Mémoires d’un bourgeois de Paris/Tome I/Chapitre VI

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Librairie Nouvelle (1p. 217-236).

CHAPITRE VI

SOUVENIRS DE LA RESTAURATION.


Les boulevards, la place de la Concorde et les Champs-Élysées. — Un convoi de blessés. — Un convoi de prisonniers. — Entrée des armées étrangères à Paris. — Mouvement royaliste. — Proclamation du prince de Schwartzenberg. — Déclaration de l’empereur Alexandre. — L’imprimerie Michaud. — L’empereur Alexandre loge chez le prince de Talleyrand. — Arrivée des princes en France. — Distribution d’honneurs, de places, d’argent. — L’abbé de Pradt, grand chancelier de la Légion d’honneur. — Compiègne. — Saint-Ouen. — Entrée de la famille royale à Paris. — La constitution du sénat. — La garde impériale. — Paris en délire. — Représentation royale au Théâtre-Français. — Mot de Louis XVIII à Talma. — Une parodie sur les boulevards. — La Famille Glinet. — Régner et gouverner. — Le parti bonapartiste. — Fragments historiques de S. M. Napoléon III. — Le duc de Berry à Rouen. — Premier ministère de Louis XVIII.


Le bourgeois de Paris trouve aujourd’hui à chaque pas, dans sa grande ville, des souvenirs de honte ou de gloire pour son pays. La place de la Bastille, où s’élève la colonne commémorative des journées de juillet 1830, la maison Fieschi qu’on a remplacée par des constructions nouvelles, le café Turc, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, lieux de rendez-vous de fréquents rassemblements et d’émeutes en armes ; ces brillants boulevards, sans pareils en Europe, la place Vendôme, la place de la Concorde et les Champs-Elysées jusqu’à l’arc de triomphe de l’Étoile, forment pour ainsi dire un panorama de nos annales révolutionnaires et historiques.

J’ai assisté sur les boulevards, dans les derniers jours du mois de mars 1814, à des spectacles bien divers et d’une accablante tristesse.

Après les victoires de Montereau, de Troyes, de Bar-sur-Aube, de Chaumont, de Brienne, de Champ-Aubert, de Montmirail, quelques jours avant que Paris ouvrît ses portes aux armées étrangères, un très-nombreux convoi de soldats français blessés, venant de la barrière Fontainebleau et se rendant soit dans les hôpitaux, soit à la première division militaire, parcourut tous les boulevards ; c’était un tableau à assombrir l’esprit et à vous serrer le cœur.

Des charrettes garnies de paille et quelquefois conduites par des femmes contenaient six à huit blessés, tous à peine vêtus.

Bientôt se suivaient des cavaliers montés sur des chevaux boiteux ou blessés ; quelques-uns de ces cavaliers enveloppés dans leur manteau, d’autres n’ayant conservé que des vestiges de leur uniforme, et un grand nombre portant sous leur casque des linges qui leur cachaient presque toute la figure. Quelques cavaliers traînaient par la bride leurs chevaux épuisés de fatigue. On voyait du sang partout.

Beaucoup de soldats, soit d’infanterie, soit de cavalerie, étaient forcés de marcher, malgré des blessures à la jambe ou au pied, s’appuyant les uns sur leur sabre, d’autres sur leur fusil ou sur un bâton.

De chaque côté du boulevard étaient assis sur des chaises des spectateurs émus, qui eussent été empressés à secourir ces malheureux ; mais ces nobles victimes de la guerre ne demandaient et n’acceptaient rien.

Quelques voitures de suite contenaient des armes, des casques, des fourniments, des selles, des brides ; les morts étaient restés sur le champ de bataille.

À la suite de ce convoi de blessés défilèrent aussi sur les boulevards près de mille prisonniers, sans armes, escortés par des soldats français ; ces prisonniers souffrants et mal vêtus appartenaient à toutes les nations ; le long de leur route, quelques-uns demandaient et acceptaient l’obole de la charité.

Le 30 mars, jour de l’entrée des armées étrangères dans Paris, j’étais sur pied dès le matin ; cette entrée des armées étrangères jeta une grande tristesse et une profonde terreur dans ma famille. Mon père possédait une maison située rue de Vaugirard, et tout le premier de cette maison était loué au général Brayer, qui portait un nom honoré dans l’armée française. On craignait que cette maison ne fût mise à sac et pillée.

Dès dix heures du matin, je vis dans la rue Caumartin un Cosaque tenant en main le cheval d’un officier russe ; ce Cosaque était arrêté au n°20 de la rue Caumartin. Ce fut pour moi une bien vive émotion de rencontrer un de ces barbares dans les rues de Paris.

Bientôt je me rendis sur les boulevards ; des régiments de la garde impériale russe défilaient au bruit de la musique et des tambours.

Une manifestation royaliste était préparée à l’avance par les commissaires du roi Louis XVIII, MM. A. de Sémallé et de Polignac ; de beaucoup de fenêtres on agitait des drapeaux blancs et des mouchoirs :


… Et les mouchoirs
Sont des drapeaux improvisés,

comme le dit alors, dans une pièce de vers, le chansonnier

Alissan de Chazet.

Jamais armée ennemie ne fut reçue dans une capitale avec autant de grâce et de galanterie. Le 1er avril, le Moniteur publia, et on afficha sur les murs de Paris la proclamation suivante du prince de Schwartzenberg :


Habitants de paris !

Les armées alliées se trouvent devant Paris. Le but de leur marche vers la capitale est fondé sur l’espoir d’une réconciliation sincère et durable avec elle. Depuis vingt ans, l’Europe est inondée de sang et de larmes. Les tentatives faites pour mettre un terme à tant de malheurs ont été inutiles, parce qu’il existe dans le pouvoir même du gouvernement qui vous opprime un obstacle insurmontable à la paix. Quel est le Français qui ne soit pas convaincu de cette vérité !

Les souverains alliés cherchent de bonne foi une autorité salutaire en France, qui puisse cimenter l’union de toutes les nations et de tous les gouvernements. C’est à la ville de Paris qu’il appartient, dans les circonstances actuelles, d’accélérer la paix du monde. Son vœu est attendu avec l’intérêt que doit inspirer un si immense résultat ; qu’elle se prononce, et, dès ce moment, l’armée qui est devant ces murs devient le soutien de ses décisions.

Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie, la conduite de Bordeaux, l’occupation amicale de Lyon, les maux attirés sur la France, et les dispositions véritables de vos concitoyens : vous trouverez dans ces exemples le terme de la guerre étrangère et de la discorde civile ; vous ne sauriez plus le chercher ailleurs.

La conservation et la tranquillité de votre ville seront l’objet des soins et des mesures que les alliés s’offrent de prendre avec les autorités et les notables qui jouissent le plus de l’estime publique : aucun logement militaire ne pèsera sur la capitale.

C’est dans ces sentiments que l’Europe en armes devant vos murs s’adresse à vous. Hâtez-vous de répondre à la confiance qu’elle met dans votre amour pour la patrie et dans votre sagesse.

Le commandant en chef des armées alliées,
Signé : Maréchal prince de Schwartzenberg.


Le 2 avril 1814, le Moniteur publia la déclaration suivante :


DÉCLARATION.


Les armées des puissances alliées ont occupé la capitale de la France ; les souverains alliés accueillent le vœu de la nation française.

Ils déclarent :

Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu’il s’agissait d’enchaîner l’ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables, lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l’assurance de ce repos.

Les souverains alliés proclament en conséquence :

Qu’ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille ;

Qu’ils respectent l’intégrité de l’ancienne France telle qu’elle a existé sous ses rois légitimes ; ils peuvent même faire plus, parce qu’ils professent toujours le principe que, pour le bonheur de l’Europe, il faut que la France soit grande et forte ;

Qu’ils reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation française se donnera. Ils invitent par conséquent le sénat à désigner un gouvernement provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l’administration, et préparer la constitution qui conviendra au peuple français.

Les intentions que je viens d’exprimer me sont communes avec toutes les puissances alliées.

Signé : Alexandre.


Cette déclaration fut rédigée le 31 mars, à l’hôtel Talleyrand, en présence de M. de Nesselrode, du duc Dalberg, du prince de Bénévent, son secrétaire Roux de Laborie tenant la plume.

Cette déclaration rédigée, M. de Dalberg en fit aussitôt une copie pour l’impression, mais toutes les imprimeries étaient fermées ; enfin, vers midi, Roux de Laborie entra dans l’atelier d’imprimerie de l’éditeur Michaud, frère de Michaud de l’Académie française ; un grand nombre d’ouvriers composaient des proclamations du roi Louis XVIII, de la famille royale, et celle du prince de Schwartzenberg ; Roux de Laborie apprit là que toutes ces proclamations s’imprimaient par ordre des commissaires du roi de Sémallé et de Polignac.

Entre la proclamation du prince de Schwartzenberg et la déclaration de l’empereur Alexandre qui se publièrent à un seul jour de distance, il y avait un grand pas de fait.

Le prince de Schwartzenberg parlait surtout de la conservation et de la tranquillité de Paris.

L’empereur Alexandre parlait des rois légitimes, de la constitution que la nation française se donnerait, du sénat chargé de désigner un gouvernement provisoire et de préparer une constitution.

M. Michaud porta bientôt l’épreuve de la déclaration de l’empereur Alexandre au prince de Talleyrand ; ils la relurent ensemble, et cette lecture était à peine commencée, que débouchèrent aux cris de Vive le roi ! de tous les côtés de la place Louis XV, des groupes nombreux de royalistes portant des cocardes blanches et distribuant des proclamations de la famille royale et du prince de Schwartzenberg.

Ce mouvement royaliste fit vite des progrès. À une fenêtre du boulevard de la Madeleine flottaient deux drapeaux blancs ; au moment où les monarques alliés passèrent devant cette fenêtre, des dames s’écrièrent : Vive Alexandre ! s’il nous rend nos Bourbons. — Oui, mesdames, répondit à haute voix l’empereur Alexandre, vous le reverrez, vive votre roi Louis XVIII ! et les jolies dames de Paris !

Un des grands événements de ces tristes jours, ce fut cette nouvelle qui se répandit bientôt :

L’empereur Alexandre loge chez le prince de Talleyrand.

Les conseils se tenaient dans le salon du prince ; l’empereur de Russie présidait ces conseils, assis sur un canapé.

Dans la dernière maladie de M. de Talleyrand, ce canapé fut remplacé par le lit sur lequel il rendit le dernier soupir. M. de Talleyrand mourut d’un anthrax situé vers la région cervicale ; il lui fallait tenir la tête droite pour ne point augmenter ses douleurs. Sa tête s’appuyait sur une mentonnière dont les extrémités étaient fixées au ciel de son lit. Le prince, dont la tête, dans ses derniers moments, était à peine soutenue par les muscles de la région postérieure du cou, mourut de cet anthrax, de vieillesse, et peut-être aussi un peu étranglé.

M. de Talleyrand avait accompagné l’empereur à Erfurth. « À Erfurth, dit M. de Menneval, secrétaire particulier de Napoléon, l’empereur employa surtout le prince de Bénévent dans ses communications confidentielles avec l’empereur Alexandre. L’empereur Alexandre, ajoute M. dé Menneval, parlait encore à M. de Talleyrand de son ardent désir de visiter Paris, du bonheur qu’il aurait d’assister aux séances du conseil d’État présidées par Napoléon, et de s’initier sous un tel maître à la science de l’administration. »

Ces anciennes relations entre l’empereur Alexandre et le prince de Bénévent suffisent à expliquer comment l’empereur de Russie accepta l’hospitalité de l’ancien ministre de Napoléon.

Les princes de la famille royale étaient déjà en France ; le duc d’Angoulême avait fait reconnaître l’autorité royale à Bordeaux. Il y était arrivé dès le 12 mars. MM. de Martignac, Peyronnet, Preissac, Ravez, le comte Lynch, s’étaient mis à Bordeaux à la tête du mouvement royaliste.

Le comte d’Artois se rendit à Nancy avec les pleins pouvoirs de son frère et avec le titre de lieutenant général du royaume.

Une lettre fut écrite, avec l’adhésion de l’empereur Alexandre, à M. le comte d’Artois pour l’inviter à se rendre à Paris. Cette lettre fut portée à Nancy par M. de Vitrolles. À Vitry, un autre messager lui apporta la constitution qui venait d’être décrétée par le sénat.

« Marchons toujours, dit le comte d’Artois à ses amis, nous verrons ensuite. »

Tout le gouvernement provisoire, cinq maréchaux de l’empire, de nombreux détachements de la garde nationale, et une foule immense portant des drapeaux et des rubans, reçurent le comte d’Artois à la barrière, au milieu du plus bruyant enthousiasme. Les maréchaux de l’empire avaient seuls gardé la cocarde tricolore. Le prince portait un chapeau orné de plumes blanches et d’une cocarde blanche que lui avait envoyée comme présent l’empereur d’Autriche.

M. le comte d’Artois, lieutenant général du royaume, s’installe aux Tuileries, et le gouvernement provisoire, pour être plus près du prince, et peut-être pour le surveiller, établit ses bureaux dans les appartements de ce palais.

Lorsque, dans les conseils qui se tenaient chez M. de Talleyrand, on en fut venu au dénoûment de toutes les révolutions, à la distribution des places, des honneurs, et à des partages d’argent ; lorsque tous les membres du gouvernement provisoire eurent été nommés ; lorsque tous les amis de l’hôtel Talleyrand eurent été pourvus, l’abbé de Pradt s’aperçut que lui seul avait été oublié. On lui souffla à l’oreille qu’il restait encore à nommer un grand chancelier de la Légion d’honneur ! l’abbé de Pradt, qui avait assisté à tous les conseils, et qui s’était rendu célèbre par un mauvais bon mot contre l’empereur, Jupiter-Scapin, menaçait de se fâcher. On le nomma donc, quoique abbé, grand chancelier de la Légion d’honneur.

L’abbé de Pradt se rendit immédiatement à la chancellerie. Il y trouva un ancien huissier du temps de l’empire qui lui ouvrit les portes, et qui, fidèle à ses habitudes, lui dit : « Mon général, vous n’avez ici qu’à commander. »

Ce fut le 24 avril 1814 que Louis XVIII débarqua à Calais ; mais, avant de quitter l’Angleterre, il dut subir des conditions ; il dut accepter par lettres patentes, avant de mettre le pied sur le sol français, la constitution proposée par le sénat. Tels furent à peu près les termes d’un message que le roi reçut du prince de Talleyrand. Il était cependant entendu que quelques modifications pourraient être apportées par le roi Louis XVIII à cette constitution, d’accord avec le sénat.

Le roi hâta son voyage vers Paris ; il arriva le 29 avril au château de Compiègne.

L’abbé de Montesquiou, Becquey, Royer-Collard, y furent reçus par lui. Une députation du corps législatif vint le féliciter de son retour, mais sans parler des conditions imposées, ni de la constitution du sénat.

L’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse, Bernadotte, prince royal de Suède, se rendirent aussi à Compiègne, auprès du roi de France. Seul, l’empereur de Russie, à qui l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse avaient remis tous leurs pouvoirs, entretint de nouveau Louis XVIII de la constitution, des volontés du sénat ; il lui fit entendre qu’il devait accepter le titre de roi des Français, qu’il fallait renoncer au droit divin et effacer de ses actes officiels ces mots : par la grâce de Dieu.

L’exilé d’Hartwel fit alors au czar, le souverain le plus absolu de l’Europe, cette réponse pleine de dignité :

« Le droit divin est une conséquence du dogme religieux, de la loi du pays, et cette loi ne peut qu’ajouter à la soumission, au respect des peuples, et par conséquent à leur repos, à leur bonheur ; c’est par elle que, depuis huit siècles, le droit héréditaire de la monarchie est dans ma famille. Sans elle, je ne suis qu’un vieillard infirme, longtemps proscrit, réduit à mendier un asile ; mais par elle, ce proscrit est roi de France !… Je ne flétrirai pas par une lâcheté le nom que je porte et le peu de jours que j’ai à vivre !… Je sais ce que je dois à Votre Majesté pour la délivrance de mon peuple ; mais si un aussi grand service devait mettre à votre discrétion l’honneur de ma couronne, j’en appellerais à la France ou je retournerais en exil. »

L’empereur Alexandre n’opposa à ces belles paroles de Louis XVIII qu’un silence respectueux.

Cette journée se termina par un banquet. Le roi de France en fit les honneurs à tous les souverains étrangers. Le prince de Schwartzenberg, Blücher et d’autres généraux de la coalition y furent admis ; les cinq maréchaux qui étaient allés au-devant du lieutenant général du royaume y eurent aussi leur place. Ce jour-là, ils portaient la cocarde blanche.

Le lendemain, Louis XVIII se rendit à Saint-Ouen ; une députation du sénat lui fut enfin annoncée.

Le président du sénat ne parla guère que de la constitution.

« Vous savez mieux que nous que de telles institutions, si bien éprouvées chez un peuple voisin, donnent des appuis et non des barrières aux monarques amis des lois et pères des peuples. Oui, sire, la nation et le sénat, pleins de confiance dans les hautes lumières et les sentiments magnanimes de Votre Majesté, désirent avec elle que la France soit libre, pour que le roi soit puisssant… »

Louis XVIII se contenta de répondre qu’il était sensible aux expressions qui lui annonçaient les sentiments du sénat.

L’entrée à Paris fut irrévocablement fixée au 3 mai. Dans la déclaration de Saint-Ouen, le roi Louis XVIII convoque, pour le 10 juin, le sénat et le corps législatif, pour remettre sous leurs yeux un travail fait par une commission choisie dans le sein de ces deux corps, et ayant pour base les garanties demandées par le sénat.

Le 3 mai 1814, Louis XVIII et toute la famille royale firent enfin leur entrée dans Paris par un temps magnifique ; la duchesse d’Angoulème était à la gauche du roi, et les deux derniers princes de la maison de Condé sur le devant de la voiture. Le comte d’Artois et le duc de Berry étaient à cheval de chaque côté de la calèche. Le cortège royal se rendit à la cathédrale pour offrir à Dieu des actions de grâces.

Depuis la capitulation du 30 mars et depuis l’entrée du comte d’Artois, c’était le bourgeois de Paris, c’était la garde nationale seule qui avait fait le service militaire de la capitale. Le 3 mai, de nombreuses légions de la garde nationale escortaient la famille royale. Quelques compagnies de la garde impériale, récemment arrivées de Fontainebleau, et auxquelles Napoléon avait fait de si touchants adieux, furent adjointes à la garde nationale ; mais ces vieux soldats ne prirent aucune part à la joie publique, et semblaient étrangers à tout ce qui se passait autour d’eux[1].

Monté sur une borne, près la porte Saint-Martin, j’ai vu l’entrée du cortège royal, et je crois avoir remarqué que ces compagnies de la garde impériale ne portaient même aucune cocarde.

Pendant plusieurs jours, Paris fut en délire ; sous les fenêtres du château des Tuileries s’improvisaient tous les soirs des chants et des danses. Les parterres de fleurs, alors situés sous les fenêtres du château, étaient envahis ; les grilles étaient renversées. Dans tous les théâtres on demandait à l’orchestre les airs de Vire Henri IV et de Charmante Gabrielle. Chaque révolution, depuis le commencement du siècle, s’accomplit, pour ainsi dire, sur un air plus ou moins ancien et plus ou moins connu, que le gouvernement plus ou moins nouveau remet à la mode.

Le roi et les princes se montraient partout, et partout ils étaient bien accueillis. Toute la famille royale voulut assister en cérémonie à une représentation de chacun de nos grands théâtres.

La première représentation royale, donnée à la Comédie-Française, fut la plus remarquable et la plus curieuse ; elle n’eut lieu que le 16 novembre 1814. J’ai assisté à cette représentation.

Bien avant l’ouverture des bureaux, la rue Richelieu et tous les abords du théâtre étaient encombrés par une foule immense ; l’affluence fut telle à l’entrée du péristyle, que le service du contrôle se trouva un moment en désarroi, et qu’un certain nombre de personnes parvinrent à pénétrer dans la salle sans billets. Les places de parterre se vendaient jusqu’à cent vingt francs.

Le comte Orloff et le duc de La Vauguyon, n’ayant pu trouver de places à acheter, cherchèrent à s’introduire par la porte des acteurs, située alors au fond d’un long et obscur couloir ; repoussés par le concierge, ils veulent le séduire en lui offrant tous deux simultanément une pleine poignée de pièces d’or ; mais il y avait là des témoins : le portier maintint sa consigne et resta inexorable.

Une partie de la première galerie de face avait été convertie en loges découvertes pour la famille royale. À sept heures précises, le duc de Duras, premier gentilhomme de service, se présente seul dans la loge royale, et annonce : Le roi !

L’entrée du roi et de la famille royale excita dans toute la salle la plus vive émotion ; pendant un quart d’heure, ce n’étaient que des larmes et des cris frénétiques : Vire le roi ! Vive la famille royale ! Vive la duchesse d’Angouléme ! Les regards et l’intérêt s’attachaient surtout à cette princesse, dont la vue rappelait les souvenirs encore si récents du Temple.

Britannicus et les Héritiers, comédie de Duval : telle était la composition du spectacle.

La représentation de Britannicus fut souvent interrompue par des acclamations qui, sous le moindre prétexte, partaient de tous les points de la salle ; dans les entr’actes, les hommes agitaient leur chapeau, les femmes leur mouchoir.

Il faut renoncer à décrire l’enthousiasme qui éclata à la troisième scène du quatrième acte, au moment où Burrhus cherche à détourner Néron du meurtre de Britannicus :


Quel plaisir de penser et de dire en soi-même :
Partout, en ce moment, on me bénit, on m’aime ;
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
Le ciel, dans tous leurs pleurs, ne m’entend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage :
Je vois voler partout les cœurs à mon passage !


À son arrivée au théâtre, le roi avait été reçu par les deux sociétaires semainiers ; selon l’ancienne étiquette, ceux-ci, un flambeau à la main, précédaient Sa Majesté, et la conduisirent jusqu’à l’entrée de la loge royale.

Le même cérémonial fut suivi au départ ; mais l’un des deux semainiers avait obligeamment cédé sa place à Talma. Le roi remarqua cette substitution, et s’adressant avec beaucoup de bienveillance au grand tragédien : « Monsieur Talma, lui dit-il, j’ai été très-content de vous ; et mon opinion n’est pas trop à dédaigner : j’ai beaucoup vu Lekain. »

Tous les gouvernements nouveaux ont leur lune de miel, et ont à remplir les mêmes devoirs et à supporter les mêmes charges.

Pendant plusieurs mois, l’enthousiasme ne se refroidissait pas ; le roi et la famille royale durent se montrer souvent aux grands balcons des Tuileries.

Des secours durent aussi être distribués par le ministère de la maison du roi aux victimes de la révolution, et aux familles dépouillées et aux émigrés pauvres. Une vieille ci-devant (c’est le titre que le bourgeois de Paris donnait à l’ancienne noblesse), croyant que tout devait être remis en place comme sous l’ancien régime, écrivit à M. le comte de Pradel, directeur général de la maison du roi sous le comte de Blacas : « Monsieur le ministre, je vous prie de réparer le plus promptement possible mes pertes de fortune : je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai plus que vingt-cinq mille livres de rente. »

Cependant toutes les prétentions, toutes les exigences plus ou moins ambitieuses du parti de l’émigration, le costume moitié civil et moitié militaire de ces vieux officiers de l’armée de Condé, éveillèrent l’esprit narquois du bourgeois de Paris, qui n’avait point encore oublié l’air martial, la grande tenue et les victoires des soldats de l’empire.

Ce ne fut bientôt contre les émigrés que pamphlets et caricatures.

Il se joua même sur le boulevard une singulière parodie. Les colonels Duchand, Moncey, Morin, J****, L****, s’affublèrent chacun du costume complet d’un de ces voltigeurs de l’armée de Condé : ils déjeunèrent ainsi à Tortoni, et se promenèrent sur les boulevards à la grande gaieté de tous les passants.

Ces cinq colonels, jeunes et brillants, furent mis aux arrêts de rigueur. Le colonel L****, sortant de prison et rencontrant un vieil émigré en costume complet de voltigeur : « Vous êtes bien imprudent de porter un pareil costume ; pour en avoir porté un semblable, on m’a mis pendant un mois aux arrêts. »

Une comédie représentée à l’Odéon eut, vers cette époque, un succès de circonstance. Cette pièce avait pour titre : la Famille Glinet ; on y déversait le ridicule sur les hommes d’autrefois, qui voulaient seuls entourer la royauté et rester les hommes du temps présent. On accusa même Louis XVIII d’être un des auteurs de la Famille Glinet.

Dès la rentrée de la famille royale, dans les hautes régions du pouvoir comme au sein des populations, et malgré ces transports d’allégresse, malgré ces bruyantes manifestations, surgissaient déjà des dissentiments, des antagonismes, des résistances : tout était difficulté, les personnes et les choses ; les uns voulaient marcher en avant, les autres voulaient marcher en arrière ; à propos de toutes les questions, l’ancien régime et la monarchie constitutionnelle, imposée par la charte du sénat, se trouvaient en présence, et c’était à qui ne céderait pas.

On laissa sans conteste, et avec bonne grâce, la famille royale rétablir autour d’elle l’ancienne étiquette, s’entourer d’un grand maître de la garde-robe, de premiers gentilshommes de la chambre, d’un premier maître d’hôtel, créer une garde royale, créer des gardes du corps du roi, des gardes du corps de Monsieur, des gardes de la porte, des Cent-Suisses, une maison rouge, des mousquetaires. On laissa la famille royale rappeler en France des régiments suisses. Mais les grands meneurs de la politique se réservaient la liberté de la presse, la liberté de la tribune, le suffrage direct pour les élections. Ils laissaient à la royauté toutes les magnificences de la cour, tous les vains prestiges de l’étiquette la plus pompeuse, tous les plumets de la situation ; mais ils gardaient pour eux toutes les forces vives du pouvoir et l’initiative des lois. On voulait bien que Louis XVIII eût le plaisir et la joie de régner ; mais dès ce temps-là on avait la haute ambition de gouverner.

Dès les premiers jours de la restauration, la vraie situation était celle-ci : les Bourbons au fond du cœur se défiaient de la France, la France se défiait des Bourbons. Il faut ajouter qu’un parti vaincu mais non résigné, dépouillé mais toujours fidèle, soupçonné, surveillé, mais toujours entreprenant, le parti bonapartiste, inquiétait incessamment la famille royale, et donnait au parti de la cour, au parti de l’émigration et du pavillon Marsan des prétextes et des occasions de persécutions et de rigueurs.

Pour désunir, pour lasser et pour disséminer le parti bonapartiste, pour s’emparer de la confiance du pays, pour tempérer ce parti si ardent de l’émigration, pour éteindre tous les souvenirs menaçants, ceux de la révolution et ceux de la gloire, il fallait du temps, une politique ferme, mais libérale et modérée, et de continuels ménagements ; on ne refait point en un jour les croyances, les idées, la philosophie et les mœurs d’un siècle et d’une nation. C’est ce que finit par comprendre le roi Louis XVIII ; aussi fut-il le seul roi de France qui, depuis le mouvement des idées nouvelles, mourut sur le trône.

S. M. l’empereur Napoléon III, dans des fragments historiques, dit avec une haute sagesse :

« L’appui étranger est toujours impuissant à sauver les gouvernements que la nation n’adopte pas. »

Puis il ajoute :

« Marchez à la tête des idées de votre siècle, ces idées vous suivent et vous soutiennent.

Marchez à la suite, elles vous entraînent.

Marchez contre elles, elles vous renversent. »

Je ne me suis point imposé une tâche au-dessus de mes forces, celle d’écrire l’histoire ; mais seulement la tâche de dire la vérité sur quelques faits significatifs, dans des récits familiers.

Dans les premiers jours de la restauration, il se produisit une circonstance où l’un des princes de la famille royale, le duc de Berry, sembla montrer personnellement cet esprit de défiance, ce désir d’isolement que j’ai signalé, et qu’on voulait inspirer à Louis XVIII. Le duc de Berry descend à la préfecture de Rouen, encore confiée à M. de Girardin. Le prince, par l’ensemble de son costume, ressemblait tout à fait à un officier anglais. Le préfet lui proposa de passer le lendemain une revue : un régiment de la garde impériale faisait partie de la garnison. Le duc de Berry donna l’ordre que, dans la nuit, ce régiment quittât Rouen.

Le préfet conseilla plus de confiance au duc de Berry : « Prince, lui dit-il, si vous voulez me faire l’honneur de m’écouter, le régiment de la garde impériale ne quittera pas Rouen, et tout ira bien ; seulement, prince, vous consentirez à changer de costume. » Pendant la nuit, on compléta un uniforme d’officier supérieur français pour le duc de Berry ; toutes les autorités de la ville escortèrent le prince, et il n’eut qu’à se féliciter des conseils qu’il avait suivis. La revue fut très-belle, il ne s’y produisit rien d’extraordinaire ni de fâcheux.

Dès que le roi Louis XVIII fut installé aux Tuileries, il composa son premier ministère ; l’ancien régime, les idées absolutistes, le parti de l’émigration y étaient représentés par le comte de Blacas ; la charte, le sénat, la monarchie constitutionnelle, y étaient représentés par l’abbé de Montesquiou, par le prince de Talleyrand et par M. Guizot, nommé secrétaire général du ministère de l’intérieur. Je me fais un devoir de commencer dans le prochain chapitre une étude consciencieuse et approfondie de M. Guizot, et de le suivre pas à pas dans cette première étape politique. Chemin faisant, je serai peut-être assez heureux pour jeter aussi quelque clarté sur la vie politique de M. de Talleyrand et sur celle de M. de Montesquiou en les rapprochant tous deux, sur les événements de 1814, sur le retour de l’ile d’Elbe, et sur l’exil de la famille royale à Gand.

  1. Nous empruntons ces détails à une notice très-curieuse de Charles-Maurice de Talleyrand, par M. L. G. Michaud, auteur principal, éditeur et propriétaire de la Biographie universelle.