Mémoires d’un artiste/II. — L’Italie

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 77-137).

II

L’ITALIE


Le 5 décembre 1839, Lefuel, Vauthier et moi, nous prenions, à huit heures du soir, la malle-poste qui partait de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Mon frère seul était venu nous dire adieu. Notre première étape était Lyon. De là nous descendions le Rhône par Avignon, Arles, etc… jusqu’à Marseille. À Marseille, nous prenions un voiturin.

Le voiturin ! que de souvenirs dans ce mot ! Pauvre vieux véhicule écroulé, écrasé, broyé sous la vitesse haletante, vertigineuse des roues de fer de la vapeur ! Le voiturin, qui permettait de s’arrêter, de regarder, d’admirer paisiblement tous les sites à travers lesquels — quand ce n’est pas par-dessous lesquels — la rugissante locomotive vous emporte maintenant comme un simple colis, et vous lance à travers l’espace avec la furie d’un bolide ! Le voiturin, qui vous faisait passer, peu à peu, graduellement, discrètement, d’un aspect à un autre, au lieu de cet obus à rails qui vous prend endormis sous le ciel de Paris et vous jette, au réveil, sous celui de l’Orient, sans transition, ni d’esprit ni de température, brutalement, comme une marchandise, à l’anglaise ! Beaucoup, vite et à fond de cale : comme du poisson qu’on expédie par le rapide pour qu’il arrive encore frais !

Si, du moins, le Progrès, ce conquérant sans pitié, laissait la vie aux vaincus ! Mais non : le voiturin n’est plus !… Je le bénis d’avoir été : il m’a permis de jouir en détail de cette admirable route de la Corniche qui prépare si bien le voyageur au climat et aux beautés pittoresques de l’Italie : Monaco, Menton, Sestri, Gênes, la Spezia, Trasimène, la Toscane avec Pise, Lucques, Sienne, Pérouse, Florence ; enseignement progressif et alternatif de la nature qui explique les maîtres et des maîtres qui vous apprennent à regarder la nature. Tout cela, nous l’avons pendant près de deux mois dégusté, savouré à notre aise ; et, le 27 janvier 1840, nous entrions dans cette Rome qui allait devenir notre résidence, notre éducatrice, notre initiatrice aux grandes et sévères beautés de la nature et de l’art.

Le Directeur de l’Académie de France à Rome était alors M. Ingres. Mon père l’avait connu tout jeune. Dès notre arrivée, nous montâmes, comme c’était notre devoir, chez le directeur, pour lui être présentés, chacun par notre nom. Il ne m’eut pas plutôt aperçu qu’il s’écria :

— C’est vous qui êtes Gounod ! Dieu ! ressemblez-vous à votre père !

Et il me fit de mon père, de son talent de dessinateur, de sa nature, du charme de son esprit et de sa conversation, un éloge que j’étais fier d’entendre de la bouche d’un artiste de cette valeur, et qui était bien le plus doux accueil possible à mon arrivée.

Chacun de nous s’étant installé ensuite dans le logement qui lui était destiné, — logement qui se composait d’une grande pièce unique qu’on appelait une loge et qui servait de cabinet de travail et de chambre à coucher, — mon premier sentiment fut celui de ce long exil qui me séparait de ma mère. Je me demandai comment mon travail de pensionnaire suffirait à me faire prendre en patience un éloignement que le séjour de Rome et celui de l’Allemagne devaient faire durer trois ans.

De ma fenêtre, j’apercevais au loin le dôme de Saint-Pierre, et je m’abandonnais volontiers à la mélancolie dans laquelle me plongeait ma première expérience de la solitude, bien qu’à tout prendre ce ne fût pas une solitude que ce palais où nous étions vingt-deux pensionnaires, réunis chaque jour au moins deux fois autour de la table commune, — dans cette fameuse salle à manger tapissée des portraits de tous les pensionnaires depuis la fondation de l’Académie, — et que je fusse de nature à faire de suite connaissance et bon ménage avec tous mes camarades.

Je dois l’avouer : une des causes qui contribuèrent le plus à cette tristesse fut assurément l’impression que me fit mon arrivée à Rome. Ce fut une déception complète. Au lieu de la ville que je m’étais figurée, d’un caractère majestueux, d’une physionomie saisissante, d’un aspect grandiose, pleine de temples, de monuments antiques, de ruines pittoresques, je me trouvais dans une vraie ville de province, vulgaire, incolore, sale presque partout : j’étais en pleine désillusion, et il n’aurait pas fallu grand chose pour me faire renoncer à ma pension, reboucler ma malle et me sauver au plus vite à Paris pour y retrouver tout ce que j’aimais.

Certes, Rome renfermait tout ce que j’avais rêvé, mais non de manière à frapper tout d’abord : il fallait l’y chercher ; il fallait fouiller çà et là et interroger peu à peu cette grandeur endormie du glorieux passé et faire revivre, en les fréquentant, les ruines muettes, les ossements de l’antiquité romaine.

J’étais trop jeune alors, non seulement d’âge, mais encore et surtout de caractère ; j’étais trop enfant pour saisir et comprendre, au premier coup d’œil, le sens profond de cette ville grave, austère, qui ne me parut que froide, sèche, triste et maussade, et qui parle si bas qu’on ne l’entend qu’avec des oreilles préparées par le silence et initiées par le recueillement. Rome peut dire ce que la Sainte Écriture fait dire à Dieu par rapport à l’âme : « Je la conduirai dans la solitude et là je parlerai à son cœur. »

Rome est, à elle seule, tant de choses, et ces choses sont enveloppées d’un calme si profond, d’une majesté si tranquille et si sereine qu’il est impossible d’en soupçonner, au premier abord, le prodigieux ensemble et l’inépuisable richesse. Son passé comme son présent, son présent comme sa destinée, font d’elle la capitale non d’un pays mais de l’humanité. Quiconque y a vécu longtemps le sait bien ; et, à quelque nation que l’on appartienne, quelque langue que l’on parle, Rome parle une langue si universelle qu’on ne peut plus la quitter sans sentir que l’on quitte une patrie.

Peu à peu, je sentis ma mélancolie faire place à une disposition tout autre. Je me familiarisai avec Rome et je sortis de cette espèce de linceul où j’étais renfermé.

Toutefois je n’étais pas demeuré absolument oisif. Ma distraction favorite était la lecture du Faust de Goethe, en français, bien entendu, car je ne savais pas un mot d’allemand ; je lisais, en outre, et avec grand plaisir, les poésies de Lamartine : avant de songer à mon premier envoi de Rome, pour lequel j’avais du temps devant moi, je m’étais occupé à écrire plusieurs mélodies, au nombre desquelles se trouvaient le Vallon ainsi que le Soir, dont la musique devait être, dix ans plus tard, adaptée à la scène de concours du premier acte de mon opéra, Sapho, sur les beaux vers de mon ami et illustre collaborateur Émile Augier : « Héro, sur la tour solitaire… » — Je les écrivis toutes deux à peu de jours de distance et presque dès mon arrivée à la Villa Médicis.

Six semaines environ s’écoulèrent ; mes yeux s’étaient habitués à cette ville dont le silence m’avait causé l’impression d’un désert ; ce silence même commençait à me charmer, à devenir un bien-être, et je trouvais un plaisir particulier à fréquenter le Forum, les ruines du Palatin, le Colisée, tous ces restes d’une grandeur et d’une puissance disparues, sur lesquels s’étend, depuis des siècles, la houlette auguste et pacifique du Pasteur des peuples et de la Dominatrice des nations.

J’avais fait connaissance et peu à peu lié amitié avec une excellente famille, les Desgoffe, qui recevaient l’hospitalité de M. et de madame Ingres. Alexandre Desgoffe était, non un pensionnaire de Rome, mais un élève de M. Ingres, paysagiste d’un talent noble et sévère. Il habitait l’Académie avec sa femme et sa fille, une charmante enfant de neuf ans, — devenue depuis madame Paul Flandrin, épouse et mère aussi admirable qu’elle avait été une fille parfaite. — Desgoffe était une nature rare : cœur profond, digne, dévoué, modeste ; simple et limpide comme un enfant ; fidèle et généreux. Ce fut, on le pense bien, une grande joie pour ma mère lorsque je lui écrivis qu’il y avait près de moi des êtres excellents qui me témoignaient une véritable affection et auprès desquels je pouvais trouver quelque adoucissement à ma solitude et, au besoin, des soins affectueux et dévoués.


Notre soirée du dimanche se passait habituellement dans le grand salon du directeur, chez qui les pensionnaires avaient, ce jour-là, leurs entrées de droit. On y faisait de la musique. M. Ingres m’avait pris en amitié. Il était fou de musique ; il aimait passionnément Haydn, Mozart, Beethoven, Gluck surtout, qui, par la noblesse et l’accent pathétique de son style, lui semblait un Grec, un descendant d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. M. Ingres jouait du violon : ce n’était pas un exécutant, moins encore un virtuose ; mais il avait, dans sa jeunesse, fait sa partie de violon dans l’orchestre du théâtre de sa ville natale, Montauban, où il avait pris part à l’exécution des opéras de Gluck. J’avais lu et étudié les œuvres de Gluck. Quant au Don Juan de Mozart, je le savais par cœur, et, bien que je ne fusse pas un pianiste, je me tirais assez passablement d’affaire pour pouvoir régaler M. Ingres du souvenir de cette partition qu’il adorait. Je savais également, de mémoire, les symphonies de Beethoven, pour lesquelles il avait une admiration passionnée : nous passions souvent une partie de la nuit à nous entretenir ainsi tous deux dans l’intimité des grands maîtres, et en peu de temps je fus tout à fait dans ses bonnes grâces.

Qui n’a pas connu intimement M. Ingres n’a pu avoir de lui qu’une idée inexacte et fausse. Je l’ai vu de très près, familièrement, souvent, longtemps ; et je puis affirmer que c’était une nature simple, droite, ouverte, pleine de candeur et d’élan, et d’un enthousiasme qui allait parfois jusqu’à l’éloquence. Il avait des tendresses d’enfant et des indignations d’apôtre ; il était d’une naïveté et d’une sensibilité touchantes et d’une fraîcheur d’émotion qu’on ne rencontre pas chez les poseurs, comme on s’est plu à dire qu’il l’était.

Sincèrement humble et petit devant les maîtres, mais digne et fier devant la suffisance et l’arrogance de la sottise ; paternel pour tous les pensionnaires qu’il regardait comme ses enfants et dont il maintenait le rang avec une affection jalouse au milieu des visiteurs, quels qu’ils fussent, qui étaient reçus dans ses salons, tel était le grand et noble artiste dont j’allais avoir le bonheur de recueillir les précieux enseignements.

Je l’ai beaucoup aimé, et je n’oublierai jamais qu’il a laissé tomber devant moi quelques-uns de ces mots lumineux qui suffisent à éclairer la vie d’un artiste quand il a le bonheur de les comprendre.

On connaît le mot célèbre de M. Ingres : « Le dessin est la probité de l’art. » Il en a dit devant moi un autre qui est toute une synthèse : « Il n’y a pas de grâce sans force. » C’est qu’en effet la grâce et la force sont complémentaires l’une de l’autre dans le total de la beauté, la force préservant la grâce de devenir mièvrerie, et la grâce empêchant la force de devenir brutalité. C’est l’harmonie parfaite de ces deux éléments qui marque le sommet de l’art et qui constitue le génie.

On a dit, et beaucoup l’ont machinalement répété, qu’il était despotique, intolérant, exclusif ; il n’était rien de tout cela. S’il était contagieux, c’est qu’il avait la foi, et que rien au monde ne donne plus d’autorité. Je n’ai vu personne admirer plus de choses que lui, précisément parce qu’il voyait mieux que personne par où et pourquoi une chose est admirable. Seulement il était prudent ; il savait à quel point l’entraînement des jeunes gens les expose à s’éprendre, à s’engouer, sans discernement et sans méthode, de certains traits personnels à tel ou tel maître ; que ces traits, qui sont les caractères propres, distinctifs de chaque maître, leur physionomie individuelle à laquelle on les reconnaît comme nous nous reconnaissons les uns les autres, sont précisément aussi les propriétés incommunicables de leur nature ; que, par conséquent, c’est d’abord et tout au moins un plagiat que de les vouloir imiter, et que, de plus, cette imitation tournera fatalement à l’exagération de qualités dont l’imitateur fera autant de défauts. Voilà ce qu’était M. Ingres et ce qui l’a fait accuser, très injustement, d’exclusivisme et d’intolérance.

L’anecdote suivante montrera combien il était sincère à revenir d’une première impression et peu obstiné dans ses répugnances. Je venais de lui faire entendre, pour la première fois, l’admirable scène de Caron et des Ombres, dans l’Alceste, non de Gluck, mais de Lulli ; cette première audition lui avait laissé une impression de raideur, de sécheresse, de dureté farouche, si pénible qu’il s’écria :

— C’est affreux ! c’est hideux ! ce n’est pas de la musique ! c’est du fer !

Je me gardai bien, moi jeune homme, de tenir tête à cette impétuosité d’un homme pour qui j’avais un tel respect ; j’attendis et laissai passer l’orage. À quelque temps de là, M. Ingres revint sur le souvenir que lui avait laissé ce morceau, — souvenir déjà un peu adouci, à ce qu’il me semblait, — et me dit :

— Voyons donc cette scène de Lulli : Caron et les Ombres ! Je voudrais réentendre cela.

Je la lui chantai de nouveau ; et, cette fois, plus familiarisé sans doute avec le style primitif et rugueux de cette peinture si saisissante, il fut frappé de ce qu’il y a d’ironique et de narquois dans le langage de Caron, et de touchant dans les plaintes de ces Ombres errantes, à qui Caron refuse le passage dans sa barque parce qu’elles n’ont pas de quoi le payer. Peu à peu, il s’attacha tellement au caractère de cette scène qu’elle devint un de ses morceaux favoris et qu’il me la redemandait constamment.

Mais sa passion dominante était le Don Juan de Mozart, où nous restions parfois ensemble jusqu’à deux heures du matin, au point que madame Ingres, tombant de fatigue et de sommeil, était obligée de fermer le piano pour nous séparer et nous envoyer dormir chacun de notre côté.

Il est vrai qu’en fait de musique ses préférences étaient pour les Allemands et qu’il n’aimait pas beaucoup à parler de Rossini ; mais il regardait le Barbier de Séville comme un chef-d’œuvre ; il avait la plus grande admiration pour un autre maître italien, Cherubini, dont il a laissé un si magnifique portrait, et que Beethoven considérait comme le plus grand maître de son temps, ce qui n’est pas un mince éloge décerné par un tel homme. D’ailleurs, nous avons tous nos préférences : pourquoi M. Ingres n’aurait-il pas eu les siennes ? Préférer n’est pas condamner ce que l’on ne préfère pas.


Une circonstance particulière favorisa et multiplia mes relations avec M. Ingres. J’aimais beaucoup à dessiner : aussi emportais-je souvent un album dans mes excursions à travers Rome. Un jour, en revenant d’une de mes promenades, je me trouvai, à la porte de l’Académie, nez à nez avec M. Ingres, qui rentrait aussi. Il aperçut mon album sous mon bras et me dit, en fixant sur moi ce regard à la fois profond et lumineux qui lui était propre :

— Qu’est-ce que vous avez là, sous le bras ?

Je répondis, un peu troublé :

— Mais… monsieur Ingres… c’est… un album !

— Un album ? et pour quoi faire ? vous dessinez donc ?

— Oh !… monsieur Ingres !… non… c’est-à-dire… oui… je dessine un peu.. mais… si peu…

— Vraiment ? Ah ! voyons ! montrez-moi ça !

Et, ouvrant mon album, il tomba sur une petite figure de Sainte Catherine que je venais de copier, le jour même, d’après une fresque attribuée à Masaccio, dans la vieille basilique de Saint-Clément, non loin du Colisée.

— C’est vous qui avez fait ça ? me dit M. Ingres.

— Oui, monsieur.

— Tout seul ?

— Oui, monsieur.

— Ah çà !… mais… savez-vous bien que vous dessinez comme votre père !

— Oh !… monsieur Ingres !…

Puis, me regardant sérieusement :

— Vous me ferez des calques.

Faire des calques pour M. Ingres ! peut-être les faire auprès de lui ! m’éclairer de ses rayons ! me chauffer à son enthousiasme ! J’étais suffoqué d’honneur et de joie.

C’était, en effet, à côté de lui, le soir, à la lampe, que je me livrais à cette occupation si attachante et, en même temps, si instructive pour moi, tant par les chefs-d’œuvre qui passaient sous la pointe soigneuse de mon crayon que par tout ce que je recueillais de la conversation de M. Ingres. Je fis pour lui près d’une centaine de calques, d’après des gravures de sujets primitifs, qui eurent l’honneur d’habiter ses cartons, et dont plusieurs n’avaient pas moins de quarante centimètres de hauteur.

Un jour, M. Ingres me dit :

— Si vous voulez, je vous fais revenir à Rome avec le grand prix de peinture.

— Oh ! monsieur Ingres, répondis-je, changer de carrière et en recommencer une autre ! Et puis, quitter ma mère encore une fois ! Oh ! non, non…


Cependant, comme après tout j’étais à Rome pour me livrer à la musique et non à la peinture, il fallait songer un peu sérieusement aux occasions d’y entendre de la musique. Ces occasions n’étaient pas précisément fréquentes, mais, surtout, il s’en fallait qu’elles fussent profitables et salutaires.

Et d’abord, en fait de musique religieuse, il n’y avait guère qu’un endroit que l’on pût décemment et utilement fréquenter, c’était la chapelle Sixtine, au Vatican : ce qui se passait dans les autres églises était à faire frémir ! En dehors de la chapelle Sixtine — et de celle dite « des Chanoines », dans Saint-Pierre — la musique n’était pas même nulle : elle était exécrable. On n’imagine pas un tel assemblage, en pareil lieu, des inconvenances qui s’y étalaient en l’honneur du ciel. Tous les oripeaux de la musique profane passaient sur les tréteaux de cette mascarade religieuse. Aussi ne m’y reprit-on pas après les premières expériences.

J’allais, d’ordinaire, le dimanche, entendre l’office en musique à la chapelle Sixtine, le plus souvent en compagnie de mon camarade et ami Hébert… Mais la Sixtine ! pour en parler comme il conviendrait, ce ne serait pas trop des auteurs de ce qu’on y voit et de ce qu’on y entend, — ou plutôt de ce qu’on y entendait jadis, car, hélas ! si l’on y peut voir encore l’œuvre sublime mais destructible et déjà bien altérée de l’immortel Michel-Ange, il paraît que les hymnes du divin Palestrina ne résonnent plus sous ces voûtes que la captivité politique du Souverain Pontife a rendues muettes et dont le vide pleure éloquemment l’absence de leur hôte sacré.

J’allais donc le plus possible à la chapelle Sixtine. Cette musique sévère, ascétique, horizontale et calme comme la ligne de l’Océan, monotone à force de sérénité, antisensuelle, et néanmoins d’une intensité de contemplation qui va parfois à l’extase, me produisit d’abord un effet étrange, presque désagréable. Était-ce le style même de ces compositions, entièrement nouveau pour moi, était-ce la sonorité particulière de ces voix spéciales que mon oreille entendait pour la première fois, ou bien cette attaque ferme jusqu’à la rudesse, ce martèlement si saillant qui donne un tel relief à l’exécution en soulignant les diverses entrées des voix dans ces combinaisons d’une trame si pleine et si serrée, — je ne saurais le dire. Toujours est-il que cette impression, pour bizarre qu’elle fût, ne me rebuta point. J’y revins encore, puis encore, et je finis par ne pouvoir plus m’en passer.

Il y a des œuvres qu’il faut voir ou entendre dans le lieu pour lequel elles ont été faites. La chapelle Sixtine est un de ces lieux exceptionnels ; elle est un monument unique dans le monde. Le génie colossal qui en a décoré les voûtes et le mur de l’autel par ces incomparables conceptions de la Genèse et du Jugement dernier, ce peintre des Prophètes, avec lesquels il semble traiter d’égal à égal, n’aura sans doute jamais son pareil, non plus qu’Homère ou que Phidias. Les hommes de cette trempe et de cette taille ne se voient pas deux fois : ce sont des synthèses ; ils embrassent un monde, ils l’épuisent, ils le ferment, et ce qu’ils ont dit, nul ne peut plus le redire après eux. La musique palestrinienne semble être une traduction chantée du vaste poème de Michel-Ange, et j’inclinerais à croire que les deux maîtres s’éclairent, pour l’intelligence, d’une lumière mutuelle : le spectateur développe l’auditeur, et réciproquement ; si bien qu’au bout de quelque temps on est tenté de se demander si la chapelle Sixtine, peinture et musique, n’est pas le produit d’une seule et même inspiration. Musique et peinture s’y pénètrent dans une si parfaite et si sublime unité qu’il semble que le tout soit la double parole d’une seule et même pensée, la double voix d’un seul et même cantique ; on dirait que ce qu’on entend est l’écho de ce qu’on regarde.

Il y a, en effet, entre l’œuvre de Michel-Ange et celle de Palestrina de telles analogies, une telle parenté d’impressions, qu’il est bien difficile de n’en pas conclure au même ensemble de qualités, j’allais dire de vertus chez ces deux intelligences privilégiées. De part et d’autre, même simplicité, même humilité dans l’emploi des moyens, même absence de préoccupation de l’effet, même dédain de la séduction. On sent que le procédé matériel, la main, ne compte plus, et que l’âme seule, le regard immuablement fixé vers un monde supérieur, ne songe qu’à répandre dans une forme soumise et subjuguée toute la sublimité de ses contemplations. Il n’y a pas jusqu’à la teinte générale, uniforme, dont cette peinture et cette musique sont enveloppées, qui ne semble faite d’une sorte de renoncement volontaire à toutes les teintes : l’art de ces deux hommes est pour ainsi dire un sacrement où le signe sensible n’est plus rien qu’un voile jeté sur la réalité vivante et divine. Aussi ni l’un ni l’autre de ces deux grands maîtres ne séduit-il tout d’abord. En toutes choses, c’est l’éclat extérieur qui attire ; là, rien de pareil : il faut pénétrer au delà du visible et du sensible.

À l’audition d’une œuvre de Palestrina, il se passe quelque chose d’analogue à l’impression produite par la lecture d’une des grandes pages de Bossuet : rien ne frappe en route, et au bout du chemin on se trouve porté à des hauteurs prodigieuses ; serviteur docile et fidèle de la pensée, le mot ne vous a ni détourné ni arrêté à son profit, et vous êtes parvenu au sommet, sans secousse, sans diversion, sans malversation, conduit par un guide mystérieux qui vous a caché sa trace et dérobé ses secrets. C’est cette absence de procédés visibles, d’artifices mondains, de coquetterie vaniteuse, qui rend absolument inimitables les œuvres supérieures : pour les atteindre, il ne faut rien de moins que l’esprit qui les a conçues et les ravissements qui les ont dictées.

Quant à l’œuvre immense, gigantesque de Michel-Ange, que pourrai-je en dire ? Ce que Michel-Ange a répandu, dépensé, entassé de génie, non seulement comme peintre mais comme poète, sur les murs de ce lieu unique au monde est prodigieux. Quel assemblage puissant des faits ou des personnages qui résument ou symbolisent l’histoire capitale, l’histoire essentielle de notre race ! Quelle conception que cette double lignée de Prophètes et de Sibylles, ces voyants et ces voyantes dont l’intuition perce les voiles de l’avenir et porte à travers les âges l’Esprit devant qui tout est présent ! Quel livre que cette voûte remplie des origines de l’humanité, et qui se rattache, par la figure colossale du prophète Jonas échappé aux entrailles d’une baleine, au triomphe de cet autre Jonas arraché par sa propre puissance aux ténèbres du tombeau et vainqueur de la mort ! Quel hosanna rayonnant et sublime que cette légion d’anges que le transport de leur enthousiasme roule et tord pour ainsi dire autour des instruments bénis de la Passion qu’ils emportent à travers l’espace lumineux jusque dans les hauteurs de la gloire céleste, tandis que, dans les abîmes inférieurs du tableau, la cohue des réprouvés se détache, lugubre et désespérée, sur les livides et dernières lueurs d’un jour qui semble leur dire adieu pour jamais ! Et sur la voûte même, quelle traduction éloquente et pathétique des premières heures de nos premiers parents ! Quelle révélation que ce geste prodigieux de l’acte créateur qui, sur cette statue encore inanimée du premier homme, vient de déposer cette « âme vivante » qui va le mettre en relation consciente avec le principe de son être ! Quelle puissance immatérielle se dégage de cet espace vide, si étroit et d’une si profonde signification, laissé par le peintre entre le doigt créateur et la créature, comme s’il eût voulu dire que, pour passer et pour atteindre, la volonté divine ne connaît ni distance ni obstacle, et que pour Dieu, acte pur, comme s’exprime la langue théologique, vouloir et produire ne sont qu’une seule et même opération ! Quelle grâce dans cette attitude soumise de la première femme lorsque, tirée des profondeurs du sommeil d’Adam, elle se trouve en présence de son Créateur et son Père ! Quelle merveille que cet élan d’abandon filial et de gratitude expansive par lequel elle s’incline sous cette main qui l’accueille et la bénit avec une tendresse si calme et si souveraine !

Mais il faudrait s’arrêter à chaque pas, et on n’aurait encore qu’effleuré ce poème extraordinaire dont l’étendue donne le vertige. On pourrait presque dire, de ce vaste ensemble de peintures de la Bible, que c’est la Bible de la peinture. Ah ! si les jeunes gens soupçonnaient ce qu’il y a d’éducation pour leur intelligence et de nourriture pour leur avenir dans ce sanctuaire de la chapelle Sixtine, ils y passeraient leurs journées entières, et les sollicitations de l’intérêt, pas plus que le souci de la renommée, n’auraient de prise sur des caractères façonnés à une si haute école de ferveur et de recueillement.


À côté de cette grande tradition de musique sacrée maintenue par les offices de la chapelle pontificale, j’avais à faire aussi comme pensionnaire, une part à l’étude de la musique dramatique. Le répertoire du théâtre, à cette époque, était à peu près entièrement composé des opéras de Bellini, de Donizetti, de Mercadante, toutes œuvres qui, malgré les qualités propres et l’inspiration parfois personnelle de leurs auteurs, étaient, par l’ensemble des procédés, par leur coupe de convention, par certaines formes dégénérées en formules, autant de plantes enroulées autour de ce robuste tronc rossinien dont elles n’avaient ni la sève ni la majesté, mais qui semblait disparaître sous l’éclat momentané de leur feuillage éphémère. Il n’y avait, en outre, aucun profit musical à recueillir de ces auditions bien inférieures, au point de vue de l’exécution, à celles qu’offrait le Théâtre-Italien de Paris, où les mêmes ouvrages étaient interprétés par l’élite des artistes contemporains. La mise en scène elle-même était parfois grotesque. Je me rappelle avoir assisté, au Théâtre Apollo, à Rome, à une représentation de Norma, dans laquelle les guerriers romains portaient une veste et un casque de pompier et un pantalon beurre frais de nankin à bandes rouge cerise : c’était absolument comique ; on se serait cru chez Guignol.

J’allais donc rarement au théâtre, et je trouvais plus d’avantages à étudier chez moi les partitions de mes chers maîtres favoris, les Alceste de Lulli, les Iphigénies de Gluck, le Don Juan de Mozart, le Guillaume Tell de Rossini.

Outre les heures d’intimité passées auprès de M. Ingres pendant cette fameuse période des calques, j’avais la bonne fortune d’être admis à le voir travailler dans son atelier, et on devine si j’avais garde de ne pas profiter d’une telle faveur. Pendant qu’il peignait je lui faisais la lecture, et on peut penser que je m’interrompais plus d’une fois pour le regarder peindre. C’est ainsi que je l’ai vu reprendre et achever son tableau si exquis de la Stratonice, devenu la propriété du duc d’Orléans, et sa Vierge à l’hostie, destinée à la galerie de M. le comte Demidoff. L’histoire de ce dernier tableau offre une particularité très intéressante dont je fus le témoin. Dans la composition primitive, le premier plan n’était pas occupé par le ciboire surmonté de la sainte hostie, mais par une admirable figure de l’Enfant Jésus, couché, endormi, la tête reposant sur un oreiller dont sa petite main tenait un gland avec lequel il avait l’air de jouer encore. C’était ou, du moins, cela me semblait quelque chose d’exquis, comme grâce de dessin, comme charme de peinture, comme abandon d’attitude, que ce ravissant petit corps si lumineux et si potelé. M. Ingres lui-même en paraissait très satisfait, et lorsque je le quittai, au moment où le déclin du jour l’obligea de suspendre son travail, il était enchanté de sa journée. Le lendemain, dans l’après-midi, je remonte à son atelier : — plus d’Enfant Jésus ! La figure avait disparu, entièrement grattée par le couteau à palette : il n’en restait plus trace.

— Ah ! monsieur Ingres ! m’écriai-je consterné.

Et lui, triomphant, l’air résolu :

— Mon Dieu, oui ! me dit-il ; oui !… souligna-t-il encore.

La splendeur du symbole divin venait de lui apparaître comme supérieure à cette lumineuse réalité humaine, et, par suite, plus digne des hommages de cette vierge adorant son fils : il n’avait pas hésité à sacrifier un chef-d’œuvre à une vérité. C’est à ces nobles préférences, c’est à cette rigueur désintéressée qu’on reconnaît les hommes dont le privilège et la récompense légitime sont dans cette autorité inamissible qui les classe parmi les guides et les docteurs des autres hommes.


La compagnie des pensionnaires de mon temps, à l’Académie de France, à Rome, comptait dans son sein bien des jeunes artistes, dont plusieurs sont devenus célèbres : entre autres, Lefuel, Hébert, Ballu, l’architecte, tous trois aujourd’hui membres de l’Institut ; d’autres, ou qui se seraient illustrés ou qu’une mort prématurée a enlevés à leur art en pleine espérance pour leur pays : Papety le peintre, Octave Blanchard, Buttura, Lebouy, Brisset, Pils, les sculpteurs Diébolt et Godde, les musiciens Georges Bousquet, Aimé Maillart ; autant de rejetons de cette école si décriée qui, après les Hippolyte Flandrin et les Ambroise Thomas, produisait Cabanel, Victor Massé, Guillaume, Cavelier, Georges Bizet, Baudry, Massenet et tant d’autres artistes éminents dont il faudrait joindre le nom à cette liste déjà respectable.

Les pensionnaires étaient souvent invités aux soirées de l’ambassade de France. C’est là que je vis, pour la première fois, Gaston de Ségur, alors attaché d’ambassade, devenu, depuis, le saint évêque que tout le monde sait, et que j’ai eu le bonheur de compter au nombre de mes plus tendres et plus fidèles amis.

Au séjour de Rome, qui était la résidence permanente et régulière, vinrent s’ajouter les excursions autorisées dans le reste de l’Italie.

Je n’oublierai jamais l’impression que me fit Naples la première fois que j’y arrivai, avec mon camarade Georges Bousquet, mort aujourd’hui, et qui avait eu le grand prix de musique l’année précédente. Nous faisions le voyage avec le marquis Amédée de Pastoret, qui avait écrit les paroles de la cantate avec laquelle je venais de remporter le prix.

Ce climat enchanteur qui fait pressentir et deviner le ciel de la Grèce, ce golfe, bleu comme le saphir, encadré dans une ceinture de montagnes et d’îles dont les pentes et les sommets prennent, au coucher du soleil, cette gamme incessamment changeante de teintes magiques qui défieraient les plus riches velours et les pierreries les plus étincelantes, tout cela me produisit l’effet d’un rêve ou d’un conte de fées. Les environs, ces merveilles qu’on appelle le Vésuve, Portici, Castellamare, Sorrente, Pompéï, Herculanum, les îles d’Ischia et de Capri, Pausilippe, Amalfi, Salerne, Pœstum enfin avec ses admirables temples doriques que baignaient autrefois les flots d’azur de la Méditerranée, me semblèrent une véritable vision. Ce fut absolument l’inverse de Rome : le ravissement instantané.

Si l’on ajoute à de pareilles séductions tout l’intérêt qui s’attache à la visite du Musée de Naples (les Studii ou Musée Borbonico), trésor unique par les chefs-d’œuvre d’art antique qu’il renferme et dont la plupart ont été révélés par les fouilles de Pompéï, d’Herculanum, de Nola et autres villes enfouies depuis plus de dix-huit siècles sous les éruptions du Vésuve, on comprendra facilement ce que doit être l’attrait d’une pareille ville, et combien de jouissances y attendent un artiste.

Trois fois, pendant mon séjour à Rome, j’eus le bonheur de visiter Naples, et parmi les plus vives et les plus profondes impressions que j’en aie rapportées, je place en première ligne cette île merveilleuse de Capri, si sauvage et si riante à la fois grâce au contraste de ses rochers abruptes et de ses coteaux verdoyants.

Ce fut en été que je visitai Capri pour la première fois. Il faisait un soleil ardent et une chaleur torride. Pendant le jour, il fallait ou s’enfermer dans une chambre en demandant à l’obscurité un peu de fraîcheur et de sommeil, ou se plonger dans la mer et y passer une partie de la journée, ce que je faisais avec délices. Mais ce qu’il est difficile d’imaginer, c’est la splendeur des nuits sous un pareil climat, dans une telle saison. La voûte du ciel est littéralement palpitante d’étoiles ; on dirait un autre Océan dont les vagues sont faites de lumière, tant le scintillement des astres emplit et fait vibrer l’espace infini. Pendant les deux semaines que dura mon séjour, j’allais souvent écouter le silence vivant de ces nuits phosphorescentes : je passais des heures entières, assis sur le sommet de quelque roche escarpée, les yeux attachés sur l’horizon, faisant parfois rouler, le long de la montagne à pic, quelque gros quartier de pierre dont je suivais le bruit jusqu’à la mer, où il s’engouffrait en soulevant un friselis d’écume. De loin en loin, quelque oiseau solitaire faisait entendre une note lugubre et reportait ma pensée vers ces précipices fantastiques dont le génie de Weber a si merveilleusement rendu l’impression de terreur dans son immortelle scène de la « fonte des balles » de l’opéra le Freischütz.

Ce fut dans une de ces excursions nocturnes que me vint la première idée de la « nuit de Walpürgis » du Faust de Goethe. Cet ouvrage ne me quittait pas ; je l’emportais partout avec moi, et je consignais, dans des notes éparses, les différentes idées que je supposais pouvoir me servir le jour où je tenterais d’aborder ce sujet comme opéra, tentative qui ne s’est réalisée que dix-sept ans plus tard.

Cependant il fallait reprendre la route de Rome et rentrer à l’Académie. Quelque agréable et séduisant que fût le séjour de Naples, je n’y suis jamais resté sans éprouver, au bout d’un certain temps, le besoin de revoir Rome : c’était comme le mal du pays qui s’emparait de moi, et je m’éloignais sans tristesse de ce milieu auquel je devais cependant des heures si délicieuses. C’est qu’avec toute sa splendeur et tout son prestige, Naples est, en somme, une ville criarde, tumultueuse, agitée, glapissante. La population s’y démène et s’y interpelle et s’y chicane et s’y dispute, du matin au soir et même du soir au matin, sur ces quais où l’on ne connaît ni le repos ni le silence. L’altercation, à Naples, est l’état normal ; on y est assiégé, importuné, obsédé par les infatigables poursuites des facchini, des marchands, des cochers, des bateliers qui, pour un peu, vous prendraient de force et se font, entre eux, la concurrence au rabais[1].


De retour à Rome, je me mis au travail. C’était à l’automne de 1840.

Malgré le professorat qui, pendant la semaine, remplissait du matin au soir les journées de ma mère, elle trouvait encore le temps de me faire une large part de correspondance. Ce n’était guère que sur son sommeil qu’elle pouvait prendre les heures que me consacrait, sous cette forme, sa tendre et constante sollicitude. Je recevais d’elle des lettres dont la longueur seule me donnait la mesure du repos dont elle avait dû se priver pour les écrire. Je savais que, dès cinq heures, elle était levée pour être prête à recevoir sa première élève, qui arrivait à six heures ; que, fort souvent, l’heure même de son déjeuner était sacrifiée à une leçon pendant laquelle, pour tout repas, elle avalait une soupe, ou même un simple morceau de pain avec un verre d’eau rougie ; que ce métier durait jusqu’à six heures du soir ; qu’après son dîner il lui fallait s’occuper des mille soins qu’exige l’entretien d’une maison ; qu’elle avait, d’ailleurs, à écrire à bien d’autres qu’à moi ; que, de plus, elle était dame de charité et travaillait bien souvent de ses mains pour vêtir les pauvres qu’elle visitait ; mille choses, enfin, qu’on ne pouvait concilier qu’à force d’ordre et de méthode dans l’emploi du temps : — c’est qu’elle était douée, au plus haut degré, de ces deux essentielles et fondamentales qualités sur lesquelles repose toute vie utile et bien remplie. Ah ! par exemple, elle avait rayé de son programme cette plaie de la visite qui consiste à perdre son temps, du lundi au samedi, pour aller simplement chez les autres leur faire perdre le leur, et à tuer ce temps qui fait mourir d’ennui quiconque ne l’emploie pas à vivre. Aussi nous avait-elle élevés avec des maximes courtes, mais qui en disaient long, et qu’elle nous jetait en passant, avec ce laconisme des gens qui n’ont pas le temps d’être bavards : — « Qui ne fait pas de dépenses inutiles trouve toujours moyen de faire les dépenses nécessaires. » — « Qui ne perd pas une minute a toujours le temps de faire tout ce qu’il doit. »

Un des amis de notre famille me disait : « Votre mère est, pour moi, non pas un miracle, mais deux miracles ; je ne sais pas où elle trouve le temps qu’elle emploie et l’argent qu’elle donne. » Je sais bien, moi, où elle trouvait l’un et l’autre : dans sa raison et dans son cœur. Plus elle en avait à faire, plus elle en faisait. C’est l’inverse d’un mot charmant d’Émile Augier, mais qui signifie absolument la même chose : « J’ai été tellement inoccupé que je n’ai eu le temps de rien faire. »

Dans les lettres de ma mère, mon cher et excellent frère glissait aussi, de temps à autre, quelques bonnes paroles et quelques sages conseils à mon adresse. J’en avais grand besoin, car, je dois le dire, la sagesse n’a jamais été mon côté fort, et la faiblesse est bien forte quand la raison n’est pas là pour lui faire contrepoids. Hélas ! j’ai assez mal profité de tout cela, et j’en fais mon meâ culpâ

Il y a, à Rome, dans le Corso, une église qu’on appelle Saint-Louis-des-Français, et qui est desservie par un chanoine et des prêtres français. Tous les ans, à la fête du roi Louis-Philippe, c’est-à-dire le 1er mai, on célébrait, dans cette église, une messe en musique dont la composition revenait au musicien pensionnaire. L’année de mon arrivée à Rome, la messe exécutée (messe avec orchestre) était de mon camarade Georges Bousquet. L’année suivante, ce devait être mon tour. Craignant qu’avec mes obligations de pensionnaire je n’eusse pas le temps d’accomplir un travail de cette importance, ma mère m’envoya ma messe de Saint-Eustache entièrement copiée de sa main sur le manuscrit de ma partition d’orchestre, dont elle ne voulait ni se dessaisir ni risquer la perte dans le transport par la poste.

On imagine ce que j’éprouvai en recevant, à Rome, cette nouvelle preuve de la tendresse et de la patience maternelles. Toutefois je n’en fis pas l’usage auquel ma mère l’avait destinée : je trouvai qu’il était plus digne d’un artiste consciencieux de chercher mieux que cela (ce qui n’était pas difficile), et je poursuivis bravement la nouvelle messe que j’avais commencée en vue de la fête du roi. Je la composai et j’en dirigeai moi-même l’exécution[2]. Ce travail me porta bonheur ; outre les félicitations, fort indulgentes assurément, qu’il me valut, je lui dus la nomination de « Maître de chapelle honoraire à vie » de l’église Saint-Louis-des-Français, à Rome. Je ne me doutais guère que, l’année suivante, j’aurais, en Allemagne, l’occasion de la faire entendre et de la diriger. On verra plus loin quels furent pour moi les conséquences et les avantages de cette seconde exécution.


Plus j’avançais dans mon séjour à Rome, plus je m’attachais profondément à cette ville d’un attrait mystérieux et d’une paix incomparable. Après les lignes crénelées, volcaniques, bondissantes, du cratère de Naples, les lignes placides, solennelles, silencieuses de la campagne de Rome encadrée par les monts Albains, les montagnes du Latium et la Sabine, le majestueux mont Janvier, le Soracte, les monts de Viterbe, le Monte Mario, le Janicule, me causaient l’impression douce et sereine d’un cloître à ciel ouvert. Un de mes sites de prédilection, dans les environs de Rome, était le village de Nemi, avec son lac que l’œil découvre au fond d’un vaste cratère et qui est entouré de bois touffus d’une végétation splendide. Le tour du lac, par la route supérieure, est une des plus ravissantes promenades qu’il soit possible de rêver : faite par un beau jour et terminée par un coucher de soleil tel qu’il m’a été donné de le contempler en apercevant la mer des hauteurs de Gensano, c’est un souvenir enchanteur et ineffaçable.

Mais les environs de Rome abondent en sites admirables et fournissent au voyageur et au touriste une série inépuisable d’excursions : Tivoli, Subiaco, Frascati, Albano, l’Ariccia, et mille autres lieux tant de fois explorés par les peintres paysagistes, sans parler de ce Tibre dont les bords ont un caractère si noble et si majestueux.


Parmi les merveilles d’art qu’on ne rencontre qu’à Rome, comment passerais-je sous silence, dans ces souvenirs de ma jeunesse, une œuvre d’une beauté incomparable qui se partage, avec la chapelle Sixtine, l’intérêt et la gloire du Vatican ? Je veux parler de ces immortelles peintures de Raphaël dont l’ensemble compose ce que l’on nomme « les Loges » et « les Stances » : « le Loggie e le Stanze ». C’est là que se trouvent ces pages immortelles de l’École d’Athènes et de la Dispute du Saint-Sacrement, dans la salle (stanza) dite « de la Signature ». Ces deux chefs-d’œuvre, parmi tant d’autres dus au pinceau de ce peintre unique, ont porté si haut le prestige de la beauté qu’il semble impossible qu’on les surpasse jamais. Et pourtant, tel est l’ascendant irrésistible du génie que cet homme qui n’a pas son pareil, cet homme dont les siècles ont placé le nom au sommet de la gloire, ce Raphaël enfin, a été troublé par Michel-Ange ! Il a subi l’étreinte de ce Titan ; il a fléchi sous le poids de ce colosse, et ses dernières œuvres portent la trace de l’hommage rendu à l’inspiration grandiose de ce vaste et puissant cerveau qui a dépassé les proportions humaines.

Raphaël est le premier ; Michel-Ange est le seul. Chez Raphaël, la force se dilate et s’épanouit dans la grâce ; chez Michel-Ange, c’est la grâce qui semble, au contraire, discipliner et soumettre la force. Raphaël vous charme et vous séduit, Michel-Ange vous fascine et vous écrase. L’un est le peintre du Paradis terrestre ; l’autre semble plonger, avec le regard de l’aigle, comme le captif de Pathmos, jusque dans le séjour enflammé des séraphins et des archanges. On dirait que ces deux grands évangélistes de l’Art ont été placés là, l’un près de l’autre, dans la plénitude des temps esthétiques, pour que celui qui avait reçu le don de la beauté sereine et parfaite fût un abri salutaire contre les splendeurs éblouissantes révélées au chantre des Apocalypses.

Une analyse détaillée des innombrables chefs-d’œuvre qui se trouvent à Rome sortirait des bornes de ces Mémoires où j’ai voulu surtout retracer les circonstances principales de ma jeunesse et de ma carrière artistique…


Ce fut dans l’hiver de 1840-41 que j’eus, pour la première fois, l’occasion de voir et d’entendre Pauline Garcia, sœur de la Malibran, et qui venait d’épouser Louis Viardot, alors directeur du Théâtre-Italien à Paris. Elle n’avait pas encore dix-huit ans, et ses débuts au Théâtre-Italien avaient été un événement. Elle faisait son voyage de noces avec son mari, et j’eus l’honneur et le plaisir de lui accompagner, dans le salon de l’Académie, l’air célèbre et immortel de Robin des Bois. Je fus émerveillé du talent déjà si majestueux de cette enfant qui annonçait et qui devait être, un jour, une femme illustre. Je ne la revis qu’au bout de dix ans. — Chose curieuse ! à douze ans, j’avais entendu la Malibran dans l’Otello de Rossini, et j’avais emporté de cette audition le rêve de me consacrer à l’art musical ; à vingt-deux ans, je faisais la connaissance de sa sœur, madame Viardot, pour qui je devais, à trente-deux ans, écrire le rôle de Sapho, qu’elle créa, en 1851, sur la scène de l’Opéra, avec une si éclatante supériorité.

Le même hiver, j’eus le bonheur de faire la connaissance de Fanny Henzel, sœur de Mendelssohn. Elle passait l’hiver à Rome avec son mari, peintre du roi de Prusse, et son fils qui était encore enfant. Madame Henzel était une musicienne hors ligne, pianiste remarquable, femme d’un esprit supérieur, petite, fluette, mais d’une énergie qui se devinait dans ses yeux profonds et dans son regard plein de feu. Elle était douée de facultés rares comme compositeur, et c’est à elle que sont dues plusieurs mélodies sans paroles publiées dans l’œuvre de piano et sous le nom de son frère. M. et madame Henzel venaient souvent aux soirées du dimanche, à l’Académie ; madame Henzel se mettait au piano avec cette bonne grâce et cette simplicité des gens qui font de la musique parce qu’ils l’aiment, et, grâce à son beau talent et à sa prodigieuse mémoire, je fus initié à une foule de chefs-d’œuvre de la musique allemande qui m’étaient, à cette époque, absolument inconnus ; entre autres, quantité de morceaux de Sébastien Bach, sonates, fugues et préludes, concertos, et nombre de compositions de Mendelssohn qui furent pour moi autant de révélations d’un monde ignoré. M. et madame Henzel quittèrent Rome pour retourner à Berlin, où je devais les revoir deux ans plus tard.


Avant de quitter l’Académie, M. Ingres voulut me laisser un souvenir qui m’est doublement précieux comme gage de son affection et comme relique de son talent ; il fit mon portrait au crayon, et me représenta assis au piano et ayant devant moi le Don Juan de Mozart.

Je sentis profondément le vide qu’allait me faire son départ et combien me manquerait cette salutaire influence d’un maître dont la foi était si vive, l’ardeur si communicative et la doctrine si sûre et si élevée. Il y a, dans les arts, autre chose que le savoir technique, l’habileté spéciale, la connaissance et la possession, même parfaites, des procédés : tout cela est bien et même absolument nécessaire ; mais tout cela ne constitue que les matériaux de l’artiste, l’enveloppe et le corps d’un art particulier et déterminé. Dans tous les arts, il y a quelque chose qui n’appartient exclusivement à aucun et qui est commun à tous, au-dessus de tous, et sans quoi ils ne sont plus que de simples métiers ; ce quelque chose, qui ne se voit pas, mais qui est l’âme et la vie, c’est l’Art.

L’Art est une des trois grandes transformations que subissent les réalités au contact de l’esprit humain, selon qu’il les considère à la lumière idéale et souveraine de l’un des trois grands aspects du Bien, du Vrai ou du Beau. L’Art n’est pas plus un rêve pur qu’il n’est une pure copie ; il n’est ni l’Idéal seul ni le Réel seul ; il est, ainsi que l’homme lui-même, la rencontre, l’union des deux. Il est l’unité dans la dualité. Par l’Idéal seul, il est au-dessus de nous ; par le Réel seul, il reste au-dessous. La Morale est l’humanisation, l’incarnation du Bien ; la Science est celle du Vrai ; l’Art est celle du Beau.

C’est à cet apostolat du Beau qu’appartenait M. Ingres ; c’est là qu’était sa vie ; on le sentait dans ses discours autant que dans ses œuvres, et plus encore, peut-être, que dans ses œuvres, tant les hommes de foi sont des hommes de désirs, et tant l’effort de l’aspiration les emporte au delà du chemin parcouru. De cette hauteur, il répandait sur un musicien autant de lumière que sur un peintre, et révélait à tous le foyer commun des vérités supérieures. En me faisant comprendre ce que c’est que l’Art, il m’en a plus appris sur mon art propre que n’auraient pu le faire quantité de maîtres purement techniques.

Quelque peu que j’eusse recueilli de ce précieux contact, ce peu avait suffi pour laisser en moi une empreinte qui ne devait plus s’effacer et un souvenir qui allait me tenir lieu de présence réelle.


Au mois d’avril 1841, M. Ingres fut remplacé par M. Schnetz, peintre renommé, qui devait principalement son succès et sa popularité à des qualités de sentiment et d’expression. M. Schnetz était un homme aimable, affectueux, plein d’esprit naturel, très cordial avec les pensionnaires, très gai, et d’une physionomie très douce et très bienveillante, en dépit d’une charmille épaisse de sourcils noirs qui venait rejoindre une chevelure abondante couvrant le front presque entier, M. Schnetz était, par-dessus tout, le type de ce qu’on appelle un bon enfant.

Je passai sous sa direction ma seconde et dernière année de séjour à Rome. M. Schnetz avait pour Rome une prédilection que les circonstances ont particulièrement favorisée. Trois fois il a été directeur de l’Académie de France, où il a laissé les meilleurs souvenirs.

Mon temps de résidence à Rome allait expirer avec l’année 1841 ; mais je ne me sentais pas la force de partir, et je prolongeai mon séjour, avec le consentement du directeur ; je restai à l’Académie près de cinq mois au delà de mon temps réglementaire, et ne partis qu’à la dernière extrémité, n’ayant plus que les ressources strictement nécessaires pour me rendre à Vienne, où je devais toucher le premier semestre de ma troisième année de pension.

Je n’essaierai pas de décrire mon chagrin lorsqu’il fallut dire adieu à cette Académie, à ces chers camarades, à cette Rome où je sentais que j’avais pris racine. Mes camarades me firent la conduite jusqu’à Ponte-Molle (Pons Milvius), et, après les avoir embrassés, je montai dans le voiturin qui devait m’arracher, c’est bien le mot, à ces deux chères années de Terre Promise. Si, du moins, j’avais dû venir directement retrouver ma pauvre mère et mon excellent frère, le départ m’aurait moins coûté ; mais j’allais me trouver seul dans un pays où je ne connaissais personne, dont j’ignorais la langue, et cette perspective ne laissait pas de me paraître bien froide et bien sombre. Tant que la route le permit, mes yeux demeurèrent attachés sur la coupole de Saint-Pierre, ce sommet de Rome et ce centre du monde : puis les collines me la dérobèrent tout à fait. Je tombai dans une rêverie profonde et je pleurai comme un enfant.


  1. Voir plus loin, p. 211, une lettre de Gounod à Lefuel, en date du 14 juillet 1840.
  2. Sur une répétition de cette messe voir plus loin, p. 216, une lettre de Gounod à Lefuel, avec post-scriptum d’Hébert, en date du 4 avril 1841.