oubli de Dieu dans les capitaines. « Dans le camp russe, » dit le lieutenant-colonel de Baudus[32], « on sanctifia cette vigile d’un jour qui devait être le dernier pour tant de braves.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . « Le spectacle offert à mes yeux par la piété de l’ennemi, ainsi que les plaisanteries qu’il dicta à un trop grand nombre d’officiers placés dans nos rangs, me rappela que le plus grand de nos rois, Charlemagne, se disposa, lui aussi à commencer la plus périlleuse de ses entreprises par des cérémonies religieuses   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Ah ! sans doute, parmi ces chrétiens égarés, il s’en trouva un grand nombre dont la bonne foi sanctifia les prières ; car si les Russes furent vaincus à la Moskowa, notre entier anéantissement, dont ils ne peuvent se glorifier en aucune façon, puisqu’il fut l’œuvre manifeste de la Providence, vint prouver quelques mois plus tard que leur demande n’avait été que trop favorablement écoutée[33]. »

Mais où était le czar ? Il venait de dire modestement à madame de Staël fugitive qu’il regrettait de n’être pas un grand général. Dans ce moment paraissait à nos bivouacs M. de Bausset[34], officier du palais : sorti des bois tranquilles de Saint-Cloud, et suivant les traces horribles de notre armée, il arrivait la veille des funérailles à la Moskowa ; il était chargé du portrait du roi de Rome que Marie-Louise envoyait à l’empereur. M. Fain[35] et M. de Ségur[36] peignent les sentiments dont Bonaparte fut saisi à cette vue ; selon le général Gourgaud, Bonaparte s’écria après avoir regardé le portrait : « Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille. »

Le jour qui précéda l’orage fut extrêmement calme : « Cette espèce de sagesse que l’on met, » dit M. de Baudus, « à préparer de si cruelles folies, a quelque chose d’humiliant pour la raison humaine quand on y pense de sang-froid à l’âge où je suis arrivé : car, dans ma jeunesse, je trouvais cela bien beau. »

Vers le soir du 6[37], Bonaparte dicta cette proclamation ; elle ne fut connue de la plupart des soldats qu’après la victoire :

« Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk et à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou. »

Bonaparte passa la nuit dans l’anxiété : tantôt il croyait que les ennemis se retiraient, tantôt il redoutait le dénûment de ses soldats et la lassitude de ses officiers. Il savait que l’on disait autour de lui. « Dans quel but nous a-t-on fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l’eau marécageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres ? Chaque année la guerre s’aggrave ; de nouvelles conquêtes forcent d’aller chercher de nouveaux ennemis. Bientôt l’Europe ne lui suffira plus ; il lui faudra l’Asie. » Bonaparte, en effet, n’avait pas vu avec indifférence les cours d’eau qui se jettent dans le Volga ; né pour Babylone, il l’avait déjà tentée par une autre route. Arrêté à Jaffa à l’entrée occidentale de l’Asie, arrêté à Moscou à la porte septentrionale de cette même Asie, il vint mourir dans les mers qui bordent cette partie du monde d’où se levèrent l’homme et le soleil.

Napoléon, au milieu de la nuit, fit appeler un de ses aides de camp ; celui-ci le trouva la tête appuyée dans ses deux mains : « Qu’est-ce que la guerre ? » disait-il ; « un métier de barbares où tout l’art consiste à être le plus fort sur un point donné[38] ». Il se plaint de l’inconstance de la fortune ; il envoie examiner la position de l’ennemi ; on lui rapporte que les feux brillent du même éclat et en égal nombre ; il se tranquillise. À cinq heures du matin, Ney lui envoie demander l’ordre d’attaque ; Bonaparte sort et s’écrie : « Allons ouvrir les portes de Moscou. » Le jour paraît ; Napoléon montrant l’Orient qui commençait à rougir : « Voilà le soleil d’Austerlitz ! » s’écria-t-il.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Le 6, à deux heures du matin, l’empereur parcourut les avant-postes ennemis : on passa la journée à se reconnaître. L’ennemi avait une position très resserrée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Cette position parut belle et forte. Il était facile de manœuvrer et d’obliger l’ennemi à l’évacuer ; mais cela aurait remis la partie

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Le 7, à six heures du matin, le général comte Sorbier, qui avait armé la batterie droite avec l’artillerie de la réserve de la garde, commença le feu.

« À six heures et demie, le général Compans est blessé. À sept heures, le prince d’Eckmühl a son cheval tué.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« À sept heures, le maréchal duc d’Elchingen se remet en mouvement et, sous la protection de soixante pièces de canon que le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l’ennemi, se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et d’autre la mort.

« À huit heures, les positions de l’ennemi sont enlevées, ses redoutes prises, et notre artillerie couronne ses mamelons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il restait à l’ennemi ses redoutes de droite ; le général comte Morand y marche et les enlève ; mais à neuf heures du matin, attaqué de tous côtés, il ne peut s’y maintenir. L’ennemi, encouragé par ce succès, fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour tenter encore la fortune. La garde impériale russe en fait partie. Il attaque notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant un moment qu’il n’enlève le village brûlé ; la division Friant s’y porte : quatre-vingts pièces de canon françaises arrêtent d’abord et écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant deux heures serrées sous la mitraille, n’osant pas avancer, ne voulant pas reculer, et renonçant à l’espoir de la victoire. Le roi de Naples décide leur incertitude ; il fait charger le quatrième corps de cavalerie qui pénètre dans les brèches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se débandent de tous côtés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il est deux heures après midi, toute espérance abandonne l’ennemi : la bataille est finie, la canonnade continue encore ; il se bat pour sa retraite et pour son salut, mais non pour la victoire.

« Notre perte totale peut être évaluée à dix mille hommes ; celle de l’ennemi à quarante ou cinquante mille. Jamais on n’a vu pareil champ de bataille. Sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. Quarante généraux russes ont été tués, blessés ou pris : le général Bagration a été blessé.

« Nous avons perdu le général de division comte Montbrun, tué d’un coup de canon ; le général comte Caulaincourt, qui avait été envoyé pour le remplacer, tué d’un même coup une heure après.

« Les généraux de brigade Compère, Plauzonne, Marion, Huart, ont été tués ; sept ou huit généraux ont été blessés, la plupart légèrement. Le prince d’Eckmühl n’a eu aucun mal. Les troupes françaises se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supériorité sur les troupes russes.

« Telle est en peu de mots l’esquisse de la bataille de la Moskowa, donnée à deux lieues en arrière de Mojaïsk et à vingt-cinq lieues de Moscou.

« L’empereur n’a jamais été exposé ; la garde, ni à pied ni à cheval, n’a pas donné et n’a pas perdu un seul homme. La victoire n’a jamais été incertaine. Si l’ennemi, forcé dans ses positions, n’avait pas voulu les reprendre, notre perte aurait été plus forte que la sienne ; mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu’à deux sous le feu de nos batteries et en s’opiniâtrant à reprendre ce qu’il avait perdu. C’est la cause de son immense « perte[39]. »

Ce bulletin froid et rempli de réticences est loin de donner une idée de la bataille de Moskowa, et surtout des affreux massacres à la grande redoute : quatre-vingt mille hommes furent mis hors de combat ; trente mille d’entre eux appartenaient à la France. Auguste de La Rochejaquelein[40] eut le visage fendu d’un coup de sabre et demeura prisonnier des Moscovites : il rappelait d’autres combats et un autre drapeau. Bonaparte, passant en revue le 61e régiment presque détruit, dit au colonel : « Colonel, qu’avez-vous fait d’un de vos bataillons ? — Sire, il est dans la redoute. » Les Russes ont toujours soutenu et soutiennent encore avoir gagné la bataille : ils vont élever une colonne triomphale funèbre sur les hauteurs de Borodino.

Le récit de M. de Ségur va suppléer à ce qui manque au bulletin de Bonaparte : « L’empereur parcourut, » dit-il, « le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d’un si horrible aspect. Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris ; à l’horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d’horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres ; des bivouacs silencieux ; plus de chants, point de récits : une morne taciturnité.

« On voyait autour des aigles le reste des officiers et sous-officiers, et quelques soldats, à peine ce qu’il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vêtements étaient déchirés par l’acharnement du combat, noircis de poudre, souillés de sang ; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misère, de ce désastre, un air fier, et même, à l’aspect de l’empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités : car, dans cette armée, capable à la fois d’analyse et d’enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« L’empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu’elles paraissaient leur appartenir plus qu’à ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivants.

« Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre Napoléon, le pied d’un cheval rencontra un blessé et lui arracha un dernier signe de vie ou de douleur. L’empereur, jusque-là muet comme sa victoire, et que l’aspect de tant de victimes oppressait, éclata : il se soulagea par des cris d’indignation, et par une multitude de soins qu’il fit prodiguer à ce malheureux. Puis il dispersa les officiers qui le suivaient pour qu’ils secourussent ceux qu’on entendait crier de toutes parts.

« On en trouvait surtout dans le fond des ravines où la plupart des nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s’étaient traînés pour être plus à l’abri de l’ennemi et de l’ouragan. Les uns prononçaient en gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère : c’étaient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d’un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer ni se plaindre ; d’autres demandaient qu’on les tuât sur-le-champ ; mais on passait vite à côté de ces malheureux, qu’on n’avait ni l’inutile pitié de secourir, ni la pitié cruelle d’achever[41]. »

Tel est le récit de M. de Ségur. Anathème aux victoires non remportées pour la défense de la patrie et qui ne servent qu’à la vanité d’un conquérant !

La garde, composée de vingt-cinq mille hommes d’élite, ne fut point engagée à la Moskowa : Bonaparte la refusa sous divers prétextes. Contre sa coutume, il se tint à l’écart du feu et ne pouvait suivre de ses propres yeux les manœuvres. Il s’asseyait ou se promenait près d’une redoute emportée la veille : lorsqu’on venait lui apprendre la mort de quelques-uns de ses généraux, il faisait un geste de résignation. On regardait avec étonnement cette impassibilité ; Ney s’écriait : « Que fait-il derrière l’armée ? Là, il n’est à portée que des revers, et non des succès. Puisqu’il ne fait plus la guerre par lui-même, qu’il n’est plus général, qu’il veut faire partout l’empereur, qu’il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui[42]. » Murat avouait que dans cette grande journée il n’avait plus reconnu le génie de Napoléon.

Des admirateurs sans réserve ont attribué l’engourdissement de Napoléon à la complication des souffrances, dont, assurent-ils, il était alors accablé ; ils affirment qu’à tous moments il était obligé de descendre de cheval, et que souvent il restait immobile, le front appuyé contre des canons. Cela peut être ; un malaise passager pouvait contribuer dans ce moment à la prostration de son énergie ; mais si l’on remarque qu’il retrouva cette énergie dans la campagne de Saxe et dans sa fameuse campagne de France, il faudra chercher une autre cause de son inaction à Borodino. Comment ! vous avouez dans votre bulletin qu’il était facile de manœuvrer et d’obliger l’ennemi à évacuer sa belle position, mais que cela aurait remis la partie ; et vous, qui avez assez d’activité d’esprit pour condamner à la mort tant de milliers de nos soldats, vous n’avez pas assez de force de corps pour ordonner à votre garde d’aller au moins à leur secours ? Il n’y a d’autre explication à ceci que la nature même de l’homme : l’adversité arrivait ; sa première atteinte le glaça. La grandeur de Napoléon n’était pas de cette qualité qui appartient à l’infortune ; la prospérité seule lui laissait ses facultés entières : il n’était point fait pour le malheur.

Entre la Moskowa et Moscou, Murat engagea une affaire devant Mojaïsk. On entra dans la ville où l’on trouva dix mille morts et mourants ; on jeta les morts par les fenêtres pour loger les vivants. Les Russes se repliaient en bon ordre sur Moscou.

Dans la soirée du 13 septembre, Kutuzof avait assemblé un conseil de guerre : tous les généraux déclarèrent que Moscou n’était pas la patrie. Buturlin (Histoire de la campagne de Russie), le même officier qu’Alexandre envoya au quartier de monseigneur le duc d’Angoulême en Espagne, Barclay, dans son Mémoire justificatif, donnent les motifs qui déterminèrent l’opinion du conseil. Kutuzof proposa au roi de Naples une suspension d’armes, tandis que les soldats russes traverseraient l’ancienne capitale des czars. La suspension fut acceptée, car les Français voulaient conserver la ville ; Murat seulement serrait de près l’arrière-garde ennemie, et nos grenadiers emboîtaient le pas du grenadier russe qui se retirait. Mais Napoléon était loin du succès auquel il croyait toucher : Kutuzof cachait Rostopschin.

Le comte Rostopschin[43] était gouverneur de Moscou. La vengeance promettait de descendre du ciel : un ballon monstrueux, construit à grands frais, devait planer sur l’armée française, choisir l’empereur entre mille, s’abattre sur sa tête dans une pluie de fer et de feu. À l’essai les ailes de l’aérostat se brisèrent ; force fut de renoncer à la bombe des nuées ; mais les artifices restèrent à Rostopschin. Les nouvelles du désastre de Borodino étaient arrivées à Moscou, tandis que, sur un bulletin de Kutuzof, on se flattait encore de la victoire dans le reste de l’empire. Rostopschin avait fait diverses proclamations en prose rimée ; il disait :

« Allons, mes amis les Moscovites, marchons aussi ! Nous rassemblerons cent mille hommes, nous prendrons l’image de la sainte Vierge, cent cinquante pièces de canon, et nous mettrons fin à tout. »

Il conseillait aux habitants de s’armer simplement de fourches, un Français ne pesant pas plus qu’une gerbe.

On sait que Rostopschin a décliné toute participation à l’incendie de Moscou[44], on sait aussi qu’Alexandre ne s’est jamais expliqué à ce sujet. Rostopschin a-t-il voulu échapper au reproche des nobles et des marchands dont la fortune avait péri ? Alexandre a-t-il craint d’être appelé un Barbare par l’Institut ? Ce siècle est si misérable, Bonaparte en avait tellement accaparé toutes les grandeurs, que quand quelque chose de digne arrivait, chacun s’en défendait et en repoussait la responsabilité.

L’incendie de Moscou restera une résolution héroïque qui sauva l’indépendance d’un peuple et contribua à la délivrance de plusieurs autres. Numance n’a point perdu ses droits à l’admiration des hommes. Qu’importe que Moscou ait été brûlé ! ne l’avait-il pas été déjà sept fois ? N’est-il pas aujourd’hui brillant et rajeuni, bien que dans son vingt-unième bulletin Napoléon eût prédit que l’incendie de cette capitale retarderait la Russie de cent ans ? « Le malheur même de Moscou, » dit admirablement madame de Staël, a régénéré l’empire : cette ville religieuse a péri comme un martyr dont le sang répandu donne de nouvelles forces aux frères qui lui survivent. » (Dix années d’exil.)

Où en seraient les nations si Bonaparte, du haut du Kremlin, eût couvert le monde de son despotisme comme d’un drap mortuaire ? Les droits de l’espèce humaine passent avant tout. Pour moi, la terre fût-elle un globe explosible, je n’hésiterais pas à y mettre le feu s’il s’agissait de délivrer mon pays. Toutefois, il ne faut rien moins que les intérêts supérieurs de la liberté humaine pour qu’un Français, la tête couverte d’un crêpe et les yeux pleins de larmes, puisse se résoudre à raconter une résolution qui devait devenir fatale à tant de Français.

On a vu à Paris le comte Rostopschin, homme instruit et spirituel : dans ses écrits la pensée se cache sous une certaine bouffonnerie ; espèce de Barbare policé, de poète ironique, dépravé même, capable de généreuses dispositions, tout en méprisant les peuples et les rois : les églises gothiques admettent dans leur grandeur des décorations grotesques.

La débâcle avait commencé à Moscou ; les routes de Cazan étaient couvertes de fugitifs à pied, en voiture, isolés ou accompagnés de serviteurs. Un présage avait un moment ranimé les esprits : un vautour s’était embarrassé dans les chaînes qui soutenaient la croix de la principale église ; Rome eût, comme Moscou, vu dans ce présage la captivité de Napoléon.

À l’approche des longs convois de blessés russes qui se présentaient aux portes, toute espérance s’évanouit. Kutuzof avait flatté Rostopschin de défendre la ville avec quatre-vingt-onze mille hommes qui lui restaient : vous venez de voir que le conseil de guerre l’obligeait de se retirer. Rostopschin demeura seul.

La nuit descend : des émissaires vont frapper mystérieusement aux portes, annoncent qu’il faut partir et que Ninive est condamnée. Des matières inflammables sont introduites dans les édifices publics et les bazars, dans les boutiques et les maisons particulières ; les pompes sont enlevées. Alors Rostopschin ordonne d’ouvrir les prisons : du milieu d’une troupe immonde on fait sortir un Russe et un Français ; le Russe, appartenant à une secte d’illuminés allemands, est accusé d’avoir voulu livrer sa patrie et d’avoir traduit la proclamation des Français ; son père accourt ; le gouverneur lui accorde un moment pour bénir son fils : « Moi, bénir un traître ! » s’écrie le vieux Moscovite, et il le maudit. Le prisonnier est livré à la populace et abattu.

« Pour toi, dit Rostopschin au Français, tu devais désirer l’arrivée de tes compatriotes : sois libre. Va dire aux tiens que la Russie n’a eu qu’un seul traître et qu’il est puni. »

Les autres malfaiteurs relâchés reçoivent, avec leur grâce, les instructions pour procéder à l’incendie, quand le moment sera venu. Rostopschin sort le dernier de Moscou, comme un capitaine de vaisseau quitte le dernier son bord dans un naufrage.

Napoléon, monté à cheval, avait rejoint son avant-garde. Une hauteur restait à franchir ; elle touchait à Moscou de même que Montmartre à Paris ; elle s’appelait le Mont-du-Salut, parce que les Russes y priaient à la vue de la ville sainte, comme les pèlerins en apercevant Jérusalem. Moscou aux coupoles dorées, disent les poètes slaves, resplendissait à la lumière du jour, avec ses deux cent quatre-vingt-quinze églises, ses quinze cents châteaux, ses maisons ciselées, colorées en jaune, en vert, en rose : il n’y manquait que les cyprès et le Bosphore. Le Kremlin faisait partie de cette masse couverte de fer poli ou peinturé. Au milieu d’élégantes villas de briques et de marbre, la Moskowa coulait parmi des parcs ornés de bois de sapins, palmiers de ce ciel : Venise, aux jours de sa gloire, ne fut pas plus brillante dans les flots de l’Adriatique. Ce fut le 14 septembre, à deux heures de l’après-midi, que Bonaparte, par un soleil orné des diamants du pôle, aperçut sa nouvelle conquête. Moscou, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l’Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon.

Une acclamation s’élève : « Moscou ! Moscou ! » s’écrient nos soldats ; ils battent encore des mains : au temps de la vieille gloire, ils criaient, revers ou prospérités, vive le roi ! « Ce fut un beau moment, » dit le lieutenant-colonel de Baudus, « que celui où le magnifique panorama présenté par l’ensemble de cette immense cité s’offrit tout à coup à mes regards. Je me rappellerai toujours l’émotion qui se manifesta dans les rangs de la division polonaise ; elle me frappa d’autant plus qu’elle se fit jour par un mouvement empreint d’une pensée religieuse. En apercevant Moscou, les régiments entiers se jetèrent à genoux et remercièrent le Dieu des armées de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de leur ennemi le plus acharné.[45] »

Les acclamations cessent ; on descend muets vers la ville ; aucune députation ne sort des portes pour présenter les clefs dans un bassin d’argent. Le mouvement de la vie était suspendu dans la grande cité. Moscou chancelait silencieuse devant l’étranger ; trois jours après elle avait disparu ; la Circassienne du Nord, la belle fiancée, s’était couchée sur son bûcher funèbre.

Lorsque la ville était encore debout, Napoléon en marchant vers elle s’écriait : « La voilà donc cette ville fameuse ! » et il regardait : Moscou, délaissée, ressemblait à la cité pleurée dans les Lamentations. Déjà Eugène et Poniatowski ont débordé les murailles ; quelques-uns de nos officiers pénètrent dans la ville ; ils reviennent et disent à Napoléon : « Moscou est déserte ! — Moscou est déserte ? c’est invraisemblable ! qu’on m’amène les boyards. » Point de boyards, il n’est resté que des pauvres qui se cachent. Rues abandonnées, fenêtres fermées : aucune fumée ne s’élève des foyers d’où s’en échapperont bientôt des torrents. Pas le plus léger bruit. Bonaparte hausse les épaules.

Murat, s’étant avancé jusqu’au Kremlin, y est reçu par les hurlements des prisonniers devenus libres pour délivrer leur patrie : on est contraint d’enfoncer les portes à coups de canon.

Napoléon s’était porté à la barrière de Dorogomilow : il s’arrêta dans une des premières maisons du faubourg, fit une course le long de la Moskowa, ne rencontra personne. Il revint à son logement, nomma le maréchal Mortier[46] gouverneur de Moscou, le général Durosnel[47] commandant de la place et M. de Lesseps[48] chargé de l’administration en qualité d’intendant. La garde impériale et les troupes étaient en grande tenue pour paraître devant un peuple absent. Bonaparte apprit bientôt avec certitude que la ville était menacée de quelque événement. À deux heures du matin on lui vient dire que le feu commence. Le vainqueur quitte le faubourg de Dorogomilow et vient s’abriter au Kremlin : c’était dans la matinée du 15. Il éprouva un moment de joie en pénétrant dans le palais de Pierre le Grand ; son orgueil satisfait écrivit quelques mots à Alexandre, à la réverbération du bazar qui commençait à brûler, comme autrefois Alexandre vaincu lui écrivait un billet du champ d’Austerlitz.

Dans le bazar on voyait de longues rangées de boutiques toutes fermées. On contient d’abord l’incendie ; mais dans la seconde nuit il éclate de toutes parts ; des globes lancés par des artifices crèvent, retombent en gerbes lumineuses sur les palais et les églises. Une bise violente pousse les étincelles et lance les flammèches sur le Kremlin : il renfermait un magasin à poudre ; un parc d’artillerie avait été laissé sous les fenêtres mêmes de Bonaparte. De quartier en quartier nos soldats sont chassés par les effluves du volcan. Des Gorgones et des Méduses, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d’autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. Bonaparte, dans les salles du nouveau Pergame, se précipite aux croisées, s’écrie : « Quelle résolution extraordinaire ! quels hommes ! ce sont des Scythes ![49] »

Le bruit se répand que le Kremlin est miné : des serviteurs se trouvent mal, des militaires se résignent. Les bouches des divers brasiers en dehors s’élargissent, se rapprochent, se touchent : la tour de l’Arsenal, comme un haut cierge, brûle au milieu d’un sanctuaire embrasé. Le Kremlin n’est plus qu’une île noire contre laquelle se brise une mer ondoyante de feu. Le ciel, reflétant l’illumination, est comme traversé des clartés mobiles d’une aurore boréale.

La troisième nuit descendait ; on respirait à peine dans une vapeur suffocante ; deux fois des mèches ont été attachées au bâtiment qu’occupait Napoléon. Comment fuir ? les flammes attroupées bloquent les portes de la citadelle. En cherchant de tous les côtés, on découvre une poterne qui donnait sur la Moskowa. Le vainqueur avec sa garde se dérobe par ce guichet de salut. Autour de lui dans la ville, des voûtes se fendent en mugissant, des clochers d’où découlaient des torrents de métal liquéfié se penchent, se détachent et tombent. Des charpentes, des poutres, des toits craquant, pétillant, croulant, s’abîment dans un Phlégéthon dont ils font rejaillir la lame ardente et des millions de paillettes d’or. Bonaparte ne s’échappe que sur les charbons refroidis d’un quartier déjà réduit en cendres ; il gagna Petrowski, villa du czar.

Le général Gourgaud, critiquant l’ouvrage de M. de Ségur, accuse l’officier d’ordonnance de l’empereur de s’être trompé[50] : en effet, il demeure prouvé, par le récit de M. de Baudus[51], aide de camp du maréchal Bessières, et qui servit lui-même de guide à Napoléon, que celui-ci ne s’évada pas par une poterne, mais qu’il sortit par la grande porte du Kremlin. Du rivage de Sainte-Hélène, Napoléon revoyait brûler la ville des Scythes : « Jamais, » dit-il, « en dépit de la poésie, toutes les fictions de l’incendie de Troie n’égaleront la réalité de celui de Moscou. »

Remémorant antérieurement cette catastrophe, Bonaparte écrit encore : « Mon mauvais génie m’apparut et m’annonça ma fin, que j’ai trouvée à l’île d’Elbe. » Kutuzof avait d’abord pris sa route à l’orient ; ensuite il se rabattit au midi. Sa marche de nuit était à demi éclairée par l’incendie lointain de Moscou, dont il sortait un bourdonnement lugubre ; on eût dit que la cloche qu’on n’avait jamais pu monter à cause de son énorme poids eût été magiquement suspendue au haut d’un clocher brûlant pour tinter les glas. Kutuzof atteignit Voronowo, possession du comte Rostopschin ; à peine avait-il entrevu la superbe demeure, qu’elle s’enfonce dans le gouffre de nouvelle conflagration. Sur la porte de fer d’une église, on lisait cet écriteau, la scritta morta, de la main du propriétaire : « J’ai embelli pendant huit ans cette campagne, et j’y ai vécu heureux au sein de ma famille ; les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt, la quittent à votre approche, et moi je mets le feu à ma maison pour qu’elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d’un demi-million de roubles. Ici vous ne trouverez que des cendres.

« Rostopschin. »

Bonaparte avait au premier moment admiré les feux et les Scythes comme un spectacle apparenté à son imagination ; mais bientôt le mal que cette catastrophe lui faisait le refroidit et le fit retourner à ses injurieuses diatribes. En envoyant la lettre de Rostopchin en France, il ajoute : « Il paraît que Rostopschin est aliéné ; les Russes le regardent comme une espèce de Marat. » Qui ne comprend pas la grandeur dans les autres ne la comprendra pas pour soi quand le temps des sacrifices sera venu.

Alexandre avait appris sans abattement son adversité. « Reculerons-nous, » écrivait-il dans ses instructions circulaires, « quand l’Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d’exemple ; saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté. » Suivait une invocation au Très-Haut.

Un style dans lequel se trouvent les mots de Dieu, de vertu, de liberté, est puissant : il plaît aux hommes, les rassure et les console ; combien il est supérieur à ces phrases affectées, tristement empruntées des locutions païennes, et fatalisées à la turque : il fut, ils ont été, la fatalité les entraîne ! phraséologie stérile, toujours vaine, alors même qu’elle est appuyée sur les plus grandes actions.

Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, Napoléon y rentra le 18. Il avait rencontré, en revenant, des foyers allumés sur la fange, nourris avec des meubles d’acajou et des lambris dorés. Autour de ces foyers en plein air étaient des militaires noircis, crottés, en lambeaux, couchés sur des canapés de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des châles de cachemire, des fourrures de la Sibérie, des étoffes d’or de la Perse, mangeant dans des plats d’argent une pâte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillé.

Un pillage irrégulier ayant commencé, on le régularisa ; chaque régiment vint à son tour à la curée. Des paysans chassés de leurs huttes, des Cosaques, des déserteurs de l’ennemi, rôdaient autour des Français et se nourrissaient de ce que nos escouades avaient rongé. On emportait tout ce qu’on pouvait prendre : bientôt, surchargé de ces dépouilles, on les jetait, quand on venait à se souvenir qu’on était à six cents lieues de son toit.

Les courses que l’on faisait pour trouver des vivres produisaient des scènes pathétiques : une escouade française ramenait une vache ; une femme s’avança, accompagnée d’un homme qui portait dans ses bras un enfant de quelques mois ; ils montraient du doigt la vache qu’on venait de leur enlever. La mère déchira les misérables vêtements qui couvraient son sein, pour montrer qu’elle n’avait plus de lait ; le père fit un mouvement comme s’il eût voulu briser la tête de l’enfant sur une pierre. L’officier fit rendre la vache, et il ajoute : « L’effet que produisit cette scène sur mes soldats fut tel, que, pendant longtemps, il ne fut pas prononcé une seule parole dans les rangs. »

Bonaparte avait changé de rêve : il déclarait qu’il voulait marcher à Saint-Pétersbourg ; il traçait déjà la route sur ses cartes ; il expliquait l’excellence de son plan nouveau, la certitude d’entrer dans la seconde capitale de l’empire : « Qu’a-t-il à faire désormais sur des ruines ? Ne suffit-il pas à sa gloire qu’il soit monté au Kremlin ? » Telles étaient les nouvelles chimères de Napoléon ; l’homme touchait à la folie, mais ses songes étaient encore ceux d’un esprit immense.

« Nous ne sommes qu’à quinze marches de Saint-Pétersbourg, dit M. Fain : Napoléon pense à se rabattre sur cette capitale. » Au lieu de quinze marches, à cette époque et dans de pareilles circonstances, il faut lire deux mois. Le général Gourgaud ajoute que toutes les nouvelles qu’on recevait de Saint-Pétersbourg annonçaient la peur qu’on avait du mouvement de Napoléon. Il est certain qu’à Saint-Pétersbourg on ne doutait point du succès de l’empereur s’il se présentait : mais on se préparait à lui laisser une seconde carcasse de cité, et la retraite sur Archangel était jalonnée. On ne soumet point une nation dont le pôle est la dernière forteresse. De plus les flottes anglaises, pénétrant au printemps dans la Baltique, auraient réduit la prise de Saint-Pétersbourg à une simple destruction.

Mais tandis que l’imagination sans frein de Bonaparte jouait avec l’idée d’un voyage à Saint-Pétersbourg, il s’occupait sérieusement de l’idée contraire : sa foi dans son espérance n’était pas telle qu’elle lui ôtât tout bon sens. Son projet dominant était d’apporter à Paris une paix signée à Moscou. Par là il se serait débarrassé des périls de la retraite, il aurait accompli une étonnante conquête, et serait rentré aux Tuileries le rameau d’olivier à la main. Après le premier billet qu’il avait écrit à Alexandre en arrivant au Kremlin, il n’avait négligé aucune occasion de renouveler ses avances. Dans un entretien bienveillant avec un officier russe, M. de Toutelmine, sous-directeur de l’hôpital des Enfants trouvés à Moscou, hôpital miraculeusement épargné de l’incendie, il avait glissé des paroles favorables à un accommodement. Par M. Jacowlef, frère de l’ancien ministre russe à Stuttgart, il écrivit directement à Alexandre, et M. Jacowlef prit l’engagement de remettre cette lettre au czar sans intermédiaire. Enfin le général Lauriston fut envoyé à Kutuzof : celui-ci promit ses bons offices pour une négociation pacifique ; mais il refusa au général Lauriston de lui délivrer un sauf-conduit pour Saint-Pétersbourg.

Napoléon était toujours persuadé qu’il exerçait sur Alexandre l’empire qu’il avait exercé à Tilsit et à Erfurt, et cependant Alexandre écrivait le 21 octobre au prince Michel Larcanowitz : « J’ai appris, à mon extrême mécontentement, que le général Benningsen a eu une entrevue avec le roi de Naples

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Toutes les déterminations dans les ordres qui vous sont adressés par moi doivent vous convaincre que ma résolution est inébranlable, que dans ce moment aucune proposition de l’ennemi ne pourrait m’engager à terminer la guerre et à affaiblir par là le devoir sacré de venger la patrie. »

Les généraux russes abusaient de l’amour-propre et de la simplicité de Murat, commandant de l’avant-garde ; toujours charmé de l’empressement des Cosaques, il empruntait des bijoux de ses officiers pour faire des présents à ses courtisans du Don ; mais les généraux russes, loin de désirer la paix, la redoutaient. Malgré la résolution d’Alexandre, ils connaissaient la faiblesse de leur empereur, et ils craignaient la séduction du nôtre. Pour la vengeance, il ne s’agissait que de gagner un mois, que d’attendre les premiers frimas : les vœux de la chrétienté moscovite suppliaient le ciel de hâter ses tempêtes.

Le général Wilson, en qualité de commissaire anglais à l’armée russe, était arrivé ; il s’était déjà trouvé sur le chemin de Bonaparte en Égypte, Fabvier, de son côté, était revenu de notre armée du midi à celle du nord. L’Anglais poussait Kutuzof à l’attaque, et l’on savait que les nouvelles apportées par Fabvier n’étaient pas bonnes. Des deux bouts de l’Europe, les deux seuls peuples qui combattaient pour leur liberté se donnaient la main par-dessus la tête du vainqueur à Moscou. La réponse d’Alexandre n’arrivait point ; les estafettes de France s’attardèrent ; l’inquiétude de Napoléon augmentait ; des paysans avertissaient nos soldats : « Vous ne connaissez pas notre climat, leur disaient-ils ; dans un mois le froid vous fera tomber les ongles. » Milton, dont le grand nom agrandit tout, s’exprime aussi naïvement dans sa Moscovie : « Il fait si froid dans ce pays, que la sève des branches mises au feu gèle en sortant du bout opposé à celui qui brûle. »

Bonaparte, sentant qu’un pas rétrograde rompait le prestige et faisait évanouir la terreur de son nom, ne pouvait se résoudre à descendre : malgré l’avertissement du prochain péril, il restait, attendant de minute en minute des réponses de Saint-Pétersbourg ; lui, qui avait commandé avec tant d’outrages, soupirait après quelques mots miséricordieux du vaincu. Il s’occupe au Kremlin d’un règlement pour la Comédie Française ; il met trois soirées à achever ce majestueux ouvrage[52] ; il discute avec ses aides de camp le mérite de quelques vers nouveaux arrivés de Paris ; autour de lui on admirait le sang-froid du grand homme, tandis qu’il y avait encore des blessés de ses derniers combats expirant dans des douleurs atroces, et que, par ce retard de quelques jours, il dévouait à la mort les cent mille hommes qui lui restaient. La servile stupidité du siècle prétend faire passer cette pitoyable affectation pour la conception d’un esprit incommensurable.

Bonaparte visita les édifices du Kremlin. Il descendit et remonta l’escalier sur lequel Pierre le Grand fit égorger les Strélitz ; il parcourut la salle des festins où Pierre se faisait amener les prisonniers, abattant une tête entre chaque rasade, proposant à ses convives, princes et ambassadeurs, de se divertir de la même façon. Des hommes furent roués alors, et des femmes enterrées vives ; on pendit deux mille Strélitz dont les corps restèrent accrochés autour des murailles.

Au lieu de l’ordonnance sur les théâtres, Bonaparte eût mieux fait d’écrire au Sénat conservateur la lettre que des bords du Pruth, Pierre écrivait au sénat de Moscou : « Je vous annonce que, trompé par de faux avis, et sans qu’il y ait de ma faute, je me trouve ici enfermé dans mon camp par une armée quatre fois plus forte que la mienne. S’il arrive que je sois pris, vous n’avez plus à me considérer comme votre czar et seigneur, ni à tenir compte d’aucun ordre qui pourrait vous être porté de ma part, quand même vous y reconnaîtriez ma propre main. Si je dois périr, vous choisirez pour mon successeur le plus digne d’entre vous. »

Un billet de Napoléon, adressé à Cambacérès, contenait des ordres inintelligibles ; on délibéra, et quoique la signature du billet portât un nom allongé d’un nom antique, l’écriture ayant été reconnue pour être celle de Bonaparte, on déclara que les ordres inintelligibles devaient être exécutés.

Le Kremlin renfermait un double trône pour deux frères : Napoléon ne partageait pas le sien. On voyait encore dans les salles le brancard brisé d’un coup de canon sur lequel Charles XII blessé se faisait porter à la bataille de Pultava. Toujours vaincu dans l’ordre des instincts magnanimes, Bonaparte, en visitant les tombeaux des czars, se souvint-il qu’aux jours de fête on les couvrait de draps mortuaires superbes ; que lorsqu’un sujet avait quelque grâce à solliciter, il déposait sa supplique sur un des tombeaux, et que le czar avait seul le droit de l’en retirer ?

Ces placets de l’infortune, présenté par la mort à la puissance, n’étaient point du goût de Napoléon. Il était occupé d’autres soins : moitié désir de tromper, moitié nature, il prétendait, comme en quittant l’Égypte, faire venir des comédiens de Paris à Moscou, et il assurait qu’un chanteur italien arrivait. Il dépouilla les églises du Kremlin, entassa dans ses fourgons des ornements sacrés et des images de saints avec les croissants et les queues de cheval conquis sur les mahométans. Il enleva l’immense croix de la tour du grand Yvan ; son projet était de la planter sur le dôme des Invalides : elle eût fait le pendant des chefs-d’œuvre du Vatican dont il avait décoré le Louvre. Tandis qu’on détachait cette croix, des corneilles vagissantes voletaient autour : « Que me veulent ces oiseaux ? » disait Bonaparte.

On touchait au moment fatal : Daru élevait des objections contre divers projets qu’exposait Bonaparte : « Quel parti prendre donc ? s’écria l’empereur. — Rester ici, faire de Moscou un grand camp retranché ; y passer l’hiver ; faire saler les chevaux qu’on ne pourra nourrir ; attendre le printemps ; nos renforts et la Lithuanie armée viendront nous délivrer et achever la conquête. — C’est un conseil de lion, répond Napoléon : mais que dirait Paris ? La France ne s’accoutumerait pas à mon absence[53]. » — « Que dit-on de moi à Athènes ? » disait Alexandre.

Il se replonge aux incertitudes : partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Il ne sait. Maintes délibérations se succèdent. Enfin une affaire engagée à Winkovo, le 18 octobre, le détermine subitement à sortir des débris de Moscou avec son armée : ce jour-là même, sans appareil, sans bruit, sans tourner la tête, voulant éviter la route directe de Smolensk, il s’achemine par l’une des deux routes de Kalouga.

Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l’Afrique qui s’endorment après s’être repus, il s’était oublié ; c’était apparemment les jours nécessaires pour changer le sort d’un homme pareil. Pendant ce temps-là, l’astre de sa destinée s’inclinait. Enfin il se réveille pressé entre l’hiver et une capitale incendiée ; il se glisse au dehors des décombres ; il était trop tard ; cent mille hommes étaient condamnés. Le maréchal Mortier, commandant l’arrière-garde, a l’ordre, en se retirant, de faire sauter le Kremlin[54].

Bonaparte, se trompant ou voulant tromper les autres, écrit le 18 d’octobre au duc de Bassano une lettre que rapporte M. Fain : « Vers les premières semaines de novembre, mandait-il, j’aurai ramené mes troupes dans le carré qui est entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Witepsk. Je me décide à ce mouvement, parce que Moscou n’est plus une position militaire ; j’en vais chercher une autre plus favorable au début de la campagne prochaine. Les opérations auront alors à se diriger sur Pétersbourg et sur Kiew. » Pitoyable forfanterie, s’il ne s’agissait que du secours passager d’un mensonge ; mais dans Bonaparte une idée de conquête, malgré l’évidence contraire de la raison, pouvait toujours être une idée de bonne foi.

On marchait sur Malojaroslawetz : par l’embarras des bagages et des voitures mal attelées de l’artillerie, le troisième jour de marche on n’était encore qu’à dix lieues de Moscou. On avait l’intention de devancer Kutuzof ; l’avant-garde du prince Eugène le prévint en effet à Fominskoï. Il restait encore cent mille hommes d’infanterie au début de la retraite. La cavalerie était presque nulle, à l’exception de trois mille cinq cents chevaux de la garde. Nos troupes, ayant atteint la nouvelle route de Kalouga le 21, entrèrent le 22 à Borowsk, et le 23 la division Delzons occupa Malojaroslawetz. Napoléon était dans la joie ; il se croyait échappé.

Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, la terre trembla : cent quatre-vingt-trois milliers de poudre, placés sous les voûtes du Kremlin, déchirèrent le palais des czars. Mortier qui fit sauter le Kremlin, était réservé à la machine infernale de Fieschi. Que de mondes passés entre ces deux explosions si différentes et par les temps et par les hommes !

Après ce sourd mugissement, une forte canonnade vint à travers le silence dans la direction de Malojaroslawetz : autant Napoléon avait désiré ouïr ce bruit en entrant en Russie, autant il redoutait de l’entendre en sortant. Un aide de camp du vice-roi annonce une attaque générale des Russes : à la nuit les généraux Compans et Gérard arrivèrent en aide au prince Eugène. Beaucoup d’hommes périrent des deux côtés ; l’ennemi parvint à se mettre à cheval sur la route de Kalouga, et fermait l’entrée du chemin intact qu’on avait espéré suivre. Il ne restait d’autre ressource que de retomber dans la route de Mojaïsk et de rentrer à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs : on le pouvait ; les oiseaux du ciel n’avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions semé pour retrouver nos traces.

Napoléon logea cette nuit à Ghorodnia dans une pauvre maison où les officiers attachés aux divers généraux ne purent se mettre à couvert. Ils se réunirent sous la fenêtre de Bonaparte ; elle était sans volets et sans rideaux : on en voyait sortir une lumière, tandis que les officiers restés en dehors étaient plongés dans l’obscurité. Napoléon était assis dans sa chétive chambre, la tête abaissée sur ses deux mains ; Murat, Berthier et Bessières se tenaient debout à ses côtés, silencieux et immobiles. Il ne donna point d’ordre, et monta à cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l’armée russe.

À peine était-il sorti que roula jusqu’à ses pieds un éboulement de Cosaques. La vivante avalanche avait franchi la Luja, et s’était dérobée à la vue, le long de la lisière des bois. Tout le monde mit l’épée à la main, l’empereur lui-même. Si ces maraudeurs avaient eu plus d’audace, Bonaparte demeurait prisonnier. À Malojaroslawetz incendié, les rues étaient encombrées de corps à moitié grillés, coupés, sillonnés, mutilés par les roues de l’artillerie, qui avaient passé sur eux. Pour continuer le mouvement sur Kalouga, il eût fallu livrer une seconde bataille ; l’empereur ne le jugea pas convenable. Il s’est élevé à cet égard une discussion entre les partisans de Bonaparte et les amis des maréchaux. Qui donna le conseil de reprendre la première route parcourue par les Français ? Ce fut évidemment Napoléon : une grande sentence funèbre à prononcer ne lui coûtait guère ; il en avait l’habitude.

Revenu le 26 à Borowsk, le lendemain, près de Véréia, on présenta au chef de nos armées le général Witzingerode et son aide de camp le comte Nariskin : ils s’étaient laissé surprendre en entrant trop tôt dans Moscou. Bonaparte s’emporta : « Qu’on fusille ce général ! » s’écrie-t-il hors de lui ; « c’est un déserteur du royaume de Wurtemberg ; il appartient à la confédération du Rhin. » Il se répand en invectives contre la noblesse russe et finit par ces mots : « J’irai à Saint-Pétersbourg, je jetterai cette ville dans la Newa », et subitement il commanda de brûler un château que l’on apercevait sur une hauteur : le lion blessé se ruait en écumant sur tout ce qui l’environnait.

Néanmoins, au milieu de ses folles colères, lorsqu’il intimait à Mortier l’ordre de détruire le Kremlin, il se conformait en même temps à sa double nature ; il écrivait au duc de Trévise des phrases de sensiblerie ; pensant que ses missives seraient connues, il lui enjoignait avec un soin tout paternel de sauver les hôpitaux ; « car c’est ainsi, ajoutait-il, que j’en ai usé à Saint-Jean-d’Acre. » Or, en Palestine il fit fusiller les prisonniers turcs, et, sans l’opposition de Desgenettes, il eût empoisonné ses malades ! Berthier et Murat sauvèrent le prince Witzingerode.

Cependant Kutuzof nous poursuivait mollement. Wilson pressait-il le général russe d’agir, le général répondait : « Laissez venir la neige. » Le 29 septembre, on touche aux fatales collines de la Moskowa : un cri de douleur et de surprise échappe à notre armée. De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille cadavres diversement consommés. Des files de carcasses alignées semblaient garder encore la discipline militaire ; des squelettes détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient les commandants et dominaient la mêlée des morts. Partout armes rompues, tambours défoncés, lambeaux de cuirasses et d’uniformes, étendards déchirés, dispersés entre des troncs d’arbres coupés à quelques pieds du sol par les boulets : c’était la grande redoute de la Moskowa.

Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement : un soldat français privé des deux jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d’un cheval effondré par un obus avait servi de guérite à ce soldat ; il y vécut en rongeant sa loge de chair ; les viandes putréfiées des morts à la portée de sa main lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d’amadou pour emmaillotter ses os. L’effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon : Napoléon ne l’attendit pas.

Le silence des soldats, hâtés du froid, de la faim et de l’ennemi, était profond ; ils songeaient qu’ils seraient bientôt semblables aux compagnons dont ils apercevaient les restes. On n’entendait dans ce reliquaire que la respiration agitée et le bruit du frisson involontaire des bataillons en retraite.

Plus loin on retrouva l’abbaye de Kotloskoï transformée en hôpital ; tous les secours y manquaient ; là restait encore assez de vie pour sentir la mort. Bonaparte, arrivé sur le lieu, se chauffa du bois de ses chariots disloqués. Quand l’armée reprit sa marche, les agonisants se levèrent, parvinrent au seuil de leur dernier asile, se laissèrent dévaler jusqu’au chemin, tendirent aux camarades qui les quittaient leurs mains défaillantes : ils semblaient à la fois les conjurer et les ajourner.

À chaque instant retentissait la détonation des caissons qu’on était forcé d’abandonner. Les vivandiers jetaient les malades dans les fossés. Des prisonniers russes qu’escortaient des étrangers au service de la France, furent dépêchés par leurs gardes : tués d’une manière uniforme, leur cervelle était répandue à côté de leur tête. Bonaparte avait emmené l’Europe avec lui ; toutes les langues se parlaient dans son armée ; toutes les cocardes, tous les drapeaux s’y voyaient. L’Italien, forcé au combat, s’était battu comme un Français ; l’Espagnol avait soutenu sa renommée de courage : Naples et l’Andalousie n’avait été pour eux que les regrets d’un doux songe. On a dit que Bonaparte n’avait été vaincu que par l’Europe entière, et c’est juste ; mais on oublie que Bonaparte n’avait vaincu qu’à l’aide de l’Europe, de force ou de gré son alliée.

La Russie résista seule à l’Europe guidée par Napoléon ; la France, restée seule et défendue par Napoléon, tomba sous l’Europe retournée ; mais il faut dire que la Russie était défendue par son climat, et que l’Europe ne marchait qu’à regret sous son maître. La France, au contraire, n’était préservée ni par son climat ni par sa population décimée ; elle n’avait que son courage et le souvenir de sa gloire.

Indifférent aux misères de ses soldats, Bonaparte n’avait souci que de ses intérêts ; lorsqu’il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres étaient les fomentateurs de cette guerre ; ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Vicence, qui s’obstinait à racheter un malheur par sa noble conduite, éclatait au milieu de la flatterie au bivouac. Il s’écriait : « Que d’atroces cruautés ! Voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! » Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d’incrédulité, et se retirait. L’homme que la moindre contradiction mettait en fureur souffrait les rudesses de Caulaincourt en expiation de la lettre qu’il l’avait jadis chargé de porter à Ettenheim. Quand on a commis une chose reprochable, le ciel en punition vous en impose les témoins ; en vain les anciens tyrans les faisaient disparaître ; descendus aux enfers, ces témoins entraient dans le corps des Furies et revenaient.

Napoléon, ayant traversé Gjatsk, poussa jusqu’à Wiasma ; il le dépassa, n’ayant point trouvé l’ennemi qu’il craignait d’y rencontrer. Il arriva le 3 novembre à Slawskowo ; là il apprit qu’un combat s’était donné derrière lui à Wiasma ; ce combat contre les troupes de Miloradowitch nous fut fatal : nos soldats, nos officiers blessés, le bras en écharpe, la tête enveloppée de linge, miracle de vaillance, se jetaient sur les canons ennemis.

Cette suite d’affaires dans les mêmes lieux, ces couches de morts ajoutées à des couches de morts, ces batailles doublées de batailles, auraient deux fois immortalisé des champs funestes, si l’oubli ne passait rapidement sur notre poussière. Qui pense à ces paysans laissés en Russie ? Ces rustiques sont-ils contents d’avoir été à la grande bataille sous les murs de Moscou ? Il n’y a peut-être que moi qui, dans les soirées d’automne, en regardant voler au haut du ciel les oiseaux du Nord, me souvienne qu’ils ont vu la tombe de nos compatriotes. Des compagnies industrielles se sont transportées au désert avec leurs fourneaux et leurs chaudières ; les os ont été convertis en noir animal : qu’il vienne du chien ou de l’homme, le vernis est du même prix, et il n’est pas plus brillant, qu’il ait été tiré de l’obscurité ou de la gloire. Voilà le cas que nous faisons des morts aujourd’hui ! Voilà les rites sacrés de la nouvelle religion ! Diis Manibus. Heureux compagnons de Charles XII, vous n’avez point été visités par ces hyènes sacrilèges ! Pendant l’hiver, l’hermine fréquente les neiges virginales, et pendant l’été les mousses fleuries de Pultava.

Le 6 novembre (1812) le thermomètre descendit à dix-huit degrés au-dessous de zéro : tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussure sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux. On ne sait plus de quel côté les fleuves coulent ; on est obligé de casser la glace pour apprendre à quel orient il faut se diriger. Égarés dans l’étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître, de même que des vaisseaux en péril tirent le canon de détresse. Les sapins changés en cristaux immobiles s’élèvent çà et là, candélabres de ces pompes funèbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivaient à distance cette retraite de cadavres.

Il était dur, après les marches, d’être obligé, à l’étape déserte, de s’entourer des précautions d’un ost sain, largement pourvu, de poser des sentinelles, d’occuper des postes, de placer des grand’gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni où s’asseoir, ni où se coucher ; les arbres jetés bas avec tous leurs albâtres refusaient de s’enflammer ; à peine parvenait-on à faire fondre un peu de neige, pour y démêler une cuillerée de farine de seigle. On ne s’était pas reposé sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les bois ; l’artillerie volante de l’ennemi grondait ; le jeûne de nos soldats était salué comme le festin des rois, lorsqu’ils se mettent à table ; les boulets roulaient leurs pains de fer au milieu des convives affamés. À l’aube, que ne suivait point l’aurore, on entendait le battement d’un tambour drapé de frimas ou le son enroué d’une trompette : rien n’était triste comme cette diane lugubre, appelant sous les armes des guerriers qu’elle ne réveillait plus. Le jour grandissant éclairait des cercles de fantassins roidis et morts autour des bûchers expirés.

Quelques survivants partaient ; ils s’avançaient vers des horizons inconnus qui, reculant toujours, s’évanouissaient à chaque pas dans le brouillard. Sous un ciel pantelant, et comme lassé des tempêtes de la veille, nos files éclaircies traversaient des landes après des landes, des forêts suivies de forêts et dans lesquelles l’Océan semblait avoir laissé son écume attachée aux branches échevelées des bouleaux. On ne rencontrait même pas dans ces bois ce triste et petit oiseau de l’hiver qui chante, ainsi que moi, parmi les buissons dépouillés. Si je me retrouve tout à coup par ce rapprochement en présence de mes vieux jours, ô mes camarades ! (les soldats sont frères), vos souffrances me rappellent aussi mes jeunes années, lorsque, me retirant devant vous, je traversais, si misérable et si délaissé, la bruyère des Ardennes.

Les grandes armées russes suivaient la nôtre : celle-ci était partagée en plusieurs divisions qui se subdivisaient en colonnes : le prince Eugène commandait l’avant-garde, Napoléon le centre, l’arrière-garde le maréchal Ney. Retardés de divers obstacles et combats, ces corps ne conservaient pas leur exacte distance : tantôt ils se devançaient les uns les autres ; tantôt ils marchaient sur une ligne horizontale, très souvent sans se voir et sans communiquer ensemble faute de cavalerie. Des Tauridiens, montés sur de petits chevaux dont les crins balayaient la terre, n’accordaient de repos ni jour ni nuit à nos soldats harassés par ces taons de neige. Le paysage était changé : là où l’on avait vu un ruisseau, on retrouvait un torrent que des chaînes de glace suspendaient aux bords escarpés de sa ravine. « Dans une seule nuit, » dit Bonaparte (Papiers de Sainte-Hélène), « on perdit trente mille chevaux : on fut obligé d’abandonner presque toute l’artillerie, forte alors de cinq cents bouches à feu ; on ne put emporter ni munitions, ni provisions. Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire de reconnaissance ni envoyer une avant-garde de cavalerie reconnaître la route. Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. Au lieu de se tenir réunis, ils erraient séparément pour chercher du feu. Ceux qu’on envoyait en éclaireurs abandonnaient leurs postes et allaient chercher les moyens de se réchauffer dans les maisons. Ils se répandaient de tous côtés, s’éloignaient de leurs corps et devenaient facilement la proie de l’ennemi. D’autres se couchaient sur la terre, s’endormaient : un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. Des milliers de soldats périrent. Les Polonais sauvèrent quelques-uns de leurs chevaux et un peu de leur artillerie ; mais les Français et les soldats des autres nations n’étaient plus les mêmes hommes. La cavalerie a surtout beaucoup souffert. Sur quarante mille hommes, je ne crois pas qu’il en soit échappé trois mille. »

Et vous qui racontiez cela sous le beau soleil d’un autre hémisphère, n’étiez-vous que le témoin de tant de maux ?

Le jour même (6 novembre) où le thermomètre tomba si bas, arriva de France, comme une fresaie égarée, la première estafette que l’on eût vue depuis longtemps : elle apportait la mauvaise nouvelle de la conspiration de Malet[55]. Cette conspiration eut quelque chose du prodigieux de l’étoile de Napoléon. Au rapport du général Gourgaud, ce qui fit le plus d’impression sur l’empereur fut la preuve trop évidente « que les principes monarchiques dans leur application à sa monarchie avaient jeté des racines si peu profondes que de grands fonctionnaires, à la nouvelle de la mort de l’empereur, oublièrent que, le souverain étant mort, un autre était là pour lui succéder. »

Bonaparte à Sainte-Hélène (Mémorial de Las Cases) racontait qu’il avait dit à sa cour des Tuileries, en parlant de la conspiration de Malet : « Eh bien, messieurs, vous prétendiez avoir fini votre révolution ; vous me croyiez mort ; mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frémir pour l’avenir ! » Bonaparte raisonnait logiquement ; il s’agissait de sa dynastie : aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s’il s’était agi de la race de saint Louis ?

Bonaparte apprit l’accident de Paris au milieu d’un désert, parmi les débris d’une armée presque détruite dont la neige buvait le sang ; les droits de Napoléon fondés sur la force s’anéantissaient en Russie avec sa force, tandis qu’il avait suffi d’un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale : hors de la religion, de la justice et de la liberté, il n’y a point de droits.

Presque au même moment que Bonaparte apprenait ce qui s’était passé à Paris, il recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part « que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c’était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l’aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu’il n’y avait plus qu’à fuir ? »

Quand l’aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l’interrompit : « Colonel, je ne vous demande pas ces détails. » — Cette expédition de la Russie était une vraie extravagance que toutes les autorités civiles et militaires de l’Empire avaient blâmée : les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats ; sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l’image des deux parts de sa vie.

Le 9 novembre, on avait enfin gagné Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait défendu d’y laisser entrer personne avant que les postes n’eussent été remis à la garde impériale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles ; les soldats du dedans se tiennent renfermés. L’air retentit des imprécations des désespérés forclos, vêtus de sales lévites de Cosaques, de capotes rapetassées, de manteaux et d’uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tête couverte de bonnets, de mouchoirs roulés, de schakos défoncés, de casques faussés et rompus ; tout cela sanglant ou neigeux, percé de balles ou haché de coups de sabre. Le visage hâve et dévalé, les yeux sombres et étincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant les dents, ayant l’air de ces prisonniers mutilés qui, sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupée : on les eût pris pour des masques en furie ou pour des malades affolés, échappés des hôpitaux. La jeune et la vieille garde arrivèrent ; elles entrèrent dans la place incendiée à notre premier passage. Des cris s’élèvent contre la troupe privilégiée : « L’armée n’aurait-elle jamais que ses restes ? » Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres ; on les repousse ; on se bat : les tués restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L’air était empesté de la corruption d’une multitude d’anciens cadavres ; des militaires étaient atteints d’imbécillité ou de folie ; quelques-uns dont les cheveux s’étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d’un rire hébété, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colère contre un misérable fournisseur impuissant dont aucun des ordres n’avait été exécuté.

L’armée de cent mille hommes, réduite à trente mille, était côtoyée d’une bande de cinquante mille traîneurs : il ne se trouvait plus que dix-huit cents cavaliers montés. Napoléon en donna le commandement à M. de Latour-Maubourg[56]. Cet officier, qui menait les cuirassiers à l’assaut de la grande redoute de Borodino, eut la tête fendue de coups de sabre ; depuis il perdit une jambe à Dresde. Apercevant son domestique qui pleurait, il lui dit : « De quoi te plains-tu ? tu n’auras plus qu’une botte à cirer. » Ce général, resté fidèle au malheur, est devenu le gouverneur de Henri V dans les premières années de l’exil du jeune prince : j’ôte mon chapeau en passant devant lui, comme en passant devant l’honneur.

On séjourna par force jusqu’au 14 dans Smolensk, Napoléon ordonna au maréchal Ney de se concerter avec Davout et de démembrer la place en la déchirant avec des fougasses : pour lui, il se rendit à Krasnoï, où il s’établit le 16, après que cette station eut été pillée par les Russes. Les Moscovites rétrécissaient leur cercle : la grande armée dite de Moldavie était dans le voisinage ; elle se préparait à nous cerner tout à fait et à nous jeter dans la Bérésina.

Le reste de nos bataillons diminuait de jour en jour. Kutuzof, instruit de nos misères, remuait à peine : « Sortez seulement un moment de votre quartier général, » s’écriait Wilson ; « avancez-vous sur les hauteurs, vous verrez que le dernier moment de Napoléon est venu. La Russie réclame cette victime : il n’y a plus qu’à frapper ; une charge suffira ; dans deux heures la face de l’Europe sera changée. »

Cela était vrai ; mais il n’y aurait eu que Bonaparte de particulièrement frappé, et Dieu voulait appesantir sa main sur la France.

Kutuzof répondait : « Je fais reposer mes soldats tous les trois jours ; je rougirais, je m’arrêterais aussitôt, si le pain leur manquait un seul instant. J’escorte l’armée française ma prisonnière ; je la châtie dès qu’elle veut s’arrêter ou s’éloigner de la grande route. Le terme de la destinée de Napoléon est irrévocablement marqué : c’est dans les marais de la Bérésina que s’éteindra le météore en présence de toutes les armées russes. Je leur aurai livré Napoléon affaibli, désarmé, mourant : c’est assez pour ma gloire. »

Bonaparte avait parlé du vieux Kutuzof avec ce dédain insultant dont il était si prodigue : le vieux Kutuzof à son tour lui rendait mépris pour mépris.

L’armée de Kutuzof était plus impatiente que son chef ; les Cosaques eux-mêmes s’écriaient : « Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux ? »

Cependant on ne voyait pas le quatrième corps[57] qui avait dû quitter Smolensk le 15 et rejoindre Napoléon le 16 à Krasnoï ; les communications étaient coupées ; le prince Eugène, qui menait la queue, essaya vainement de les rétablir : tout ce qu’il put faire, ce fut de tourner les Russes et d’opérer sa jonction avec la garde sous Krasnoï ; mais toujours les maréchaux Davout et Ney ne paraissaient pas.

Alors Napoléon retrouva subitement son génie : il sort de Krasnoï le 17, un bâton à la main, à la tête de sa garde réduite à treize mille hommes, pour affronter d’innombrables ennemis, dégager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux maréchaux. Il ne gâta cette action que par la réminiscence d’un mot peu proportionné à son masque : « J’ai assez fait l’empereur, il est temps que je fasse le général. » Henri IV, partant pour le siège d’Amiens, avait dit : « J’ai assez fait le roi de France, il est temps que je fasse le roi de Navarre. » Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait Napoléon, se chargeaient d’artillerie et pouvaient à chaque instant le foudroyer ; il y jette un coup d’œil et dit : « Qu’un escadron de mes chasseurs s’en empare ! » Les Russes n’avaient qu’à se laisser rouler en bas, leur seule masse l’eût écrasé ; mais, à la vue de ce grand homme et des débris de la garde serrée en bataillon carré, ils demeurèrent immobiles, comme fascinés ; son regard arrêta cent mille hommes sur les collines.

Kutuzof, à propos de cette affaire de Krasnoï, fut honoré à Pétersbourg du surnom de Smolenski ; apparemment pour n’avoir pas, sous le bâton de Bonaparte, désespéré du salut de la République.


Après cet inutile effort, Napoléon repassa le Dniéper le 19 et vint camper à Orcha : il y brûla les papiers qu’il avait apportés pour écrire sa vie dans les ennuis de l’hiver, si Moscou restée entière lui eût permis de s’y établir. Il s’était vu forcé de jeter dans le lac de Semlewo l’énorme croix de saint Jean : elle a été retrouvée par des Cosaques et replacée sur la tour du grand Yvan.

À Orcha les inquiétudes étaient grandes : malgré la tentative de Napoléon pour la rescousse du Maréchal Ney, il manquait encore. On reçut enfin de ses nouvelles à Baranni : Eugène était parvenu à le rejoindre. Le général Gourgaud raconte le plaisir que Napoléon en éprouva, bien que le bulletin et les relations des amis de l’empereur continuent de s’exprimer avec une réserve jalouse sur tous les faits qui n’ont pas un rapport direct avec lui. La joie de l’armée fut promptement étouffée ; on passait de péril en péril. Bonaparte se rendait de Kokhanow à Tolozcim, lorsqu’un aide de camp lui annonça la perte de la tête du pont de Borisow, enlevé par l’armée de Moldavie au général Dombrowski[58]. L’armée de Moldavie, surprise à son tour par le duc de Reggio dans Borisow, se retira derrière la Bérésina après avoir détruit le pont. Tchitchagof se trouvait ainsi en face de nous de l’autre côté de la rivière.

Le général Corbineau[59], commandant une brigade de notre cavalerie légère, renseigné par un paysan, avait découvert au-dessous de Borisow le gué de Vésélovo. Sur cette nouvelle, Napoléon, dans la soirée du 24, fit partir de Bobre Éblé[60] et Chasseloup[61] avec les pontonniers et les sapeurs : ils arrivèrent à Stoudianka, sur la Bérésina, au gué indiqué.

Deux ponts sont jetés ; une armée de quarante mille Russes campait au bord opposé. Quelle fut la surprise des Français, lorsqu’au lever du jour ils aperçurent le rivage désert et l’arrière-garde de la division de Tchaplitz en pleine retraite ! Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Un seul boulet, le feu de la pipe d’un Cosaque eussent suffi pour mettre en pièces ou pour brûler les faibles pontons de d’Éblé. On court avertir Bonaparte ; il se lève à la hâte, sort, voit et s’écrie : « J’ai trompé l’amiral ! » L’exclamation était naturelle ; les Russes avortaient au dénouement et commettaient une faute qui devait prolonger la guerre de trois années ; mais leur chef n’avait point été trompé. L’amiral Tchitchagof avait tout aperçu ; il s’était simplement laissé aller à son caractère : quoique intelligent et fougueux, il aimait ses aises ; il craignait le froid, restait au poêle, et pensait qu’il aurait toujours le temps d’exterminer les Français quand il se serait bien chauffé : il céda à son tempérament. Retiré aujourd’hui à Londres[62], ayant abandonné sa fortune et renoncé à la Russie, Tchitchagof a fourni au Quaterly-Review de curieux articles sur la campagne de 1812 : il cherche à s’excuser, ses compatriotes lui répondent ; c’est une querelle entre des Russes. Hélas ! si Bonaparte, par la construction de ses deux ponts et l’incompréhensible retraite de la division Tchaplitz, était sauvé, les Français ne l’étaient pas : deux autres armées russes s’aggloméraient sur la rive du fleuve que Napoléon se préparait à quitter. Ici celui qui n’a point vu doit se taire et laisser parler les témoins.

« Le dévouement des pontonniers dirigés par d’Éblé, » dit Chambray[63], « vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu’ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés de liqueurs et d’aliments substantiels, on les vit, bravant le froid qui était devenu très rigoureux, se mettre dans l’eau quelquefois jusqu’à la poitrine ; c’était courir à une mort presque certaine ; mais l’armée les regardait ; ils se sacrifièrent pour son salut. »

« Le désordre régnait chez les Français, » dit à son tour M. de Ségur, « et les matériaux avaient manqué aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s’était rompu et le passage en avait été retardé de sept heures : il se brisa une troisième fois le 27, vers quatre heures du soir. D’un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnants n’avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s’étaient présentés à la fois pour passer les ponts.

« Ce fut surtout quand la garde, sur laquelle ils se réglaient, s’ébranla. Son départ fut comme un signal : ils accoururent de toutes parts ; ils s’amoncelèrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse d’hommes, de chevaux et de chariots assiéger l’étroite entrée des ponts qu’elle débordait. Les premiers, poussés par ceux qui les suivaient, repoussés par les gardes et par les pontonniers, ou arrêtés par le fleuve, étaient écrasés, foulés aux pieds, ou précipités dans les glaces que charriait la Bérésina. Il s’élevait de cette immense et horrible cohue, tantôt un bourdonnement sourd, tantôt une grande clameur, mêlée de gémissements et d’affreuses imprécations.

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Le désordre avait été si grand, que, vers deux heures, quand l’empereur s’était présenté à son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde, et Latour-Maubourg, renoncèrent, par pitié, à se faire jour au travers de ces malheureux

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La multitude immense entassée sur la rive, pêle-mêle avec les chevaux et les chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos : ils furent le signal d’un désespoir universel

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« Beaucoup de ceux qui s’étaient lancés les premiers de cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l’escalader par ses côtés ; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu’on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu’elles s’enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras roidis les tenaient encore au-dessus d’elles.

« Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l’artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d’hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur, n’écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour.

« Tout alors se dirigea vers l’autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d’artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs, et rapidement emportées sur une pente roide et inégale, au milieu de cet amas d’hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles ; puis s’entre-choquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d’hommes éperdus poussés sur ces obstacles s’y embarrassent, culbutent, et sont écrasés par des masses d’autres infortunés qui se succèdent sans interruption.

« Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres ; on n’entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s’attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d’un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n’entendait pas les plaintes des victimes qu’elle engloutissait[64]. »

Les autres témoignages sont d’accord avec les récits de M. de Ségur : pour leur collation et leur preuve, je ne citerai plus que ce passage des Mémoires de Vaudoncourt :

« La plaine assez grande qui se trouve devant Vésévolo offre, le soir, un spectacle dont l’horreur est difficile à peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons, la plupart renversés les uns sur les autres et brisés. Elle est jonchée de cadavres d’individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d’enfants traînés, à la suite de l’armée, jusqu’à Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappés de différentes manières. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d’être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux ; frappés par les boulets ou par les balles des deux partis ; noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par les soldats ennemis et jetés nus sur la neige où le froid termina bientôt leurs souffrances[65]. »

Quel gémissement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet événement de douleur, un des plus grands de l’histoire ; pour des désastres qui surpassent ceux de l’armée de Cambyse ? Quel cri est arraché de son âme ? Ces quatre mots de son bulletin : « Pendant la journée du 26 et du 27 l’armée passa. » Vous venez de voir comment ! Napoléon ne fut pas même attendri par le spectacle de ces femmes élevant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux. L’autre grand homme qui par la France a régné sur le monde, Charlemagne, grossier barbare apparemment, chanta et pleura (poète qu’il était aussi) l’enfant englouti dans l’Èbre en se jouant sur la glace :

Trux puer adstricto glacie dum ludit in Hebro.

Le duc de Bellune était chargé de protéger le passage. Il avait laissé en arrière le général Partouneaux[66] qui fut obligé de capituler. Le duc de Reggio, blessé de nouveau, était remplacé dans son commandement par le maréchal Ney. On traversa les marais de la Gaina : la plus petite prévoyance des Russes aurait rendu les chemins impraticables. À Malodeczno, le 3 décembre, se trouvèrent toutes les estafettes arrêtées depuis trois semaines. Ce fut là que Napoléon médita d’abandonner le drapeau, « Puis-je rester, » disait-il, « à la tête d’une déroute ? » À Smorgoni, le roi de Naples et le prince Eugène le pressèrent de retourner en France. Le duc d’Istrie porta la parole ; dès les premiers mots Napoléon entra en fureur, il s’écria : « Il n’y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de quitter l’armée dans la situation où elle se trouve. » Il fit un mouvement pour se jeter sur le maréchal, son épée nue à la main. Le soir il fit rappeler le duc d’Istrie et lui dit : « Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte. » La scène était arrangée ; le projet de départ était arrêté lorsqu’elle fut jouée. M. Fain assure en effet que l’empereur s’était déterminé à quitter l’armée pendant la marche qui le ramena le 4 de Malodeczno à Biclitza. Telle fut la comédie par laquelle l’immense acteur dénoua son drame tragique.

À Smorgoni l’empereur écrivit son vingt-neuvième bulletin. Le 5 décembre il monta sur un traîneau avec M. de Caulaincourt : il était dix heures du soir. Il traversa l’Allemagne caché sous le nom de son compagnon de fuite. À sa disparition, tout s’abîma : dans une tempête, lorsqu’un colosse de granit s’ensevelit sous les sables de la Thébaïde, nulle ombre ne reste au désert. Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complètent : l’hiver, qui n’avait encore été que l’automne de ces climats, descend. Les Russes n’avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait vagabondes après lui.

À Wilna on ne rencontra que des Juifs qui jetaient sous les pieds de l’ennemi les malades qu’ils avaient d’abord recueillis par avarice. Une dernière déroute abîma le demeurant des Français, à la hauteur de Ponary. Enfin on touche au Niémen : des trois ponts sur lesquels nos troupes avaient défilé, aucun n’existait ; un pont, ouvrage de l’ennemi, dominait les eaux congelées. Des cinq cent mille hommes, de l’innombrable artillerie qui, au mois de juin, avaient traversé le fleuve, on ne vit repasser à Kowno qu’un millier de fantassins réguliers, quelques canons et trente mille misérables couverts de plaies. Plus de musique, plus de chants de triomphe ; la bande à la face violette, et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu’à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent : leur vie se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés. Le général Gourgaud affirme que cent vingt-sept mille hommes repassèrent le Niémen : ce serait toujours même à ce compte une perte de trois cent treize mille hommes dans une campagne de quatre mois[67].

Murat, parvenu à Gumbinnen, rassembla ses officiers et leur dit : « Il n’est plus possible de servir un insensé ; il n’y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l’Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités. » De là il se rendit à Posen et, le 16 janvier 1813, il disparut. Vingt-trois jours après, le prince de Schwarzenberg quitta l’armée : elle passa sous le commandement du prince Eugène. Le général York[68], d’abord blâmé ostensiblement par Frédéric-Guillaume et bientôt réconcilié avec lui, se retira en emmenant les Prussiens : la défection européenne commençait.


Dans toute cette campagne Bonaparte fut inférieur à ses généraux, et particulièrement au maréchal Ney. Les excuses que l’on a données de la fuite de Bonaparte sont inadmissibles : la preuve est là, puisque son départ, qui devait tout sauver, ne sauva rien. Cet abandon, loin de réparer les malheurs, les augmenta et hâta la dissolution de la Fédération rhénane.

Le vingt-neuvième et dernier bulletin de la grande armée, daté de Molodetschino le 3 décembre 1812, arrivé à Paris le 18, n’y précéda Napoléon que de deux jours[69] : il frappa la France de stupeur, quoiqu’il soit loin de s’exprimer avec la franchise dont on l’a loué ; des contradictions frappantes s’y remarquent et ne parviennent pas à couvrir une vérité qui perce partout. À Sainte-Hélène (comme on l’a vu ci-dessus), Bonaparte s’exprimait avec plus de bonne foi : ses révélations ne pouvaient plus compromettre un diadème alors tombé de sa tête. Il faut pourtant écouter encore un moment le ravageur :

« Cette armée, » dit-il dans le bulletin du 3 décembre 1812, « si belle le 6, était bien différente dès le 14. Presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports, nous ne pouvions nous éclairer à un quart de lieue…

« Les hommes que la nature n’a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté, leur bonne humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu’elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté, leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.

« Dans tous ces mouvements, l’empereur a toujours marché au milieu de sa garde, la cavalerie commandée par le maréchal duc d’Istrie, et l’infanterie commandée par le duc de Dantzick. Sa Majesté a été satisfaite du bon esprit que sa garde a montré ; elle a toujours été prête à se porter partout où les circonstances l’auraient exigé ; mais les circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi, et qu’elle n’a pas été dans le cas de donner.

« Le prince de Neuchâtel, le grand maréchal[70], le grand écuyer[71] et tous les aides de camp et les officiers militaires de la maison de l’empereur, ont toujours accompagné Sa Majesté.

« Notre cavalerie était tellement démontée, que l’on a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l’empereur dans tous ses mouvements. La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure. »

Quel résumé de tant de victoires ! Bonaparte avait dit aux Directeurs : « Qu’avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! » La France pouvait dire à Bonaparte : « Qu’avez-vous fait dans une seule course des cinq cent mille soldats du Niémen, tous mes enfants ou mes alliés ? Ils sont morts ! »

Après la perte de ces cent mille soldats républicains regrettés de Napoléon, du moins la patrie fut sauvée : les derniers résultats de la campagne de Russie ont amené l’invasion de la France et la perte de tout ce que notre gloire et nos sacrifices avaient accumulé depuis vingt ans.

Bonaparte a sans cesse été gardé par un bataillon sacré qui ne le perdit pas de vue dans tous ses mouvements ; dédommagement des trois cent mille existences immolées : mais pourquoi la nature ne les avait-elle pas trempées assez fortement ? Elles auraient conservé leurs manières ordinaires. Cette vile chair à canon méritait-elle que ses mouvements eussent été aussi précieusement surveillés que ceux de Sa Majesté ?

Le bulletin conclut, comme plusieurs autres, par ces mots : « La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure. »

Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien.

À la suite de ce rapport, on lisait cette remarque officielle dans les journaux : « C’est une pièce historique du premier rang : Xénophon et César ont ainsi écrit, l’un la retraite des Dix mille, l’autre ses Commentaires. » Quelle démence de comparaison académique ! Mais, laissant à part la bénévole réclame littéraire, on devait être satisfait parce que d’effroyables calamités causées par Napoléon lui avaient fourni l’occasion de montrer ses talents comme écrivain ! Néron a mis le feu à Rome, et il chante l’incendie de Troie. Nous étions arrivés jusqu’à la féroce dérision d’une flatterie qui déterrait dans ses souvenirs Xénophon et César, afin d’outrager le deuil éternel de la France.

Le Sénat conservateur accourt : « Le Sénat, » dit Lacépède[72], « s’empresse de présenter au pied du trône de V. M. I. et R. l’hommage de ses félicitations sur l’heureuse arrivée de V. M. au milieu de ses peuples. Le Sénat, premier conseil de l’empereur et dont l’autorité n’existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement, est établi pour la conservation de cette monarchie et de l’hérédité de votre trône, dans une quatrième dynastie. La France et la postérité le trouveront, dans toutes les circonstances, fidèle à ce devoir sacré, et tous ses membres seront toujours prêts à périr pour la défense de ce palladium de la sûreté et de la prospérité nationales. » Les membres du Sénat l’ont merveilleusement prouvé en décrétant la déchéance de Napoléon !

L’empereur répond : « Sénateurs, ce que vous me dites m’est fort agréable. J’ai à cœur la gloire et la puissance de la France ; mais nos premières pensées sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure .   .   .   .   .   pour ce trône auquel sont attachées désormais les destinées de la patrie .  .  .  .  .   J’ai demandé à la Providence un nombre d’années déterminé .  .  .  .  .   J’ai réfléchi à ce qui a été fait aux différentes époques ; j’y penserai encore. »

L’historien des reptiles, en osant congratuler Napoléon sur les prospérités publiques, est cependant effrayé de son courage ; il a peur d’être ; il a bien soin de dire que l’autorité du Sénat n’existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement. On avait tant à craindre de l’indépendance du Sénat !

Bonaparte, s’excusant à Saint-Hélène, dit : « Sont-ce les Russes qui m’ont anéanti ? Non, ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, de la bêtise, bien des choses enfin qu’on saura peut-être un jour et qui pourront atténuer ou justifier les deux fautes grossières, en diplomatie comme en guerre, que l’on a le droit de m’adresser. »

Des fautes qui n’entraînent que la perte d’une bataille ou d’une province permettent des excuses en paroles mystérieuses, dont on renvoie l’explication à l’avenir ; mais des fautes qui bouleversent la société, et font passer sous le joug l’indépendance d’un peuple, ne sont pas effacées par les défaites de l’orgueil.

Après tant de calamités et de faits héroïques, il est rude à la fin de n’avoir plus à choisir dans les paroles du Sénat qu’entre l’horreur et le mépris.

Lorsque Bonaparte arriva précédé de son bulletin, la consternation fut générale. « On ne comptait dans l’Empire, dit M. de Ségur, que des hommes vieillis par le temps ou par la guerre, et des enfants ; presque plus d’hommes faits ! où étaient-ils ? Les pleurs des femmes, les cris des mères, le disaient assez ! Penchées laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait inculte, elles maudissent la guerre en lui. »

Au retour de la Bérésina, il n’en fallut pas moins danser par ordre : c’est ce qu’on apprend des Souvenirs pour servir à l’histoire, de la reine Hortense. On fut contraint d’aller au bal, la mort dans le cœur, pleurant intérieurement ses parents ou ses amis. Tel était le déshonneur auquel le despotisme avait condamné la France : on voyait dans les salons ce que l’on rencontre dans les rues, des créatures se distrayant de leur vie en chantant leur misère pour divertir les passants.

Depuis trois ans j’étais retiré à Aulnay : sur mon coteau de pins, en 1811, j’avais suivi des yeux la comète qui pendant la nuit courait à l’horizon des bois ; elle était belle et triste, et, comme une reine, elle traînait sur ses pas son long voile. Qui l’étrangère égarée dans notre univers cherchait-elle ? à qui adressait-elle ses pas dans le désert du ciel ?

Le 23 octobre 1812, gîté un moment à Paris, rue des Saints-Pères, à l’hôtel Lavalette, madame Lavalette mon hôtesse, la sourde, me vint réveiller munie de son long cornet : « Monsieur ! monsieur ! Bonaparte est mort ! Le général Malet a tué Hulin. Toutes les autorités sont changées. La révolution est faite. »

Bonaparte était si aimé que pendant quelques instants Paris fut dans la joie, excepté les autorités burlesquement arrêtées. Un souffle avait presque jeté bas l’Empire. Évadé de prison à minuit, un soldat était maître du monde au point du jour ; un songe fut près d’emporter une réalité formidable. Les plus modérés disaient : « Si Napoléon n’est pas mort, il reviendra corrigé par ses fautes et par ses revers ; il fera la paix avec l’Europe, et le reste de nos enfants sera sauvé. » Deux heures après sa femme, M. Lavalette entra chez moi pour m’apprendre l’arrestation de Malet : il ne me cacha pas (c’était sa phrase coutumière) que tout était fini. Le jour et la nuit se firent au même moment. J’ai raconté comment Bonaparte reçut cette nouvelle dans un champ de neige près de Smolensk.

Le sénatus-consulte du 12 janvier 1813 mit à la disposition de Napoléon revenu deux cent cinquante mille hommes ; l’inépuisable France vit sortir de son sang par ses blessures de nouveaux soldats. Alors on entendit une voix depuis longtemps oubliée ; quelques vieilles oreilles françaises crurent en reconnaître le son : c’était la voix de Louis XVIII ; elle s’élevait du fond de l’exil[73]. Le frère de Louis XVI annonçait des principes à établir un jour dans une charte constitutionnelle ; premières espérances de liberté qui nous venaient de nos anciens rois.

Alexandre, entré à Varsovie, adresse une proclamation à l’Europe :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Si le Nord imite le sublime exemple qu’offrent les Castillans, le deuil du monde est fini. L’Europe, sur le point de devenir la proie d’un monstre, recouvrerait à la fois son indépendance et sa tranquillité. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité ne rester qu’un long souvenir d’horreur et de pitié ! »

Ce monstre, ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité, était si peu instruit par l’infortune qu’à peine échappé aux Cosaques, il se jeta sur un vieillard qu’il retenait prisonnier.


Nous avons vu l’enlèvement du pape à Rome, son séjour à Savone, puis sa détention à Fontainebleau. La discorde s’était mise dans le sacré collège : des cardinaux voulaient que le saint-père résistât pour le spirituel, et ils eurent ordre de ne porter que des bas noirs ; quelques-uns furent envoyés en exil dans les provinces ; quelques chefs du clergé français enfermés à Vincennes ; d’autres cardinaux opinaient à la soumission complète du pape ; ils conservèrent leurs bas rouges : c’était une seconde représentation des cierges de la Chandeleur.

Lorsqu’à Fontainebleau le pape obtenait quelque relâchement de l’obsession des cardinaux rouges, il se promenait seul dans les galeries de François Ier : il y reconnaissait la trace des arts qui lui rappelaient la ville sacrée, et de ses fenêtres il voyait les pins que Louis XVI avait plantés en face des appartements sombres où Monaldeschi fut assassiné. De ce désert, comme Jésus, il pouvait prendre en pitié les royaumes de la terre. Le septuagénaire à moitié mort, que Bonaparte lui-même vint tourmenter, signa machinalement ce concordat de 1813[74], contre lequel il protesta bientôt après l’arrivée des cardinaux Pacca et Consalvi.

Lorsque Pacca rejoignit le captif avec lequel il était parti de Rome, il s’imaginait trouver une grande foule autour de la geôle royale ; il ne rencontra dans les cours que de rares serviteurs et une sentinelle placée au haut de l’escalier en fer à cheval. Les fenêtres et les portes du palais étaient fermées : dans la première antichambre des appartements était le cardinal Doria, dans les autres salles se tenaient quelques évêques français. Pacca fut introduit auprès de Sa Sainteté : elle était debout, immobile, pâle, courbée, amaigrie, les yeux enfoncés dans la tête.

Le cardinal lui dit qu’il avait hâté son voyage pour se jeter à ses pieds ; le pape répondit : « Ces cardinaux nous ont entraîné à la table et nous ont fait signer. » Pacca se retira à l’appartement qu’on lui avait préparé, confondu qu’il était de la solitude des demeures, du silence des yeux, de l’abattement des visages et du profond chagrin empreint sur le front du pape. Retourné auprès de Sa Sainteté, il « la trouva (c’est lui qui parle) dans un état digne de compassion et qui faisait craindre pour ses jours. Elle était anéantie par une tristesse inconsolable en parlant de ce qui était arrivé ; cette pensée de tourment l’empêchait de dormir et ne lui permettait de prendre de nourriture que ce qui suffisait pour ne pas consentir à mourir : — De cela, disait-elle, je mourrai fou comme Clément XIV. »

Dans le secret de ces galeries déshabitées où la voix de saint Louis, de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV ne se faisait plus entendre, le saint-père passa plusieurs jours à écrire la minute et la copie de la lettre qui devait être remise à l’empereur. Le cardinal Pacca emportait caché dans sa robe le papier dangereux à mesure que le pape y ajoutait quelques lignes. L’ouvrage achevé, le pape le remit, le 24 mars 1813, au colonel Lagorsse et le chargea de le porter à l’empereur. Il fit lire en même temps une allocution aux divers cardinaux qui se trouvaient près de lui : il regarde comme nul le bref qu’il avait donné à Savone et le concordat du 25 janvier. « Béni soit le Seigneur, dit l’allocution, qui n’a pas éloigné de nous sa miséricorde ! Il a bien voulu nous humilier par une salutaire confusion. À nous donc soit l’humiliation pour le bien de notre âme ; à lui dans tous les siècles l’exaltation, l’honneur et la gloire !

« Du palais de Fontainebleau, le 24 mars 1813. »

Jamais plus belle ordonnance ne sortit de ce palais. La conscience du pape étant allégée, le visage du martyr devint serein ; son sourire et sa bouche retrouvèrent leur grâce et ses yeux le sommeil.

Napoléon menaça d’abord de faire sauter la tête de dessus les épaules de quelques-uns des prêtres de Fontainebleau ; il pensa à se déclarer chef de la religion de l’État ; puis, retombant dans son naturel, il feignit de n’avoir rien su de la lettre du pape. Mais sa fortune décroissait. Le pape, sorti d’un ordre de pauvres moines, rentré par ses malheurs dans le sein de la foule, semblait avoir repris le grand rôle de tribun des peuples, et donné le signal de la déposition de l’oppresseur des libertés publiques.


La mauvaise fortune amène les trahisons et ne les justifie pas ; en mars 1813, la Prusse à Kalisch s’allie avec la Russie[75]. Le 3 mars, la Suède fait un traité avec le cabinet de Saint-James : elle s’oblige à fournir trente mille hommes. Hambourg est évacué par les Français, Berlin occupé par les Cosaques, Dresde pris par les Russes et les Prussiens[76].

La défection de la Confédération du Rhin se prépare. L’Autriche adhère à l’alliance de la Russie et de la Prusse. La guerre se rouvre en Italie où le prince Eugène s’est transporté.

En Espagne, l’armée anglaise défait Joseph à Vitoria[77], les tableaux dérobés aux églises et aux palais tombent dans l’Èbre : je les avais vus à Madrid et à l’Escurial ; je les ai revus lorsqu’on les restaurait à Paris : le flot et Napoléon avaient passé sur ces Murillo et ces Raphaël, velut umbra. Wellington, s’avançant toujours, bat le maréchal Soult à Roncevaux[78] : nos grands souvenirs faisaient le fond des scènes de nos nouvelles destinées.

Le 14 février, à l’ouverture du Corps législatif, Bonaparte déclara qu’il avait toujours voulu la paix et quelle était nécessaire au monde. Ce monde ne lui réussissait plus. Du reste, dans la bouche de celui qui nous appelait ses sujets, aucune sympathie pour les douleurs de la France : Bonaparte levait sur nous des souffrances, comme un tribut qui lui était dû.

Le 3 avril, le Sénat conservateur ajoute cent quatre-vingt mille combattants à ceux qu’il a déjà alloués : coupes extraordinaires d’hommes au milieu des coupes réglées. Le 10 avril enlève Lagrange[79] ; l’abbé Delille expira quelques jours après[80]. Si dans le ciel la noblesse du sentiment l’emporte sur la hauteur de la pensée, le chantre de la Pitié est placé plus près du trône de Dieu que l’auteur de la Théorie des fonctions analytiques. Bonaparte avait quitté Paris le 15 avril.


Les levées de 1812, se succédant, s’étaient arrêtées en Saxe. Napoléon arrive. L’honneur du vieil ost expiré est remis à deux cent mille conscrits qui se battent comme les grenadiers de Marengo. Le 2 mai, la bataille de Lützen est gagnée : Bonaparte, dans ces nouveaux combats, n’emploie presque plus que l’artillerie, Entré dans Dresde, il dit aux habitants : « Je n’ignore pas à quel transport vous vous êtes livrés lorsque l’empereur Alexandre et le roi de Prusse sont entrés dans vos murs. Nous voyons encore sur le pavé le fumier des fleurs que vos jeunes filles ont semées sur les pas des monarques. » Napoléon se souvenait-il des jeunes filles de Verdun ? C’était du temps de ses belles années.

À Bautzen[81], autre triomphe, mais où s’ensevelissent le général du génie Kirgener, et Duroc, grand maréchal du palais. « Il y a une autre vie, dit l’empereur à Duroc : nous nous reverrons. » Duroc se souciait-il de le revoir[82] ?

Le 26 et le 27 août, on s’aborde sur l’Elbe dans des champs déjà fameux[83]. Revenu de l’Amérique, après avoir vu Bernadotte à Stockholm, et Alexandre à Prague, Moreau a les deux jambes emportées d’un boulet à Dresde, à côté de l’Empereur de Russie : vieille habitude de la fortune napoléonienne. On apprit la mort du vainqueur de Hohenlinden, dans le camp français, par un chien perdu, sur le collier duquel était écrit le nom du nouveau Turenne ; l’animal, demeuré sans maître, courait au hasard parmi les morts : Te, janitor Orci[84] !

Le prince de Suède, devenu généralissime de l’armée du nord de l’Allemagne, avait adressé, le 15 d’août, une proclamation à ses soldats :

« Soldats, le même sentiment qui guida les Français de 1792, et qui les porta à s’unir et à combattre les armées qui étaient sur leur territoire, doit diriger aujourd’hui votre valeur contre celui qui, après avoir envahi le sol qui vous a vus naître, enchaîne encore vos frères, vos femmes et vos enfants. »

Bonaparte, encourant la réprobation unanime, s’élançait contre la liberté qui l’attaquait de toutes parts, sous toutes les formes. Un sénatus-consulte du 28 août annule la déclaration d’un jury d’Anvers[85] : bien petite infraction, sans doute, aux droits des citoyens, après l’énormité d’arbitraire dont avait usé l’empereur ; mais il y a au fond des lois une sainte indépendance dont les cris sont entendus : cette oppression d’un jury fit plus de bruit que les oppressions diverses dont la France était la victime.

Enfin, au midi, l’ennemi avait touché notre sol ; les Anglais, obsession de Bonaparte et cause de presque toutes ses fautes, passèrent la Bidassoa le 7 octobre : Wellington, l’homme fatal, mit le premier le pied sur la terre de France.

S’obstinant à rester en Saxe, malgré la prise de Vandamme en Bohème[86] et la défaite de Ney près de Berlin par Bernadotte[87], Napoléon revint sur Dresde. Alors le Landsturm[88] se lève ; une guerre nationale, semblable à celle qui a délivré l’Espagne, s’organise.


On a appelé les combats de 1813 la campagne de Saxe : ils seraient mieux nommés la campagne de la jeune Allemagne ou des poètes. À quel désespoir Bonaparte ne nous avait-il pas réduits par son oppression, puisqu’en voyant couler notre sang, nous ne pouvons nous défendre d’un mouvement d’intérêt pour cette généreuse jeunesse saisissant l’épée au nom de l’indépendance ? Chacun de ces combats était une protestation pour les droits des peuples.

Dans une de ses proclamations, datée de Kalisch le 25 mars 1813, Alexandre appelait aux armes les populations de l’Allemagne, leur promettant, au nom de ses frères les rois, des institutions libres. Ce signal fit éclater la Burschenschaft[89], déjà secrètement formée. Les universités d’Allemagne s’ouvrirent ; elles mirent de côté la douleur pour ne songer qu’à la réparation de l’injure : « Que les lamentations et les larmes soient courtes, la tristesse et la douleur longues, disaient les Germains d’autrefois ; à la femme il est décent de pleurer, à l’homme de se souvenir : Lamenta ac lacrymas cito, dolorem et tristitiam tarde ponunt. Feminis lugere honestum est, viris meminisse. » Alors la jeune Allemagne court à la délivrance de la patrie ; alors se pressèrent ces Germains, alliés de l’Empire, dont l’ancienne Rome se servit en guise d’armes et de javelots, velut tela atque arma.

Le professeur Fichte[90] faisait à Berlin, en 1813, une leçon sur le devoir ; il parla des calamités de l’Allemagne, et termina sa leçon par ces paroles : « Le cours sera donc suspendu jusqu’à la fin de la campagne. Nous le reprendrons dans notre patrie libre, ou nous serons morts pour reconquérir la liberté. » Les jeunes auditeurs se lèvent en poussant des cris : Fichte descend de sa chaire, traverse la foule, et va inscrire son nom sur les rôles d’un corps partant pour l’armée.

Tout ce que Bonaparte avait méprisé et insulté lui devient péril : l’intelligence descend dans la lice contre la force brutale ; Moscou est la torche à la lueur de laquelle la Germanie ceint son baudrier : « Aux armes ! s’écrie la muse. Le Phénix de la Russie s’est élancé de son bûcher ! » Cette reine de Prusse, si faible et si belle, que Napoléon avait accablée de ses ingénéreux outrages, se transforme en une ombre implorante et implorée : « Comme elle dort doucement ! » chantent les bardes. « Ah ! puisses-tu dormir jusqu’au jour où ton peuple lavera dans le sang la rouille de son épée ! Éveille-toi alors ! éveille-toi ! sois l’ange de la liberté et de la vengeance ! »

Kœrner[91] n’a qu’une crainte, celle de mourir en prose : « Poésie ! poésie ! s’écrie-t-il, rends-moi la mort à la clarté du jour ! »

Il compose au bivouac l’hymne de la Lyre et de l’Épée.


LE CAVALIER

« Dis-moi, ma bonne épée, l’épée de mon flanc, pourquoi l’éclair de ton regard est-il aujourd’hui si ardent ? Tu me regardes d’un œil d’amour, ma bonne épée, l’épée qui fait ma joie. Hourra !


L’ÉPÉE
« C’est que c’est un brave cavalier qui me porte : voilà ce qui enflamme mon regard ; c’est que je suis la force d’un homme libre : voilà ce qui fait ma joie. Hourra !

LE CAVALIER

« Oui, mon épée, oui, je suis un homme libre, et je t’aime du fond du cœur : je t’aime comme si tu m’étais fiancée ; je t’aime comme une maîtresse chérie.


L’ÉPÉE

« Et moi, je me suis donnée à toi ! à toi ma vie, à toi mon âme d’acier ! Ah ! si nous sommes fiancés, quand me diras-tu : Viens, viens, ma maîtresse chérie ! » Ne croit-on pas entendre un de ces guerriers du Nord, un de ces hommes de batailles et de solitudes, dont Saxo Grammaticus dit : « Il tomba, rit et mourut. »


Ce n’était point le froid enthousiasme d’un scalde en sûreté : Kœrner avait l’épée au flanc ; beau, blond et jeune. Apollon à cheval, il chantait la nuit comme l’Arabe sur sa selle ; son maoual, en chargeant l’ennemi, était accompagné du galop de son destrier. Blessé à Lützen, il se traîna dans les bois, où des paysans le retrouvèrent ; il reparut et mourut aux plaines de Leipsick, à peine âgé de vingt-cinq ans[92] : il s’était échappé des bras d’une femme qu’il aimait, et s’en allait dans tout ce que la vie a de délices. « Les femmes se plaisent, disait Tyrtée, à contempler le jeune homme resplendissant et debout ; il n’est pas moins beau lorsqu’il tombe au premier rang. »

Les nouveaux Arminius, nourris à l’école de la Grèce, avaient un bardit général : quand ces étudiants abandonnèrent la paisible retraite de la science pour les champs de bataille, les joies silencieuses de l’étude pour les périls bruyants de la guerre, Homère et les Niebelungen pour l’épée, qu’opposèrent-ils à notre hymne de sang, à notre cantique révolutionnaire ? Ces strophes pleines de l’affection religieuse, et de la sincérité de la nature humaine :

« Quelle est la patrie de l’Allemand ? Nommez-moi cette grande patrie ! Aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin que des chants allemands se font entendre pour louer Dieu, là doit être la patrie de l’Allemand.

« La patrie de l’Allemand est le pays où le serrement de mains suffit pour tout serment, où la bonne foi pure brille dans tous les regards, où l’affection siège brûlante dans tous les cœurs.

« Ô Dieu du ciel, abaisse tes regards sur nous et donne-nous cet esprit si pur, si vraiment allemand, pour que nous puissions vivre fidèles et bons. Là est la patrie de l’Allemand, tout ce pays est sa patrie[93]. »

Ces camarades de collège, maintenant compagnons d’armes, ne s’inscrivaient point dans ces ventes où des septembriseurs vouaient des assassinats au poignard : fidèles à la poésie de leurs rêveries, aux traditions de l’histoire, au culte du passé, ils firent d’un vieux château, d’une antique forêt, les asiles conservateurs de la Burschenschaft. La reine de Prusse était devenue leur patronne, en place de la reine des nuits.

Du haut d’une colline, du milieu des ruines, les écoliers-soldats, avec leurs professeurs-capitaines, découvraient le faîte des salles de leurs universités chéries : émus au souvenir de leur docte antiquité, attendris à la vue du sanctuaire de l’étude et des jeux de leur enfance, ils juraient d’affranchir leur pays, comme Melchthal, Furst et Stauffacher prononcèrent leur triple serment à l’aspect des Alpes, par eux immortalisées, illustrés par elles. Le génie allemand a quelque chose de mystérieux ; la Thécla de Schiller est encore la fille teutonne douée de prescience et formée d’un élément divin. Les Allemands adorent aujourd’hui la liberté dans un vague indéfinissable, de même qu’autrefois ils appelaient Dieu le secret des bois : Deorum nominibus appellant secretum illud… L’homme dont la vie était un dithyrambe en action ne tomba que quand les poètes de la jeune Allemagne eurent chanté et pris le glaive contre leur rival Napoléon, le poète armé.

Alexandre était digne d’avoir été le héraut envoyé aux jeunes Allemands : il partageait leurs sentiments élevés, et il était dans cette position de force qui rend possibles les projets ; mais il se laissa effrayer de la terreur des monarques qui l’environnaient. Ces monarques ne tinrent point leurs promesses ; ils ne donnèrent point à leurs peuples des institutions généreuses. Les enfants de la Muse (flamme par qui les masses inertes des soldats avaient été animées) furent plongés dans des cachots en récompense de leur dévouement et de leur noble crédulité. Hélas ! la génération qui rendit l’indépendance aux Teutons est évanouie ; il n’est demeuré en Germanie que de vieux cabinets usés. Ils appellent le plus haut qu’ils peuvent Napoléon un grand homme, pour faire servir leur présente admiration d’excuse à leur bassesse passée. Dans le sot enthousiasme pour l’homme qui continue à aplatir les gouvernements après les avoir fouettés, à peine se souvient-on de Kœrner : « Arminius, libérateur de la Germanie, dit Tacite, fut inconnu aux Grecs qui n’admirent qu’eux, peu célèbre chez les Romains qu’il avait vaincus ; mais les nations barbares le chantent encore, caniturque barbaras apud gentes. »

Le 18 et le 19 octobre se donna dans les champs de Leipsick ce combat que les Allemands ont appelé la bataille des nations. Vers la fin de la seconde journée, les Saxons et les Wurtembergeois, passant du camp de Napoléon sous les drapeaux de Bernadotte, décidèrent le résultat de l’action ; victoire entachée de trahison. Le prince de Suède, l’empereur de Russie et le roi de Prusse pénètrent dans Leipsick à travers trois portes différentes. Napoléon, ayant éprouvé une perte immense, se retira. Comme il n’entendait rien aux retraites de sergent, ainsi qu’il l’avait dit, il fit sauter des ponts derrière lui. Le prince Poniatowski, blessé deux fois, se noie dans l’Elster : la Pologne s’abîma avec son dernier défenseur[94].

Napoléon ne s’arrêta qu’à Erfurt : de là son bulletin annonça que son armée, toujours victorieuse, arrivait comme une armée battue : Erfurt, peu de temps auparavant, avait vu Napoléon au faîte de la prospérité.

Enfin les Bavarois, déserteurs après les autres d’une fortune abandonnée, essayent d’exterminer à Hanau[95] le reste de nos soldats. Wrède[96] est renversé par les seuls gardes d’honneur : quelques conscrits, déjà vétérans, lui passent sur le ventre ; ils sauvent Bonaparte et prennent position derrière le Rhin. Arrivé en fugitif à Mayence, Napoléon se retrouve à Saint-Cloud le 9 novembre ; l’infatigable de Lacépède revient lui dire : « Votre Majesté a tout surmonté. » M. de Lacépède avait parlé convenablement des ovipares[97] ; mais il ne se pouvait tenir debout.

La Hollande reprend son indépendance et rappelle le prince d’Orange[98]. Le 1er  décembre les puissances alliées déclarent « qu’elles ne font point la guerre à la France, mais à l’empereur seul, ou plutôt à cette prépondérance qu’il a trop longtemps exercée, hors des limites de son empire, pour le malheur de l’Europe et de la France[99]. »

Quand on voit s’approcher le moment où nous allions être renfermés dans notre ancien territoire, on se demande à quoi donc avaient servi le bouleversement de l’Europe et le massacre de tant de millions d’hommes ? Le temps nous engloutit et continue tranquillement son cours.

Par le traité de Valencay du 11 décembre, le misérable Ferdinand VII est renvoyé à Madrid : ainsi se termina obscurément à la hâte cette criminelle entreprise d’Espagne, première cause de la perte de Napoléon. On peut toujours aller au mal, on peut toujours tuer un peuple ou un roi ; mais le retour est difficile : Jacques Clément raccommodait ses sandales pour le voyage de Saint-Cloud ; ses confrères lui demandèrent en riant combien son ouvrage durerait : « Assez pour le chemin que j’ai à faire, répondit-il : je dois aller, non revenir. »


Le Corps législatif est assemblé le 19 décembre 1813. Étonnant sur le champ de bataille, remarquable dans son conseil d’État, Bonaparte n’a plus la même valeur en politique : la langue de la liberté, il l’ignore : s’il veut exprimer des affections congéniales, des sentiments paternels, il s’attendrit tout de travers, et il plaque des paroles émues à son insensibilité : « Mon cœur, » dit-il au Corps législatif, « a besoin de la présence et de l’affection de mes sujets. Je n’ai jamais été séduit par la prospérité ; l’adversité me trouvera au-dessus de ses atteintes. J’avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde. Monarque et père, je sens que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. »

Un article officiel du Moniteur avait dit, au mois de juillet 1804, sous l’Empire, que la France ne passerait jamais le Rhin, et que ses armées ne le passeraient plus.

Les alliés traversèrent ce fleuve le 21 décembre 1813, depuis Bâle, jusqu’à Schaffouse, avec plus de cent mille hommes ; le 31 du même mois, l’armée de Silésie, commandée par Blücher, le franchit à son tour, depuis Manheim jusqu’à Coblentz.

Par ordre de l’empereur, le Sénat et le Corps législatif avaient nommé deux commissions chargées de prendre connaissance des documents relatifs aux négociations avec les puissances coalisées ; prévision d’un pouvoir qui, se refusant à des conséquences devenues inévitables, voulait en laisser la responsabilité à une autre autorité[100].

La commission du Corps législatif, que présidait M. Lainé, osa dire « que les moyens de paix auraient des effets assurés, si les Français étaient convaincus que leur sang ne serait versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices ; que Sa Majesté doit être suppliée de maintenir l’entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques[101]. »

Le ministre de la police, duc de Rovigo, fait enlever les épreuves du rapport ; un décret du 31 décembre ajourne le Corps législatif ; les portes de la salle sont fermées. Bonaparte traite les membres de la commission législative d’agents payés par l’Angleterre : « Le nommé Lainé, disait-il, est un traître qui correspond avec le prince régent par l’intermédiaire de Desèze ; Raynouard, Maine de Biran et Flaugergues sont des factieux[102]. »

Le soldat s’étonnait de ne plus retrouver ces Polonais qu’il abandonnait et qui, en se noyant pour lui obéir, criaient encore : « Vive l’empereur ! » Il appelait le rapport de la commission une motion sortie d’un club de Jacobins. Pas un discours de Bonaparte dans lequel n’éclate son aversion pour la République dont il était sorti ; mais il en détestait moins les crimes que les libertés. À propos de ce même rapport il ajoutait : « Voudrait-on rétablir la souveraineté du peuple ? Eh bien, dans ce cas, je me fais peuple ; car je prétends être toujours là où réside la souveraineté. » Jamais despote n’a expliqué plus énergiquement sa nature : c’est le mot retourné de Louis XIV : « L’État, c’est moi. »

À la réception du premier jour de l’an 1814, on s’attendait à quelque scène. J’ai connu un homme attaché à cette cour, lequel se préparait à tout hasard à mettre l’épée à la main. Napoléon ne dépassa pas néanmoins la violence des paroles, mais il s’y laissa aller avec cette plénitude qui causait quelquefois de la confusion à ses hallebardiers mêmes : « Pourquoi, s’écria-t-il, parler devant l’Europe de ces débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Qu’est-ce qu’un trône ? un morceau de bois recouvert d’un morceau d’étoffe : tout dépend de celui qui s’y assied. La France a plus besoin de moi que je n’ai besoin d’elle. Je suis un de ces hommes qu’on tue, mais qu’on ne déshonore pas. Dans trois mois nous aurons la paix, ou l’ennemi sera chassé de notre territoire, ou je serai mort. »

C’était dans le sang que Bonaparte était accoutumé à laver le linge des Français. Dans trois mois on n’eut point la paix, l’ennemi ne fut point chassé de notre territoire, Bonaparte ne perdit point la vie : la mort n’était point son fait. Accablée de tant de malheurs et de l’ingrate obstination du maître qu’elle s’était donné, la France se voyait envahie avec l’inerte stupeur qui naît du désespoir.

Un décret impérial avait mobilisé cent vingt-un bataillons de gardes nationales[103] ; un autre décret avait formé un conseil de régence présidé par Cambacérès et composé de ministres, à la tête duquel était placée l’impératrice. Joseph, monarque en disponibilité, revenu d’Espagne avec ses pillages, est déclaré commandant général de Paris. Le 25 janvier 1814, Bonaparte quitte son palais pour l’armée, et va jeter une éclatante flamme en s’éteignant.


La surveille, le pape avait été rendu à l’indépendance ; la main qui allait à son tour porter des chaînes fut contrainte de briser les fers qu’elle avait donnés : la Providence avait changé les fortunes, et le vent qui soufflait au visage de Napoléon poussait les alliés à Paris.

Pie VII, averti de sa délivrance[104], se hâta de faire une courte prière dans la chapelle de François Ier ; il monta en voiture et traversa cette forêt qui, selon la tradition populaire, voit paraître le grand veneur de la mort quand un roi va descendre à Saint-Denis.

Le pape voyageait sous la surveillance d’un officier de gendarmerie[105] qui l’accompagnait dans une seconde voiture. À Orléans, il apprit le nom de la ville dans laquelle il entrait.

Il suivit la route du Midi aux acclamations de la foule, de ces provinces où Napoléon devait bientôt passer, à peine en sûreté sous la garde des commissaires étrangers. Sa Sainteté fut retardée dans sa marche par la chute même de son oppresseur : les autorités avaient cessé leurs fonctions ; on n’obéissait à personne ; un ordre écrit de Bonaparte, ordre qui vingt-quatre heures auparavant aurait abattu la plus haute tête et fait tomber un royaume, était un papier sans cours : quelques minutes de puissance manquèrent à Napoléon pour qu’il pût protéger le captif que sa puissance avait persécuté. Il fallut qu’un mandat provisoire des Bourbons achevât de rendre la liberté au pontife qui avait ceint de leur diadème une tête étrangère : quelle confusion de destinées !

Pie VII cheminait au milieu des cantiques et des larmes, au son des cloches, aux cris de : Vive le pape ! Vive le chef de l’Église ! On lui apportait, non les clefs des villes, des capitulations trempées de sang et obtenues par le meurtre, mais on lui présentait des malades à guérir, de nouveaux époux à bénir au bord de sa voiture ; il disait aux premiers : « Dieu vous console ! » Il étendait sur les seconds ses mains pacifiques ; il touchait de petits enfants dans les bras de leurs mères. Il ne restait aux villes que ceux qui ne pouvaient marcher. Les pèlerins passaient la nuit sur les champs pour attendre l’arrivée d’un vieux prêtre délivré. Les paysans, dans leur naïveté trouvaient que le saint-père ressemblait à Notre-Seigneur ; des protestants attendris disaient : « Voilà le plus grand homme de son siècle. » Telle est la grandeur de la véritable société chrétienne, où Dieu se mêle sans cesse avec les hommes ; telle est sur la force du glaive et du spectre la supériorité de la puissance du faible, soutenu de la religion et du malheur.

Pie VII traversa Carcassonne, Béziers, Montpellier et Nîmes, pour réapprendre l’Italie. Au bord du Rhône, il semblait que les innombrables croisés de Raymond de Toulouse passaient encore la revue à Saint-Remy. Le pape revit Nice, Savone, Imola, témoins de ses afflictions récentes et des premières macérations de sa vie : on aime à pleurer où l’on a pleuré. Dans les conditions ordinaires, on se souvient des lieux et des temps du bonheur. Pie VII repassait sur ses vertus et sur ses souffrances, comme un homme dans sa mémoire revit de ses passions éteintes.

À Bologne, le pape fut laissé aux mains des autorités autrichiennes. Murat, Joachim-Napoléon, roi de Naples, lui écrivit le 4 avril 1814 :

« Très saint père, le sort des armes m’ayant rendu maître des États que vous possédiez lorsque vous fûtes forcé de quitter Rome, je ne balance pas à les remettre sous votre autorité, renonçant en votre faveur à tous mes droits de conquête sur ces pays. »

Qu’a-t-on laissé à Joachim et à Napoléon mourants ?

Le pape n’était pas encore arrivé à Rome qu’il offrit un asile à la mère de Bonaparte. Des légats avaient repris possession de la vie éternelle. Le 23 mai, au milieu du printemps, Pie VII aperçut le dôme de Saint Pierre. Il a raconté avoir répandu des larmes en revoyant le dôme sacré. Prêt à franchir la Porte du Peuple, le Pontife fut arrêté : vingt-deux orphelines vêtues de robes blanches, quarante-cinq jeunes filles portant de grandes palmes dorées, s’avancèrent en chantant des cantiques. La multitude criait : Hosanna ! Pignatelli, qui commandait les troupes sur le Quirinal lorsque Radet emporta d’assaut le jardin des Olives de Pie VII, conduisait à présent la marche des palmes. En même temps que Pignatelli changeait de rôle, de nobles parjures, à Paris, reprenaient derrière le fauteuil de Louis XVIII leurs fonctions de grands domestiques : la prospérité nous est transmise avec ses esclaves, comme autrefois une terre seigneuriale était vendue avec ses serfs.


Au second livre de ces Mémoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe) : « On m’a permis de revenir à ma vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger : j’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l’invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs. »

Ces pages agitées que je traçais le jour étaient des notes relatives aux événements du moment, lesquelles, réunies, devinrent ma brochure : De Bonaparte et des Bourbons. J’avais une si haute idée du génie de Napoléon et de la vaillance de nos soldats, qu’une invasion de l’étranger, heureuse jusque dans ses derniers résultats, ne me pouvait tomber dans la tête : mais je pensais que cette invasion, en faisant sentir à la France le danger où l’ambition de Napoléon l’avait réduite, amènerait un mouvement intérieur, et que l’affranchissement des Français s’opérerait de leurs propres mains. C’était dans cette idée que j’écrivais mes notes, afin que si nos assemblées politiques arrêtaient la marche des alliés, et se résolvaient à se séparer d’un grand homme, devenu un fléau, elles sussent à qui recourir ; l’abri me paraissait être dans l’autorité, modifiée selon les temps, sous laquelle nos aïeux avaient vécu pendant huit siècles : quand dans l’orage on ne trouve à sa portée qu’un vieil édifice, tout en ruines qu’il est, on s’y retire.

Dans l’hiver de 1813 à 1814, je pris un appartement rue de Rivoli[106], en face de la première grille du jardin des Tuileries, devant laquelle j’avais entendu crier la mort du duc d’Enghien. On ne voyait encore dans cette rue que les arcades bâties par le gouvernement et quelques maisons s’élevant çà et là avec leur dentelure latérale de pierres d’attente.

Il ne fallait rien moins que les maux dont la France était écrasée, pour se maintenir dans l’éloignement que Napoléon inspirait et pour se défendre en même temps de l’admiration qu’il faisait renaître sitôt qu’il agissait : c’était le plus fier génie d’action qui ait jamais existé ; sa première campagne en Italie et sa dernière campagne en France (je ne parle pas de Waterloo) sont ses deux plus belles campagnes ; Condé dans la première, Turenne dans la seconde, grand guerrier dans celle-là, grand homme dans celle-ci ; mais différentes dans leurs résultats : par l’une il gagna l’empire, par l’autre il le perdit. Ses dernières heures de pouvoir, toutes déracinées, toutes déchaussées qu’elles étaient, ne purent être arrachées, comme les dents d’un lion, que par les efforts du bras de l’Europe. Le nom de Napoléon était encore si formidable que les armées ennemies ne passèrent le Rhin qu’avec terreur ; elles regardaient sans cesse derrière elles pour bien s’assurer que la retraite leur serait possible ; maîtresses de Paris, elles tremblaient encore. Alexandre jetant les yeux sur la Russie, en entrant en France, félicitait les personnes qui pouvaient s’en aller, et il écrivait à sa mère ses anxiétés et ses regrets.

Napoléon bat les Russes à Saint-Dizier, les Prussiens et les Russes à Brienne, comme pour honorer les champs dans lesquels il avait été élevé[107]. Il culbute l’armée de Silésie à Montmirail, à Champaubert, et une partie de la grande armée à Montereau[108]. Il fait tête partout ; va et revient sur ses pas ; repousse les colonnes dont il est entouré. Les alliés proposent un armistice ; Bonaparte déchire les préliminaires de la paix offerte et s’écrie : « Je suis plus près de Vienne que l’empereur d’Autriche de Paris ! »

La Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre, pour se réconforter mutuellement, conclurent à Chaumont un nouveau traité d’alliance[109] ; mais au fond, alarmées de la résistance de Bonaparte, elles songeaient à la retraite. À Lyon, une armée se formait sur le flanc des Autrichiens[110] ; dans le midi, le maréchal Soult arrêtait les Anglais ; le congrès de Châtillon, qui ne fut dissous que le 18 mars, négociait encore[111]. Bonaparte chassa Blücher des hauteurs de Craonne[112]. La grande armée alliée n’avait triomphé le 27 février, à Bar-sur-Aube, que par la supériorité du nombre. Bonaparte se multipliant avait recouvré Troyes que les alliés réoccupèrent[113]. De Craonne il s’était porté sur Reims. « Cette nuit, dit-il, j’irai prendre mon beau-père à Troyes[114]. »

Le 20 mars, une affaire eut lieu près d’Arcis-sur-Aube[115]. Parmi un feu roulant d’artillerie, un obus étant tombé au front d’un carré de la garde, le carré parut faire un léger mouvement : Bonaparte se précipite sur le projectile dont la mèche fume, il la fait flairer à son cheval ; l’obus crève, et l’empereur sort sain et sauf du milieu de la foudre brisée.

La bataille devait recommencer le lendemain ; mais Bonaparte, cédant à l’inspiration du génie, inspiration qui lui fut néanmoins funeste, se retire afin de se porter sur le derrière des troupes confédérées, les séparer de leurs magasins et grossir son armée des garnisons des places frontières. Les étrangers se préparaient à se replier sur le Rhin, lorsque Alexandre, par un de ces mouvements du ciel qui changent tout un monde, prit le parti de marcher à Paris dont le chemin devenait libre[116]. Napoléon croyait entraîner la masse des ennemis, et il n’était suivi que de dix mille hommes de cavalerie qu’il pensait être l’avant-garde des principales troupes, et qui lui masquaient le mouvement réel des Prussiens et des Moscovites. Il dispersa ses dix mille chevaux à Saint-Dizier et Vitry, et s’aperçut alors que la grande armée alliée n’était pas derrière ; cette armée, se précipitant sur la capitale, n’avait devant elle que les maréchaux Marmont et Mortier avec environ douze mille conscrits.

Napoléon se dirige à la hâte sur Fontainebleau[117] : là une sainte victime, en se retirant, avait laissé le rémunérateur et le vengeur. Toujours dans l’histoire marchent ensemble deux choses : qu’un homme s’ouvre une voie d’injustice, il s’ouvre en même temps une voie de perdition dans laquelle, à une distance marquée, la première route vient tomber dans la seconde.


Les esprits étaient fort agités : l’espoir de voir cesser, coûte que coûte, une guerre cruelle qui pesait depuis vingt ans sur la France rassasiée de malheur et de gloire, l’emportait dans les masses sur la nationalité. Chacun s’occupait du parti qu’il aurait à prendre dans la catastrophe prochaine. Tous les soirs mes amis venaient causer chez madame de Chateaubriand, raconter et commenter les événements de la journée. MM. de Fontanes, de Clausel, Joubert, accouraient avec la foule de ces amis de passage que donnent les événements et que les événements retirent. Madame la duchesse de Lévis, belle, paisible et dévouée, que nous retrouverons à Gand, tenait fidèle compagnie à madame de Chateaubriand. Madame la duchesse de Duras était aussi à Paris, et j’allais voir souvent madame la marquise de Montcalm, sœur du duc de Richelieu[118].

Je continuais d’être persuadé, malgré l’approche des champs de bataille, que les alliés n’entreraient pas à Paris et qu’une insurrection nationale mettrait fin à nos craintes. L’obsession de cette idée m’empêchait de sentir aussi vivement que je l’aurais fait la présence des armées étrangères : mais je ne me pouvais empêcher de réfléchir aux calamités que nous avions fait éprouver à l’Europe, en voyant l’Europe nous les rapporter.

Je ne cessais de m’occuper de ma brochure ; je la préparais comme un remède lorsque le moment de l’anarchie viendrait à éclater. Ce n’est pas ainsi que nous écrivons aujourd’hui, bien à l’aise, n’ayant à redouter que la guerre des feuilletons : la nuit je m’enfermais à clef ; je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargés sur ma table : je couchais entre ces deux muses. Mon texte était double ; je l’avais composé sous la forme de brochure, qu’il a gardée, et en façon de discours, différent à quelques égards de la brochure ; je supposais qu’à la levée de la France, on se pourrait assembler à l’Hôtel de Ville, et je m’étais préparé sur deux thèmes.

Madame de Chateaubriand a écrit quelques notes à diverses époques de notre vie commune[119] ; parmi ces notes, je trouve le paragraphe suivant :

« M. de Chateaubriand écrivait sa brochure De Bonaparte et des Bourbons. Si cette brochure avait été saisie, le jugement n’était pas douteux : la sentence était l’échafaud. Cependant l’auteur mettait une négligence incroyable à la cacher. Souvent, quand il sortait, il l’oubliait sur sa table ; sa prudence n’allait jamais au delà de la mettre sous son oreiller, ce qu’il faisait devant son valet de chambre, garçon fort honnête, mais qui pouvait se laisser tenter. Pour moi, j’étais dans des transes mortelles : aussi, dès que M. de Chateaubriand était sorti, j’allais prendre le manuscrit et je le mettais sur moi. Un jour, en traversant les Tuileries, je m’aperçois que je ne l’ai plus, et, bien sûre de l’avoir senti en sortant, je ne doute pas de l’avoir perdu en route. Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté : je tombe sans connaissance au milieu du jardin ; de bonnes gens m’assistèrent, ensuite me reconduisirent à la maison dont j’étais peu éloignée. Quel supplice lorsque, montant l’escalier, je flottais entre une crainte, qui était presque une certitude, et un léger espoir d’avoir oublié de prendre la brochure ! En approchant de la chambre de mon mari, je me sentais de nouveau défaillir ; j’entre enfin ; rien sur la table, je m’avance vers le lit ; je tâte d’abord l’oreiller, je ne sens rien ; je le soulève, je vois le rouleau de papier ! Le cœur me bat chaque fois que j’y pense. Je n’ai jamais éprouvé un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vérité, il n’aurait pas été si grand si je m’étais vue délivrée au pied de l’échafaud, car enfin c’était quelqu’un qui m’était bien plus cher que moi-même que j’en voyais délivré. »

Que je serais malheureux si j’avais pu causer un moment de peine à madame de Chateaubriand !

J’avais pourtant été obligé de mettre un imprimeur[120] dans mon secret : il avait consenti à risquer l’affaire ; d’après les nouvelles de chaque heure, il me rendait ou venait reprendre des épreuves à moitié composées, selon que le bruit du canon se rapprochait ou s’éloignait de Paris : pendant près de quinze jours je jouai ainsi ma vie à croix ou pile.


Le cercle se resserrait autour de la capitale : à chaque instant on apprenait un progrès de l’ennemi. Pêle-mêle entraient, par les barrières, des prisonniers russes et des blessés français traînés dans des charrettes : quelques-uns à demi morts tombaient sous les roues qu’ils ensanglantaient. Des conscrits appelés de l’intérieur traversaient la capitale en longue file, se dirigeant sur les armées. La nuit on entendait passer sur les boulevards extérieurs des trains d’artillerie, et l’on ne savait si les détonations lointaines annonçaient la victoire décisive ou la dernière défaite.

La guerre vint s’établir enfin aux barrières de Paris. Du haut des tours de Notre-Dame on vit paraître la tête des colonnes russes, ainsi que les premières ondulations du flux de la mer sur une plage. Je sentis ce qu’avait dû éprouver un Romain lorsque, du faîte du Capitole, il découvrit les soldats d’Alaric et la vieille cité des Latins à ses pieds, comme je découvrais les soldats russes, et à mes pieds la vieille cité des Gaulois. Adieu donc, Lares paternels, foyers conservateurs des traditions du pays, toits sous lesquels avaient respiré et cette Virginie sacrifiée par son père à la pudeur et à la liberté, et cette Héloïse vouée par l’amour aux lettres et à la religion.

Paris depuis des siècles n’avait point vu la fumée des camps de l’ennemi, et c’est Bonaparte qui, de triomphe en triomphe, a amené les Thébains à la vue des femmes de Sparte. Paris était la borne dont il était parti pour courir la terre : il y revenait laissant derrière lui l’énorme incendie de ses inutiles conquêtes.

On se précipitait au Jardin des Plantes que jadis aurait pu protéger l’abbaye fortifiée de Saint-Victor : le petit monde des cygnes et des bananiers, à qui notre puissance avait promis une paix éternelle, était troublé. Du sommet du labyrinthe, par-dessus le grand cèdre, par-dessus les greniers d’abondance que Bonaparte n’avait pas eu le temps d’achever, au delà de l’emplacement de la Bastille et du donjon de Vincennes (lieux qui racontaient notre successive histoire), la foule regardait les feux de l’infanterie au combat de Belleville. Montmartre est emporté ; les boulets tombent jusque sur les boulevards du Temple. Quelques compagnies de la garde nationale sortirent et perdirent trois cents hommes dans les champs autour du tombeau des martyrs. Jamais la France militaire ne brilla d’un plus vif éclat au milieu de ses revers ; les derniers héros furent les cent cinquante jeunes gens de l’École polytechnique, transformés en canonniers dans les redoutes du chemin de Vincennes. Environnés d’ennemis, ils refusaient de se rendre ; il fallut les arracher de leurs pièces : le grenadier russe les saisissait noircis de poudre et couverts de blessures ; tandis qu’ils se débattaient dans ses bras, il élevait en l’air avec des cris de victoire et d’admiration ces jeunes palmes françaises, et les rendait toutes sanglantes à leurs mères.

Pendant ce temps-là Cambacérès s’enfuyait avec Marie-Louise, le roi de Rome et la régence. On lisait sur les murs cette proclamation :


Le roi Joseph, lieutenant général de l’Empereur, commandant en chef de la garde nationale.
« Citoyens de Paris,

Le conseil de régence a pourvu à la sûreté de l’impératrice et du roi de Rome : je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants, et que l’ennemi trouve sa honte sous ses murs qu’il espère franchir en triomphe. »

Rostopschin n’avait pas prétendu défendre Moscou ; il le brûla. Joseph annonçait qu’il ne quitterait jamais les Parisiens, et il décampait à petit bruit, nous laissant son courage placardé au coin des rues.

M. de Talleyrand faisait partie de la régence nommée par Napoléon. Du jour où l’évêque d’Autun cessa d’être, sous l’Empire, ministre des relations extérieures, il n’avait rêvé qu’une chose, la disparition de Bonaparte suivie de la régence de Marie-Louise ; régence dont lui, prince de Bénévent, aurait été le chef. Bonaparte, en le nommant membre d’une régence provisoire en 1814, semblait avoir favorisé ses désirs secrets. La mort napoléonnienne n’était point survenue ; il ne resta à M. de Talleyrand qu’à clopiner aux pieds du colosse qu’il ne pouvait renverser, et à tirer parti du moment pour ses intérêts : le savoir-faire était le génie de cet homme de compromis et de marchés. La position se présentait difficile : demeurer dans la capitale était chose indiquée ; mais si Bonaparte revenait, le prince séparé de la régence fugitive, le prince retardataire, courait risque d’être fusillé ; d’un autre côté, comment abandonner Paris au moment où les alliés y pouvaient pénétrer ? Ne serait-ce pas renoncer au profit du succès, trahir ce lendemain des événements, pour lequel M. de Talleyrand était fait ? Loin de pencher vers les Bourbons, il les craignait à cause de ses diverses apostasies. Cependant, puisqu’il y avait une chance quelconque pour eux, M. de Vitrolles[121], avec l’assentiment du prélat marié, s’était rendu à la dérobée au congrès de Châtillon, en chuchoteur non avoué de la légitimité. Cette précaution apportée, le prince, afin de se tirer d’embarras à Paris, eut recours à un de ces tours dans lesquels il était passé maître.

M. Laborie[122], devenu peu après, sous M. Dupont de Nemours[123], secrétaire particulier du gouvernement provisoire, alla trouver M. de Laborde[124], attaché à la garde nationale ; il lui révéla le départ de M. de Talleyrand : « Il se dispose, lui dit-il, à suivre la régence ; il vous semblera peut-être nécessaire de l’arrêter, afin d’être à même de négocier avec les alliés, si besoin est. » La comédie fut jouée en perfection. Un charge à grand bruit les voitures du prince ; il se met en route en plein midi, le 30 mars : arrivé à la barrière d’Enfer, on le renvoie inexorablement chez lui, malgré ses protestations[125]. Dans le cas d’un retour miraculeux, les preuves étaient là, attestant que l’ancien ministre avait voulu rejoindre Marie-Louise et que la force armée lui avait refusé le passage.


Cependant, à la présence des alliés, le comte Alexandre de Laborde et M. Tourton, officiers supérieurs de la garde nationale, avaient été envoyés auprès du généralissime prince de Schwarzenberg, lequel avait été l’un des généraux de Bonaparte pendant la campagne de Russie. La proclamation du généralissime fut connue à Paris dans la soirée du 30 mars. Elle disait : « Depuis vingt ans l’Europe est inondée de sang et de larmes : les tentatives pour mettre un terme à tant de malheurs ont été inutiles, parce qu’il existe, dans le principe même du gouvernement qui vous opprime, un obstacle insurmontable à la paix. Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie : la conservation et la tranquillité de votre ville seront l’objet des soins des alliés. C’est dans ces sentiments que l’Europe, en armes devant vos murs, s’adresse à vous. »

Quelle magnifique confession de la grandeur de la France : L’Europe, en armes devant vos murs, s’adresse à vous !

Nous qui n’avions rien respecté, nous étions respectés de ceux dont nous avions ravagé les villes et qui, à leur tour, étaient devenus les plus forts. Nous leur paraissions une nation sacrée ; nos terres leur semblaient une campagne d’Élide que, de par les dieux, aucun bataillon ne pouvait fouler. Si, nonobstant, Paris eût cru devoir faire une résistance, fort aisée, de vingt-quatre heures, les résultats étaient changés ; mais personne, excepté les soldats enivrés de feu et d’honneur, ne voulait plus de Bonaparte, et, dans la crainte de le conserver, on se hâta d’ouvrir les barrières.

Paris capitula le 31 mars : la capitulation militaire est signée aux noms des maréchaux Mortier et Marmont par les colonels Denys[126] et Fabvier[127] ; la capitulation civile eut lieu au nom des maires de Paris. Le conseil municipal et départemental députa au quartier général russe pour régler les divers articles : mon compagnon d’exil, Christian de Lamoignon, était du nombre des mandataires[128]. Alexandre leur dit :

« Votre empereur, qui était mon allié, est venu jusque dans le cœur de mes États y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste défense m’a amené jusqu’ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j’en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n’est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai, je conserverai tous les établissements publics ; je n’y ferai séjourner que des troupes d’élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de l’élite de vos citoyens. C’est à vous d’assurer votre bonheur à venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l’Europe. C’est à vous à émettre votre vœu : vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. »

Paroles qui furent accomplies ponctuellement : le bonheur de la victoire aux yeux des alliés l’emportait sur tout autre intérêt. Quels devaient être les sentiments d’Alexandre, lorsqu’il aperçut les dômes des édifices de cette ville où l’étranger n’était jamais entré que pour nous admirer, que pour jouir des merveilles de notre civilisation et de notre intelligence ; de cette inviolable cité, défendue pendant douze siècles par ses grands hommes ; de cette capitale de la gloire que Louis XIV semblait encore protéger de son ombre, et Bonaparte de son retour !




  1. Le sultan Sélim III. Il était monté sur le trône en 1789. Lorsque Bonaparte avait envahi l’Égypte, Sélim avait fait cause commune avec l’Angleterre, mais il avait conclu la paix avec la France en 1802. Il fut étranglé en 1808.
  2. Dans les précédentes éditions des Mémoires, on a imprimé à tort Ostende, au lieu d’Osterode. Après la campagne de Prusse et de Pologne, Napoléon alla s’établir à Osterode (Hanovre) pour y passer la saison froide, qui, ayant commencé fort tard, cette année, dura plus que de coutume. Il s’y occupa d’amasser des vivres, en les faisant venir par la basse Vistule, de dissoudre le corps décimé d’Augereau, de réorganiser ses troupes, et d’y rétablir la discipline, altérée par les marches, les souffrances et les habitudes de maraude. — Le texte complet de la lettre du 3 avril a été donné par Ségur dans son Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée, livre I, chapitre III.
  3. Le traité du 28 mai, signé à Bucharest, n’était pas un traité d’alliance entre la Porte et la Russie, mais un traité de paix, mettant fin à la querelle qui depuis longtemps divisait les deux puissances. Le traité rendait à la Turquie la Moldavie et la Valachie, après en avoir détaché cependant la Bessarabie, qu’il incorporait à l’empire russe ; il consacrait vaguement l’autonomie des Serbes sous la suzeraineté du sultan et renouvelait implicitement le protectorat mal défini du tsar sur les principautés roumaines et même sur l’ensemble de la chrétienté orthodoxe du Levant. La paix de Bucharest assurait à la Russie l’entière disponibilité de ses forces. Le traité du 28 mai resta ignoré de Napoléon, et ce fut seulement à la fin d’octobre qu’il apprit que l’armée russe de Moldavie s’avançait vers la Lithuanie.
  4. À la suite de la déposition de Gustave IV en 1809, son oncle, le duc de Sudermanie, avait été proclamé roi sous le nom de Charles XIII. Ce prince n’ayant pas d’enfants, les États, le 14 juin 1809, choisirent pour héritier de la couronne le prince de Holstein-Augustenbourg, beau-frère du roi de Danemarck. Moins d’un an après, le 28 mai 1810, pendant une revue, le prince d’Augustenbourg tomba de cheval, frappé d’un mal subit, et mourut sur la place. Dans ces circonstances, quelques officiers suédois, quelques professeurs de l’Université d’Upsal, admirateurs passionnés de la France et de son armée, se mirent en tête de chercher dans l’état-major impérial, chez l’un des maréchaux, l’héritier de la couronne. Leurs préférences allèrent à Bernadotte, dont ils avaient apprécié la conduite et les talents militaires dans la Poméranie suédoise. Le 21 août 1810, Les États l’élisaient comme héritier du trône sous le nom de Charles-Jean.
  5. Joseph Bonaparte et Bernadotte avaient épousé les deux sœurs, Marie-Julie Clary et Eugénie-Bernardine-Désirée Clary, filles d’un négociant de Marseille. La première devint reine de Naples, puis d’Espagne ; la seconde, reine de Suède.
  6. Comme la maison de la rue d’Anjou, la terre de Grosbois était une dépouille de Moreau.
  7. Bernadotte s’engageait à entrer en campagne avec trente mille hommes. La Norwège était promise à la Suède. Le 3 mai 1812, l’Angleterre accéda au traité du 24 mars, qui fut le préliminaire de la sixième coalition.
  8. Gérard-Christophe-Michel Duroc (1772-1813). Aide de camp du général Bonaparte dès 1796, il ne cessa de jouir auprès de lui de la plus entière confiance. Après le 18 brumaire, le premier Consul lui confia les missions les plus délicates, successivement près des cours de Berlin, de Vienne, de Stockholm et de Saint-Pétersbourg. Lors de la formation de la cour impériale en 1805, il fut créé grand maréchal du palais et spécialement chargé de veiller à la sûreté de la personne de Napoléon, qui le fit duc de Frioul, le 16 mars 1808. Le 22 mai 1813, pendant la campagne de Saxe, il fut tué, d’un boulet de canon, à côté de l’Empereur.
  9. Louis-Philippe, comte de Ségur (1753-1830). Il était le fils aîné du maréchal de Ségur. Ambassadeur en Russie sous Louis XVI (1784-1789), il fut, sous Napoléon, conseiller d’État, sénateur et grand maître des cérémonies, ce qui fut à son frère, le très spirituel vicomte de Ségur, l’occasion de s’écrier chez ses amis : Ségur sans cérémonies. Pair de France pendant les Cent-Jours, il fut rappelé à la Chambre haute le 19 novembre 1819. Il était membre de l’Académie française depuis 1803. On lui doit un grand nombre d’ouvrages, et en particulier de très intéressants Mémoires. Il était le père du général Philippe de Ségur, l’historien de Napoléon et la Grande-Armée pendant l’année 1812.
  10. Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l’année 1812, par le général comte de Ségur, livre II, chap. II.
  11. Ségur, livre II, chap. II.
  12. Ségur, livre II, chap. III.
  13. Ségur, livre II, chap. IV.
  14. Joseph, prince Poniatowski (1762-1813). Après avoir, dans la campagne de Russie, commandé le cinquième corps de la grande armée, composé des divisions polonaises Dombrowski, Zayouschek et Ficher, il commanda, pendant la campagne de Saxe, le 8e corps (Polonais).
  15. Dominique-Georges-Frédéric Dufour de Pradt (1759-1837). Député du clergé du bailliage de Caux à l’Assemblée constituante, il siégea au côté droit, émigra dès la fin de la session et s’établit à Hambourg, où il publia, en 1798, sous le voile de l’anonyme, un premier ouvrage, l’Antidote au Congrès de Rastadt, qui a été longtemps attribué à Joseph de Maistre. Après le 18 brumaire, son parent, le général Duroc, le présenta au premier Consul, dont il fit si bien la conquête qu’il devint bientôt évêque de Poitiers, archevêque de Malines, premier aumônier de l’Empereur, « l’aumônier du dieu Mars », comme il s’appelait lui-même. En 1812, quand la guerre de Russie fut décidée, Napoléon l’envoya comme ambassadeur dans le grand-duché de Varsovie. En 1814, il prit une part très active au rétablissement du gouvernement royal et fut un moment chancelier de la Légion d’honneur. Sous la seconde Restauration, il se jeta dans l’opposition et composa force brochures, dont l’une même lui valut d’être traduit en cour d’assises. Après la révolution de juillet, l’abbé de Pradt revint à ses premières opinions royalistes, et il s’occupait à réunir les matériaux d’une histoire de la Restauration, lorsqu’il succomba à une attaque d’apoplexie. Sainte-Beuve, qui pourtant ne l’aime guère, a dit de lui : « L’abbé de Pradt était actif, délié, infiniment spirituel en conversation ; et, la plume à la main, un écrivain plein de verve et pittoresque ». Son Histoire de l’ambassade dans le grand duché de Varsovie en 1812 est un pamphlet, mais qui renferme des parties dont l’histoire devra faire son profit.
  16. Louis-Pierre-Édouard, baron Bignon (1771-1841). Il remplaça l’abbé de Pradt à Varsovie. Sous la Restauration, il fut, à la Chambre des députés, de 1817 à 1830, un des chefs de l’opposition libérale. Après 1830, il fut un instant ministre des Affaires étrangères, puis ministre de l’Instruction publique. Une Ordonnance royale du 3 octobre 1837 l’appela à la Chambre des pairs. Il a publié une Histoire de France depuis le dix-huit brumaire jusqu’à la paix de Tilsitt (1829 1830, 6 vol. in-8o) et une Histoire de France sous Napoléon, depuis la paix de Tilsitt jusqu’en 1812 (1838, 4 vol. in-8o). Ces deux ouvrages furent composés en exécution du testament de Napoléon, qui portait : « Je lègue au baron Bignon 100 000 francs ; je l’engage à écrire l’histoire de la diplomatie française de 1792 à 1815. »
  17. Napoléon n’a jamais sérieusement songé, quelque favorables que fussent les circonstances et quelque avantage qu’il y dût trouver lui-même, à relever la nation polonaise, qui versait son sang pour lui sur tous les champs de bataille de l’Europe. Sur les vrais sentiments de Napoléon à l’égard de la Pologne et des Polonais, voir les lettres publiées par la Correspondance générale, et en particulier ces deux notes : Au citoyen Talleyrand, Paris, 17 octobre 1801 : « J’ai oublié, citoyen ministre, dans la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire au sujet de l’Almanach national, de vous parler de la Pologne dont le Premier Consul désire qu’il ne soit pas question dans l’état des puissances. Cela est d’une inutilité absolue ». — Notes sur un projet d’exposé de la situation de l’Europe (Finkenstein, 18 mai 1807) : « Ne pas parler de l’indépendance de la Pologne et supprimer tout ce qui tend à montrer l’Empereur comme le libérateur, attendu qu’il ne s’est pas expliqué à ce sujet. Napoléon ». — Enfin, dans des instructions au général Bertrand (Eylau, 13 février 1807) on lit : « Il (le général Bertrand) laissera entrevoir (à M. de Zartrow) que quant à la Pologne, depuis que l’Empereur la connaît, il n’y attache plus aucune importance ». — Napoléon Ier peint par lui-même, par Raudot, p. 192-201.
  18. Le 28 juin 1812, la Diète de Varsovie s’était constituée en confédération générale ; elle avait déclaré le royaume de Pologne rétabli ; convoqué les diétines, invité toute la Pologne à se confédérer, sommé tous les Polonais de l’armée russe d’abandonner la Russie. Elle avait décidé en même temps qu’une députation se rendrait auprès de l’empereur des Français, pour l’engager à couvrir de sa puissante protection le berceau de la Pologne renaissante. Napoléon était alors à Wilna, et c’est dans cette ville que, le 11 juillet, il donna audience à la députation polonaise.
  19. Il y arriva le 16 mai.
  20. Les princes de Weimar, de Cobourg, de Mecklembourg ; le grand-duc de Wurtzbourg, primat de la Confédération du Rhin, la reine Catherine de Westphalie, le roi de Prusse et son fils le prince royal.
  21. Ségur, livre IV, ch. II.
  22. Ségur, livre IV, ch. II.
  23. Ibid.
  24. Les 24, 25 et 26 juin. « Il en passa pendant quarante-huit heures, le 24 et le 25, jour et nuit. Le 26, on voyait encore arriver au fleuve les cuirassiers et les dragons de Grouchy, complétant l’ensemble des effectifs déversés sur la rive droite par l’Empereur lui-même. » Albert Vandal, tome III, p. 487.
  25. Le 28 juillet 1812.
  26. Le 17 août.
  27. Manuscrit de 1812, contenant le précis des événements de cette année, pour servir à l’histoire de Napoléon. — Agathon-Jean-François, baron Fain (1778-1837) fut successivement attaché au secrétariat du Comité de Salut public, du Directoire et du Consulat. Il devint, en 1806, secrétaire-archiviste et, en 1809, secrétaire au cabinet de l’empereur. Il le suivit dès lors dans toutes ses campagnes et ne le quitta qu’après l’abdication de Fontainebleau. Il reprit son poste auprès de Napoléon le 20 mars 1815. Après la révolution de 1830, il fut nommé premier secrétaire du cabinet du roi Louis-Philippe. — Outre le Manuscrit de 1812, le baron Fain a publié le Manuscrit de l’an III, le Manuscrit de 1813 et le Manuscrit de 1814.
  28. Gaspard, baron Gourgaud (1783-1852). Officier d’ordonnance de l’empereur pendant la guerre de Russie, il fut blessé à Smolensk, et, entré le premier au Kremlin, y découvrit une mine de 400 000 livres de poudre qui devait faire sauter la citadelle. Ce service lui valut le titre de baron de l’Empire. En 1814, à Brienne, il sauva la vie à l’empereur en tuant un cosaque dont la lance allait le frapper. À la première Restauration, il entra dans les gardes du corps du roi, mais, aux Cent-Jours, il reprit ses fonctions auprès de Napoléon, qui le nomma général de brigade et son premier aide de camp. Il accompagna l’empereur déchu à Sainte-Hélène, où il resta jusqu’en 1818. Il a publié, en 1822-1823, avec le comte de Montholon, les huit volumes des Mémoires pour servir à l’histoire de France sous Napoléon, et, en 1825, Napoléon et la Grande-Armée en Russie, ou Examen critique de l’ouvrage de M. le comte Philippe de Ségur. Aide de camp de Louis-Philippe (1832), lieutenant général (1835), pair de France (1841), il fut élu, le 13 mai 1849, représentant des Deux-Sèvres à l’Assemblée législative et soutint la politique personnelle du prince-président.
  29. Jean-Ambroise Baston, comte de Lariboisière (1759-1814), lieutenant d’artillerie en 1781, général de brigade en l’an XI, général de division en 1807, comte de l’Empire en 1808, commandant l’artillerie de la garde impériale, premier inspecteur de l’artillerie en 1811.
  30. Michel Barclay de Tolly, né en 1759, en Livonie, d’une famille originaire d’Écosse ; mort en 1818. Replacé à la tête des troupes russes en 1813, après la bataille de Bautzen, il battit Vandamme à Kulm, contribua puissamment au gain de la bataille de Leipzig et fit capituler Paris (30 mars 1814). En récompense de ses services, il fut nommé feld-maréchal et fait prince.
  31. Michel Kutusof était né en 1745. Il avait donc 67 ans en 1812. Il mourut en 1813 à Bunzlau, en Silésie, étant encore à la tête de ses troupes.
  32. Études sur Napoléon, par le lieutenant-colonel de Baudus, ancien aide de camp de Bessières et de Soult ; deux volumes in-8o ; Paris, 1841. Cet ouvrage est peut-être le meilleur qui ait été écrit sur Napoléon ; c’est à coup sûr le plus impartial, et il mériterait d’être réimprimé.
  33. Baudus, t. II, p. 76.
  34. Louis-François-Joseph de Bausset (1770-1835). Il était depuis 1805 préfet du palais et chambellan de l’empereur. Il a laissé des Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais et sur quelques événements de l’Empire depuis 1805 jusqu’au 1er  mai 1814, pour servir à l’histoire de Napoléon. Quatre volumes in-8o, 1827-1828.
  35. Manuscrit de 1812.
  36. Ségur, livre VII, chap. VIII.
  37. 6 septembre 1812.
  38. Ségur, livre VII, chap. VIII.
  39. Extrait du dix-huitième bulletin de la Grande-Armée.
  40. Auguste du Vergier, comte de La Rochejaquelein (1783-1868). Il était le second frère de Monsieur Henri. L’ardeur de son royalisme ne l’avait pas empêché de prendre du service dans les armées impériales, où il entra avec le titre de sous-lieutenant. La blessure qu’il avait reçue à la Moskowa et dont il porta la trace toute sa vie lui valut d’être surnommé le Balafré. Sous la Restauration, devenu colonel des grenadiers à cheval, puis maréchal de camp, il prit part à la guerre d’Espagne en 1823 et combattit en 1828 dans les rangs de l’armée russe, alors en guerre contre les Turcs. Mis en non-activité pour refus de serment, après la révolution de 1830, il fut condamné à mort par contumace, en 1833, sous l’inculpation d’avoir essayé de soulever la Vendée. — Il avait épousé, en 1819, la fille aînée de la duchesse de Duras, qui fut l’une des amies les plus dévouées de Chateaubriand.
  41. Ségur, livre VII, chap. XII.
  42. Ségur, livre VII, chap. XI.
  43. Le comte Fœdor Rostopchin (1765-1826), lieutenant général d’infanterie et grand chambellan de l’empereur Alexandre, qui le nomma gouverneur de Moscou, à la veille de la guerre, le 29 mai 1812. Une de ses filles épousa le comte Eugène de Ségur, neveu de l’historien de Napoléon et la Grande-Armée ; elle a écrit pour l’enfance des Contes qui ont eu une grande vogue. Mgr de Ségur, si connu par ses vertus, sa charité et ses nombreux écrits en faveur de la Religion, était le petit-fils de Rostopchin. Un autre de ses petits-fils, le comte Anatole de Ségur, a publié, en 1874, la Vie de Rostopchin.
  44. Le comte Rostopchin a publié, à Paris, en 1823, une brochure intitulée : La Vérité sur l’incendie de Moscou, dans laquelle il repousse la responsabilité de l’acte héroïque et terrible qui a immortalisé son nom. Nul doute pourtant qu’il n’en soit l’auteur. Voici, à cet égard, le témoignage d’un homme bien placé pour savoir la vérité. Joseph de Maistre, alors ambassadeur à Saint-Pétersbourg, écrivait, le 22 novembre 1812, à M. le comte de Front, ministre des affaires étrangères du roi de Sardaigne : « Je puis enfin avoir l’honneur d’apprendre à Sa Majesté, avec une certitude parfaite, que l’incendie de Moscou est entièrement l’ouvrage des Russes, et n’est dû qu’à la politique terrible et profonde qui avait résolu que l’ennemi, s’il entrait à Moscou, ne pourrait s’y nourrir, ni s’y enrichir. Dans une campagne très proche de la capitale, on fabriquait depuis plusieurs jours toutes sortes d’artifices incendiaires, et l’on disait au bon peuple qu’on préparait un ballon pour détruire d’un seul coup toute l’armée française. M. le comte Rostopchin, avant de partir, fit ouvrir les prisons et emmener les pompes, ce qui est assez clair ; ce qui ne l’est pas moins, c’est que sa maison a été épargnée et que sa bibliothèque même n’a pas perdu un livre. Voilà qui n’est pas équivoque. En y réfléchissant, on voit qu’il ne convenait nullement à Napoléon de brûler cette superbe ville, et, en réalité, il a fait ce qu’il a pu pour la sauver ; mais tout a été inutile, les incendiaires observant trop bien les ordres reçus, et le vent à son tour ne servant que trop les incendiaires… Je doute que depuis l’incendie de Rome, sous Néron, l’œil humain ait rien vu de pareil. Ceux qui en ont été témoins ne trouvent aucune expression pour le décrire… Je répète que la perte en richesses de toute espèce se refuse à tout calcul ; mais la Russie et peut-être le monde ont été sauvés par ce grand sacrifice. » (Correspondance de Joseph de Maistre, tome IV, p. 302.)
  45. Baudus, t. II, p. 102.
  46. Adolphe-Édouard-Casimir-Joseph Mortier (1768-1835). Maréchal de France le 19 mai 1804, duc de Trévise le 2 juillet 1808, il était, lors de la campagne de Russie, commandant de la jeune garde. En 1814, il partagea le commandement de Paris avec Marmont et, comme lui, défendit héroïquement la capitale dans la journée du 30 mars. Pair de France pendant les Cent-Jours et sous la Restauration, il fut, sous la monarchie de Juillet, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, grand-chancelier de la Légion d’honneur, ministre de la guerre et président du Conseil (18 novembre 1834 — 12 mars 1835). Le 28 juillet 1835, il fut tué sur le boulevard du Temple, aux côtés du roi Louis-Philippe, par l’explosion de la machine Fieschi.
  47. Antoine-Jean-Auguste Durosnel (1771-1849). Napoléon le fit comte en 1808 et le choisit pour un de ses aides de camp. Après la campagne de Russie, il fut nommé, en 1813, gouverneur de la ville de Dresde, où il resta jusqu’à la capitulation. Après la révolution de Juillet, il devint aide de camp de Louis-Philippe, fut député de 1830 à 1837 et pair de France de 1837 à 1848.
  48. Jean-Baptiste-Barthélemy, baron de Lesseps (1766-1834). Attaché à la carrière des consulats, il était en Russie avec le titre de commissaire général des relations commerciales, lorsqu’éclata la guerre de 1812, et il fut forcé de suivre l’armée dans sa retraite. De 1815 à 1833, il remplit avec distinction les fonctions de consul général à Lisbonne. Il était l’oncle de M. Ferdinand de Lesseps, le créateur de l’isthme de Suez.
  49. Ségur, livre VIII, chap. VI.
  50. Napoléon et la Grande-Armée en Russie, ou Examen critique de l’ouvrage de M. le comte Philippe de Ségur, 1824.
  51. Baudus, t. II, p. 127.
  52. Décret sur la surveillance, l’organisation, l’administration, la comptabilité, la police et la discipline du Théâtre-Français, daté du quartier impérial de Moscou, le 15 octobre 1812. Modifié sur quelques points, ce décret est encore en vigueur dans ses dispositions principales.
  53. Ségur, liv. VIII, chap. XI.
  54. On achève d’imprimer à Saint-Pétersbourg les papiers d’État sur cette campagne, trouvés dans le cabinet d’Alexandre après sa mort. Ces documents, formant cinq à six volumes, jetteront sans doute un grand jour sur les événements si curieux d’une partie de notre histoire. Il sera bon de lire avec précaution les récits de l’ennemi, et cependant avec moins de défiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer à quel point celui-ci altérait la réalité et la rendait insaisissable ; ses propres victoires se transformaient en roman dans son imagination. Toutefois, au bout de ses relations fantasmagoriques, restait cette vérité, à savoir que Napoléon, par une raison ou par une autre, était le maître du monde. (Paris, note de 1814.) Ch.
  55. La conspiration du général Malet avait éclaté le 23 octobre, précisément le jour où le maréchal Mortier, mettant à exécution les ordres de l’empereur, faisait sauter le Kremlin. Peu s’en fallut que Malet, ce jour-là, ne fit sauter l’Empire. Enfermé dans une prison, sans argent, sans complices, dénué de tous moyens, Malet avait entrepris de renverser Napoléon, et il faillit réussir. La conspiration Malet fut une conspiration de génie.
  56. Marie-Victor-Nicolas de Fay, marquis de Latour-Maubour (1768-1850), sous-lieutenant dans les gardes du corps avec rang de lieutenant-colonel le 6 mars 1789, colonel du 3e régiment de chasseurs le 5 février 1792, général de brigade le 2 décembre 1805, général de division le 14 mai 1807, baron de l’Empire le 12 février 1808. Il eut la cuisse emportée par un boulet, non à Dresde, comme le dit Chateaubriand, mais à Wachau (16 octobre 1813). Le 22 mars 1814, il fut créé comte de l’Empire. La Restauration le fit pair de France le 4 juin 1814, marquis par lettres patentes du 31 août 1817, et ambassadeur à Londres. Il occupait ce dernier poste lorsqu’il fut appelé au ministère de la guerre le 19 novembre 1819. Le 15 décembre 1821, il fut nommé gouverneur des Invalides. Il donna sa démission de pair à la révolution de 1830, se retira à Melun, puis alla rejoindre les Bourbons en exil. Gouverneur du duc de Bordeaux en 1835, il ne rentra en France qu’en 1848.
  57. C’était celui du prince Eugène. Il comprenait les divisions françaises Delzons et Broussier, la garde royale italienne, la division italienne Pino, la cavalerie de la garde italienne et une brigade légère italienne, commandée par le général Villata.
  58. Le général Dombrowski commandait une des divisions polonaises qui formaient le cinquième corps, placé sous les ordres du prince Poniatowski.
  59. Jean-Baptiste-Juvénal, baron, puis comte Corbineau (1776-1848). Pendant la guerre de Russie, il commanda la 6e brigade de cavalerie, faisant partie du deuxième corps, sous les ordres du duc de Reggio. À la fin de la campagne, il fut nommé aide de camp de l’empereur, puis général de division et comte de l’Empire en 1813. Pendant les Cent-Jours, il reprit son service d’aide de camp auprès de Napoléon. Retraité le 1er  janvier 1816, il fut rappelé à l’activité en 1830 et nommé pair de France le 11 septembre 1835. Ce fut le général Corbineau qui fit arrêter le prince Louis-Napoléon à Boulogne, lors de la tentative du 6 août 1840.
  60. Jean-Baptiste Éblé (1758-1812), général d’artillerie, « modèle de courage, d’intégrité, d’honneur », selon la très juste expression de la comtesse de Chastenay, qui l’avait beaucoup connu et qui ajoute : « Digne, par son savoir, sa capacité, ses longs et continuels services, de diriger l’artillerie, il fut poursuivi par une jalousie implacable et constamment victime de la faveur. Ses efforts, au passage de la Bérésina, son dévouement à ses compatriotes, à la cause de l’humanité, l’oubli de sa propre conservation, lui coûtèrent sa généreuse vie. Nommé, faute de concurrents, premier inspecteur général de l’artillerie, il avait cessé d’exister avant d’en recevoir la nouvelle. » (Mémoires de Mme  de Chastenay, t. II, p. 221.)
  61. François, marquis de Chasseloup-Laubat (1754-1833). Il était général de division du génie depuis le 18 septembre 1799. Pendant la campagne de 1812, il traça les ouvrages avancés du pont de Kowno et le camp retranché de Wilna, et contribua beaucoup, par la construction des ponts sur la Bérésina, à sauver les débris de l’armée. Bien que Napoléon l’eût fait, en 1813, comte de l’Empire et membre du Sénat conservateur, il ne fut pas des derniers à voter la déchéance de l’empereur et fut nommé pair de France par Louis XVIII, le 4 juin 1814. Il se tint à l’écart pendant les Cent-Jours et fut créé marquis par le roi en 1817.
  62. L’amiral Paul Tchitchagof avait épousé la fille d’un amiral anglais, miss Elisabeth Proby. Sa perte le plongea dans une douleur inconsolable, et il ne tarda pas à aller fixer son existence en Angleterre, auprès de la famille de sa femme. Il mourut à Paris, au mois de septembre 1849, âgé de 82 ans. C’était un grand ami de Mme Swetchine et de Joseph de Maistre. Les lettres de de Maistre à l’amiral (Correspondance, tomes III, p. 393, 439, 449, 461, 481 ; IV, 489 ; V, 455 ; VI, 133) sont parmi les plus belles du grand écrivain.
  63. Le général Mis de Chambray (1783-1838), auteur d’une Histoire de l’expédition de Russie en 1812, trois volumes in 8o, 1833.
  64. Ségur, livre XI, chap. VIII et IX.
  65. Mémoires pour servir à l’histoire de la guerre entre la France et la Russie en 1812, par le général de Vaudoncourt, 1816.
  66. Louis, comte Partouneaux (1770-1835). Général de division depuis le 27 août 1803, il avait les plus brillants états de services. Pendant la campagne de 1812, il commanda la 1re  division du 9e corps, placé sous les ordres du duc de Bellune. Lors de la retraite, il fut posté à Borizow pour tromper l’ennemi et permettre à l’armée de franchir la Bérésina. Dans la nuit du 27 au 28 novembre, il fut attaqué, à l’est, par les cosaques de Platof, au nord, par Wittgenstein, à l’ouest, par Tahetchakof ; acculé contre la Bérésina par des forces supérieures, n’ayant lui-même que 2 000 hommes, il dut mettre bas les armes. Dans le 29e bulletin, Napoléon, cherchant à rejeter sur d’autres des responsabilités qui devaient tout entières peser sur lui seul, essaya de flétrir un de ses plus glorieux soldats. Le général a victorieusement répondu dans deux brochures : Adresse et rapports sur l’affaire du 27 au 28 novembre 1812, qu’a eue la 1re  division du 9e corps de la Grande-Armée au passage de la Bérésina (1815). — Lettre sur le compte rendu par plusieurs historiens de la campagne de Russie et par le 29e bulletin, de l’affaire du 27 au 28 novembre 1812 (1817). La Restauration lui donna le commandement de la 8e division militaire (Marseille), puis de la 10e (Toulouse), le fit comte en 1817 et, en 1820, commandant de la 1re  division d’infanterie de la garde royale.
  67. Dans ses Mémoires, toujours si dramatiques et si intéressants, mais souvent si étrangement inexacts, le général Marbot (tome III. p. 233) n’a pas craint d’avancer que « la perte totale des Français régnicoles fut, pendant la campagne de Russie, de soixante-cinq mille hommes seulement ». Il traite de libellistes et de romanciers les historiens qui donnent un chiffre plus élevé. Or, M. Thiers, qui n’était pourtant pas un détracteur de Napoléon, après avoir étudié avec le plus grand soin tous les états de troupes, est arrivé à cette conclusion (tome XIV, p. 671) : « Il n’y a aucune exagération à dire que trois cent mille hommes (de la Grande-Armée) moururent par le feu, par la misère ou par le froid. La part des Français dans cette horrible hécatombe fut de plus des deux tiers. » Le chiffre donné par Chateaubriand concorde, on le voit, avec celui que devait trouver plus tard M. Thiers.
  68. Le général York commandait le corps prussien qui faisait partie du 10e corps de la Grande-Armée, placé sous les ordres du maréchal duc de Tarente. Il avait conclu, le 30 décembre 1812, avec les généraux russes Clausewitz et Diebitsch, une convention, par laquelle il s’engageait à observer la neutralité jusqu’au moment où le roi de Prusse lui aurait transmis ses instructions.
  69. Napoléon arriva à Paris le 20 décembre, deux jours, en effet, après la publication du 29e bulletin. « On était, dit Mme  de Chastenay (Mémoires, II, 221), dans toute la stupeur causée par le bulletin de consternation, quand on apprit avec un redoublement de surprise que l’empereur était aux Tuileries. Il avait, en effet, parcouru toute l’Allemagne aussi rapidement qu’un courrier ; sa voiture s’étant brisée à Meaux, il s’était jeté, avec le duc de Vicence, dans le cabriolet de la poste et avait paru, vers dix heures du soir, à la grille des Tuileries, où, dans ce honteux équipage, la garde avait eu quelque peine à reconnaître son empereur… Un bain, un bon souper, quelques heures de repos avaient réparé ses forces ; les tailleurs avaient travaillé à lui préparer des vêtements, — il n’avait sauvé que ceux dont il était couvert, — et, le lendemain avant midi, tous les corps constitués, en députation au palais, le félicitaient sur son retour, sans lui demander, comme Auguste, ce qu’il avait fait de ses légions. »
  70. Duroc, grand maréchal du palais.
  71. Caulaincourt.
  72. Bernard-Germain-Étienne de Laville-sur-Illon, comte de Lacépède (1756-1825), député à l’Assemblée législative en 1791, membre du Sénat conservateur, pair en 1814, pair des Cent-Jours, de nouveau pair de France en 1819. Continuateur de Buffon, il a publié l’Histoire naturelle des Poissons, l’Histoire naturelle des Cétacés, et aussi celle des Serpents : Chateaubriand s’en souviendra tout à l’heure.
  73. Louis XVIII était alors établi, dans le comté de Buckingham, au château de Hartwell, domaine agreste et modeste d’un particulier anglais, M, Sée.
  74. Il fut signé au palais de Fontainebleau, le 25 janvier 1813. En voici les principales dispositions : — La résidence à Paris n’est pas textuellement imposée au Saint-Père ; il est seulement indiqué en termes un peu vagues qu’il se fixera en France ou dans le royaume d’Italie. — Les domaines qu’il possédait, et qui ne sont pas aliénés, seront administrés par ses agents ou chargés d’affaires. Ceux qui seraient aliénés seront remplacés jusqu’à concurrence de 2 000 000 de francs de revenus. — Dans les six mois qui suivront la notification d’usage de la nomination par l’empereur aux archevêchés et évêchés de l’Empire et du royaume d’Italie, le pape donnera l’institution canonique. Les six mois expirés sans que le pape ait accordé l’institution, le métropolitain, et, à son défaut, ou s’il s’agit du métropolitain, l’évêque le plus ancien de la province, procédera à l’institution de l’évêque nommé.
  75. Le traité d’alliance entre la Prusse et la Russie fut signé le 1er  mars 1813.
  76. Berlin fut occupé par les Cosaques le 4 mars 1813 ; Hambourg fut évacué par les Français le 12 mars ; Dresde fut pris par les Russes et les Prussiens le 21.
  77. La bataille de Vitoria eut lieu le 21 juin 1813. À la nouvelle de cette défaite, qui consommait pour lui la perte de l’Espagne, Napoléon rappela Joseph et lui enjoignit de se retirer en son château de Mortefontaine, avec défense d’y voir personne, sous peine d’être arrêté.
  78. 28-31 juillet 1813.
  79. Joseph-Louis, comte Lagrange (1736-1813), célèbre mathématicien, membre de l’Institut, comte de l’Empire, grand-officier de la Légion d’honneur. Ce géomètre plaisait fort à Napoléon, n’étant point un idéologue. On lui demandait un jour comment il pouvait voter les terribles conscriptions annuelles : « Cela, répondit-il, ne change pas sensiblement les tables de la mortalité. » — Son corps fut déposé au Panthéon.
  80. Delille mourut d’apoplexie dans la nuit du 1er  au 2 mai 1813. Son corps resta exposé plusieurs jours au Collège de France, sur un lit de parade, la tête couronnée de lauriers et le visage légèrement peint. Son convoi eut quelque chose d’une apothéose, et ses funérailles ont laissé le souvenir d’une grande solennité nationale. Elles égalèrent en éclat celles du maréchal Bessières, duc d’Istrie, mort, lui aussi, le 1er  mai, dans le combat qui précéda la bataille de Lutzen, et dont les obsèques avaient été, par ordre de l’empereur, entourées d’une pompe extraordinaire.
  81. 19 mai 1813.
  82. Le 22 mai 1813, à Wurtzen, Duroc escortait, avec les ducs de Vicence et de Trévise, l’Empereur, qui descendait au galop un petit chemin creux pour gagner une éminence d’où il put juger de l’effet de la charge des 14 000 cavaliers du général Latour-Maubourg, dans la plaine de Reichenbach. Tout à coup, un boulet vint frapper un arbre, ricocha, tua le général Kirgener, de l’escorte, et atteignit mortellement Duroc au bas-ventre ; on le transporta dans une petite ferme, où il expira au bout de quelques heures. Ses cendres reposent aux Invalides, à côté de celles de l’Empereur.
  83. Bataille de Dresde (26 et 27 août 1813).
  84. Te Stygii tremuere lacus, te Janitor Orci.

    (Virgile, Énéide, viii, 296.)
  85. Le 21 juillet 1813, le Jury d’Anvers avait acquitté les nommés Werbrouck, Lacoste, Biard et Petit, accusés d’être auteurs ou complices de dilapidations commises dans la gestion et l’administration de l’octroi d’Anvers. Le sénatus-consulte du 28 août annula la déclaration du Jury et chargea la Cour de cassation de renvoyer les quatre acquittés devant une Cour impériale qui prononcerait sur eux sans jury. Cette audacieuse violation de la loi eût peut-être passé inaperçue lorsque l’Empereur était à l’apogée de sa fortune ; venant après les désastres de Russie et d’Espagne, elle souleva en Europe une indignation générale.
  86. Le 30 août 1813, le général Vandamme, qui occupait à Kulm, sur le revers des montagnes de Bohême, avec une armée de 30 000 hommes, une position très forte, s’était trouvé entouré par un cercle de 130 000 ennemis. Les Français résistèrent en désespérés. Le général Corbineau finit par s’ouvrir un passage en abandonnant l’artillerie, mais nous avions eu cinq ou six mille tués ou blessés, et nous laissions sept mille prisonniers aux mains des vainqueurs. Vandamme était du nombre, ainsi que le général Haxo, aide de camp de l’Empereur, et plusieurs autres généraux, 60 pièces de canon, 18 obusiers, tous les caissons, y compris ceux du parc de réserve, tous les bagages, enfin, tombèrent aux mains de l’ennemi (Souvenirs militaires du duc de Fezensac, p. 411 et suivantes). Inaugurée par les brillantes victoires de Lutzen et de Bautzen la campagne de Saxe se terminait par un désastre qui ne se devait pas réparer et qu’allait bientôt suivre le désastre, plus grand encore, de Leipsick.
  87. Le 6 septembre 1813, Ney est battu par le prince de Suède, Bernadotte, et par le général prussien Bulow, à Dennewitz, près de Berlin. Il perd, avec les deux tiers de son artillerie, ses munitions, ses bagages, et plus de 10 000 hommes.
  88. De land, terre, et sturm, tocsin ; — nom donné en Allemagne et en Suisse à une levée en masse de tous les hommes en état de porter les armes, et qui a lieu lorsque la patrie est en danger.
  89. De bursch, camarade, et shaft, confrérie ; — nom donné à une association formée en 1815 par les étudiants des universités allemandes qui, deux ans auparavant, avaient quitté leurs études pour prendre part à la guerre de la délivrance.
  90. Jean-Gotllich Fichte (1762-1814). Professeur de philosophie à Iéna d’abord, ensuite à Berlin, il avait prononcé, en cette dernière ville, de 1807 à 1808, malgré l’occupation française, ses fameux Discours à la nation allemande, qui préparèrent le réveil de l’Allemagne. Ses principaux ouvrages sont les Principes d’une théorie de la science (1794), Principes du droit naturel (1796-1797), Système de morale (1798), la Destination de l’homme (1800), Méthode pour arriver à la vie bienheureuse (1806).
  91. Charles-Théodore Kœrner (1791-1813). Il était poète du théâtre de la cour, à Vienne, lorsqu’en 1813 il s’enrôla dans le régiment des chasseurs volontaires de Lutzow. Il se servit aussi vaillamment de l’épée que de la lyre. Chacune de ses pièces, à peine composée, courait aussitôt les armées et enflammait tous les cœurs. Elles ont été réunies après sa mort, en 1814, sous ce titre : Lyre et Épée.
  92. Koerner ne mourut pas à Leipsick (octobre 1813) ; il fut frappé à mort par un boulet dans une rencontre à Gadebusch, dans le Mecklembourg, le 27 août 1813. Il n’avait que vingt-deux ans.
  93. Ces strophes sont tirées d’une des plus belles pièces d’Ernest-Maurice Arndt, la Patrie de l’Allemand. Comme à Théodore Kœrner, le patriotisme a dicté à Maurice Arndt, dans ses Chants de guerre (1813-1815), d’admirables inspirations. Seulement, tandis que Kœrner mourait à vingt-deux ans, Arndt devait mourir presque centenaire., Né le 26 décembre 1769, il est mort le 29 janvier 1869.
  94. Le prince Poniatowski avait été nommé maréchal de France sur le champ de bataille, le 16 octobre 1813, à la première des trois journées de Leipsick. Trois jours après, quand la grande défaite fut consommée, chargé de protéger la retraite de l’armée, il fit des prodiges de valeur, et lorsqu’il ne fut plus possible de résister, il s’élança dans l’Elster plutôt que de se rendre, et s’y noya (19 octobre).
  95. Après le désastre de Leipsick, Napoléon et les débris de son armée suivirent, pour rentrer en France, la route de Weissenfeld, Erfurt, Gotha, Fulde, jusqu’à Hanau, où l’armée autrichienne et bavaroise, commandée par le général Wrède, voulut lui barrer le chemin. L’armée française, si affaiblie, si épuisée, retrouva son énergie pour combattre d’anciens alliés devenus inopinément nos ennemis. On leur passa sur le corps ; ils perdirent 6 000 hommes, tués ou blessés, et 4 000 prisonniers. Notre perte totale fut d’environ 5 000 hommes. Ce dernier effort termina les opérations de la Grande Armée en Allemagne.
  96. Charles-Philippe, prince de Wrède (1769-1838), feld-maréchal bavarois. Par suite de l’étroite alliance qui unissait la Bavière à la France, il servit Napoléon de 1805 à 1809, et il le fit avec autant de vaillance que de talent. Pendant la campagne de Russie, il se couvrit de gloire, surtout à Polotsk et à Valontina-Cora. À Leipsick, il se battait encore dans nos rangs, mais le désastre éprouvé par Napoléon détacha de lui la Bavière. Lors de la campagne de France, en 1814, il battit Oudinot à Bar sur-Aube, et fut fait prince ; il avait été fait feld-maréchal après Wagram. Le général de Wrède est un des généraux les plus remarquables de la période napoléonienne.
  97. Lacépède avait publié en 1788 l’Histoire générale et particulière des quadrupèdes ovipares.
  98. Le 24 novembre 1813, le gouvernement provisoire établi à Amsterdam à la suite du soulèvement de cette ville (16 novembre), proclama l’indépendance des Provinces-Unies, et rappela le prince d’Orange.
  99. Déclaration de Francfort, signée dans cette ville par les souverains alliés. Elle est datée du 1er  décembre 1813, mais elle ne parut que dans la Gazette de Francfort du 7.
  100. Le Sénat avait désigné comme commissaires MM. de Fontanes, de Talleyrand, de Saint-Marsan, de Barbé-Marbois, de Beurnouville. — Le Corps législatif avait choisi MM. Lainé, Raynouard, Maine de Biran, Flangergues et Gallois.
  101. Le Corps législatif, réuni en comité secret, le 29 décembre, entendit le rapport de la commission. M. Raynouard l’avait terminé par le conseil de rédiger une adresse à l’Empereur. On décida, à la majorité de 223 voix sur 254, que le rapport serait imprimé pour les membres seuls du Corps législatif, afin qu’ils pussent le méditer, et voter sur le projet d’adresse en connaissance de cause. Le 30, Napoléon assembla un conseil de gouvernement, auquel furent appelés les ministres et les grands dignitaires. Malgré l’opposition de l’archichancelier Cambacérès et celle de plusieurs autres membres du conseil, Napoléon signa le décret qui prononçait pour le lendemain, 31 décembre, l’ajournement du Corps législatif, et il ordonna au duc de Rovigo de faire enlever à l’imprimerie et partout où il en serait trouvé les copies du rapport de M. Lainé.
  102. Allocution de Napoléon adressée, le 1er  janvier, à la députation du Corps législatif.
  103. Décret du 6 janvier 1814.
  104. Chateaubriand a été ici induit en erreur par le Manuscrit de 1814, du baron Fain, lequel est d’ordinaire très exact. M. Fain et, avec lui, la plupart des historiens ont prétendu que Napoléon, à cette fin de janvier 1814, avait décidé de mettre le pape en liberté et l’avait fait partir pour Rome. M. Thiers, mieux informé, a très bien montré que Napoléon n’avait nullement en vue, à ce moment, la délivrance de l’auguste captif. Déjà les armées ennemies avaient occupé Dijon. Leurs coureurs d’avant-garde et quelques bandes de cosaques avaient apparu aux environs de Montereau. L’empereur, qui allait quitter Paris pour se rendre à Châlons et commencer la campagne de France, ne se souciait pas de laisser le Saint-Père à portée d’un coup de main de ses adversaires ; il ne voulait pas non plus le rendre libre, de peur de compliquer ses affaires d’Italie. Il le fit donc partir de Fontainebleau, sous la conduite d’un commandant de gendarmerie, qui avait mission de le conduire, non à Rome, mais à Savone. Ce fut seulement le 10 mars, alors qu’il était obligé de se retirer sur Soissons, après les combats malheureux sur Laon, que Napoléon se décida à publier un décret par lequel il annonçait rétablir le pape dans la possession de ses États. Le même jour, il mandait au duc de Rovigo : « Écrivez à l’officier de gendarmerie qui est auprès du pape de le conduire, par la route d’Asti, de Tortone et de Plaisance, à Parme, d’où il le remettra aux avant-postes napolitains. L’officier de gendarmerie dira au Saint-Père que, sur la demande qu’il a faite de retourner à son siège, j’y ai consenti, et que j’ai donné ordre qu’on le transportât aux avant-postes napolitains. » — Voir Thiers, t. XVII, p. 208, et d’Haussonville, L’Église romaine et le premier Empire, t. V, p. 316, 325, 326.
  105. Le colonel de gendarmerie Lagorsse.
  106. Dans une maison appartenant à son ami Alexandre de Laborde. Voir ci-dessus la note de la page 58 (note 62 du Livre V de la Deuxième partie).
  107. Reprise de Saint-Dizier par Napoléon en personne, le 27 janvier. Combat victorieux de Brienne, le 29.
  108. Victoire de Champaubert, le 10 février ; victoire de Montmirail, le 11 ; victoire de Montereau, le 18.
  109. Par le traité de Chaumont, conclu, le 1er  mars 1814, entre l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, les quatre puissances s’engageaient, dans le cas où la France n’accepterait pas les conditions de la paix proposée par les Alliés, le 17 février, à poursuivre la guerre avec vigueur et à employer tous leurs moyens, dans un parfait concert, afin de procurer une paix générale. — Chacune des trois puissances continentales devait tenir constamment en campagne active 150 000 hommes au complet. — Aucune négociation séparée n’aurait lieu avec l’ennemi commun. — L’Angleterre fournirait un subside annuel de 120 millions de francs, à répartir entre ses trois alliés. — Le but du traité étant de maintenir l’équilibre en Europe et de prévenir les envahissements qui, depuis si longtemps, désolaient le monde, la durée en était fixée à une période de vingt années.
  110. Elle était placée sous les ordres du maréchal Augereau, duc de Castiglione.
  111. Le Congrès de Châtillon, entre les quatre puissances alliées et la France, s’était ouvert le 5 février 1814. La France était représentée par le duc de Vicence ; l’Autriche, par le comte de Stadion ; la Prusse, par le baron de Humboldt ; la Russie, par le comte Razumowsky ; l’Angleterre, par sir Charles Stewart, frère de lord Castlereagh, chef du cabinet britannique. L’Angleterre était représentée en outre par lord Cathcart et lord Aberdeen.
  112. Le 7 mars.
  113. Le 27 février, Napoléon avait repris Troyes sur les Alliés, qui réoccupèrent cette ville le 4 mars.
  114. Le 13 mars, l’empereur entra à Reims, après un combat très vif avec un corps russe qui s’en était emparé le 12.
  115. La bataille d’Arcis-sur-Aube dura deux jours (20 et 21 mars). Ce fut la dernière bataille que Napoléon livra en personne dans cette campagne. Il dut abandonner le terrain à l’ennemi ; mais ces deux journées n’en furent pas moins des plus glorieuses pour nos soldats et pour leur chef. Les 20 000 hommes de Napoléon avaient résisté à une masse qui s’était successivement élevée de 40 000 à 90 000.
  116. J’ai entendu le général Pozzo raconter que c’était lui qui avait déterminé l’empereur Alexandre à marcher en avant. Ch. — Ce fut le 24 mars, à Sommepuis, que la résolution de marcher sur Paris fut prise, dans une conférence à laquelle assistaient l’empereur Alexandre, le chef d’état-major Wolkonski, le comte de Nesselrode, le prince de Schwarzenberg, le roi de Prusse et Blücher. M. Thiers (tome XVII, p. 546) dit, comme Chateaubriand, que la détermination d’Alexandre fut due surtout aux conseils et aux instances du comte Pozzo di Borgo, « lequel, ayant acquis sur les Alliés une influence proportionnée à son esprit, ne se lassait pas de leur répéter qu’il fallait marcher sur Paris ».
  117. Il arriva à Fontainebleau dans la nuit du 30 au 31 mars. Dans cette nuit même, à deux heures du matin, la capitulation de Paris était signée par les colonels Denys et Fabvier, au nom des maréchaux Mortier et Marmont.
  118. La marquise de Montcalm était la demi-sœur du duc de Richelieu. Leur père, le duc de Fronsac, s’était marié deux fois : d’abord, avec Mlle  d’Hautefort, dont il eut un fils, le futur ministre de la Restauration ; puis avec Mlle  de Gallifet, qui lui donna deux filles, Armande et Simplicie, plus tard marquises de Montcalm et de Jumilhac.
  119. Voir au tome II. l’Appendice no X : Le Cahier rouge.
  120. M. Mame.
  121. Eugène-François-Auguste d’Armand, baron de Vitrolles (1774-1854). Il s’enrôla à dix-sept ans dans l’armée de Condé ; rayé de la liste des émigrés sous le Consulat, il fut créé baron de l’Empire le 15 juin 1812. Lié avec le duc de Dalberg et avec Talleyrand, il s’associa aux vues de ce dernier en 1814, se rendit auprès des Alliés, plaida auprès du czar la cause des Bourbons. Après une entrevue à Nancy avec le Comte d’Artois, il le précéda à Paris et fut nommé par ce prince secrétaire d’État provisoire (16 avril 1814). Pendant les Cent-Jours, il essaya d’organiser la résistance dans le Midi, fut arrêté et enfermé à Vincennes, puis à l’Abbaye. Un ordre de Fouché lui rendit la liberté après Waterloo. Député de 1815 à 1816, ministre d’État et membre du Conseil privé (septembre 1816), il devint le principal agent de la politique personnelle de Monsieur. En 1818, il perdit son titre de secrétaire d’État, que le roi ne lui rendit que le 7 janvier 1824. Il fut nommé, en 1827, ministre plénipotentiaire à Florence et fut appelé à la pairie le 7 janvier 1830. La chute de la branche aînée le rendit à la vie privée. Il a laissé des Mémoires aussi intéressants que spirituels.
  122. Sur Laborie, voir la note 1 de la page 268 du tome II (note 31 du Livre Premier de la Deuxième partie).
  123. Pierre-Samuel Dupont de Nemours (1739-1817). Il avait fait partie de la Constituante et du Conseil des Anciens. Sous le Consulat et l’Empire, il refusa les fonctions publiques que Napoléon lui offrit. Au mois d’avril 1814, il accepta la place de secrétaire du gouvernement provisoire et fut nommé par Louis XVIII conseiller d’État et intendant de la marine à Toulon. Quand Napoléon revint de l’île d’Elbe, Dupont de Nemours s’embarqua pour l’Amérique, où il avait déjà habité, de 1799 à 1802, et où ses deux fils dirigeaient une importante exploitation agricole. Une chute qu’il fit dans une rivière et les attaques de la goutte dont il souffrait depuis longtemps l’enlevèrent deux ans après (6 août 1817).
  124. Sur M. de Laborde, voir ci-dessus la note 1 de la page 251 (note 245 du Livre Premier de la Troisième Partie).
  125. Voir Henry Houssaye, 1814, p 549.
  126. Charles-Marie Denys, comte de Damrémont (1783-1837). Il était, en 1814, aide de camp du duc de Raguse. En 1815, il suivit le roi à Gand. Il se signala en 1823 par sa brillante conduite dans la guerre d’Espagne, fit partie, en 1830, de l’expédition d’Alger, s’empara de Bône et d’Oran, fut nommé pair de France en 1835 et fut tué, le 12 octobre 1837, au siège de Constantine.
  127. Charles-Nicolas, baron Fabvier (1782-1855). Réformé, puis mis en disponibilité sous la seconde Restauration, il prit part à la conspiration militaire d’août 1820, quitta la France et, en 1823, se rendit en Grèce, où il offrit ses services à la cause de l’indépendance. En 1828, il fut chargé d’accompagner les troupes françaises envoyées en Morée. Le gouvernement de Juillet le fit lieutenant général et pair de France. La République de 1848 le mit à la retraite comme général de division, mais le nomma ambassadeur à Constantinople. De 1849 à 1851, il fit partie de l’Assemblée législative et vota avec la majorité monarchiste. Il refusa toute faveur après le coup d’État de décembre 1851 et rentra dans la vie privée.
  128. Sur la conduite et la noble attitude de Christian de Lamoignon en cette circonstance, voyez les Mémoires du chancelier Pasquier, tome II, p. 238.