Mémoires d’un révolutionnaire/VI9

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AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre IX.
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Chapitre IX


LE « VOL » DE LOUISE MICHEL. — ELIE RECLUS. — JE ME FIXE A HARROW. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES DE MON FRÈRE ALEXANDRE. — SA MORT.


On ne cessait de demander dans la presse et à la Chambre des Députés notre mise en liberté, d’autant plus qu’à peu près à la même époque Louise Michel avait été aussi condamnée — pour vol. Louise Michel, qui donne littéralement son dernier châle ou son manteau à un indigent et que l’on ne put jamais décider pendant son emprisonnement à prendre une nourriture meilleure, parce qu’elle donnait toujours à ses codétenus tout ce qu’on lui envoyait, Louise Michel fut condamnée avec un autre camarade, Pouget, à neuf ans de prison pour vol sur la voie publique. Cela sonnait trop mal même pour les oreilles des opportunistes de la bourgeoisie. Elle marchait un jour en tête d’une colonne d’ouvriers sans travail et étant entrée dans une boulangerie, elle prit quelques pains et les distribua à ses compagnons affamés : c’était là son vol. L’élargissement des anarchistes devint ainsi un cri de guerre contre le gouvernement et à l’automne de 1885, tous mes camarades sauf trois furent remis en liberté par un décret du président Grévy. On réclama alors encore plus bruyamment la mise en liberté de Louise Michel et la mienne. Mais Alexandre III s’y opposait, et un jour, le président du Conseil, M. Freycinet, répondant à une interpellation à la Chambre, dit que « des difficultés diplomatiques s’opposaient à la mise en liberté de Kropotkine ». Étranges paroles dans la bouche du premier ministre d’un pays indépendant ; mais on en a entendu de plus étranges encore depuis la conclusion de cette alliance néfaste entre la France et la Russie impériale.

Enfin, au milieu de janvier 1886, Louise Michel, Pouget et moi, ainsi que les trois camarades qui étaient encore à Clairvaux avec moi, nous fûmes remis en liberté.

Nous nous rendîmes à Paris où nous passâmes quelques semaines avec Élie Reclus, anthropologiste remarquable, qui est souvent confondu hors de France avec son frère cadet, Élisée, le géographe. Les deux frères ont été unis depuis leur enfance de la plus étroite amitié. Lorsque le moment vint pour eux de suivre les cours d’une université, ils se rendirent à pied d’un petit bourg situé dans la vallée de la Garonne à Strasbourg, accompagnés, en véritables étudiants voyageurs, de leur chien ; et quand ils s’arrêtaient dans quelque village, c’était le chien qui mangeait son écuelle de soupe, tandis que les deux frères se contentaient souvent d’un morceau de pain et de quelques pommes. De Strasbourg le cadet alla à Berlin, où il était attiré par les cours du grand Ritter. Plus tard, entre 1840 et 1850, ils se trouvaient tous les deux à Paris. Élie Reclus devint un fouriériste convaincu, et tous deux virent dans la république de 1848 l’avènement d’une ère nouvelle d’évolution sociale. Ils furent donc forcés, après le Coup d’État de Napoléon III, de quitter la France et émigrèrent en Angleterre. Lorsque l’amnistie fut votée, ils retournèrent à Paris ; Élie y publia un journal fouriériste, qui eut un grand succès dans les milieux ouvriers. Il peut être intéressant de noter ici un fait, en général assez peu connu : Napoléon III, qui jouait le rôle d’un César, et qui, ainsi qu’il convient à un César, s’intéressait à la situation des classes ouvrières, envoyait un de ses aides de camp à l’imprimerie du journal, chaque fois qu’il devait paraître, pour lui rapporter aux Tuileries le premier exemplaire qui sortait des presses. Il était même disposé plus tard à patronner l’Association Internationale des Travailleurs, à la condition que celle-ci exprimerait en quelques mots dans ses bulletins sa confiance dans les grandes réformes sociales du César. Les internationalistes ayant carrément refusé d’entrer dans ses vues, il donna l’ordre de les poursuivre.

Quand la Commune fut proclamée, les frères s’y joignirent de tout cœur et Élie accepta le poste de conservateur de la Bibliothèque Nationale et du Musée du Louvre, sous la direction de Vaillant. C’est en grande partie à sa prévoyance et à ses efforts que nous devons la conservation des trésors inappréciables de science et d’art accumulés dans ces deux collections ; sans lui ils auraient péri pendant le bombardement de Paris par les armées de Thiers et dans les incendies qui en résultèrent. Admirateur passionné de l’art grec, qu’il connaît à fond, il avait fait emballer et transporter dans les caves du Louvre les statues et les vases les plus précieux, et il avait pris les plus grandes précautions pour protéger les bâtiments de la Bibliothèque Nationale contre l’incendie qui sévissait aux alentours. Sa femme, digne et courageuse compagne du philosophe, suivie dans les rues par ses deux petits enfants, organisait pendant ce temps dans son quartier le ravitaillement de la population qui avait été réduite aux dernières privations par un second siège. Pendant les dernières semaines de son existence, la Commune comprit enfin que son premier devoir aurait été de procurer des moyens de subsistance à la population, qui ne pouvait gagner sa vie pendant la crise, et des gens de bonne volonté se chargèrent de ce soin. Ce fut par suite d’un simple hasard qu’Élie Reclus, qui était resté à son poste jusqu’au dernier moment, ne fut pas fusillé par les Versaillais ; il fut condamné à la déportation pour avoir osé accepter de la Commune ces fonctions nécessaires et il partit pour l’exil avec sa famille. De retour à Paris, il avait repris l’œuvre de toute sa vie, l’ethnographie. On peut juger de la valeur de cette œuvre par les quelques chapitres, trop peu nombreux, qu’il en a publiés en volume sous le titre de Les Primitifs et Les Australiens, ainsi que par l’histoire de l’origine des religions, qu’il traite actuellement dans ses conférences à l’École des Hautes Études de Bruxelles, fondée par son frère. La littérature ethnologique tout entière offre peu d’œuvres qui dénotent à un si haut degré et à tous les points de vue une intelligence aussi profonde de la véritable nature de l’homme primitif. Quant à son Origine des Religions (publiée dans la revue La Société Nouvelle, et dans L’Humanité Nouvelle qui en fut la continuation), c’est, j’ose le dire, le meilleur ouvrage qui ait été écrit sur ce sujet ; il est incontestablement supérieur à l’essai de Herbert Spencer sur la même question. Herbert Spencer, malgré son érudition et son intelligence, ne possède pas ce sens de la nature naïve et simple de l’homme primitif, qui est porté à un si haut degré de perfection chez Élie Reclus, et qui s’allie chez cet écrivain à une connaissance très profonde d’une branche un peu trop dédaignée de la psychologie des peuples, c’est-à-dire de l’évolution et de la transformation des croyances religieuses. I1 est superflu de parler de l’infinie bonté et de la modestie d’Élie Reclus ou de la supériorité de son intelligence et de son immense savoir en tout ce qui se rattache à la connaissance de l’humanité ; son style reflète toutes ces qualités. Avec sa modestie infinie, son esprit calme et réfléchi et ses profondes connaissances philosophiques, il est le type du philosophe grec de l’antiquité. Dans une société qui serait moins éprise de méthodes d’enseignement brevetées et d’instruction morcelée, et qui apprécierait davantage le développement de larges conceptions humanitaires, il serait entouré, comme ses modèles dans l’ancienne Grèce, d’une multitude de disciples.

Un mouvement socialiste et anarchiste était en pleine activité à Paris, lorsque nous y vînmes de Clairvaux. Louise Michel faisait tous les soirs des conférences, et provoquait l’enthousiasme de ses auditeurs, qu’ils appartinssent à la classe ouvrière ou à la classe moyenne. Sa popularité déjà si considérable grandissait encore et gagnait les étudiants de l’Université, qui étaient peut-être hostiles aux idées avancées, mais qui estimaient en elle la femme idéale. C’était au point qu’une rixe éclata un jour dans un café, parce que quelqu’un avait parlé irrespectueusement de Louise Michel devant des étudiants. Les jeunes gens prirent sa défense et il en résulta une bataille, au cours de laquelle toutes les tables et tous les verres qui s’y trouvaient furent brisés. Je fis aussi une conférence sur l’anarchie devant un auditoire de plusieurs milliers de personnes et je quittai Paris aussitôt après, avant que le gouvernement pût céder à la pression exercée par la presse réactionnaire et russophile, qui réclamait avec insistance mon expulsion de France.

De Paris je me rendis à Londres où je retrouvai mes deux vieux amis, Stepniak et Tchaïkovski. Le mouvement socialiste était en plein essor et la vie de Londres n’était plus cette existence ennuyeuse et végétative que j’avais connue quatre ans auparavant.

Nous nous fixâmes dans un petit cottage à Harrow. Nous nous préoccupâmes peu de le meubler ; je fis moi-même une bonne partie des meubles avec l’aide de Tchaïkovski qui avait été entre-temps aux États-Unis et y avait appris un peu la menuiserie. Mais nous nous réjouîmes beaucoup, ma femme et moi, d’avoir dans notre jardin une petite pièce de cette argile grasse du Middlesex. Nous nous livrâmes avec enthousiasme à la culture potagère, et les résultats, que faisaient prévoir l’ouvrage de Toubeau et la connaissance que je fis à Paris de quelques maraîchers, ne se firent pas attendre. Je tirai aussi quelque profit de l’expérience que j’avais acquise en faisant du jardinage à la prison de Clairvaux. Quant à ma femme, qui avait eu la fièvre typhoïde peu de temps après notre installation à Harrow, le jardinage, auquel elle se livra pendant sa convalescence, la rétablit plus complètement que ne l’aurait fait un séjour dans le meilleur sanatorium.

Vers la fin de l’été nous fûmes frappés cependant par un affreux malheur. Nous apprîmes que mon frère Alexandre venait de mourir.

Pendant les années que j’avais passées à l’étranger avant mon emprisonnement en France, nous avions cessé de nous écrire. Aux yeux du gouvernement russe, c’est un péché d’aimer un frère poursuivi pour ses opinions politiques. Continuer des relations avec lui, quand il a cherché un refuge à l’étranger, est un crime. Un sujet du tsar doit haïr tous ceux qui se révoltent contre l’autorité du gouvernement suprême, et Alexandre était entre les griffes de la police russe. Je refusai donc opiniâtrement d’écrire à mon frère ou à tout autre de mes parents. Mon frère n’avait plus aucun espoir d’être remis en liberté, depuis le jour ou le tsar avait écrit sur la pétition de notre sœur Hélène : « Qu’il y reste. » Deux ans après cette décision, une commission fut nommée pour fixer un terme à l’exil de ceux qui avaient été envoyés en Sibérie sans jugement et pour un temps illimité, et mon frère fut condamné à y rester encore cinq ans. Cela en faisait sept, en comptant les deux ans qu’il avait déjà faits. On nomma plus tard, sous le ministère de Loris Mélikov, une nouvelle commission, qui lui ajouta cinq autres années. Mon frère devait donc être libéré en octobre 1886. Cela lui faisait douze ans d’exil, d’abord dans une petite ville de la Sibérie orientale, et ensuite à Tomsk — c’est-à-dire dans la région basse de la Sibérie occidentale, où il n’avait même pas le climat sec et sain des hautes prairies de l’extrême-est.

Pendant mon emprisonnement à Clairvaux, il m’écrivit et nous échangeâmes quelques lettres. Il m’écrivait que puisque nos lettres étaient lues par la police russe en Sibérie et par l’autorité pénitentiaire en France, nous pouvions bien correspondre. Il me parlait de sa vie de famille, de ses trois enfant, qu’il caractérisait d’une façon admirable et de ses travaux. Il me recommandait expressément de suivre avec attention le développement scientifique de l’Italie, où l’on faisait des recherches excellentes et originales, qui restaient inconnues du monde scientifique tant qu’elles n’avaient pas été reprises et estampillées par les Allemands. Il me donnait aussi ses opinions sur la marche probable des événements politiques en Russie. Il ne croyait pas à la possibilité de l’établissement en Russie, dans un avenir prochain, d’un gouvernement constitutionnel sur le modèle des parlements de l’Europe occidentale. Mais il aurait voulu la convocation d’une sorte d’assemblée nationale délibérative (Zemski-Sobor ou Etats Généraux) et cela lui paraissait suffisant pour le moment. Cette assemblée ne voterait pas de nouvelles lois, mais elle préparerait des projets de lois, auxquels le pouvoir impérial et le Conseil d’État donneraient une forme définitive et une sanction finale.

Il m’entretenait avant tout de ses travaux scientifiques. Il avait toujours un goût décidé pour l’astronomie et lorsque nous étions à Pétersbourg il avait publié en russe un excellent résumé de toutes nos connaissances sur les étoiles filantes. Avec la finesse de son esprit critique il saisit bientôt les points forts et les points faibles des différentes hypothèses. Sans avoir des connaissances suffisantes en mathématiques, il réussissait, grâce à sa puissante imagination, à comprendre les résultats des problèmes de mathématiques les plus compliqués. Vivant avec son imagination parmi les corps célestes en mouvement, il se représentait leurs évolutions complexes souvent mieux que certains mathématiciens, surtout les algébristes purs — parce que ceux-ci perdent souvent de vue les réalités du monde physique pour ne voir que les formules et les conséquences logiques qui en découlent. Nos astronomes de Pétersbourg me parlaient avec une grande estime de cet ouvrage de mon frère. Il avait entrepris maintenant d’étudier la structure de l’univers : d’analyser les données et les hypothèses relatives aux mondes des soleils, des groupes d’étoiles et des nébuleuses dans l’espace infini et de démêler leurs rapports probables, leur vie, et les lois de leur évolution et de leur disparition. L’astronome de Poulkova, Gyldén, parlait avec la plus haute estime de ce nouvel ouvrage d’Alexandre et il le mit par correspondance en relations avec M. Holden, astronome aux États-Unis, dont j’ai eu le plaisir d’entendre il y a quelque temps à Washington l’opinion flatteuse sur les recherches de mon frère. La science a grand besoin, de temps en temps, de ces recherches spéculatives de haute envergure, faites par un esprit scrupuleux, laborieux, doué à la fois de sens critique et d’imagination.

Mais dans une petite ville de Sibérie, loin de toute bibliothèque, dans l’impossibilité de suivre les progrès de la science, il n’avait réussi à analyser dans son ouvrage que les découvertes faites avant son départ pour l’exil. D’importants travaux avaient été faits depuis, il ne l’ignorait pas, mais comment aurait-il pu se procurer les livres nécessaires tant qu’il était en Sibérie ? L’approche du terme de son exil ne lui inspirait aucun espoir. Il savait qu’il ne lui serait pas permis de se fixer dans quelque ville universitaire de Russie ou de l’Europe occidentale, mais que son exil en Sibérie serait suivi d’un second, peut-être pire que le premier, dans quelque hameau de la Russie orientale.

Le désespoir s’empara de lui. « Un désespoir pareil à celui de Faust s’empare parfois de moi, » m’écrivait-il.

Lorsque le moment de sa libération fut proche, il profita du départ de l’un des bateaux, avant que la navigation fût interrompue par les glaces, pour envoyer sa femme et ses enfants en Russie, et, par une sombre nuit ce désespoir de Faust mit fin à sa vie…

Un nuage de sombre tristesse enveloppa notre maison pendant de longs mois — jusqu’à ce qu’un rayon de lumière vînt le percer. Au printemps suivant, un petit être, une fillette, qui porte le nom de mon frère, vint au monde et ses cris innocents firent vibrer dans mon cœur une corde nouvelle, inconnue jusqu’alors.