Mémoires de Joinville/Récit officiel de l’expédition de saint Louis

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RÉCIT OFFICIEL


DE L’EXPÉDITION DE SAINT LOUIS


EN ÉGYPTE,


FAIT PAR LUI-MÊME


TRADUIT DU LATIN




Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, à ses chers et fidèles prélats, barons, chevaliers, citoyens, bourgeois et autres qui habitent le royaume de France, à qui les présentes lettres parviendront, salut. Pour l’honneur et pour la gloire du saint nom de Dieu, nous croyons devoir vous instruire de ce qui nous est arrivé.

Après la prise de Damiette, que le seigneur Jésus-Christ, dans son ineffable miséricorde, avoit mise au pouvoir des Chrétiens, par une espèce de miracle, événement glorieux dont vous avez dû être instruits, nous avons tenu un grand conseil, et nous sommes partis de cette ville, le 20 du mois de novembre dernier, avec notre armée de terre et notre flotte, marchant contre les Sarrasins réunis et campés près de la ville qu’on appelle Massoure. Dans cette marche, nous avons été souvent attaqués par les ennemis, et ils ont toujours été battus : un jour surtout nous leur avons tué beaucoup de monde.

Alors nous avons appris que le sultan d’Égypte étoit mort, et qu’avant de fermer les yeux, il avoit envoyé vers son fils, résidant en Orient, pour l’inviter à venir sur-le-champ en Égypte ; qu’il lui avoit fait prêter serment par son armée, et que, jusqu’à l’arrivée de ce prince, il avoit laissé le soin de la guerre à in de ses émirs nommé Facardin. Lorsque nous nous sommes approches de Massoure, nous avons trouvé que ces nouvelles étoient vraies.

Près de cette ville, il nous a été impossible d’attaquer les Sarrasins, parce qu’un bras du Nil, appelé Thanis, séparé du principal cours de ce fleuve, couloit entre leur armée et la nôtre. Nous avons donc placé notre camp entre le Nil et le Thanis. Là, ayant encore été attaqués par les Sarrasins, plusieurs d’entre eux ont péri par le fer, et un beaucoup plus grand nombre a été précipité dans les eaux.

Le bras du Nil, appelé Thanis, n’étant pas guéable, nous avons commencé à construire une digue pour le passage de notre armée. Pendant plusieurs jours, nous avons fait d’immenses travaux, dépensé des sommes énormes, et couru de grands dangers. Les Sarrasins mettant toutes sortes d’obstacles à notre entreprise, ont opposé des machines à celles que nous avions élevées ; ils ont renversé les tours de bois que nous avions établies sur la digue, ou les ont brûlées avec le feu grégeois.

Nous avions perdu toute espérance d’achever cette digue, lorsqu’un transfuge de l’armée des Sarrasins est venu nous indiquer un gué peu éloigné, où l’armée chrétienne pourroit passer le fleuve. Après avoir tenu conseil avec nos barons et les principaux chefs de notre armée, il a été décidé à l’unanimité, le lundi avant les Cendres, que le lendemain, mardi gras, de grand matin, nous irions au lieu désigné, en laissant une partie de nos troupes pour garder le camp. Le lendemain donc, arrivant à ce gué, nous y avons traversé le fleuve, non sans de grands dangers, car il étoit plus profond qu’on ne nous l’avoit dit. Il a fallu que nos chevaux se missent à la nage, et gravissent des bords élevés et escarpés.

Après ce passage, nous nous sommes dirigés vers les machines que les Sarrasins avoient élevées contre notre digue. Notre avant-garde les ayant attaqués, plusieurs ont péri par le fer et quelques-uns de leurs émirs ont été au nombre des morts. Alors le désordre s’est mis dans notre armée ; les nôtres, après s’être dispersés dans le camp des ennemis, sont arrivés jusqu’à Massoure, tuant tous ceux qu’ils trouvoient sur leur passage ; mais enfin les Sarrasins ayant aperçu leur imprudence, ont repris courage, les ont entourés de toutes parts, et accablés. Dans cette affaire, nous avons perdu un grand nombre de barons, de chevaliers, de Templiers et d’Hospitaliers, dignes de tous nos regrets. Là est tombé notre cher et illustre frère le comte d’Artois, qui a été privé de cette vie mortelle. Nous devons plutôt le féliciter que le plaindre, car nous sommes certains qu’il a obtenu la couronne de martyr, et qu’il est à présent dans la céleste patrie.

Profitant de ce désordre, les Sarrasins se sont précipités sur nous de tous côtés, nous ont lancé une grêle de traits, et nous ont harcelés jusqu’à neuf heures du soir, pendant que nous n’avions aucune baliste pour les repousser, qu’une partie de nos chevaliers étoient hors de combat, et que le plus grand nombre de nos chevaux étoient tués ou blesses ; cependant, avec l’aide de Dieu, nous avons gardé notre camp et rallié nos troupes.

Nous avons établi notre camp près des machines des ennemis dont nous nous sommes emparés, et nous avons construit un pont pour communiquer avec le reste de notre armée placée au-delà du fleuve. Le lendemain, plusieurs des nôtres ayant reçu l’ordre de s’approcher de nous, se sont établis près de notre camp : nous avons alors détruit les machines des Sarrasins, et nous avons élevé des abris sur le pont, afin qu’on put passer sans danger d’une rive à l’autre.

Le vendredi suivant, les Sarrasins ayant réuni toutes leurs forces, dans le dessein de nous exterminer, nous ont attaqués avec une impétuosité dont nous n’avions pas encore eu d’exemple. Secourus par la divine Providence, nous leur avons résisté ; nous avons repoussé leurs attaques, et nous leur avons tué beaucoup de monde. Au bout de quelques jours, le fils du Sultan, arrivant de l’Orient, est venu près de Massoure : les Sarrasins, transportés de joie, l’ont reçu au son des tambours, comme leur seigneur, et leurs forces ont été augmentées par les troupes qu’il a jointes à leur armée.

Depuis ce moment nous ne savons par quel jugement sévère de Dieu, toutes les affaires ont tourné contre nos espérances : des maladies pestilentielles ont attaqué les hommes et les chevaux ; il ne s’est trouvé presque personne parmi nous qui n’ait eu à pleurer des amis morts ou mourans. L’armée chrétienne étoit consumée et diminuée de moitié. La disette de vivres étoit telle, que plusieurs périssoient de faim. Les bâtimens expédiés de Damiette ne pouvoient arriver jusqu’à nous, parce que les galères et les petits vaisseaux des Sarrasins les arrêtoient sur le Nil. Nos ennemis, après s’être emparés d’un grand nombre de nos bateaux, ont encore pris successivement, malgré les efforts de nos soldats, deux caravanes qui portoient à notre camp des vivres et des munitions.

La disette complète de subsistances et de fourrages a porte parmi nos troupes le découragement et la désolation. Accablés de souffrances, tant à cause de la disette, qu’à cause des maladies, la nécessité nous a forcés de quitter notre camp, et de nous retirer sur Damiette, notre dernière ressource. Mais comme le sort des hommes ne dépend pas de leur volonté, mais de celui qui, dirigeant leurs pas, dispose d’eux, suivant les décrets de sa Providence, pendant que nous étions en marche, le 5 avril, les Sarrasins ayant réuni leurs forces, nous ont attaqués de toutes parts. Par la permission divine, et pour l’expiation de nos péchés, nous sommes tombés entre leurs mains, nous et nos chers frères, les comtes de Poitiers et d’Anjou, et ceux qui nous suivoient par terre, sans que personne ait pu s’echapper : nous avons été jetés dans des prisons, non sans perdre un grand nombre des nôtres, et sans répandre beaucoup de sang. La plupart de ceux qui s’étoient embarqués ont été pris également ; plusieurs ont été égorgés ; et des bâtimens remplis de malades ont été brûlés sans pitié.

Nous étions depuis quelques jours en prison, lorsque le Sultan nous a fait proposer une trêve. Il demandoit avec instance et menace que, sans délai, nous lui rendissions Damiette avec tout ce que nous y avions trouvé, et que nous lui donnassions une indemnité pour tous les frais qu’il avoit faits depuis le commencement de la guerre. Après de longues négociations, nous sommes enfin convenus d’une trêve de dix ans aux conditions qui suivent :

Le Sultan devoit mettre en liberté nous et ceux qui nous avoient suivis en Égypte, ainsi que tous les Chrétiens, de quelque pays qu’ils fussent, qui avoient été pris depuis que Kiemel, son aïeul, avoit fait la paix avec l’Empereur. Il consentoit à ce que les Chrétiens de la Terre sainte gardassent en paix toutes les parties du royaume de Jérusalem dont ils étoient en possession avant notre arrivée. De notre côté, nous nous sommes engagés à rendre Damiette et à payer huit cent mille besans pour la rançon des captifs, et pour les frais de la guerre. Nous avons pris aussi l’engagement de mettre en liberté tous les Sarrasins que nous avions faits prisonniers depuis notre arrivée, ainsi que ceux qui avoient été pris dans le royaume de Jérusalem, depuis la paix faite par l’Empereur. Il a été convenu, en outre, que les effets que nous laisserions à notre départ seroient en sûreté, confiés à la garde du Sultan, pour nous être rapportés en France à la première occasion favorable. Les Chrétiens malades à Damiette, et ceux qui pour vendre ce qu’ils y possédoient, resteroient quelque temps dans cette ville, pouvoient revenir dans leur pays, par mer ou par terre, quand ils le voudroient, sans aucun eœpèchement quelconque. Le Sultan devoit donner une escorte à ceux qui, sur-le-champ, demanderoient à se retirer dans le royaume de Jérusalem.

Ainsi nous avons conclu cette trêve avec le Sultan, et nous l’avons cimentée l’un et l’autre par des sermens. Déjà le Sultan éroit en marche avec son armée pour venir à Damiette, où toutes les conditions du traité devoient être exécutées, lorsque Dieu a permis un grand événement. Quelques soldats sarrasins, appuyés par la majorité de l’armée, se sont précipités sur le Sultan, le matin, lorsqu’il sortoit de table, et lui ont fait de grandes blessures. Ils l’ont tué à coups de sabre au moment où il quittoit sa tente pour se sauver ; et cela, en présence de presque tous les émirs et d’une multitude de Sarrasins. Après cet attentat, plusieurs soldats, encore enflammés de fureur, sont venus dans notre tente, comme s’ils vouîoient, ainsi que l’ont craint plusieurs des nôtres, nous faire périr avec tous les Chrétiens. Mais la clémence de Dieu a calmé leur colère : ils se sont bornés à requérir avec instance l’exécution du traité fait avec le Sultan. Après beaucoup de menaces, il a plu au Seigneur, ce père des miséricordes, ce consolateur des affligés prêt à exaucer ceux qui l’implorent, que nous confirmassions ce traité, et que nous reçussions le serment que ces hommes ont prêté, suivant les formules de leur religion. Nous avons en même temps fixé l’époque où les captifs seroient délivrés, et où Damiette seroit rendue.

Ce n’est pas sans regret que nous avons fait ce traité, d’abord avec le Sultan, ensuite avec les soldats ; mais nous savions d’une manière certaine qu’il étoit impossible de conserver Damiette. Ainsi, d’après le conseil des barons de France, nous avons mieux aimé, pour l’utilité de la chrétienté, rendre cette ville que nous ne pouvions plus défendre, que d’exposer la vie de nos chevaliers et de nos soldats. Le jour fixé, les émirs ont été mis par nous en possession de la ville de Damiette, et ils ont délivré nous, nos deux frères, les comtes de Bretagne, de Flandre, de Soissons, ks barons, les chevaliers, tant du royaume de France que des royaumes de Jérusalem et de Chypre. Leur exactitude à exécuter cette partie du traité nous a fait espérer qu’ils délivreroient aussi tous les autres Chrétiens qu’ils avoient en leur pouvoir.

Après avoir terminé cette importante affaire, nous avons quitté l’Égypte, en y laissant des commissaires chargés de recevoir les captifs chrétiens, et de garder les objets que le petit nombre de vaisseaux qui nous restoit, nous empêchoit d’emporter. À notre arrivée à Saint-Jean-d’Acre, pensant toujours aux Chrétiens qui restoient prisonniers, nous avons envoyé de nouveaux commissaires avec des vaisseaux pour les ramener, et pour rapporter ce qui nous appartenoit, savoir, des machines de guerre, des tentes, et plusieurs autres objets ; mais les émirs ont retenu long-temps nos commissaires, qui les sollicitoient avec instance d’exécuter le traité, en leur promettant toujours de leur accorder leur demande. Enfin, après les avoir fait attendre plusieurs mois, au lieu de douze mille Chrétiens, qu’ils auroient dû délivrer, ils n’en ont remis à nos commissaires qu’environ quatre cents, dont plusieurs ont été obligés de payer une rançon. Ils n’ont voulu, au reste, rendre aucun des objets que nous avions laissés à Damiette.

Mais ce qui fait horreur, après une trêve conclue et jurée, c’est ce qui nous a été raconté par nos commissaires et par quelques captifs dignes de foi. Les Sarrasins ont fait choix d’un certain nombre de jeunes Chrétiens ; ils les ont amenés devant eux comme des victimes ; et, levant le fer sur leur tête, ils les ont sommés d’apostasier. Plusieurs, par foiblesse, ont abandonné leur religion : d’autres, comme des héros, ont persisté dans leur foi, malgré les tourmens. En combattant ainsi, ils ont obtenu la couronne des martyrs ; leur sang, nous n’en doutons pas, criera au Seigneur pour le peuple chrétien ; ils seront nos défenseurs devant le souverain juge, et nous seront plus utiles dans cette céleste patrie que s’ils étoient restés avec nous sur la terre.

Plusieurs malades qui étoient restes à Damiette ont été égorgés ; et nous n’avons plus l’espérance de voir l’exécution du traité, quoique nous ayons rempli fidèlement tous nos engagemens.

Après avoir conclu cette trêve, nous pensions que les Chrétiens de la Terre sainte seroient tranquilles, du moins jusqu’à son expiration ; et nous avions formé le dessein de revenir en France ; déjà même nous avions fait les préparatifs de notre départ. Mais voyant clairement par ce qui étoit arrivé, que les émirs ne craignoient pas de violer tous leurs sermens, nous avons consulté les barons de France, les prélats, les chevaliers du Temple, de l’Hôpital, et de l’Ordre teutonique, et les barons du royaume de Jérusalem, La plupart nous ont fait considérer que notre départ causeroit la ruine entière de la Terre sainte, surtout dans l’état de foiblesse et de misère où elle se trouvoit aujourd’hui. Ils nous ont aussi représenté que les captifs chrétiens qui sont encore en Égypte se regarderoient comme perdus, et n’auroient plus aucun espoir d’être délivrés. Ils ont donc pensé que notre séjour ici pourroit être de quelque utilité ; et qu’avec le secours du Seigneur, nous serions en état de concourir à la délivrance des prisonniers, et à la conservation des places qui restent aux Chrétiens dans le royaume de Jérusalem ; ils se sont fondés principalement sur ce que le Sultan de Damas est en guerre avec les Égyptiens, et sur ce que l’on assure qu’il ira bientôt venger la mort du Sultan d’Égypte. Après avoir attentivement examiné toutes ces choses, pénétrés de compassion pour les malheurs de la Terre sainte, au secours de laquelle nous étions venus, voulant secourir nos pauvres captifs dont nous partageons les peines, quoique beaucoup de gens nous aient pressés de quitter ce pays désolé, nous avons mieux aimé différer notre départ, et rester quelque temps en Syrie, que d’abandonner la cause de Jésus-Christ, et de laisser nos prisonniers sans espérance.

Nous ferons partir pour la France nos chers frères, le comte de Poitiers, et le comte d’Anjou, pour la consolation de notre mère chérie et de notre royaume.

Que tous ceux qui portent le nom de Chrétien, prennent part à notre entreprise ; et vous, surtout, ecclésiastiques, que le Seigneur semble avoir choisis pour donner l’exemple du dévouement et du courage. Nos ennemis, outre les blasphèmes qu’ils vomissoient en notre présence, frappoient la croix avec des verges, et la fouloient aux pieds. Levez-vous donc, soldats de Jésus-Christ, réunissez-vous, préparez-vous à venger les injures faites à votre Dieu : suivez l’exemple de vos pères, qui se sont distingués entre les nations par l’ardeur de leur foi, et qui ont rempli l’univers de leur gloire. Nous vous avons précédés dans cette noble carrière. Venez, suivez-nous, vous serez récompensés quoique vous arriviez tard. Le père de famille de l’Évangile traite aussi bien les derniers ouvriers de sa vigne que les premiers. Préparez-vous ; que ceux à qui Dieu inspirera ce noble désir, soient disposés à partir au mois d’avril ou de mai de l’année prochaine ; que ceux qui n’auront encore pu faire leurs préparatifs, profitent d’un second passage qui aura lieu à la Saint-Jean.

Il n’y a point de temps à perdre. Dans une affaire de cette importance, tout retard est dangereux. Vous, prélats, exhortez les fidèles à cette sainte entreprise, et priez le Très-haut pour le succès[1].

Donné à Saint-Jean-d’Acre, l’an 1250, au mois d’août.




  1. Nous avons un peu abrégé cette péroraison, sans cependant retrancher rien d’essentiel.