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Mémoires d’un artiste/La nature et l’art

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 313-328).

LA NATURE ET L’ART[1]


Messieurs,

Les transformations successives dont la terre a été le théâtre et dont se compose son histoire, j’allais presque dire son éducation, depuis le moment où elle s’est détachée de la nébuleuse solaire pour occuper une place distincte dans l’espace, sont comme autant de chapitres de cette grande loi du progrès, de ce perpétuel devenir qui semble diriger vers une finalité mystérieuse le mouvement de la création, et dont les phases diverses ont pu être ramenées aux trois aspects généraux qui ont reçu le nom de règnes, et qui désignent les trois manifestations les plus tranchées de la vie sur le globe.

Cependant, tout n’était pas dit encore, et l’histoire de la terre ne devait point s’arrêter à ces trois premières formes de la vie. Un quatrième règne, le règne humain, — puisque la science même m’autorise à l’appeler ainsi, — allait prendre possession de ce domaine qui s’ignorait.

L’énorme travail d’évolution, le prodigieux effort d’enfantement à travers lequel se déroule le plan de la pensée créatrice, l’homme allait le reprendre au point où l’avaient amené ses devanciers, et le conduire, en exerçant de plus nobles fonctions, vers de plus hautes destinées. Cette loi de la vie, dont les créatures n’avaient été, jusqu’à lui, que des dépositaires plus ou moins passifs mais irresponsables, l’homme allait en devenir le confident, élevé au suprême honneur d’accomplir volontairement sa loi connue, honneur qui constitue la notion même de la liberté, et qui, d’emblée, transforme l’activité instinctive en activité rationnelle et consciente.

En un mot, la moralité ou détermination du bien, la science ou détermination du vrai, l’art ou détermination du beau, voilà ce dont manquait la terre avant l’homme, et ce dont il était réservé à l’homme de la doter et de l’embellir comme pontife de la raison et de l’amour dans ce temple désormais consacré au culte du bien, du vrai et du beau.

Ainsi envisagé, qu’est-ce donc que l’artiste ? Quelle est sa fonction vis-à-vis des données et, si je puis ainsi parler, de la mise de fonds de la nature ?

La sublime fonction de l’homme, c’est d’être positivement, et à la lettre, un nouveau créateur de la terre. C’est lui qui, en tout, est chargé de la faire ce qu’elle doit devenir. Non seulement par la culture matérielle, mais par la culture intellectuelle et morale, c’est-à-dire par la justice, l’amour, la science, les arts, l’industrie, la terre ne s’achève, ne se conclut que par l’homme à qui elle a été confiée pour qu’il la mît en œuvre, « ut operatur terram », selon le vieux texte sacré de la Genèse.

L’artiste n’est donc pas simplement une sorte d’appareil mécanique sur lequel se réfléchit ou s’imprime l’image des objets extérieurs et sensibles ; c’est une lyre vivante et consciente que le contact de la nature révèle à elle-même et fait vibrer ; et c’est précisément cette vibration qui est l’indice de la vocation artistique et la cause première de l’œuvre d’art.

Toute œuvre d’art doit éclore sous la lumière personnelle de la sensibilité, pour se consommer dans la lumière impersonnelle de la raison. L’art, c’est la réalité concrète et sensible fécondée jusqu’au beau par cette autre réalité, abstraite et intelligible, que l’artiste porte en lui-même et qui est son idéal, c’est-à-dire cette révélation intérieure, ce tribunal suprême, cette vision toujours croissante du terme final vers lequel il tend de toute l’ardeur de son être.

S’il était possible de saisir directement l’idéal, de le contempler face à face dans la vision complète de sa réalité, il n’y aurait plus qu’à le copier pour le reproduire, ce qui reviendrait à un véritable réalisme, supérieur assurément, mais définitif et qui, du même coup, supprimerait chez l’artiste les deux facteurs de son œuvre, la fonction personnelle qui constitue son originalité, et la fonction esthétique qui constitue sa rationalité.

Telle n’est pas la position de l’idéal vis-à-vis de l’œuvre d’art. L’idéal n’est reproductible d’aucune façon adéquate ; il est un pôle d’attraction, une force motrice, on le sent, on le subit ; c’est « l’excelsior » indéfini, le « desideratum » impérieux dans l’ordre du beau, et la persistance de son témoignage intime est la garantie même de son insaisissable réalité. Dégager du réel inférieur et imparfait la notion qui détermine et mesure le degré de conformité ou de désaccord de ce réel dans la nature avec sa loi dans la raison, telle est la fonction supérieure de l’artiste ; et ce contrôle du réel dans la nature par sa loi dans la raison est ce qu’on nomme « l’esthétique ». L’esthétique est la « rationalité du beau ».

Dans l’art, comme en tout, le rôle de la raison est de faire équilibre à la passion ; c’est pourquoi les œuvres d’un ordre tout à fait supérieur sont empreintes de ce caractère de tranquillité qui est le signe de la vraie force, « maîtresse de son art jusqu’à le gourmander ».

Dans cette collaboration de l’artiste avec la nature, c’est, nous l’avons vu, l’émotion personnelle qui donne à l’œuvre d’art son caractère d’originalité.

On confond souvent l’originalité avec l’étrangeté ou bizarrerie ; ce sont pourtant choses absolument dissemblables. La bizarrerie est un métal anormal, maladif ; c’est une forme mitigée de l’aliénation mentale et qui rentre dans la classe des cas pathologiques : c’est, comme l’exprime fort bien son synonyme l’excentricité, une déviation par la tangente.

L’originalité, tout au contraire, est le rayon distinct qui rattache l’individu au centre commun des esprits. L’œuvre d’art étant le produit d’une mère commune qui est la nature et d’un père distinct qui est l’artiste, l’originalité n’est pas autre chose qu’une déclaration de paternité ; c’est le nom propre associé au nom de famille ; c’est le passeport de l’individu régularisé par la communauté.

Toutefois, l’œuvre de l’artiste ne consiste pas uniquement dans l’expression de sa personne, ce qui en est la marque distinctive, il est vrai, la physionomie propre, mais, aussi et par cela même, la limite. En effet, si, par la sensibilité, l’artiste se trouve en contact avec les données de la nature, il entre, par la raison, en contact avec l’idéal, en vertu de cette loi de transfiguration qui doit s’appliquer à toutes les réalités qui existent, pour les rapprocher, de plus en plus, des réalités qui sont, autrement dit, de leur prototype parfait.

Qu’on me permette de citer un mot qui me semble fournir sinon une preuve, du moins une formule assez frappante des considérations qui précèdent.

Sainte Thérèse, cette femme éminente que l’éclat de ses lumières a fait placer au nombre et au rang des plus illustres docteurs de l’Église, disait qu’elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu un mauvais sermon. Dès qu’elle le dit, je ne demande pas mieux que de l’en croire. Il faut, néanmoins, convenir que, si la grande sainte ne s’est point fait illusion, il y a eu là, en faveur de son temps ou, tout au moins, de sa personne, une grâce tout à fait spéciale et qui n’est certes pas une des moindres que Dieu puisse accorder à ses fidèles.

Quoi qu’il en soit, et sans vouloir aucunement révoquer en doute la sincérité d’un pareil témoignage, il y a moyen de l’expliquer, de le traduire, et de comprendre comment et jusqu’à quel degré parfois prodigieux la relation inexacte d’un fait peut se concilier avec la véracité absolue du témoin.

Pourquoi sainte Thérèse ne se souvenait-elle pas d’avoir jamais entendu un mauvais sermon ? C’est parce que tous ceux qu’elle entendait au dehors étaient spontanément transfigurés et littéralement créés à nouveau par la sublimité de celui qu’elle entendait en permanence au fond d’elle-même : c’est parce que la parole du prédicateur, si dénuée qu’elle fût de prestige littéraire et d’artifices oratoires, l’entretenait de ce qu’elle aimait le plus au monde, et qu’une fois emportée dans cette direction et à cette hauteur, elle ne voyait plus et n’entendait plus que le Dieu même de qui on lui parlait.

« Prenez mes yeux », disait un peintre célèbre, à propos d’un modèle que son interlocuteur trouvait affreux ; « Prenez mes yeux, monsieur, et vous le trouverez sublime ! »

C’est ainsi qu’un grand artiste se révélera soudainement à lui-même et plongera, d’un regard instantané, jusque dans les profondeurs de son art, au simple contact d’une œuvre même de médiocre valeur, mais qui aura suffi pour faire jaillir en lui la divine étincelle où se reconnaît le génie. Qui sait si le Barbier de Séville et Guillaume Tell n’ont pas eu pour berceau le tréteau paternel qui a commencé l’éducation musicale de Rossini ?

Passer des réalités extérieures et sensibles à l’émotion, puis de l’émotion à la raison, telle est la marche progressive du développement intellectuel ; c’est ce que saint Augustin résume admirablement dans une de ces formules si nettes et si lumineuses que l’on rencontre à chaque pas dans ses œuvres : « Ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora », du dehors au dedans, du dedans au-dessus.

L’art est une des trois incarnations de l’idéal dans le réel ; c’est une des trois opérations de cet esprit qui doit renouveler la face de la terre ; c’est une des trois renaissances de la nature dans l’homme ; c’est, en un mot, une des trois formes de cette « autogénie » ou « immortalité propre » qui constitue la résurrection de l’humanité, en vertu de ses trois puissances créatrices fonctionnellement distinctes mais substantiellement identiques, à savoir : l’amour, raison de l’être, la science, raison du vrai, l’art, raison du beau.

Après avoir essayé de montrer, dans l’union de l’idéal et du réel, la loi qui régit le progrès de l’esprit humain, il resterait à faire la contre-preuve, en montrant où aboutit la séparation, l’isolement des deux termes.

Dans l’art, le réel seul est la servilité de la copie ; l’idéal seul est la divagation de la chimère.

Dans la science, le réel seul est l’énigme du fait sans la lumière de sa loi ; l’idéal seul est le fantôme de la conjecture sans sa confirmation par les faits.

Dans la morale, enfin, le réel seul est l’égoïsme de l’intérêt, ou absence de sanction rationnelle dans le domaine de la volonté ; l’idéal seul est l’utopie, ou absence de sanction expérimentale dans le domaine des maximes.

De tous côtés, le corps sans l’âme ou l’âme sans le corps, c’est-à-dire négation de la loi de la vie pour l’être qui, par sa double nature, appartient à la fois au monde sensible et au monde intelligible, et dont l’œuvre n’est complète et normale qu’à la condition d’exprimer ces deux ordres de réalités.

S’il est un symptôme qui caractérise ces trois hautes vocations humaines, le service du bien, du vrai et du beau, s’il est un lien qui trahisse leur commune divinité d’origine et les élève à la dignité d’un véritable apostolat, c’est le désintéressement, c’est la gratuité.

Les fonctions de la vie sont si étroitement soudées à celles de l’existence, que la liberté divine de la vocation est bien obligée de subir la nécessité humaine de la profession ; aussi les passionnés de la vie s’entendent-ils généralement fort peu et fort mal aux choses de l’existence ; mais, en soi et de leur nature, toutes les fonctions supérieures de l’homme sont gratuites. Ni l’amour, ni la science, ni l’art n’ont rien de commun avec une estimation vénale ; ce sont les trois personnes divines de la conscience humaine ; on ne vend que ce qui meurt ; ce qui est immortel ne peut que se donner. C’est pourquoi les œuvres du bien, du vrai et du beau défient les siècles ; elles sont vivantes de l’éternité même de leur principe.

« Ciel nouveau et nouvelle terre. »

C’est ainsi que le grand captif de Pathmos, l’aigle des évangélistes, annonce la fin des temps, au chapitre vingt-unième de l’Apocalypse, cette vision grandiose qui s’achève dans l’Hosannah de la « Jérusalem nouvelle, la cité sainte, descendant des hauteurs célestes, comme une fiancée parée pour son époux ».

Quels voyants sublimes que ces grands lyriques du peuple hébreu ! Quels divins que ces devins de la croissance et de la destinée humaines ! Job, David, Salomon, les prophètes, et Paul, et Jean, l’initié aux secrets éternels et aux insondables profondeurs de la génération infinie !

Cette Jérusalem nouvelle, cette patrie de l’élection, c’est la sélection humaine, victorieuse des énigmes et rapportant, comme un glorieux trophée, tous les voiles sacramentels tombés, un à un, sur la route des siècles ; c’est l’intendant laborieux et fidèle qui entre dans la joie de « son Seigneur », et qui remet entre les mains de son père et de son Dieu, sous la clarté resplendissante d’un « ciel nouveau », cette « terre nouvelle », régénérée, re-créée, conformément à la loi exprimée par cette formule suprême :

« En vérité, je vous le dis, il faut que vous naissiez de nouveau ; sinon vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux ! »


  1. Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies du 25 octobre 1886.