Mémoires de Joinville/Tableau du règne de Saint-Louis

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TABLEAU


DU RÈGNE DE SAINT LOUIS.


Lorsque Louis VIII rendit les derniers soupirs au château de Montpensier en Auvergne, le 8 novembre 1226, n’étant âgé que de trente-neuf ans, cette mort, aussi prématurée qu’inattendue, mit la France en péril. De grandes mesures avoient été prises par ses trois prédécesseurs pour affermir l’autorité royale, donner une direction uniforme aux forces de l’État, et rendre plus supportable le sort des peuples, en soumettant à des formes pacifiques et régulières, des différends qui renaissoient sans cesse, et ne se décidoient que par la violence. L’abaissement progressif des grands vassaux, l’affranchissement des communes dépendantes de la Couronne, l’extension des justices royales, avoient été essayés, non sans succès, par Louis-le-Gros, continués moins heureusement par Louis-le-Jeune, et presque consommés pendant le règne long et glorieux de Philippe-Auguste. Ainsi cette grande aristocratie féodale[1] dont Hugues Capet, montant sur le trône des Carlovingiens, avoit été obligé de consacrer toutes les prétentions, tendoit à devenir une monarchie dans la véritable acception de ce mot.

Mais la mort de Louis VIII interrompit tout-à-coup cet important ouvrage auquel il avoit puissamment concouru pendant les trois années de son règne. Rien n’étoit affermi, et de profonds ressentimens fermentoient dans les cœurs d’un grand nombre de seigneurs dont les familles avoient été humiliées ou dépouillées. Leur puissance n’ayant été qu’entamée et non détruite, et la force étant encore entre leurs mains, ils brûloient d’en faire usage, poussés par les deux passions qui influent le plus sur les révolutions politiques, l’ambition et la vengeance. La France n’avoit à leur opposer qu’une femme étrangère et un enfant de douze ans. Entrons dans le détail de cette situation vraiment extraordinaire.

Quatre grands vassaux, possesseurs d’une partie considérable du royaume, s’opposèrent au gouvernement de Blanche de Castille, dès le commencement de sa régence.

Au premier rang, nous trouvons Pierre Mauclerc, comte de Bretagne[2]. Ce prince, arrière-petit-fils de Louis-le-Gros, d’abord comte de Dreux, avoit épousé Alix, héritière de la Bretagne. Le nom de Mauclerc ou Mauvais clerc lui avoit été donné, soit, parce qu’ayant été destiné dans sa jeunesse à l’état ecclésiastique, il avoit préféré le parti des armes, soit parce qu’il s’étoit permis d’abolir dans ses États quelques privilèges du clergé. Esprit remuant, difficile, inconstant, et n’ayant pu se corriger qu’après avoir éprouvé de grands revers, il ne supportoit pas l’idée de voir une princesse espagnole à la tête des affaires, et préféroit, s’il ne parvenoit pas à se rendre indépendant, reconnoître le roi d’Angleterre pour suzerain. Ses forces étoient considérables, et ses domaines s’étendoient jusqu’à quinze lieues de Paris.

Hugues de Lusignan, comte de la Marche, étoit moins puissant, mais le caractère ambitieux et indomptable de sa femme, Isabelle d’Angoulême, le rendoit un ennemi très-dangereux. La destinée de cette princesse avoit été des plus singulières. Promise, dès sa plus tendre enfance à Hugues de Lusignan qu’elle aimoit, élevée dans la famille de ce prince, au moment de l’épouser, elle avoit été enlevée par Jean-Sans-Terre, roi d’Angleterre, qui l’avoit forcée à recevoir sa main. Après avoir vécu dix-sept ans avec cet époux, et lui avoir donné plusieurs enfans, sa mort la rendant libre, elle revint en France, et se maria bientôt avec celui dont elle avoit reçu les premiers soins. Mais son caractère étoit entièrement changé. Jean-Sans-Terre lui avoit communiqué ses horribles et honteuses passions : on la croyoit capable de tous les crimes. Humiliée, après avoir été longtemps assise sur un des premiers trônes du monde, de n’être que la femme d’un comte, et de ne plus porter que le vain titre de reine, elle avoit voué une haine implacable au jeune Louis et à sa mère, et comptoit sur les puissans secours de son fils Henri III, roi d’Angleterre.

Raymond VII, comte de Toulouse, fils de celui contre lequel Philippe-Auguste avoit dirigé la croisade des Albigeois, et dont Louis VIII, dans la dernière année de sa vie vouloit anéantir la puissance, quoique dépouillé d’une grande partie de ses domaines, étoit encore maître de Toulouse. La persécution que sa famille éprouvoit depuis vingt ans avoit multiplié ses partisans. La mort imprévue de Louis VIII, son ennemi le plus redoutable, en augmenta le nombre. Tous fondèrent leurs espérances sur une minorité qui devoit être longue.

Thibaut IV, comte de Champagne, eût été encore plus dangereux que les trois princes dont nous venons de parler, si l’inconstance de son caractère, une passion insensée, et un horrible soupçon qui pesoit injustement sur lui, n’eussent mis beaucoup de désordre dans ses résolutions et dans ses entreprises. Ses domaines s’étendoient aux environs de Paris. Maître de Meaux et de la Brie, il disposoit en quelque sorte des subsistances de la capitale. On a vu, dans la notice sur Ville-Hardouin, les précautions que Philippe-Auguste avoit prises contre ce prince, orphelin avant sa naissance. Ces précautions avoient irrité l’orgueil du jeune Comte, et l’auroient porté vraisemblablement à la révolte, au moment de la mort de Philippe, si la beauté et plus encore les vertus de Blanche de Castille, femme de Louis VIII, son successeur, n’eussent inspiré à Thibaut un amour que les obstacles sembloient augmenter, et dont l’ascendant, à la moindre lueur d’espérance, détruisoit tous les projets ambitieux que le dépit avoit fait concevoir. Thibaut venoit de désobéir à Louis VIII au moment où ce prince fut attaqué de la maladie qui le conduisit au tombeau. On supposa, sans le moindre fondement, que sa haine pour le Roi et son penchant pour la Reine l’avoient entraîné à un forfait entièrement contraire à son caractère, et qu’il avoit fait empoisonner Louis VIII. Cette horrible imputation devoit lui inspirer l’indignation la plus forte contre les ministres de Blanche, et l’unir, en quelque sorte malgré lui, aux ennemis de cette princesse.

C’étoit à la bataille de Bouvines, donnée douze ans auparavant, que Philippe-Auguste avoit presque détruit la puissance des grands vassaux révoltés contre lui. Deux de ces princes étoient tombés entre ses mains, et se trouvoient encore étroitement gardés, l’un à Péronne, l’autre dans la tour du Louvre. Ferrand, comte de Flandre, époux de Jeanne, fille aînée de Baudouin, premier empereur de Constantinople, n’étoit que médiocrement regretté par sa femme, qui pensoit même, suivant quelques auteurs, à faire casser son mariage, pour contracter de nouveaux liens. Renaud, comte de Boulogne, d’un âge avancé, n’inspiroit pas plus de regrets à sa famille. Philippe son gendre, frère de Louis VIII, oncle du jeune Roi, prétendant à la régence, gouvernoit le fief de son beau-père, et ne faisoit aucun vœu pour la délivrance de ce prince. La Régente pouvoit profiter des dispositions de Jeanne et de Philippe pour les empêcher de se déclarer contre elle. Elle avoit en son pouvoir deux prisonniers dont la délivrance confondroit en un instant les projets d’une femme ambitieuse, peut-être infidèle, et d’un prince qui ne devoit sa puissance qu’à la captivité de celui dont il avoit épouse la fille.

Les relations de la France avec les États voisins fixoient aussi l’attention de Blanche. Il n’y avoit rien à craindre du côte de l’Espagne. Les rois d’Arragon, de Navarre et de Castille, occupes de leurs querelles particulières, et de leurs guerres avec les Maures qu’ils auroient chassés, s’ils avoient pu s’unir franchement contre eux, n’étoient pas disposes à donner des secours au comte de Toulouse. L’Allemagne et l’Italie étoient dans le plus grand désordre par les différends de l’empereur Frédéric II et du pape Grégoire IX. L’Angleterre livrée quelque temps auparavant à la guerre civile et étrangère, révoltée contre le roi Jean-Sans-Terre, qui n’avoit su réparer ses fautes que par des crimes, ayant, au milieu des plus horribles calamités, obtenu de ce prince une charte dont elle s’honore encore aujourd’hui, venoit de se réunir autour du trône de son jeune fils Henri III, qui, étroitement lié avec le comte de la Marche, dont la femme étoit sa mère, devoit nécessairement prendre part aux troubles de la France. Il possédoit la Guyenne et quelques portions de l’Anjou, du Poitou et de la Saintonge. Ces provinces étoient gouvernées par Richard son frère.

Telle étoit la situation de la France, lorsque Blanche de Castille fut appelée à la régence. Éloignée de son époux pendant la courte maladie qui l’enleva, elle ne put recueillir ses dernières volontés ; mais l’archevêque de Sens, et les évêques de Beauvais et de Chartres, qui l’assistèrent à la mort, déclarèrent par acte authentique, scellé de leur sceau, que son intention avoit été que Blanche gouvernât jusqu’à la majorité de son fils ; et Mathieu de Montmorency, connétable de France[3], auquel Louis VIII avoit confié la garde du jeune Louis, fit la même déclaration. C’étoit en France la première fois que la régence étoit confiée à une femme ; cette femme étoit une étrangère. Quelles vertus et quels talens ne lui falloit-il pas pour détruire les préventions qui, de tous côtés, s’élevoient contre elle, et pour continuer le grand ouvrage entrepris par les quatre derniers rois ! Fille d’Alphonse VIII, roi de Castille, elle vint en France en 1200, ayant à peine quatorze ans, et elle épousa le prince Louis, qui avoit quelques mois de moins qu’elle. Peu d’années après, elle obtint l’estime et l’entière confiance de Philippe-Auguste son beau-père. Malgré sa jeunesse, elle étoit admise à tous les conseils ; et ses avis, dont l’énergie étoit tempérée par ce tact délicat qui n’appartient qu’à une femme, furent souvent suivis. La politique, pour laquelle elle avoit beaucoup d’attrait, parce que son génie y étoit éminemment propre, ne la détourna point de ses devoirs de mère. Elle voulut elle même nourrir ses enfans. Sa tendresse jalouse ne souffroit pas que d’autres femmes en prissent soin, et quand leur âge permit de leur donner quelque instruction, ce fut encore elle qui seule y présida. Lorsque Louis VIII parvint au Irone, elle prit plus de part au gouvernement. Les deux époux étoient unis par les mêmes sentimens, les mêmes principes et les mêmes projets. Blanche ne quittoit presque jamais le Roi ; habituée aux fatigues, elle le suivoit à la guerre et dans ses voyages ; elle ne se séparoit de lui que lorsqu’il la chargeoit de gouverner en son absence.

À la mort de Louis VIII, elle étoit âgée de quarante ans : mais sa beauté calme et parfaite, animée cependant par un esprit supérieur et plein d’agrément, étoit encore plus séduisante que dans sa première jeunesse. La passion que le comte de Champagne nourrissoit pour elle, avoit éclaté en diverses occasions : un regard, un mot avoient suffi pour la réprimer. La manière dont elle composa son ministère, fit naître dans le cœur de ce prince une jalousie aussi folle que son amour.

Elle donna les sceaux à Guérin, vice-chancelier de Philippe-Auguste, nommé chancelier par Louis VIII, chevalier de l’ordre de l’Hôpital, évêque de Senlis, vieillard plein d’expérience dans le gouvernement, magistrat aussi intègre que savant. Le connétable Matthieu de Montmorency, déjà couvert de gloire sous les règnes de Philippe-Auguste et de Louis VIII, eut la direction des affaires militaires et le commandement suprême de l’armée. Romain, cardinal de Saint -Ange, partagea la confiance de Blanche avec ces deux grands hommes : il étoit plus jeune et moins austère que le chancelier ; et son état, sa piété, la pureté de ses mœurs, n’empêchèrent pas le comte de Champagne de concevoir les soupçons les plus extraordinaires. Indigné de ce qu’on l’accusoit d’avoir fait empoisonner le Roi, plus épris que jamais de la Reine devenue libre, consumé par la jalousie, en proie à une foule de passions différentes, il étoit capable des plus fausses démarches, et de toutes les espèces d’indiscrétions.

Le premier soin de Blanche fut de hâter le couronnement de son fils. Les seigneurs furent convoqués à Reims pour le 29 novembre. La ligue des mécontens n’étant pas encore formée, plusieurs obéirent en murmurant : d’autres, et ce fut le plus petit nombre, restèrent chez eux. Pierre Mauclerc, l’un des plus ardens, prit ce dernier parti. Thibaut de Champagne, dans la position difficile où il se trouvoit, après plusieurs irrésolutions, se mit en route ; mais la Régente, instruite des bruits qui couroient sur ce prince, craignant que la présence de celui qu’on accusoit faussement d’avoir empoisonné le Roi, ne troublât l’auguste cérémonie, ou du moins n’y causât un affreux scandale, lui envoya l’ordre de se retirer. Il se soumit, et la comtesse sa femme arriva seule à Reims ; la comtesse de Bretagne s’y rendit aussi, malgré les protestations de son époux. Le comte de Boulogne, oncle du Roi, à qui la régence appartenoit de droit, si Louis VIII n’y eut appelé Blanche, cacha son ressentiment, et parut entièrement résigné : il craignoit la délivrance de son beau-père : le même motif amena la comtesse de Flandre. Le comte de Toulouse, en guerre ouverte avec le Roi, ne demanda point de trève.

Au milieu de toutes ces semences de troubles, le sacre se fit avec une grande magnificence, vingt et un jours après la mort de Louis VIII. On exprimeroit difficilement l’effet que cette cérémonie produisit sur les peuples. On voyoit un enfant de douze ans, de la figure la plus noble et la plus touchante, que la Providence appeloit sur un trône ébranlé par les factions, et qui n’avoit d’appui qu’une mère aussi intéressante que lui, dont la présence inspiroit, il est vrai, l’amour et le respect, mais qui n’avoit pas encore déployé sur un grand théâtre, cette force de caractère, cette profonde connoissance de la politique, qualités renfermées jusqu’alors dans sa famille, et que son époux seul avoit pu remarquer.

Le siège de Reims étant vacant, Jean de Bazoche, evêque de Soissons, l’un des suffragans, fit la cérémonie. Les comtesses de Champagne et de Flandre se disputèrent l’honneur de porter l’épée devant le Roi : la Régente décida que cet honneur appartenoit au comte de Boulogne qu’elle avoit intérêt de ménager. À cette cérémonie, se trouvoit un prince dont nous avons beaucoup parlé dans le premier volume de cette collection : Jean de Brienne, roi de Jérusalem, que sa haute réputation de valeur devoit appeler deux ans après au trône de Constantinople, vit l’aurore du règne de saint Louis.

Après le sacre, la plupart des seigneurs rapportèrent dans leurs châteaux un mécontentement plus grand encore que celui qu’ils avoient éprouvé en apprenant les dernières dispositions de Louis VIII. Réunis à Reims, ils s’étoient excités mutuellement, et la ligue s’étoit formée sous les yeux même de la Reine. Aussitôt ils avoient négocié avec Henri III, roi d’Angleterre, qui vouloit profiter de la minorité pour recouvrer la Normandie, confisquée sur Jean-Sans-Terre par Philippe-Auguste. Le comte de Boulogne, oncle du Roi, étoit l’ame de cette faction ; il n’osoit se déclarer ; mais, en cas de succès, la régence lui étoit promise.

De retour chez eux, les seigneurs firent connoître leurs prétentions. Ayant à leur tête les comtes de Bretagne, de la Marche, de Champagne et de Toulouse, ils déclarèrent qu’ils vouloient qu’on mît en liberté les comtes Ferrand et Renaud, et qu’on rendît toutes les terres usurpées sous les deux derniers règnes. Ces propositions n’étoient qu’un prétexte pour se faire des partisans. Leur véritable but étoit de renverser la Régente, et de confier le pouvoir au comte de Boulogne, dont ils attendoient toute sorte de concessions. Le comte de Toulouse, contre lequel Louis VIII, au moment de sa mort, poussoit vivement la guerre, venoit de repousser loin des murs de sa capitale, Imbert de Beaujeu, commandant des troupes royales ; et ce succès donnoit aux mécontens les plus grandes espérances.

Blanche, malgré les dangers dont elle étoit menacée, rejeta les demandes des seigneurs. Elle s’empressa de lever une armée ; et joignant l’art des négociations aux préparatifs de la guerre, elle parvint non-seulement à se faire de nouveaux partisans, mais à porter la division parmi ses ennemis. Robert, comte de Dreux, frère du comte de Bretagne, Hugues IV, duc de Bourgogne, embrassèrent ses intérêts. Elle mit en liberté Ferrand, comte de Flandre, persuadée qu’instruit de la conduite qu’avoit tenue son épouse pendant sa captivité, il se réconcilieroit difficilement avec elle, et que les troubles domestiques de cette famille, l’empêcheroient de se mêler des troubles de l’État. Elle retint dans sa prison le malheureux Renaud de Boulogne, victime de la politique ; la menace de le relâcher contint son gendre dans l’apparence de la soumission. La Reine donna en outre à Philippe une somme de six mille livres à prendre chaque année au trésor du Temple à Paris, et le prince promit de ne plus réclamer aucun apanage.

Elle ne fit aucun effort, ni aucune démarche pour ramener le comte de Champagne : l’aveugle passion de ce prince lui fit rompre les engagemens qu’il venoit de prendre, et braver les bruits affreux qui couroient sur lui. La Régente, ayant avec elle le jeune Roi, venoit de se mettre à la tête de l’armée : tout-à-coup on annonce l’arrivée de Thibaut : il se jette aux pieds du Roi, et, suivant un historien contemporain, il regarde avec tendresse la Reine dont le maintien étoit aussi noble qu’imposant : « Pardieu, Madame, lui dit-il, mon cœur et tous mes biens sont à vous. Pour vous servir, il n’est rien que je ne sois prêt à entreprendre. Jamais, s’il plaît à Dieu, je ne prendrai les armes contre vous, ni contre votre fils. » Après cet hommage inattendu, continue la grande chronique, il se retira tout pensif ; la beauté de la Reine, ses doux regards se retraçoient dans son souvenir, et il se livroit à toutes les illusions de l’amour ; mais bientôt, se rappelant la vertu de Blanche, et le rang élevé qu’elle occupoit, il abandonnoit ses chimères, et tomboit dans la tristesse la plus profonde.

La défection du comte de Champagne, et l’armée du Roi qui s’avançoit dans la Touraine, commandée par Mathieu de Montmorency, effrayèrent les seigneurs dont les préparatifs n’étoient pas achevés. Ils vinrent trouver la Régente à Vendôme ; et elle eut la sagesse de ne pas abuser de leur position, pour exiger d’eux des conditions trop rigoureuses. [1227.] Un mariage fut projeté entre l’un des frères du Roi et la fille du comte de Bretagne ; et le comte de la Marche rendit les terres qu’il avoit obtenues du feu Roi, moyennant une indemnité payable en dix ans. Les seigneurs, pour perpétuer leur ligue, auroient voulu que le roi d’Angleterre fût compris dans le traité. La Régente s’y refusa. Quelque temps après, elle conclut avec ce prince une trêve d’un an, sans y faire mention des seigneurs français.

Cependant à cette époque, le malheureux comte Renaud mourut dans sa prison. Son gendre, le comte Philippe, n’ayant plus aucun intérêt à ménager la Régente, reprit ses desseins ambitieux : mais la paix qu’on venoit de faire le força d’en suspendre l’exécution.

Blanche, de retour à Paris, étoit trop éclairée pour ne pas voir- que cet arrangement n’avoit aucune solidité. Le même mécontentement régnoit parmi les seigneurs ; et l’extrême habileté de la Régente les avoit déconcertés plutôt que découragés. Elle chercha donc l’appui d’un prince étranger qui put balancer l’influence que le roi d’Angleterre avoit parmi les seigneurs français. Profitant du besoin que l’empereur Frédéric II avoit d’alliés pour résister au pape Grégoire IX, elle fit avec lui un traité par lequel ce prince prit l’engagement de ne donner aucun secours aux seigneurs, et de ne favoriser en aucune manière l’ambition de Henri III. Ce traité, que les succès de la Reine rendirent inutile, n’annonçoit pas moins sa haute prudence.

Dès l’année suivante, [1228] ses soupçons se réalisèrent. Une confédération, plus nombreuse que la première, se forma : au milieu de la paix, des émissaires couroient de châteaux en châteaux, exagéroient les forces des seigneurs mécontens, promettoient que le roi d’Angleterre viendroit à leur secours, s’indignoient qu’une femme espagnole gouvernât la France, calomnioient son intimité nécessaire avec le cardinal de Saint-Ange, et se servoient de tous les moyens propres à soulever les esprits. On dit qu’une assemblée secrète des principaux confédérés eut lieu dans le voisinage de la Flandre, et qu’on y promit le trône à Enguerrand de Coucy, seigneur très-illustre, mais peu riche, dont on vouloit faire un fantôme de roi. On dit aussi que le comte de Boulogne, oncle du jeune Louis, qui n’aspiroit qu’à la régence, et qui ne vouloit pas détrôner son neveu, montra du mécontentement ; que cependant il donna des secours aux révoltés, espérant profiter des troubles qu’ils exciteroient. Cette circonstance, rapportée par quelques historiens modernes, n’est pas suffisamment prouvée par les anciens monumens.

Quoi qu’il en soit, la Régente étoit instruite de tous les desseins des confédérés. Elle avoit profité de son ascendant sur le comte de Champagne, pour obtenir de lui qu’il feignît de s’unir à eux, sans cesser de lui être dévoué. Elle apprit par lui que le comte de Bretagne devoit commencer la guerre, que les seigneurs appelés par le Roi ne lui ameneroient qu’un petit nombre d’hommes, et qu’on profiteroit du désordre pour l’envelopper.

Thibaut retourna dans ses États, promettant aux confédérés son assistance, et ayant au contraire le projet de voler au secours de la Reine. Son absence lui fit ignorer un autre projet beaucoup plus dangereux, et qui pensa faire tomber Blanche au pouvoir de ses ennemis.

Cette princesse étoit depuis quelques jours avec son fils dans la ville d’Orléans, qui faisoit partie du domaine de la couronne. Elle se mit en route pour revenir à Paris, se croyant en paix, et n’ayant pris aucune précaution pour sa sûreté. À peine étoit-elle dans le voisinage d’Étampes, que tout-à-coup son cortège fut enveloppé par les confédérés. Quelques fidèles serviteurs montrent le plus grand courage, et parviennent à sauver le jeune Roi et sa mère, qui se réfugient en désordre dans la tour de Montlhéry. Blanche fait instruire les Parisiens de son danger. Toute affaire est aussitôt suspendue dans cette grande ville : le peuple prend les armes, et se précipite sur la route d’Orléans. La foule est si grande autour de Montlhéry qu’on peut à peine y pénétrer. C’est au milieu de ce peuple dévoué, que la Reine, vivement touchée de ce mouvement unanime d’amour, et le jeune Roi exprimant sa reconnoissance par des gestes naïfs, reviennent à Paris, aux applaudissemens de la multitude. Joinville a peint ce beau dévouement des Parisiens dont il paroît qu’il fut témoin.

La Reine marcha contre le comte de Bretagne avec son activité ordinaire : le comte de Champagne lui amena des troupes ; elle surprit Mauclerc, et ce prince fut encore obligé de demander la paix.

La confédération paroissoit rompue ; et le comte de Toulouse, dont les succès contre Imbert de Beaujeu ne s’étoient pas soutenus, craignant d’être abandonné, et de ne pouvoir résister seul au Roi, voulut négocier, et prit pour médiateur le comte de Champagne. Les conférences eurent lieu à Meaux, ville appartenant à ce dernier.

Les plus grands intérêts alloient être débattus dans cette négociation, et la tranquillité future de la France dépendoit de son issue. Sous le règne de Philippe-Auguste, une secte dangereuse, née dans le pays des Albigeois, s’étoit étendue dans le comté de Toulouse et dans les contrées voisines. Un fanatisme sombre distinguoit les sectaires, et devint plus violent par les moyens qu’on employa pour le réprimer. Raymond VI, alors comte de Toulouse, parut partager quelques-unes des erreurs de ses sujets ; et cette adhésion, qui ne fut cependant jamais ni avouée, ni entière, contribua beaucoup à les répandre. On publia une croisade contre ces hérétiques, en accordant aux Croisés les mêmes privilèges que s’ils alloient combattre les infidèles. Simon de Montfort, qui s’étoit déjà distingué par de hauts faits d’armes, plein de bravoure, mais en même temps ambitieux et cruel, fut nommé chef de l’expédition, avec la promesse d’être mis en possession des pays dont il feroit la conquête. Alors des flots de sang furent répandus, et des cruautés inouïes furent exercées par les deux partis. Simon de Montfort et Raymond VI moururent avant que la querelle fût décidée. Raymond VII disputa ses États contre Amaulry, fils de Simon, qui, dégoûté de cette guerre, céda ses droits sur le pays conquis au roi Louis VIII. Ce prince étant mort au moment où ses troupes alloient prendre Toulouse, et les premiers troubles de la minorité ayant diminué les forces d’Imbert de Beaujeu, il étoit important pour la Régente de faire une paix solide avec le comte de Toulouse sur lequel les mécontens fondoient de grandes espérances.

Le traité fut conclu à Paris le 12 avril 1229. On peut le regarder comme un chef-d’œuvre de la politique de la Reine. Elle ne réduit pas le Comte au désespoir, et ne le force pas à songer aux moyens d’éluder le traité, au moment même où il le signe ; mais d’un autre côté, elle obtient de lui des garanties certaines de sa conduite future. Elle accepte Jeanne, fille unique du Comte, pour un de ses fils : cette princesse devra hériter de tous les domaines qui composent le diocèse de Toulouse. Si elle meurt sans enfans, ces domaines retourneront au Roi. Si elle épouse un autre prince, les enfans nés de ce mariage ne pourront y prétendre. Blanche reconnoit que le Comte doit jouir en toute propriété de l’Agénois, du Rouergue, de la partie de l’Albigeois en deçà du Tarn, et de presque tout le Quercy. Les fortifications de Toulouse et de trente autres villes, seront détruites. Le Comte chassera de ses États les perturbateurs et les hérétiques ; il fera respecter le clergé, maintiendra ses privilèges, et réparera les églises détruites. Il entretiendra dans la ville de Toulouse quatre professeurs de théologie pour éclairer ceux que l’ignorance jeteroit dans l’erreur, et conserver la saine doctrine. Il prendra la croix, et fera cinq ans la guerre aux Infidèles. Suivant l’esprit du temps, cette dernière satisfaction étoit toujours imposée à ceux qu’on avoit soupçonnés d’hérésie.

Le jour même du traité qui étoit le jeudi saint, le Comte se réconcilia dans l’église de Notre-Dame. Le clergé le soumit à des formules de pénitence publique qui ont excité les déclamations de plusieurs modernes. Une philosophie plus élevée auroit remarqué que tels étoient les usages du temps ; elle en auroit expliqué la cause et l’origine, et n’auroit pas jugé les mœurs du treizième siècle, d’après celles du dix-huitième,

La jeune comtesse Jeanne fut dès-lors remise à la Régente qui se chargea de son éducation. Un concile fut ensuite tenu à Toulouse, et l’on y établit un tribunal ecclésiastique, chargé de faire des enquêtes contre les hérétiques ; tribunal auquel le mot enquête a fait donner le nom d’Inquisition, et qui n’avoit alors presque aucun rapport avec l’Inquisition actuelle d’Espagne.

Cependant les seigneurs contenus d’abord par la fermeté de Blanche, ne pouvoient pardonner au comte de Champagne sa défection. Quelque temps après la signature du traité fait avec le comte de Toulouse, et dont Thibaut avoit été médiateur, ils se liguèrent contre lui. Leurs manifestes renouveloient toutes les anciennes calomnies, et l’accusoient hautement d’avoir été le meurtrier de Louis VIII, dont l’indigne épouse ne rougissoit pas de le protéger. Ils crurent enfin avoir trouvé un moyen certain de le dépouiller et de le perdre.

On a vu dans la notice sur Ville-Hardouin que Henri II, comte de Champagne, en partant pour la Terre sainte dans les dernières années du douzième siècle, avoit déclaré que s’il mouroit, son fief passeroit à son jeune frère, et que ce prince, qui fut nommé Thibaut III, périt à la fleur de l’âge, laissant enceinte Blanche de Navarre, son épouse, qui mit bientôt au monde Thibaut IV, dont nous nous occupons dans ce moment. Cependant Henri II, pour obtenir le trône de Jérusalem auquel Richard, roi d’Angleterre, l’appeloit, épousa en Palestine Isabelle, seconde fille d’Amaulry, dernier roi. Cette princesse, mariée d’abord à Humphroi de Thoron, lui avoit été enlevée par Conrad de Montferrat, qui l’épousa et mourut bientôt ; quant elle passa dans les bras de Henri, son premier mari vivoit encore, ce qui rendoit ce troisième mariage aussi nul que le second. Elle eut de Henri, qu’elle perdit peu de temps après, deux filles, dont l’aînée, Marie, mourut en bas âge, et l’autre, nommée Alix, devint reine de Chypre.

Pendant la longue minorité de Thibaut IV, Alix n’avoit point fait valoir ses prétendus droits sur le comté de Champagne ; mais les seigneurs se servirent de cette princesse pour ruiner entièrement le Comte qu’ils regardoient comme un traître. Ils firent venir en France la reine de Chypre ; et, soutenue par un parti nombreux, elle attaqua celui qu’elle accusoit de l’avoir dépouillée de l’héritage de son père. Thibaut, dans ses réponses, se fondoit sur la donation faite par Henri II à ses parens, donation sanctionnée tant par le roi de France que par les pairs du royaume. Il rappeloit aussi que la naissance d’Alix n’ëtoit pas légitime. L’affaire dura plus de trois ans, pendant lesquels le comte de Bretagne et les confédérés firent contre la Régente diverses entreprises que nous raconterons plus tard, afin de ne pas interrompre ce qui concerne le comté de Champagne.

Thibaut, fatigué de soutenir un procès qu’il pouvoit perdre, craignant de n’être pas soutenu par la Reine, occupée alors d’autres affaires plus importantes, faisoit des vœux, soit pour conclure un arrangement avec Alix, soit pour désarmer la haine des confédérés. Les seigneurs, instruits de ces dispositions, et beaucoup moins animés contre Thibaut que contre Blanche, dont ils vouloient à tout prix renverser le pouvoir, se rapprochèrent volontiers de lui. Sa femme, Agnès de Beaujeu, venoit de mourir, [11 juillet 1231]. Irrité par les dédains de Blanche, qui ne lui laissoit aucun espoir, ayant besoin d’un appui dans la situation pénible où ses inconséquences l’avoient fait tomber, il désiroit contracter une alliance qui augmentât ses forces. Le comte de Bretagne lui proposa d’épouser Yolande, sa fille : le dépit le décida promptement. Mais les lois féodales lui défendoient de se marier sans le consentement du Roi ; et Blanche, au milieu des dangers qu’elle couroit, avoit constamment les yeux fixés sur un vassal dont elle connoissoit l’inconstance et la légèreté. On mit donc le plus grand mystère dans les apprêts de ce mariage. La jeune épouse devoit être amenée pur des chemins détournés à l’abbaye du Val-Secret, située dans un lieu désert, non loin de Château-Thierry. Thibaut devoit s’y rendre furtivement, et le mariage n’auroit été connu qu’après avoir été consommé.

Malgré toutes ces précautions, Blanche fut instruite à temps d’un projet qui pouvoit avoir pour son fils les conséquences les plus funestes. Sans balancer, elle y mit opposition, et fit entendre à Thibaut une voix à laquelle il lui fut toujours impossible de résister. Soit donc que cette démarche de la Reine lui fît concevoir quelque espérance, soit qu’il redoutât sa colère, soit plutôt par suite de son inconséquence accoutumée, il trahit de nouveau les seigneurs confédérés, et fit au comte de Bretagne le plus sanglant outrage, en refusant d’épouser sa fille.

Alors la ligue la plus redoutable se forma contre lui. Le duc de Bourgogne Hugues IV, et plusieurs autres seigneurs qui n’avoient point pris part aux troubles, en firent partie. Le comte de Boulogne, oncle du Roi, dont jusqu’alors les brigues avoient été secrètes, se déclara ouvertement. La ruine de Thibaut sembloit décidée, et devoit bientôt être suivie de celle de la Régente. Alix reçue avec honneur dans l’armée des confédérés, y prit le titre de comtesse de Champagne ; et le comte de Boulogne, comme chef de la ligue et frère de Louis VIII, appela Thibaut en duel, lui reprochant d’avoir empoisonné ce prince.

La Champagne et la Brie furent envahies : les sujets de Thibaut se révoltèrent contre lui, et favorisèrent ses ennemis qui pénétrèrent jusqu’à Troyes. Cette ville, assiégée par une armée nombreuse, et enivrée de ses succès, fut défendue avec le plus grand courage par Simon de Joinville, sénéchal de Champagne, père de l’auteur des Mémoires.

Blanche et son fils, âgé de quinze ans, volèrent au secours de Thibaut. Le jeune Roi paroissoit à la tête des troupes, faisoit sous les yeux de sa mère l’apprentissage de la guerre, et gagnoit l’amour des soldats, par sa valeur précoce autant que par son affabilité. Avant de commencer sérieusement les hostilités, Blanche envoya, de la part du Roi, l’ordre aux seigneurs d’évacuer la Champagne. Ils répondirent d’abord avec insolence, et reprochèrent à la Reine d’être protectrice du meurtrier de son époux : ensuite ils supplièrent le Roi de se retirer, et de ne pas s’exposer dans une guerre où il n’avoit aucun intérêt. Ils offrirent, pour épargner le sang, et pour vider promptement la querelle, de se battre contre Thibaut avec une armée moins nombreuse que la sienne. Le Roi rejeta lui-même toutes ces propositions : il répondit avec une fermeté bien au-dessus de son âge, qu’il ne pouvoit abandonner un vassal opprimé ; que, d’après les lois du royaume, son devoir étoit de le secourir, et qu’il ne vouloit pas être spectateur inactif d’un combat. Cette noble réponse montra tout ce que devoit être saint Louis.

La Régente avoit pris des mesures plus efficaces que les armes pour dissoudre la ligue. Plusieurs seigneurs en furent détachés par sa seule présence ; d’autres furent gagnés, et le plus redoutable de tous se trouva forcé de l’abandonner pour aller défendre ses propres États. Le comte de Boulogne avoit contribué à prolonger la prison du comte Ferrand qui devoit sa délivrance à Blanche : excité par celle-ci, Ferrand fit une invasion sur les terres de Philippe, qui s’empressa de rentrer dans le devoir pour repousser ce nouvel ennemi.

Aussitôt on négocia : les seigneurs ne voulurent pas avoir la honte d’abandonner entièrement Alix, qui cependant n’avoit été que l’instrument de leur ambition. Ses intérêts furent ménagés dans un traité qui montre la haute politique de la Régente. Il fut convenu qu’Alix renonceroit à ses droits sur la Champagne, moyennant une pension de deux mille livres, et quatre mille livres une fois payées. Thibaut, dont les terres avoient été dévastées, étoit hors d’état de remplir cet engagement. Le Roi paya, en obtenant la cession des comtés de Blois, de Chartres, de Sancerre, et de la vicomte de Châteaudun, qui furent réunis au domaine de la couronne. Ainsi, toutes les tentatives faites contre la Régente ne servoient qu’à augmenter le pouvoir royal.

Pendant ces longues discussions avec le comte de Champagne, Pierre Mauclerc, et le comte de la Marche, avoient fait plusieurs entreprises qui ne leur avoient pas réussi, Richard, frère du roi d’Angleterre, commandoit en Guyenne : le comte de Bretagne se lia intimement avec lui. D’un autre côté, la comtesse de la Marche employa tout l’ascendant qu’elle avoit sur son fils Henri III, afin de le déterminer à profiter des troubles de la France, pour venir lui-même reconquérir la Normandie et les autres provinces qui avoient autrefois appartenu à l’Angleterre. Elle lui représentoit que Blanche et ses ministres étoient généralement détestés, et que le peuple n’attendoit que sa présence pour se soulever. Mais ce prince, plongé dans les plaisirs, ne voyant dans le rang suprême que le moyen de satisfaire ses passions, entouré de favoris qui le rendoient l’objet de la haine et du mépris de ses sujets, ajoutoit peu de foi à ces promesses brillantes. D’ailleurs, si l’on en croit les auteurs contemporains, son ministre, Hubert du Bourg étoit secrètement pensionné par Blanche. Il ne répondit donc que foiblement à l’attente des confédérés, et ne fît passer en France que le nombre de troupes absolument nécessaires pour que le comte de Bretagne, qui, le premier, devoit se déclarer, ne fût pas accablé. Il vouloit entretenir les troubles, sans procurer à ses alliés des moyens suffisans pour obtenir un avantage décisif ; politique qui favorisoit beaucoup les grands desseins de la Régente.

Cette princesse, parfaitement instruite des préparatifs et des négociations de Pierre Mauclerc, se mit en campagne avec son fils, au milieu d’un hiver rigoureux, et vint assiéger Bellesmes, ville du Perche [1229]. Le jeune prince, devenu l’idole des troupes, partagea leurs fatigues, et malgré l’extrême délicatesse de sa santé, donna l’exemple de la patience et du courage. Blanche, ne le quittant jamais, toujours à cheval à ses côtés, fixoit tous les regards, et sembloit s’élever au-dessus de son sexe. Le connétable de Montmorency conçut et exécuta le plan de l’attaque ; Bellesmes fut emportée. Le comte de Bretagne fut ensuite vaincu, et Richard lui reprocha de l’avoir trompé sur les dispositions des peuples.

Ce revers ne découragea point Mauclerc et la comtesse de la Marche. Ils employèrent le reste de l’année en négociations avec le roi d’Angleterre, et parvinrent à lui persuader de venir lui-même en France avec une armée, lui assurant que sa présence seule suffiroit pour produire une révolution. Afin de donner à ce prince des gages certains de sa fidélité, Mauclerc le reconnut pour son seigneur, et se rendit ainsi coupable de félonie envers son Roi. Comptant sur un secours si puissant, il fit partir un chevalier du Temple chargé de défier la Régente et son fils. Ils étoient dans ce moment à Saumur, où la Reine, toujours prévoyante, avoit rassemblé une armée.

Dès le mois de février 1230, elle commença les hostilités et prit la ville d’Angers ; mais elle ne put profiter de ce succès, parce que ses vassaux, parmi lesquels se trouvoient un grand nombre de mécontens, ne voulurent pas, suivant les lois féodales, prolonger leur service au-delà de quarante jours.

Cependant le roi d’Angleterre vint débarquer à Saint-Malo, et se rendit à Nantes, où le comte de Bretagne lui rendit son hommage. Blanche, employant constamment les négociations au milieu de la guerre, parvint à détacher quelques seigneurs bretons de leur prince. André de Vitré, Raoul de Fougères, le seigneur de Coëtquent se déclarèrent pour elle ; ils avoient été opprimés par Mauclerc, et saisirent cette occasion de se venger. D’un autre côté, ses invitations pressantes rappelèrent autour d’elle un grand nombre de vassaux. Avec leur secours, elle marcha sur Ancenis, passage important de la Loire, et s’en empara. Le bruit de ses succès intimida le comte de la Marche qui vint à Clisson se soumettre au Roi, et lui livra les places d’Issoudun et de Langez.

La Reine réunit dans Ancenis une assemblée de seigneurs et de prélats cjui déclara Mauclerc déchu de son fief et de la tutèle de ses enfans. Pour appuyer cette grande détermination par un succès, elle alla mettre le siège devant Oudon, où elle apprit qu’on venoit de faire entrer une garnison anglaise. Cette ville autrefois considérable, et qui n’est plus aujourd’hui qu’une bourgade, fut emportée d’assaut et rasée.

Nantes n’en est éloignée que de quelques lieues. Le roi d’Angleterre, qui s’y trouvoit, ne fit aucun mouvement pour secourir cette malheureuse ville. Uniquement occupé de fêtes et de festins, il ne sembloit être venu en France que pour y continuer la vie molle et voluptueuse qu’il menoit à Londres.

Blanche ne crut pas devoir profiter de ce succès pour pénétrer plus avant dans la Bretagne, pays peu fertile, où ses troupes auroient pu éprouver les horreurs de la famine, et qu’un territoire rempli de ravins, presque couvert de bois, et coupé de distance en distance par des haies impénétrables, rendent très-propre à repousser une invasion. Elle ne comptoit pas non plus sur la fidélité entière de son armée : ses succès seuls pouvoient la lui attacher. La Reine quitta donc la Bretagne avec son fils, après y avoir laissé les troupes nécessaires pour s’opposer aux progrès des Anglais, et convoqua dans la ville de Compiègne une assemblée des grands vassaux. L’ascendant qu’elle avoit obtenu par ses succès aplanit toutes les difficultés ; les seigneurs parurent se soumettre sincèrement au Roi, et la condamnation du comte de Bretagne fut confirmée.

Tandis qu’on tenoit cette assemblée, Henri III, sans s’inquiéter du sort de son nouveau vassal, voulut se montrer dans les provinces qui étoient encore sous son obéissance. Il traversa l’Anjou, le Poitou, et vint en Guyenne, où il fut reçu par son frère Richard. En retournant en Bretagne, il apprit le résultat de l’assemblée de Compiègne, et convaincu qu’il ne pouvoit plus compter sur les divisions des seigneurs, il prit le parti de repasser en Angleterre. Avant son départ, il conclut avec la Régente une trêve de trois ans, dans laquelle Mauclerc eut le bonheur d’être compris, à la prière de son frère, le comte de Dreux, qui étoit resté fidèle.

Depuis cinq ans que Blanche avoit le pouvoir, ce fut la première fois qu’elle put compter sur un repos durable. Au milieu des agitations et des craintes de toute espèce auxquelles elle fut en proie, on la vit dans les courts intervalles de tranquillité que ses succès lui faisoient obtenir, s’occuper de l’éducation de son fils. Les plus habiles maîtres lui furent donnés. D’après le plan conçu par la Reine, ils lui enseignèrent le latin, langue qui lui devint par la suite si familière, qu’il lisoit avec facilité les Pères de l’Église et les auteurs anciens ; mais sa principale étude fut celle de l’histoire ; la Reine s’en entretenoit souvent avec lui, et l’habituoit, par des applications fréquentes, à en tirer les plus hautes leçons de politique. Ce fut là qu’il apprit, dès son enfance, à mépriser ces ruses et ces faussetés qu’on décore du nom d’habileté dans les affaires, et qu’il adopta pour principe de ne consulter jamais que la justice, soit dans son gouvernement intérieur, soit dans ses relations du dehors.

Aussitôt que le calme fut rétabli, sa mère lui fit préférer, à toutes les distractions de son âge, l’érection de ces nobles monumens qui perpétuent la mémoire des rois. Il fit rebâtir presque entièrement l’abbaye de Saint-Denis, et fonda celle de Royaumont dans le Beauvoisis. Cette maison, qu’il avoit vue s’élever dans son enfance, et dont les vastes constructions l’avoient occupé long-temps, lui fut toujours chère. C’étoit la retraite qu’il préféroit ; et souvent, dans la suite, il alloit s’y délasser des soins de la royauté.

Quelques lois importantes furent faites à cette époque, et Blanche voulut que son fils assistât aux discussions qu’elles occasionnèrent dans le conseil.

L’état des Juifs en France avoit souvent fixé l’attention des rois ses prédécesseurs. On avoit cru réprimer leur cupidité en les plongeant dans l’abjection la plus profonde. Ils étoient serfs de droit, et, par une contradiction singulière, ils tomboient en forfaiture lorsqu’ils se convertissoient. Cependant, malgré tous les moyens employés pour les avilir, on remarque que sous Philippe-Auguste ils possédoient une grande partie des maisons de Paris. Un parlement assemblé dans la ville de Melun, par la reine Blanche, ne s’occupa que de réprimer leurs usures exorbitantes. Il leur défendit toute espèce de prêts, donna trois ans de terme à leurs débiteurs, et déclara nulles les obligations qu’ils n’auroient pas fait voir dans l’année à leurs seigneurs.

En 1229, le clergé de France avoit obtenu une ordonnance qui forçoit les personnes excommuniées par les évêques à se faire absoudre dans un terme fixé, sous peine de saisie de leurs biens. La Régente modifia cette ordonnance, et l’on voit par un passage de Joinville (partie 1re), que dans la suite, le Roi l’abolit entièrement.

Les évêques avoient profité des premiers troubles de la minorité pour accroître leur puissance. Lorsque leurs intérêts temporels étoient contrariés par les seigneurs, ils mettoient le pays en interdit, fermoient les églises, et faisoient cesser le service divin. Les images, les saintes reliques étoient posées par terre en signe de deuil. Il ne restoit des sacremens que le baptême pour les enfans, et la pénitence pour les personnes en danger de mourir. Le conseil du Roi réprima ces abus, et fit même saisir le temporel de quelques prélats. Le pape Grégoire IX, si jaloux des privilèges ecclésiastiques, reconnut, à ce qu’il paroît, la nécessité de cette mesure hardie pour le temps ; car, à la même époque, il défendit par une bulle d’interdire les chapelles du Roi.

Pendant cette longue anarchie produite par la ligue des seigneurs, et à laquelle la Régente venoit de mettre fin, l’Université de Paris, cette première école du monde, avoit été aussi agitée par des troubles, et se trouvoit presque dissoute. Un obscur démêlé, qui n’auroit eu aucune suite dans des temps tranquilles, pensa détruire pour jamais cette belle institution. En 1229, les écoliers et les bourgeois étoient allés se divertir au faubourg Saint-Marceau, qui étoit séparé de la ville. Il faut observer qu’alors ceux qui portoient le nom d’écoliers étoient des hommes faits qui venoient de toutes les parties de la France et de l’Europe pour suivre des cours de théologie, de philesophie et de droit. Les écoliers et les bourgeois prirent dispute, et ces derniers furent battus. La Reine ordonna de punir les auteurs du trouble, sans avoir égard aux privilèges de l’Université, qui déroboient au juge ordinaire les causes de ses membres et de ses suppôts. Le prévôt de Paris surprit les écoliers réunis un jour de fête dans une campagne voisine ; il les attaqua : quelques-uns furent tués. L’Université demanda sur-le-champ une satisfaction éclatante, qui lui fut refusée. Alors elle quitta Paris, et se dispersa dans les provinces et chez l’étranger. Quelques professeurs s’établirent dans les villes d’Orléans et d’Angers, et l’on croit que telle fut l’origine de ces deux Universités ; d’autres passèrent dans la Bretagne et en Angleterre, chez les ennemis les plus acharnés de la Régente, qui s’empressèrent de leur donner asile et protection. Les écoliers mécontens firent d’affreux libelles contre la Reine, et renouvelèrent les anciennes calomnies sur ses liaisons avec le cardinal de Saint-Ange.

Les calomnies ne s’arrêtèrent pas là. Le jeune Louis entroit dans l’adolescence : sa figure, pleine d’agrément et de grâces, produisoit une impression profonde sur tous ceux qui l’approchoient ; et quelques femmes ne cachèrent pas cette impression. On prétendit qu’il avoit déjà des maîtresses, et que sa mère, pour conserver plus long-temps le pouvoir, avoit la bassesse de favoriser ce penchant. La rumeur alla si loin, qu’un religieux osa se présenter à Blanche, comme l’organe des personnes pieuses, et lui reprocher sa complaisance. La Reine, lui sachant gré de sa hardiesse, daigna lui répondre : « Le Roi mon fils, continua-t-elle, est la créature que j’aime le plus : et cependant si, pour sauver sa vie, il falloit permettre qu’il offensât Dieu, j’aimerois mieux le voir mourir. » Ce mot se grava profondément dans le cœur de Louis ; et, par la suite, il le répétoit souvent à ses enfans.

Pendant les troubles, la Régente, ne négligeant aucune partie du gouvernement, s’étoit occupée de remplacer les professeurs de l’Université de Paris dont elle n’avoit pu calmer le mécontentement. L’ordre des Frères prêcheurs fondé en Espagne par saint Dominique, et l’ordre des Frères mineurs fondé en Italie par saint François d’Assise, quelques années auparavant, étoient alors dans toute la ferveur de leur zèle. De concert avec Guillaume, évêque de Paris, personnage très-distingué dont nous aurons encore occasion de parler, la Reine établit d’abord une chaire de théologie tenue par un Dominicain qu’elle fit venir d’Espagne ; puis elle permit aux Franciscains d’enseigner dans les collèges déserts. Lorsque la paix fut rétablie, elle consentit à traiter avec les professeurs mécontens ; le pape Grégoire IX intervint dans cette affaire ; les religieux conserveront les chaires dont ils étoient pourvus : par une bulle du 13 avril 1231, l’Université fut rétablie sur un nouveau plan, et les privilèges des professeurs et des écoliers furent confirmés. Blanche crut avoir augmenté l’éclat de l’Université, en adjoignant aux séculiers les Frères prêcheurs et mineurs qui étoient alors l’objet de la vénération des peuples ; mais elle ne prévit pas les désordres que ce mélange produiroit, désordres dont nous aurons à nous occuper, et qui n’éclatèrent qu’après sa mort.

Vers le même temps, la Reine perdit deux de ses plus fermes appuis. Le connétable Mathieu de Montmorency, sous la garde duquel Louis VIII avoit mis son épouse et son fils, et que nous avons vu à la tête des armées de la Régente, mourut à Paris [novembre 1230], et fut enterré dans l’abbaye du Val, où une statue lui fut élevée. À la bataille de Bouvines, il s’étoit singulièrement distingué, et avoit pris seize bannières. Il eut pour successeur dans la charge de connétable Amaulry de Montfort qui, à cette condition, avoit cédé à Louis VIII ses droits sur le comté de Toulouse. Le chancelier Guérin le suivit au tombeau : ce magistrat respectable avoit administré la justice sous trois rois : c’est à lui que nous devons la première idée du trésor des chartres : il voulut que les titres de la Couronne ne suivissent plus le Roi dans ses voyages, et qu’ils fussent déposés dans un lieu sûr.

La Reine ne fut consolée de la perte de ces deux grands hommes que par les belles qualités de son fils qui commençoit à prendre beaucoup de part au gouvernement. Elle s’occupa sérieusement de le marier. Ses vues s’étoient portées d’abord sur Jeanne, fille du comte de Toulouse, qu’elle faisoit élever sous ses yeux ; mais l’extrême jeunesse de cette princesse la lui fit réserver pour un autre de ses fils ; et elle se décida pour Marguerite, fille aînée de Raymond Bérenger, comte de Provence, d’origine espagnole comme elle, puisqu’il descendoit des rois d’Arragon et des comtes de Barcelone. C’étoit, dit Nangis, une charmante princesse, parfaitement élevée, et joignant une grande franchise à beaucoup de délicatesse dans l’esprit. Elle n’étoit âgée que de quatorze ans ; et déjà les poètes provençaux avoient célébré ses charmes et ses qualités brillantes. Le but de Blanche, en l’unissant à son fils, étoit de réunir à la Couronne le comté de Provence dont Marguerite étoit l’héritière présomptive. Gautier, archevêque de Sens, et Jean de Nesles furent envoyés pour la demander : ils l’obtinrent facilement, et l’emmenèrent en France où elle fut mariée et couronnée dans la cathédrale de Sens.

Ce mariage qui réunit une jeune Cour autour de la nouvelle Reine, nous donne lieu de jeter un coup d’œil sur les autres fils de Blanche, qui, sortis de l’enfance, vont jouer un rôle dans les affaires. Elle avoit eu de Louis VIII onze enfans ; six lui avoient été enlevés ; et sa famille se composoit alors du Roi, qui étoit le principal objet de ses affections et de ses soins ; de Robert, qui fut depuis comte d’Artois, d’Alphonse, qui devint comte de Poitiers et de Toulouse, de Charles, d’abord comte d’Anjou et de Provence, ensuite roi de Naples, et d’Isabelle, que nous verrons mourir comme une sainte.

Au moment où la trêve avec l’Angleterre alloit expirer, le comte de Boulogne, oncle du Roi, chef secret des mécontens, mourut subitement. Les seigneurs, irrités d’avoir perdu cet allié puissant, répandirent contre la Reine et le comte de Champagne les mêmes calomnies qu’à l’époque de la mort de Louis VIII. Ils accusèrent Blanche d’avoir fait empoisonner son beau-frère, et Thibaut d’être son complice. Ce prince excitoit surtout leur jalousie parce qu’il venoit d’hériter du royaume de Navarre par la mort de Sanche VII, frère de la comtesse Blanche, sa mère.

Le comte de Bretagne se mit alors à la tête des mécontens, qui le reconnurent pour leur unique chef II vouloit se venger des humiliations qu’il avoit reçues dans les ligues précédentes. Le comte de la Marche, et surtout Isabelle, sa femme, veuve de Jean-Sans-Terre, implacable ennemie de Blanche, le poussoient à la révolte, en lui promettant les secours de l’Angleterre. Quoique ces secours fussent très-incertains, parce que la foiblesse de Henri III commençoit à soulever ses sujets contre lui, Mauclerc prit les armes, et obtint d’abord quelques avantages. Mais Louis eut bientôt assemblé une armée nombreuse, et entra dans la Bretagne par trois côtés différens [1235.] Le Duc effrayé sollicita une trêve de quelques mois, et promit de se soumettre s’il n’étoit pas secouru dans un délai fixé. Il passa sur-le-champ en Angleterre, demanda vainement les secours qu’on lui avoit fait espérer, et revint au désespoir se jeter aux pieds du Roi, qui eut encore la bonté de lui pardonner. Cette clémence inattendue parut faire sur lui une profonde impression.

Mais avant que cette importante affaire fût terminée, le comte de Champagne devoit encore donner une nouvelle preuve de son inconstance. Devenu roi de Navarre, héritier des trésors de son oncle, il sentit impatiemment le joug qui lui étoit imposé. Le dépit se mêloit à ses desseins ambitieux, car quoique Blanche eût alors près de cinquante ans, il n’étoit pas guéri de sa folle passion. Pressé par le comte de la Marche et par Isabelle, de s’unir étroitement avec le comte de Bretagne, il donna sa fille unique à Jean de Dreux, fils de ce prince. Les noces se firent précipitamment, et la Reine n’en fut instruite que lorsqu’il n’étoit plus temps de s’y opposer. Irritée de ce manque de foi, et de cet acte de rébellion, elle somma Thibaut de lui remettre les places qu’il devoit livrer s’il violoit le traité par lequel il s’étoit engagé à ne pas marier sa fille sans le consentement du Roi. Aussitôt le roi de Navarre lève une armée et se ligue avec les comtes de Bretagne et de la Marche. Cependant, pour avoir le temps de se préparer à la guerre, il réclame l’intervention du Pape. Depuis quelque temps il avoit pris la croix, et il se flattoit que cette démarche le mettroit à couvert de toute entreprise du côté de la France. En effet, Grégoire IX s’intéresse pour lui ; mais la Régente passe outre, en donnant à la cour de Rome les explications nécessaires : une armée est assemblée à Vincennes ; Louis en prend le commandement, marche sur la Brie, fait trembler Thibaut qui se soumet, et donne pour gage de sa fidélité les villes de Bray-sur-Seine et de Montereau. Il promit en outre de partir incessamment pour la Palestine.

Cette même année, le 25 mai 1236, Louis ayant atteint l’âge de vingt-un ans, fut déclaré majeur : la régence cessa, mais la reine Blanche conserva la plus grande influence dans le gouvernement.

Le premier acte du pouvoir de Louis fut de réprimer des prétentions exagérées du clergé, que les derniers troubles n’avoient fait qu’accroître. Voici quelle fut l’origine de ce démêlé qui, grâce à l’extrême prudence de la Reine et de son fils, n’occasionna aucun scandale. Au mois de septembre 1235, vingt-huit seigneurs s’étoient assemblés à Saint-Denis, et avoient dressé une requête au Pape, par laquelle ils s’élevoient contre l’ambition des ecclésiastiques. Ils se plaignoient de ce que l’archevêque de Reims, et l’évêque de Beauvais, quoique vassaux et hommes-liges du Boi, ne vouloient pas répondre en sa Cour touchant leur temporel, et cherchoient à changer les anciens usages. D’après le vœu de cette assemblée, qui sans doute ne s’étoit pas réunie sans le consentement du gouvernement, le Roi rendit une ordonnance par laquelle il déclara que les seigneurs ne seroient pas tenus de répondre aux tribunaux ecclésiastiques dans les matières profanes, et que les ecclésiastiques seroient obligés dans toute cause civile de répondre aux tribunaux du Roi et des seigneurs. Cette première tentative de Louis pour fixer irrévocablement les attributions de l’autorité ecclésiastique et de l’autorité civile, irrita le Pape, qui, par une lettre du 15 août 1236, s’efforça de déterminer le jeune prince à revenir sur cette mesure, et le menaça même de l’excommunier s’il refusoit d’obéir : le Roi se montra ferme dans une résolution qu’il croyoit juste, et parvint bientôt, par des explications franches, à calmer le courroux de Grégoire IX.

Cependant les Croisés qui devoient suivre le roi de Navarre à la Terre sainte, emportés par un faux zèle, maltraitèrent les Juifs, et en tuèrent même quelques-uns, sous prétexte qu’ils ne vouloient pas recevoir le baptême. Ce même Pape qui venoit de soutenir les prétentions injustes du clergé de France, déploya dans cette occasion une doctrine digne des siècles les plus éclairés : « Il ne faut, écrivit-il à Louis, contraindre personne à recevoir le baptême, parce que, comme l’homme est tombé par son libre arbitre, il doit aussi se relever par son libre arbitre, étant appelé par la grâce. » (Lettre du 9 septembre 1236.) Ces sentimens n’étoient pas alors, ainsi qu’on le croit communément, étrangers à la cour de Rome : nous la verrons encore, même au milieu des guerres les plus acharnées, prêcher la véritable tolérance.

Thibaut, qui différoit toujours son départ pour la croisade, vint à la cour de France pour ratifier le traité qu’il avoit conclu. Ce prince y avoit beaucoup d’ennemis. On l’accusoit toujours d’avoir empoisonné le roi Louis VIII et le comte de Boulogne. Sa passion pour la reine Blanche, qui paroissoit la principale cause de son voyage, le rendoit, suivant le jugement qu’on en portoit, odieux ou ridicule. Robert, le plus âgé des jeunes frères du Roi, dont le caractère n’étoit pas exempt d’étourderie et de légèreté, recueillit avidement toutes ces préventions, et fit au roi de Navarre un affront public. Les domestiques de ce prince coupèrent la queue du cheval de Thibaut, et attachèrent, sans qu’il s’en aperçût, des haillons à ses habits. Le Roi, très-irrité de l’outrage fait à une tête couronnée, condamna ces malheureux à mort ; mais Robert les défendit généreusement, s’avoua seul coupable, obtint leur grâce, et fit des excuses au roi de Navarre. Cette leçon n’empêcha point Thibaut d’entretenir Blanche de son amour, toutes les fois qu’il en trouva l’occasion. Ses importunités la forcèrent à le renvoyer de la cour. Alors il composa des vers très-connus, où il reconnoît qu’il est justement châtié par sa dame, où il déclare que, puisque cette dame l’en prie, il partira ; où enfin il semble tirer de cette rigueur de nouveaux motifs pour persister dans son inclination.

Malgré les précautions prises par Blanche pour maintenir la paix dans le comté de Toulouse, la guerre civile alloit s’y rallumer, si la sagesse de Louis n’en eût étouffé les premières étincelles. Un tribunal ecclésiastique avoit été, comme on l’a vu, établi à Toulouse pour réprimer les hérétiques ; et ce tribunal étoit tenu par les Dominicains. Soit que ces religieux eussent abusé de leur pouvoir, soit qu’on n’eût pu s’habituer à leur obéir, les magistrats civils s’élevèrent contre eux. Le comte de Toulouse, persuadé que les Dominicains étoient ses ennemis particuliers se déclara pour les magistrats. La révolte éclata, les Dominicains furent chassés, et quelques-uns périrent dans le tumulte. Grand courroux de la cour de Rome, soulèvement des Catholiques, commencement de guerre civile. Le Roi parvint à tout pacifier. Il obtint du Pape que le tribunal ecclésiastique seroit suspendu, et il amena les deux partis à recourir à son sénéchal qui siégeoit à Carcassonne. Ce juge royal maintint l’exécution du traité, réconcilia les ennemis les plus acharnés, et étouffa une querelle qui auroit pu embraser la France.

C’est à cette époque [1237] qu’on place l’anecdote du Vieux de la Montagne, prince mahométan, dont l’existence paroît très-romanesque, mais à laquelle de nouvelles recherches permettent d’ajouter foi. On dit que ce prince élevoit dans les voluptés et dans les délices de l’Asie un certain nombre de jeunes gens, auxquels on persuadoit qu’ils devoient à leur chef une obéissance aveugle, et que, s’ils périssoiont dans des entreprises périlleuses, ils renaîtroient pour être encore plus heureux. Ces jeunes gens, qui portoient le nom d’assassins, étoient envoyés par leur prince près des rois qu’il soupçonnoit d’être ses ennemis, et les égorgeoient. Le bruit que Louis entreprendroit bientôt une croisade détermina le Vieux de la Montagne à se défaire de ce prince. Il fit partir, suivant la tradition, deux hommes pour exécuter cet horrible dessein ; mais bientôt après le repentir s’empara de lui, il donna contre-ordre, et en chargea deux émirs, qui se mirent à la suite des assassins et les atteignirent à Marseille. On dit que cette tentative décida Louis à s’entourer d’une compagnie de gardes armés de massues.

Le Roi fut en même temps délivré d’un ennemi plus réel et plus redoutable. Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, qui s’étoit si souvent révolté, abandonna tout-à-coup ses projets ambitieux : Jean, son fils, étant majeur, il lui céda son fief, et ne s’appela plus que Pierre de Braine, chevalier. Doué du plus grand courage et des talens militaires les plus distingués, il ne lui resta de son ancienne activité que le désir ardent de servir la religion et son Roi. Peu de temps après il fut appelé par le pape Grégoire IX pour être son principal conseiller.

Louis profita de ce moment de tranquillité pour marier deux de ses frères. Robert épousa Mathilde, sœur du duc de Brabant, et fut fait comte d’Artois ; Alphonse, fiancé depuis long-temps à Jeanne, fille unique du comte de Toulouse, reçut sa main, et devint comte de Poitiers et d’Auvergne. Les jeunes princes furent faits chevaliers par le Roi : des fêtes brillantes, des tournois accompagnèrent ces diverses cérémonies, et dissipèrent la tristesse répandue sur la Cour, depuis la mort de Louis VIII. Mais une pompe religieuse suivit de près ces pompes mondaines. La piété du jeune Roi n’avoit pu voir avec indifférence une des plus précieuses reliques, la couronne d’épines, engagée aux Vénitiens par Baudouin II, empereur de Constantinople (Voyez Mémoires de Ville-Hardouin). Il la racheta ; et toute sa cour la suivit, aux acclamations des peuples, depuis Villeneuve, près de Sens, jusqu’à Paris. Vers le même temps, le roi de Navarre partit pour la Terre sainte avec plusieurs seigneurs français, et parut étouffer, dans une expédition malheureuse, la passion qui lui avoit fait faire tant de folies.

En 1240, Louis, âgé de vingt-cinq ans, avoit une réputation de sagesse et de modération qui lui attiroit l’estime de tous ses voisins. Dans un âge si peu avancé, les circonstances et la confiance qu’il inspiroit le rendirent l’arbitre d’un différend qui intéressoit non-seulement la religion, mais le repos d’une grande partie de l’Europe. Les démêlés de l’empereur Frédéric II et du pape Grégoire IX, étoient dans toute leur force ; et les deux partis ne sembloient s’accorder que pour porter leur cause devant le jeune prince.

Cette lutte si longue, qui caractérise le siècle, est une des particularités les plus intéressantes du règne de saint Louis. Il faut donc remonter plus haut, afin d’en montrer l’origine et les développemens.

L’autorité que les papes croyoient avoir sur les peuples et sur les rois, étoit fondée sur de fausses décrétales, ou décrets supposés des anciens papes et des conciles, recueillies au milieu des désordres du huitième siècle, par Isidore, et complétées dans le douzième par le bénédictin Gratien. C’étoit une espèce de droit consacré par l’antiquité, et dont le défaut de critique et de moyens de faire des recherches exactes sur l’histoire, empêchoit de découvrir les bases fragiles. Les papes, depuis quatre siècles, croyoient qu’ils pouvoient légitimement anéantir l’autorité temporelle des princes, lorsque ceux-ci se trouvoient coupables. Les empereurs et les rois ne rejetoient pas le principe ; ils ne différoient avec les papes que sur l’application.

Mais cette doctrine n’auroit pu s’établir et durer plusieurs siècles, si les besoins des peuples, et leur situation politique ne leur eussent en quelque sorte imposé la nécessité de l’adopter.

En s’élevant à des considérations plus importantes que des déclamations rebattues, on voit que la puissance des papes, quoique illégitime, a sauvé la société dans des temps où tout sembloit tendre à la dissoudre. Les guerres particulières, les duels judiciaires, l’idée généralement répandue parmi les grands, que l’unique droit étoit la force, rendoient indispensable une autorité qui pouvoit seule apporter quelque remède aux maux dont les États étoient dévorés. Au milieu d’une anarchie sanglante, l’Église prescrivoit des trêves, et substituoit ses tribunaux paisibles aux tribunaux laïques, où la cause de l’innocence opprimée étoit abandonnée au sort des armes. Dans le monde chrétien, les papes étoient, par leur position, le lien de tous les princes ; leur médiation empêchoit souvent la ruine entière de ceux qui se trouvoient les moins forts ; ils avoient intérêt à maintenir dans l’Europe une balance de pouvoirs qui pût contenir les ambitieux, et protéger les foibles : enfin, s’ils n’ont quelquefois que trop abusé de cet ascendant que les préjugés leur donnoient, on ne peut du moins s’empêcher de partager l’opinion d’un célèbre philosophe moderne[4] qui pense que leur puissance, partagée par un corps nombreux et respectable, essentiellement contraire à l’esprit guerrier, aux violences et aux excès qui en sont le résultat, a seule conservé, dans l’Europe féodale, ces chaînes secrètes sans lesquelles la société humaine ne peut exister[5].

Cette suprématie de l’Église romaine étant la loi du siècle, et se trouvant reconnue par tous les princes chrétiens, dans les momens même où elle les frappoit, il ne s’agit, en examinant les démêlés de la cour de Rome avec Frédéric II, et la conduite tenue par le roi de France dans cette affaire, que de rappeler les actions des deux rivaux, et de chercher, au milieu de leurs excès, lequel avoit pour lui la justice, d’après l’esprit et les préjugés du temps ; unique manière de répandre de la lumière sur les points obscurs de l’histoire, et de conserver l’impartialité qui doit toujours la caractériser.

Frédéric II, doué de plusieurs qualités éminentes, aimant les lettres, protégeant ceux qui les cultivoient, digne, sous plusieurs rapports, de gouverner un grand Empire, étoit en même temps dévoré d’une ambition insatiable, aspiroit à la monarchie universelle, et se trouvoit, comme tous les princes qui se livrent trop facilement à leurs passions, dominé par des ministres qui en abusoient. Il étoit en guerre avec les papes, presque depuis le commencement de son règne, quoiqu’Innocent III lui eût frayé le chemin au trône. Neveu et héritier de Philippe de Souabe, détrôné par Othon IV, il étoit en danger d’être dépouillé du royaume de Naples, seul État qui lui restoit, si la cour de Rome ne l’eût protégé. Cette Cour tenoit beaucoup, pour sa propre sûreté, à ce que les Empereurs ne possédassent pas ce royaume : c’étoit probablement ce qui la déterminoit à soutenir Frédéric ; et ce prince avoit promis, s’il devenoit Empereur, d’en laisser la disposition au Pape.

Othon, vaincu par Philippe-Auguste à la bataille de Bouvines, fut abandonné de tous ses partisans : Frédéric, protégé par le Pape, parvint à l’Empire, et son élection fut confirmée en 1215, au concile de Latran. Frédéric, plein de reconnoissance pour la cour de Rome, prit la croix, et renouvela la promesse de ne pas conserver le royaume de Naples. Cependant il ne tint aucun de ses engagemens. Il ne partit point pour la Terre sainte, et donna le trône de Naples à son jeune fils Henri ; procédés qui déplurent au Pape et qui ne l’empêchèrent pas cependant de le couronner à Rome, dans l’église de Saint-Pierre, au mois de septembre 1220. Pendant cette auguste cérémonie, Frédéric fit de nouveau le vœu d’aller en Palestine.

Cinq ans s’écoulèrent encore sans que Frédéric eût accompli ce vœu. Pendant cet espace de temps, il distribua des évêchés et des bénéfices ecclésiastiques, dans le royaume de Naples, malgré les lois existantes qui réservoient ce droit aux papes ; et, feignant toujours de vouloir partir pour la croisade, il épousa la fille de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, dans l’intention de dépouiller son beau-père de ce royaume ; projet qu’il exécuta peu d’années après.

En 1225, pressé par les représentations d’Honorius III, qui jusqu’alors avoit différé de sévir contre lui, il promit de partir dans deux ans pour la Terre sainte, se soumettant à l’excommunication s’il ne remplissoit pas ce nouvel engagement. Rien de plus solennel que ce traité : Frédéric prêta serment entre les mains de deux cardinaux, à San Germane, près du Mont-Cassin, le 25 juillet 1225.

Cependant Honorius prit des précautions contre Frédéric dont il avoit eu le temps d’étudier le caractère. Une ligue de plusieurs villes de Lombardie fut formée pour s’opposer à l’ambition de l’Empereur. Alors Frédéric, feignant d’accomplir ses promesses, se rendit à Otrante, comme pour s’embarquer : mais sous le prétexte d’une maladie, il revint bientôt sur ses pas. Il est probable que le prudent Honorius n’auroit pas encore éclaté contre un prince auquel il étoit attaché par ses bienfaits ; mais il venoit de mourir, et le fougueux Grégoire IX étoit parvenu à la tiare.

Ce pontife, vieillard austère et inflexible, regardant comme son devoir le plus sacré, la conservation des droits acquis par ses prédécesseurs, joignoit à des vertus dignes d’estime, le caractère le plus emporté. Révolté de la conduite de Frédéric, il l’excommunia dans l’église d’Agnani, le 29 septembre 1227. Le texte de son sermon fut : Il est nécessaire qu’il arrive des scandales. Il reprochoit à l’Empereur d’avoir trompé les espérances des malheureux Chrétiens de la Palestine, et d’avoir rendu vains tous les préparatifs que la Cour de Rome faisoit, depuis plusieurs années, pour les secourir. Frédéric, conseillé par Pierre Desvignes, son chancelier, répondit au Pape de la manière la plus violente : sans entrer dans le fond de la question, sans se justifier de n’avoir pas accompli des sermens si souvent renouvelés, il lui prodigua les injures. Grégoire IX ne pouvoit être intimidé : il excommunia de nouveau l’Empereur, Celui-ci souleva les seigneurs romains contre le Pape, qui fut insulté par eux, en célébrant la messe, le lundi de Pâques 1228. Ne trouvant plus de sûreté dans Rome, mais décidé plus que jamais à ne pas fléchir, Grégoire habita successivement les villes de Rieti, de Spolette et de Pérouse, alors très-fortifiées.

À cette époque, Frédéric qui venoit de dépouiller son beau-père du titre de roi de Jérusalem, ayant appris la mort du sultan de Damas, et croyant qu’il seroit désormais facile de reconquérir la Terre sainte, partit, malgré l’opposition du Pape qui vouloit qu’avant d’entreprendre cette expédition, il se fût fait absoudre, et laissa, pour gouverner le royaume de Naples, Thomas, comte d’Acerra, l’un de ses lieutenans.

Aussitôt la guerre entre le Pape et le gouverneur impérial fut déclarée. Jean de Brienne, justement irrité contre l’Empereur son gendre, prit le commandement des troupes de l’Église, et le comte d’Acerra arma les Sarrasins qui occupoient quelques cantons de la Sicile et du royaume de Naples. Cette guerre fut violente, et il paroît qu’on y commit dans le commencement d’horribles cruautés : telle n’étoit pas l’intention de Grégoire IX, qui, malgré la fougue de son caractère, avoit les sentimens d’humanité qui convenoient à son rang. Il existe de lui une lettre très-remarquable qui suffit pour faire tomber bien des déclamations. Cette lettre est adressée au cardinal Pelage, son légat près de l’armée de Jean de Brienne, en date du 19 mai 1229. « Votre devoir, lui dit-il, est de diminuer les horreurs de la guerre : il est indigne, dans l’armée de Jésus-Christ, de tuer ou de mutiler ceux à qui l’on peut conserver la vie. Nous avons appris ces cruautés avec la plus profonde douleur. Ah ! mon frère, il ne nous convient pas, à nous qui rappelons au sein de l’Église ses enfans égarés, de les irriter, en prenant plaisir à répandre le sang. L’Église, qui donne sa protection aux criminels pour les délivrer de la mort, doit être bien éloignée de tuer ou de mutiler. Nous vous ordonnons donc de conserver avec soin ceux qui tomberont désormais entre les mains de nos troupes, et de ne leur faire aucun mal, afin qu’ils aient sujet de se réjouir de leur captivité. » Ces sentimens de douceur et d’humanité, consignés dans une des lettres de Grégoire IX, donnent de ce pontife une idée toute différente de celle qu’en ont prise plusieurs historiens modernes.

Frédéric ne resta pas long-temps dans la Terre-Sainte. Après avoir partagé le royaume de Jérusalem avec les Sarrasins, et s’être lui-même couronné roi de ce pays désolé, il revint en Italie, au moment où Jean de Brienne, appelé au trône de Constantinople, quittoit le commandement des troupes du Pape, Des négociations furent entamées. Frédéric demanda la paix ; elle fut faite dans la ville d’Agnani, où l’Empereur vint trouver Grégoire, se mit à ses genoux, et reçut le baiser de paix.

Depuis 1230, époque à laquelle cette paix fut faite, jusqu’en 1236, la concorde entre les deux puissances ne fut qu’apparente. L’Empereur cherchoit à soulever les seigneurs romains, et le Pape maintenoit la ligue des villes de Lombardie. Deux causes réveillèrent l’aigreur entre Frédéric et Grégoire. Le pontife, toujours zélé pour la délivrance des Chrétiens de la Palestine, pressoit l’Empereur d’entreprendre une nouvelle expédition. Celui-ci, dans sa réponse, ne cacha point ses projets ambitieux. « L’Italie, dit-il, est mon héritage : j’aurois tort d’abandonner ce qui m’appartient pour faire des conquêtes étrangères. » Le Pape n’insista point ; mais il ne vit pas sans effroi que sa ruine étoit décidée. Dans la même année, Frédéric ayant perdu sa seconde femme, Marie, fille de Jean de Brienne, voulut épouser Agnès, sœur d’Ortocar Primislas, roi de Bohême. Cette princesse, alors très-jeune, et qui, depuis, devint une sainte, sachant que Frédéric menoit une vie dissolue, pria le Pape d’engager Primislas à ne pas faire ce mariage. Grégoire ne put se refuser à cette médiation : la princesse prit le voile ; le mariage fut rompu, ce qui donna le plus grand dépit à Frédéric : cependant il dissimula son ressentiment, en se bornant à dire : « Si elle m’avoit quitté pour un homme mortel, j’en aurois tiré vengeance ; mais je ne puis trouver mauvais qu’elle me préfère un époux céleste. »

Malgré ces sujets de brouillerie, la paix continua de subsister, et ne fut rompue que par une nouvelle tentative de Frédéric, à laquelle le Pape crut devoir mettre l’opposition la plus forte. Ubalde, seigneur italien, étoit possesseur de la Sardaigne : il la tenoit en fief de l’Église romaine, et il avoit prêté au Pape serment de fidélité. L’Empereur, voulant s’emparer de cette île, sous prétexte qu’elle appartenoit autrefois à l’Empire, s’en déclara roi, et fit épouser Adélasie, fille d’Ubalde, par son fils naturel Henz ou Henri.

GrégoireIXne dissimula plus son indignation. Le 24 piars 1289, il excommunia solennellement Frédéric, en rappelant tous ses anciens griefs contre lui. Dans la réponse violente que l’Empereur fit faire au Pape par son chancelier, Pierre Desvignes, il ne s’éleva point contre la suprématie du saint Siège, suprématie qui, comme je l’ai observé, faisoit partie du droit public de ce temps ; mais il prétendit que Grégoire n’étoit pas digne de ce rang. « Nous ne le craignons pas, dit-il, dans sa réponse, en date du 20 avril 1239, non par mépris de la dignité papale, à laquelle tout fidèle doit être soumis, et nous plus que les autres, mais par la faute de la personne qui s’est rendue indigne d’une place si éminente. »

Le Pape répliqua le 1er juillet suivant par une inculpation qui paroît peu fondée, et qui a donné lieu à beaucoup de fables dans les siècles suivans. Il accusa Frédéric d’avoir dit publiquement que le monde avoit été trompé par trois imposteurs, Moïse, Mahemet, et le Dieu des Chrétiens. Frédéric combattit cette monstrueuse accusation par une profession de foi catholique.

Alors, des deux côtés, les passions ne connurent plus de bornes : et si, jusque-là, les torts avoient été souvent du côté de Frédéric, ils furent partagés depuis par Grégoire IX et ses successeurs. Le Pape s’efforça de soulever tous les princes chrétiens contre l’Fmpereur, disant qu’une croisade contre lui étoit plus méritoire qu’une croisade contre les Infidèles.

Ce fut dans cette circonstance, au commencement de l’année 1240, que le cardinal Jacques, évêque de Palestrine, légat de Grégoire IX, vint en France pour y publier l’excommunication contre Frédéric et pour assembler un concile national. Nous allons voir Louis, dans tout le cours de son règne, tenir la balance la plus exacte entre ces rivaux implacables, s’élever, quoique encore dans la première jeunesse, au-dessus de deux princes renommés par leurs talens et leur longue expérience, concilier enfin, d’après les idées du temps, le respect qu’il devoit au saint Siège avec l’intérêt qu’il ne pouvoit s’empêcher de prendre à l’indépendance temporelle des souverains.

Le cardinal de Palestrine réunit à Meaux le concile national, et notifia aux évêques l’excommunication et la déposition de Frédéric. Il étoit chargé d’une mission encore plus importante auprès du Roi. Dans une entrevue particulière qu’il obtint de lui, il proposa, de la part du Pape, d’élever au trône impérial vacant, Robert, comte d’Artois. La réponse de Louis fut remplie de sagesse, mais conforme au droit généralement reconnu alors, qu’avoit l’Église de déposer les rois. Il s’étonna que Grégoire IX eût osé détrôner un si grand prince sans l’avoir convaincu des crimes qu’il lui reprochoit : il observa que si Frédéric avoit mérité cette punition, elle ne pouvoit lui être infligée que par un concile général. « Nous enverrons, ajouta-t-il, des ambassadeurs à ce prince pour nous assurer de sa foi : s’il est orthodoxe, pourquoi l’attaquerions-nous ? S’il est dans l’erreur, nous le poursuivrons à outrance. »

Louis envoya donc sur-le-champ des ambassadeurs à l’Empereur, qui protesta qu’il étoit bon Catholique. L’un d’eux, chargé des instructions particulières du Roi, lui dit : « Dieu nous garde d’attaquer un prince chrétien sans cause légitime. Ce n’est pas heureusement l’ambition qui nous guide. Nous pensons que notre maître, qui est parvenu à la couronne par le droit de sa naissance, est au-dessus de tout prince électif ; et il suffit au comte Robert d’être le frère d’un si grand Roi. » Les ambassadeurs recommandèrent cependant à Frédéric de ménager le Pape, et de se réconcilier avec lui. Il ne tint compte de ce conseil, et pressa plus vivement le pontife qui, dans cette circonstance difficile, crut devoir convoquer un concile général. Frédéric, qui d’abord avoit demandé que le concile fût assemblé, et avoit promis de le reconnoître pour juge, y mit alors opposition. Il écrivit au Roi qu’il ne donneroit aucune sûreté aux évêques français qui traverseroient ses États pour se rendre à Rome. En effet, ses vaisseaux en arrêtèrent quelques-uns à la sortie du port de Gênes ; mais la fermeté avec laquelle Louis les réclama, les fit bientôt relâcher. (Voyez Mémoires de Ville-Hardouin.)

Le Roi, qui s’étoit fait craindre de Frédéric, et dont le Pape imploroit l’appui, se préparoit à terminer, par des négociations nobles et franches, cette lutte cruelle, lorsqu’une nouvelle guerre, qui pensa compromettre son trône, fixa seule toute son attention.

Le comte de la Marche, Hugues de Lusignan, que nous avons vu jusqu’ici figurer en sous-ordre dans les ligues formées contre la régence, parut au premier rang dans cette guerre beaucoup plus sérieuse. Isabelle sa femme, veuve de Jean-Sans-Terre, et mère de Henri III, roi d’Angleterre, toujours livrée à l’ambition, à la haine et à la vengeance, passions irritées par les obstacles, et augmentées avec l’âge, avoit déterminé son fils à passer de nouveau en France, lui promettant l’assistance des rois de Castille et d’Arragon, du comte de Toulouse et de plusieurs seigneurs mécontens. Cette ligue s’étoit formée dans le secret le plus profond.

Louis, sans défiance, vint tenir une cour plénière à Saumur, où se trouva le roi de Navarre, revenu de la croisade, après avoir éprouvé de grands revers, et désormais vassal aussi loyal que fidèle. De là il se rendit à Poitiers pour installer son frère Alphonse dans ce fief. Cette cérémonie achevée, les vassaux du Roi se retirèrent suivant l’usage ; et ce prince n’avoit plus avec lui que sa maison et celle du comte son frère. Lusignan, qui venoit de faire hommage à ce dernier, se déclare alors, et fait entourer par ses troupes la ville de Poitiers. Le Roi, conservant dans ce danger pressant le sang-froid et la fermeté d’ame qui sembloient l’élever au-dessus de l’humanité, va presque seul trouver son ennemi dans le château de Lusignan, éloigné de six lieues, lui reproche sa trahison, l’effraie sur les suites, déconcerte pour le moment tous ses projets, et retourne à Paris sans le moindre obstacle.

Alphonse resté seul à Poitiers, et ayant reçu des renforts, somma Lusignan de venir renouveler son hommage aux fêtes de Noël. Ce prince vivement touché des reproches de sa femme, regrettant de s’être laissé intimider par le Roi, et de l’avoir laissé échapper, voulut imiter sa hardiesse, et ne montra qu’une audace insensée. Il se rendit à Poitiers, parut devant Alphonse, et lui déclara qu’il ne le reconnoissoit plus pour son seigneur. Il sortit, au milieu de l’étonnement général, fit mettre le feu à la maison dans laquelle il avoit logé, s’élança sur un cheval qu’il avoit fait tenir prêt, et partit comme un éclair.

Louis, instruit des projets du roi d’Angleterre, et craignant peu la ligue des autres princes, mit en état de défense les côtes de Bretagne et de Normandie, et rassembla dans la ville de Paris un parlement où Lusignan fut déclaré rebelle. Ensuite il marcha contre ce prince avec une nombreuse armée, et s’empara, sans presque trouver de résistance, de Montreuil en Gastine, de la tour de Berages, de Montcontour et de Fontenay-le-Comte. Lusignan, déconcerté par cette attaque soudaine, n’ayant encore obtenu de ses alliés que de vaines promesses, n’osoit tenir la campagne. Isabelle sa femme, conçut alors le projet d’un crime affreux. Elle prépara de ses mains un poison subtil. Des scélérats qui lui étoient dévoués, furent chargés de se glisser comme transfuges dans la suite du Roi, et de répandre ce poison sur les mets qui lui étoient destinés. Ce complot fut heureusement découvert. Nangis, qui rapporte cet événement, raconte que lorsque Isabelle vit qu’elle avoit commis un crime inutile, elle s’abandonna au plus sombre désespoir, et voulut se délivrer de la vie en se frappant d’un poignard qu’elle portoit toujours avec elle. Ses femmes la dérobèrent à sa propre fureur. Ne pouvant parvenir à se donner la mort, continue Nangis, elle déchira sa guimpe, s’arracha les cheveux, et la fureur ainsi que les remords la firent tomber dans une maladie grave. Dès ce moment elle fut en horreur aux Français et même à ses propres partisans ; et son nom d’Isabelle fut changé en celui de Jézabel, dont sa conduite rappeloit le caractère et les forfaits.

Cependant son fils Henri III ne put amener tous les secours qu’il avoit promis. Sa foiblesse, son aveugle complaisance pour de vils favoris, lui avoient aliéné le cœur des Anglais, et le parlement avoit refusé les fonds nécessaires pour une expédition en France. Henri n’en partit pas moins avec une foible armée, et vint débarquer à Royan, près de l’embouchure de la Garonne. Isabelle s’empressa d’aller au-devant de lui, et le reçut sur le rivage : « Mon cher fils, lui dit-elle, vous montrez un bon naturel en venant secourir votre mère et vos frères, que les fils de Blanche veulent opprimer et fouler aux pieds. »

Henri, trompé sur sa position, par les conseils de cette femme implacable, rejeta toutes les propositions pacifiques que Louis lui fit faire. Alors le roi de France poussa la guerre avec vivacité, afin de dissoudre la ligue qui n’étoit pas encore bien unie. En peu de temps il fut le maître de toutes les places en deçà de la Charente. Celle de Taillebourg, alors très-forte, défendoit cette rivière. Le pont étoit étroit : il ne pouvoit y passer que quatre hommes de front.

Louis prend la résolution de s’emparer de cette ville dont la possession assuroit le succès de la guerre. Il fait entrer une partie de ses soldats dans des bateaux pour charger l’armée anglaise qui étoit sur l’autre bord, tandis qu’il commande lui-même l’attaque du pont. Après avoir forcé le premier poste, il est repoussé. Alors il met pied à terre, et, accompagné seulement de huit hommes d’armes, il se précipite l’épée à la main, au milieu des ennemis, et pénètre jusqu’à l’extrémité du pont. Les Anglais l’entourent : il se défend avec un courage héroïque, repousse ceux qui fondent sur lui, range en même temps les chevaliers qui accourent pour le secourir, et, parvenu à mettre de l’ordre parmi ces derniers, il renouvelle impétueusement l’attaque, et emporte enfin le pont par un des plus beaux faits d’armes de ce siècle.

Le mouvement opéré par l’autre partie de l’armée, ayant eu un plein succès, les Anglais furent mis en déroute, et Henri alloit être pris, lorsque Richard, son frère, gouverneur de Guyenne, revenu depuis peu de la croisade, s’aboucha avec le comte d’Artois, et demanda un armistice. Conduit au Roi, cet excellent prince lui dit en souriant : « Monsieur le duc, la nuit porte conseil ; donnez-en une bonne au roi d’Angleterre, et faites en sorte qu’il en profite, »

Henri, rempli d’effroi, se réfugia dans Saintes, où il éclata en reproches contre le comte et la comtesse de la Marche : « Où sont, leur dit-il, le comte de Toulouse, le roi d’Arragon, le roi de Castille, et tous ces seigneurs qui devoient se révolter ? C’est, lui répondit Lusignan bien décidé à ne plus écouter Isabelle, c’est votre mère, Sire, qui a fait tout le mal. »

Simon de Montfort, petit-fils de celui qui avoit commandé la croisade contre les Albigeois, étoit au service du roi d’Angleterre, et portoit le nom de comte de Leicester, qu’il devoit bientôt rendre fameux par ses entreprises contre le prince qui l’avoit comblé de bienfaits. Moins intimidé que les autres généraux anglais, il fit rompre la trêve, et livra, près de Saintes, une bataille où la fortune fut quelque temps incertaine, mais où Louis triompha une seconde fois. Le roi d’Angleterre, instruit que Lusignan négocioit secrètement avec ce prince, se réfugia précipitamment à Blaye, et son armée l’y suivit en désordre.

Alors le comte de la Marche, débarrassé d’un allié qui ne pouvoit plus que lui être à charge, envoya l’aîné de ses fils solliciter son pardon. Louis, toujours disposé à l’indulgence, consentit à donner la paix, à condition que Lusignan rendroit au comte de Poitiers, Saintes, Montreuil, Frontenay, Langeai, Saint Gelay et d’autres places ; qu’il abandonneroit le fief de l’Aunis, et que les articles avantageux qu’il avoit obtenus dans le traité de Vendôme seroient révoqués. Lusignan vint ratifier ce traité avec Isabelle et ses deux autres fils. Cette femme altière se jeta aux pieds du Roi, qui parut ignorer son crime.

L’entreprise hardie de Lusignan n’avoit eu une si déplorable issue que parce que le comte de Toulouse, qui faisoit partie de la ligue, étoit tombe malade au moment de se mettre à la tête de son armée. Son inaction et les revers de Lusignan empêchèrent les rois de Castille et d’Arragon de se déclarer. Louis, vainqueur, pardonna encore une fois au comte de Toulouse. Il n’exigea que la punition de quelques fanatiques qui avoient assassiné un Dominicain et un Franciscain.

Après toutes ces défections, le roi d’Angleterre se trouvoit dans la position la plus pénible. Abandonné par ceux qui l’avoient appelé en France, méprisé de ses sujets et de son armée, poursuivi par un ennemi victorieux, il craignoit les derniers malheurs. Quelques personnes ont pensé que Louis auroit pu profiter de cette occasion pour chasser les Anglais de la France. Mais cette manière d’user de la victoire étoit contraire à ses principes : d’ailleurs une maladie contagieuse consumoit ses troupes, et lui-même en étoit attaqué, quoique peu dangereusement. Il accorda donc au roi d’Angleterre une trêve de cinq ans. Ce prince n’osa s’embarquer dans les ports de Guyenne, parce que Mauclerc, devenu simple chevalier, et ennemi aussi acharné de l’Angleterre qu’il lui avoit été autrefois dévoué, croisoit sur les côtes. Il obtint de Louis la permission de traverser la France jusqu’à Calais, à la tête de son armée découragée par les défaites et la maladie. Dans cette route pénible, où le Roi de France fit généreusement prodiguer des secours à ses ennemis vaincus, il ne put empêcher ses sujets de tourner en ridicule leurs anciennes menaces : mais il défendit qu’on se moquât de Henri III en sa présence. Le Roi mon frère, dit-il avec cette douceur qui le caractérisoit, m’en voudra davantage : on doit, à cause de sa dignité, parler de lui avec respect. Ses aumônes, ses bonnes œuvres le tireront de la position où de mauvais conseils l’ont placé. » Quand Louis s’exprimoit et se conduisoit ainsi, il n’avoit que vingt-huit ans. Paroissant entièrement rétabli de sa maladie, il revint à Paris en 1243.

N’ayant pu interrompre le récit de cette guerre glorieuse, nous reprenons les affaires de l’Église où nous les avons laissées.

Le 20 août 1241, le pape Grégoire IX mourut à Rome au moment où il y étoit bloqué par les troupes de Frédéric. Cette mort, qui paroissoit devoir changer la face des affaires, et préparer les voies d’une paix solide entre le saint Siège et l’Empire, ne fit qu’augmenter le désordre.

La plupart des cardinaux étant prisonniers de Frédéric, il ne s’en trouva que dix pour l’élection ; leurs suffrages se partagèrent entre Geoffroy, évêque de Sabine, et Romain, cardinal de Saint-Ange, ancien ministre de Blanche. L’Empereur rejeta le dernier, et prit pour prétexte les mauvais bruits qui, disoit-il, avoient couru sur sa liaison avec cette Reine, ce qui prouve que la calomnie imaginée et répandue autrefois par le comte de Champagne avoit eu quelque crédit en Europe. Geoffroy fut élu, prit le nom de Célestin IV, et mourut seize jours après. Le Siège fut vacant un an et huit mois : Frédéric ne vouloit pas relâcher les cardinaux prisonniers, et sembloit avoir le projet bien arrêté d’empêcher qu’on ne choisît un pape.

Louis, irrité de l’outrage fait à sa mère, ne sortit pas cependant des bornes de sa modération accoutumée. Il pressa les cardinaux de procéder sans crainte à l’élection, et leur promit sa protection contre Frédéric. « Nous ne craignons, leur écrivoit-il, ni sa haine, ni ses artifices ; et nous blâmons sa conduite parce qu’il semble vouloir en même temps être empereur et pape. »

Frédéric, craignant l’effet des menaces d’un prince dont il connoissoit la fermeté, mit enfin les cardinaux en liberté. Ils se réunirent dans la petite ville d’Agnani, où ils nommèrent, le 24 juin 1242, Sinibal, Génois de l’illustre maison de Fiesque, qui prit le nom d’Innocent IV. Sinibal avoit blâmé les emportemens de Grégoire IX : il s’étoit montré partisan des voies de modération et de douceur, et son élection devoit être fort agréable à l’Empereur. Celui-ci n’en témoigna cependant aucune satisfaction : « Je ne ferai, dit-il, que perdre l’amitié d’un cardinal, et m’attirer la haine d’un pape. » Mot qui révèle les projets gigantesques auxquels il étoit loin d’avoir renoncé.

Il envoya néanmoins près du nouveau pontife Pierre Desvignes, son chancelier, et Tadée de Sesse, l’un de ses conseillers les plus habiles. Innocent IV offrit, de la part de l’Église, de donner toute satisfaction à Frédéric s’il avoit éprouvé quelque dommage, et demanda, dans cette affaire, l’arbitrage des princes chrétiens. Ces propositions furent éludées, et l’année suivante, Louis, dont le Pape avoit invoqué la médiation, chargea le comte de Toulouse de négocier la paix. Frédéric parut la vouloir sincèrement : il y eut même un traité favorable à la Cour de Rome. Mais bientôt Frédéric, peu fidèle à tenir ses promesses les plus sacrées, refusa d’exécuter le traité, tâcha de surprendre le Pape, et lui tendit des pièges auxquels le hasard seul le fit échapper.

Innocent IV lit une dernière tentative pour obtenir la paix de l’Empereur. Il s’avança jusqu’à Sestri, le 28 juin 1244 ; et ce jour même il apprit que trois cents chevaliers devoient l’enlever la nuit suivante. Il ne fit part de son danger qu’à ses plus intimes confidens. À minuit, après avoir congédié sa Cour, comme s’il eût voulu se livrer au repos, il dépose les marques de sa dignité, s’arme à la légère, monte sur un excellent cheval, et part secrètement. Il avoit fait onze lieues avant le point du jour ; et le 29 il parut aux portes de Civita-Vecchia, où une flotte génoise l’attendoit pour le conduire dans sa patrie. Là, il s’embarque avec sept cardinaux auxquels il avoit donné rendez-vous ; et, après avoir couru mille dangers, il arrive à Gênes le mardi 5 juillet.

Le Pape ne se croyant pas encore en sûreté contre les ressentimens d’un ennemi implacable, désira vivement d’obtenir un asile en France. Il profita d’un chapitre général qui alloit se tenir à Citeaux, où Louis devoit se trouver, pour faire solliciter cette grâce. Il écrivit donc à l’abbé en le priant de supplier le Roi à genoux et les mains jointes, de prendre sa défense contre Frédéric : il ajoutoit qu’il espéroit être reçu en France comme l’avoient été jadis Alexandre III, persécuté par Frédéric Ier, et saint Thomas de Cantorbéry, proscrit par Henri II.

Louis arriva quelques jours après à Citeaux, accompagné de la reine Blanche. Cette princesse avoit obtenu de Grégoire IX la permission d’entrer dans les çouvens d’hommes avec douze dames de sa suite. Robert, comte d’Artois, Alphonse, comte de Poitiers, six barons auxquels le Roi témoignoit la plus grande confiance, et deux envoyés de Frédéric, se rendirent aussi dans cette abbaye où devoient être débattus les plus grands intérêts. L’abbé de Citeaux remplit avec beaucoup de zèle la commission dont il avoit été chargé par le Pape. Louis fut attendri de la position du Pontife ; mais ne se laissant pas entraîner par ce premier mouvement, il mit l’affaire en délibération dans son conseil. Les barons, et même le Reine Blanche, pensèrent qu’il seroit imprudent, dans les circonstances où l’on se trouvoit, de recevoir le Pape en France. Quoique le public fût moins à portée que de nos jours, de s’occuper des affaires politiques, cependant les différends de la Cour de Rome avec l’Empereur duroient depuis si long-temps, et avoient fait tant d’éclat, que chacun prenoit parti pour l’une ou l’autre puissance. Des scandales avoient même eu lieu dans quelques églises, lorsqu’on avoit publié l’excommunication prononcée par Grégoire IX. Les barons craignirent donc que la présence du Pape ne rendît cette division plus active, et que le pouvoir royal ne fût éclipsé par celui de la tiare. Louis se rendit à cet avis. Il refusa l’asile, mais il promit de secourir l’Église s’il la voyoit injustement opprimée. Le Pape qui se croyoit en droit de disposer des couronnes, faisoit une cruelle épreuve des vicissitudes humaines : presque tous les royaumes chrétiens lui étoient fermés, car ayant fait la même demande aux rois d’Angleterre et d’Arragon, il en avoit reçu la même réponse. Cependant son ame inflexible et ferme ne fut point ébranlée ; il se rendit à Lyon, ville qui relevoit alors de l’Empire, mais dont l’archevêque étoit seigneur temporel, et depuis long-temps indépendant. Les cardinaux vinrent l’y joindre, et il y convoqua un concile général pour le mois de juin de l’année suivante [1245]. Deux objets de la plus haute importance devoient y être traités : le moyen de rendre la paix à l’Église, et les secours réclamés par les Chrétiens de la Terre sainte, ainsi que par l’Empire de Constantinople. Toutes les têtes couronnées y furent appelées.

Louis, victorieux de tous ses ennemis, étoit également recherché par les deux princes dont les divisions fixoient les regards du monde chrétien. Tandis que le Pape imploroit son appui, Frédéric sollicitoit son alliance. Ce prince auroit voulu obtenir pour son fils Conrad, qui devoit lui succéder, Isabelle, sœur du Roi, âgée alors de dix-neuf ans ; mais la jeune princesse, élevée par sa mère dans la plus haute piété, dédaignant des grandeurs dont elle avoit pu, dès son enfance, apprécier la vanité, déclara qu’elle vouloit se consacrer à Dieu. Nous la verrons bientôt fonder une abbaye célèbre, et se montrer la digne sœur de saint Louis.

La reine Blanche avoit conservé beaucoup d’empire sur son fils. Quoiqu’il ne suivît pas toujours ses conseils pour les affaires d’État, dont il faisoit sa principale étude, il lui montroit une grande soumission dans tout ce qui concernoit l’intérieur du palais. Sa tendresse excessive la fit abuser quelquefois de cet ascendant qu’elle ne perdit jamais. Ayant lieu d’être satisfaite de la jeune reine Marguerite, dont l’esprit vif et piquant répandoit une gaieté décente dans une cour sévère, et dont les qualités solides méritoient toute l’estime de son époux, elle sembla craindre que le cœur de Louis ne se livrât trop à un attachement où le penchant l’entraînoit autant que le devoir. Elle chercha donc à réprimer ce qu’elle trouvoit de trop passionné dans le commerce des deux époux ; souvent elle les séparoit sous divers prétextes. Un jour surtout, elle se permit un acte d’autorité, qui resta profondément gravé dans la mémoire de Marguerite, et qui mit beaucoup de froideur entre ces deux princesses. La jeune Reine étoit malade, et Louis se trouvoit auprès d’elle ; Blanche entra dans la chambre, témoigna de l’humeur, prit son fils par la main, et lui dit : u Venez, vous ne faites rien ici. — Hélas ! s’écria douloureusement Marguerite, ne me laisserez-vous pas voir monseigneur en la vie, ni en la mort. ? » Ce n’étoit pas, comme on le verra bientôt, l’ambition qui dirigeoit Blanche dans cette conduite qui lui auroit aliéné un tout autre fils : c’étoit une tendresse jalouse qui ne vouloit souffrir aucun partage.

Louis, fortement occupé des affaires de l’Église, ne perdoit pas de vue les moyens d’assurer pour toujours la paix dans son royaume. Par une suite nécessaire des anciennes guerres avec l’Angleterre, et des principes du gouvernement féodal, plusieurs seigneurs, propriétaires de fiefs dans les deux États, reconnoissoient en effet deux souverains. Lorsque la guerre éclatoit, ils choisissoient le parti qui leur paroissoit le plus avantageux, et n’éprouvoient d’autre inconvénient qu’un séquestre temporaire de la part du souverain contre lequel ils se déclaroient. Louis, convaincu par l’expérience que cette double vassalité nuisoit au bien de l’État, en ce qu’elle donnoit des prétextes, en quelque sorte légitimes, d’avoir des relations avec l’ennemi, décida que les seigneurs seroient tenus de choisir, dans un délai fixé, entre les deux suzerains, et qu’ils ne garderoient des fiefs que dans l’un des deux royaumes. Ses victoires l’avoient rendu redoutable, il n’éprouva aucune opposition. Ce fut alors que Simon de Montfort, que nous avons vu figurer à la bataille de Saintes, devint définitivement un seigneur anglais, et ne s’appela plus que le comte de Leicester.

Au milieu des grands événemens qui se préparoient, une maladie mit en danger les jours du Roi, et changea le cours des choses. Louis n’avoit pas été entièrement guéri de la fièvre contagieuse dont il s’étoit trouvé frappé dans sa dernière expédition. Sa santé, depuis cette époque, avoit toujours été languissante ; l’activité de son esprit et les affaires importantes dont il s’étoit occupé lui avoient fait négliger toute espèce de soins. Se trouvant à Pontoise, au mois de décembre 1244, il éprouva une rechute, le mal fit d’étonnans progrès, et bientôt on désespéra de sa vie. Il n’étoit âgé que de trente ans, et les bienfaits qu’il avoit répandus sur la France le rendoient l’objet de son amour. Aussitôt que son danger fut connu, plusieurs prélats, et plusieurs seigneurs accoururent à Pontoise, d’où ils transmettoient à chaque instant des nouvelles qui ne calmoient point les inquiétudes des Français. Dans toutes les églises, on fit des aumônes, des prières et des processions pour fléchir la colère du ciel. La reine Blanche pria Eudes Clément, abbé de Saint-Denis, de tirer des caveaux les corps des saints martyrs, et de les exposer ; cérémonie qui ne se faisoit que dans les plus grandes calamités. De toutes parts, on vint à Sainl-Denis ; les châsses furent portées dans les rues ; on les suivoit nu-pieds et fondant en larmes.

Au moment où l’on n’avoit plus aucun espoir, Louis tomba dans un long évanouissement. Les personnes qui le servoient le crurent mort, et firent sortir les deux reines : il ne restoit dans la chambre que deux dames : l’une voulut couvrir le visage du Boi ; l’autre s’y opposa, ne pouvant se figurer qu’il eût rendu le dernier soupir. À l’instant il parut se ranimer, et prononça ces mots : « La lumière de l’Orient s’est répandue sur moi par la grâce du Seigneur, et m’a rappelé d’entre les morts ». Les transports de la joie succèdent au désespoir, les deux reines rentrent, pouvant à peine croire qu’elles ont retrouvé un fils et un époux : mais quel est leur étonnement, lorsqu’ayant fait appeler Guillaume, évêque de Paris, elles l’entendent prier ce prélat de lui donner la croix ! Elles se jettent à ses pieds, le conjurant d’attendre qu’il soit guéri. Il répond qu’il ne prendra point de nourriture, avant d’avoir obtenu le signe de la croisade. Guillaume n’ose le lui refuser.

Le rétablissement de Louis fut prompt. Il fixa son départ à deux ans, et écrivit aux Chrétiens de la Terre sainte de reprendre courage, leur promettant de puissans secours.

Cependant le concile général convoqué dans la ville de Lyon, s’assembla le 28 juin 1245, et fixa toute l’attention de Louis, qui cependant ne jugea pas à propos de s’y rendre. Le seul souverain qui s’y trouva fut l’empereur de Constantinople, Baudouin II, qui venoit solliciter des secours. Un grand nombre de Templiers et d’Hospitaliers, et un corps de troupes commandé par Philippe de Savoie, veilloient à la sûreté du Pape, et assuroient la liberté des délibérations du concile.

Innocent IV accusa Frédéric d’hérésie et de sacrilège, sans cependant rappeler la fable des trois imposteurs : il lui reprocha d’avoir peuplé de Sarrasins une ville du royaume de Naples, et d’entretenir des concubines de la même nation. Il insista principalement sur ce que l’Empereur avoit manqué à toutes ses promesses. Ce dernier reproche étoit le seul véritablement fondé. Tadée de Sesse, que nous avons vu employé dans les précédentes négeciations, prit la défense de Frédéric. Il ne put prouver que son maître avoit été fidèle à sa parole, mais il se permit des récriminations contre le Pape, et, répondant longuement à l’un des reproches qui touchoit le moins le fond de la question, il soutint que, si Frédéric avoit eu des concubines mahométanes, on ne pouvoit plus le reprendre de cette faute, puisqu’il les avoit renvoyées. Le Pape, sans avoir égard à cette défense, et malgré les représentations de l’ambassadeur de France, prononça dans le concile la condamnation de Frédéric, le 17 juillet 1245. Il le déclara privé de tout honneur et dignité, dont il s’étoit rendu indigne par ses crimes : il délia tous ses sujets du serment de fidélité ; il défendit enfin que personne lui obéît comme empereur et comme roi. En même temps il écrivit aux électeurs de choisir un autre chef.

L’Empereur étoit alors à Turin. On peut se figurer l’effet que produisit sur lui cet acte d’un concile général auquel précédemment il en avoit appelé contre les emportemens de Grégoire IX. La violence de son caractère ne connut plus de bornes ; et cet esprit superbe, que la douceur auroit peut-être ramené, fut entièrement aliéné, quand il sentit que la force pouvoit seule le tirer du danger où il se trouvoit. Lorsqu’il reçut le décret du concile, il s’écria : « Le Pape m’a déposé : d’où lui vient cette audace ? qu’on m’apporte mes cassettes. » Il les ouvre. « Voyez, dit-il, si mes couronnes sont perdues. » Il en met une sur sa tête. « Je possède encore, continue-t-il, ma couronne impériale : le Pape et le concile ne me l’ôteront pas, avant qu’il y ait bien du sang répandu. Au reste, observa-t-il, ma condition devient meilleure : j’étois obligé d’obéir au Pape en quelque chose, ou du moins de le respecter : maintenant je ne lui dois plus rien. »

La fureur de Frédéric ne l’empêcha pas de prendre d’abord les mesures que la prudence lui conseilloit. Il se pressa d’envoyer près de Louis son chancelier Pierre Desvignes, chargé de le prier d’être médiateur, arbitre, et de faire la paix à quelque prix que ce fût. Le Roi désapprouvoit la conduite précipitée du Pape, et craignoit que la prolongation de cette querelle ne nuisît au succès de la croisade. Il eut une entrevue avec lui dans l’abbaye de Cluny, vers la fin de novembre 1245, et rien ne perça des conférences, parce que la reine Blanche y fut seule admise. Au mois d’avril de l’année suivante, il s’aboucha de nouveau avec Innocent IV, dans le même lieu, et l’entretien très-remarquable de ces deux souverains nous a été conservé.

Frédéric offroit d’aller à la Terre sainte et d’y passer le reste de ses jours, pourvu que le Pape lui donnât l’absolution, et couronnât son fils Conrad. Louis insistoit pour que le Pape accueillît des propositions aussi favorables à l’Église. Mais Innocent ayant une science profonde des hommes et des affaires, connoissant d’ailleurs parfaitement le caractère de l’Empereur, ne pouvoit se fier à ces nouvelles promesses. Plus elles étoient spécieuses, plus il craignoit qu’elles ne fussent un piège. C’étoit peut-être bien juger en politique, mais étoit-ce juger en chef de l’Église ? Le Roi sentit parfaitement cette distinction que les papes n’étoient plus habitués à faire : « Ne faut-il pas, dit-il au Pontife, suivant l’Évangile, tendre les bras à celui qui demande miséricorde ? Considérez les circonstances où nous nous trouvons : la Terre sainte est en danger, nous n’avons aucun espoir de la secourir, si Frédéric, maître des ports, se déclare contre nous. Il fait de grandes promesses : je vous prie de les accepter, tant pour moi, que pour les pèlerins et pour toute l’Église. Recevez un prince qui s’humilie, et imitez la bonté de celui dont vous êtes le vicaire sur la terre. » Le Pape, trop prévenu contre Frédéric, demeura inflexible, et tout espoir de paix s’évanouit.

Dès-lors les affaires de Frédéric déclinèrent, surtout en Allemagne, où son fils Conrad commandoit comme roi des Romains. Les électeurs ecclésiastiques s’assemblèrent à Wurtzbourg, et donnèrent l’Empire à Henri Landgrave de Thuringe, qui d’abord remporta une victoire sur Conrad, mais qui bientôt après fut vaincu à son tour, et mourut de chagrin. Guillaume, comte de Hollande, âgé de vingt ans, lui fut substitué : il se montra digne de sa nouvelle fortune, et se maintint long-temps contre les efforts de Conrad et de Frédéric.

La mort de Raymond Rérenger, comte de Provence, qui arriva le 19 août 1245, auroit pu faire renaître des troubles en France, si les dernières victoires de Louis n’eussent déraciné toutes les factions. Raymond n’avoit point eu de fils. L’aînée de ses quatre filles, Marguerite, étoit unie au roi de France ; les deux suivantes avoient épousé, l’une le roi d’Angleterre, l’autre Richard, frère de ce prince, et avoient reçu leur dot en argent. La cadette, Béatrix, qui n’étoit pas encore mariée, fut déclarée par son père héritière du comté de Provence, conformément au droit romain, alors adopté dans ce pays, qui laisse aux pères toute liberté de tester. Ce riche héritage étoit vivement désiré par le comte de Toulouse, à qui même Béatrix avoit été promise : mais l’autorité de Louis prévalut sur cet engagement, et son jeune frère, Charles, devint l’époux de la princesse. Le Roi reçut son hommage comme comte de Provence, et lui donna en outre l’Anjou et le Maine. Tel fut le commencement de cette maison d’Anjou, qui posséda long-temps le trône de Naples, au milieu des plus horribles désastres.

Le peu de succès que Louis avoit obtenu dans ses deux entrevues avec le Pape, et sans doute les intrigues de Frédéric, qui s’étoit fait en France un grand nombre de partisans, irritèrent les seigneurs, et les portèrent à former une association qui donne une idée fort juste de l’esprit du temps. On a vu que, depuis plusieurs siècles, les tribunaux ecclésiastiques avoient considérablement étendu leurs attributions, ce qui étoit alors un bien plutôt qu’un mal, parce que du moins ces tribunaux ne permettoient jamais le combat, tandis que les juridictions seigneuriales abandonnoient tout au hasard et à la force j décisions sanglantes qu’on appeloit bien faussement le jugement de Dieu. Les barons, sous le prétexte de faire revivre leurs anciens privilèges, dressèrent un acte par lequel, après avoir commencé par se plaindre de ce que les enfans des serfs jugeoient suivant leurs lois les hommes libres, et avoir considéré que le royaume de France n’avoit pas été conquis par des clercs, mais par des guerriers, ils défendirent expressément que qui que ce fût, clerc ou laïque, appelât quelqu’un devant un juge ecclésiastique, excepté pour cause d’hérésie, de mariage ou d’usure, sous peine de la confiscation des biens, et de la mutilation d’un membre. Une commission permanente, composée du duc de Bourgogne, du comte Pierre de Bretagne, du comte d’Angoulême, et du comte de Saint-Paul, fut chargée de l’exécution de cet acte : et cette commission eut même le pouvoir de juger de la validité d’une excommunication.

Les emportemens et l’inflexibilité du Pape déterminèrent Louis à ne pas s’opposer à cette association. Innocent fort irrité, menaça les seigneurs : ce fut en vain. Ne pouvant les effrayer, il prit le parti de les séduire : plusieurs bénéfices furent donnés à leurs parens et à leurs amis : il leur accorda les dispenses et les indulgences dont ils eurent besoin : par ce moyen, il refroidit insensiblement leur ardeur ; et cette association, qui pouvoit lui faire tant de mal, n’eut aucune suite.

Cependant le Roi, non par crainte des reproches du Pape, mais par le désir de remplir un vœu fait au ciel, se préparoit sérieusement à la croisade. Odon de Châteauroux, cardinal-évêque de Tusculum, autrefois chancelier de l’église de Paris, actuellement légat, vint la prêcher. Une foule immense se précipitoit sur ses pas : il suffisoit qu’un Roi chéri fût à la tête de cette noble entreprise, pour que tous les Français se disputassent l’honneur de le suivre.

Ce fut alors que la reine Blanche, qui toujours avoit désapprouvé ce dessein, tenta sur son fils un dernier effort pour le lui faire abandonner. Si cette princesse avoit eu, comme l’ont dit mal-à-propos quelques historiens, une ambition insatiable et la passion de gouverner seule, certainement elle n’eût pas détourné Louis, qui, depuis quelques années, ne suivoit pas toujours ses avis, d’une expédition lointaine qui devoit la rendre pendant long-temps la maîtresse absolue de la France. Sa véritable passion étoit, comme je l’ai montré, son amour pour son fils. Accompagnée de Guillaume, évêque de Paris, qui partageoit ses craintes, elle alla trouver le Roi.

Ce prélat fit d’abord observer à Louis qu’il avoit fait ce vœu précipitamment, sans consulter personne, dans le délire de la fièvre, et qu’un tel vœu n’engageoit pas. Il lui dit qu’il obtiendroit facilement une dispense du Pape à cause de la foiblesse de sa santé, qui ne lui permettoit pas d’entreprendre, sans le plus grand danger, un si long voyage. Ensuite il lui peignit de la manière la plus pathétique la situation de la France à peine pacifiée. Non-seulement les forces de Frédéric et les artifices du roi d’Angleterre sont à redouter ; mais on doit craindre l’esprit séditieux des Poitevins, et l’inquiétude des Albigeois. L’Allemagne et l’Italie étant livrées aux fureurs des guerres civiles, il est difficile, pour ne pas dire impossible d’aller à la Terre sainte, et d’y conserver des communications avec la France. Blanche prit alors la parole, et puisa ses raisons plus dans sa tendresse que dans la politique. « Mon cher fils, dit-elle à Louis, écoutez les conseils de vos amis, et ne vous en rapportez pas uniquement à votre propre sens, Souvenez -vous que l’obéissance à une mère est agréable à Dieu. Restez ici, la Terre sainte n’y perdra pas. Vous enverrez des troupes en plus grand nombre que si vous partiez vous-même. Dieu n’exige pas l’impossible. L’état où vous étiez lorsque vous avez fait le serment fatal, est pour vous une excuse suffisante. » Louis, après avoir réfléchi quelques momens, répondit : « Vous croyez que ma « raison étoit égarée lorsque j’ai pris la croix : hé bien, je la quitte, comme vous le désirez. » Alors il la détacha et la remit entre les mains de l’évêque. Blanche, transportée de joie, croyoit avoir triomphé, lorsque son fils poursuivit ainsi : « Maintenant, vous n’en doutez point, je ne suis pas dans le délire, je ne suis pas malade. Or je vous demande ma croix ; et Dieu m’est témoin que je ne prendrai point de nourriture que vous ne me l’ayez rendue. » La Reine et l’évêque, fondant en larmes, crurent reconnoître la volonté de Dieu dans cette persévérance aussi pieuse qu’héroïque ; et sans insister davantage, ils mirent le sort de ce vertueux prince entre les mains de la Providence.

Cette grande résolution n’a pas été exempte de reproches dans un siècle où l’on a eu le tort de juger les mœurs anciennes d’après les préjugés modernes. En déclamant beaucoup contre les croisades, on a traité de fanatisme le dévouement de saint Louis. On auroit dû, avant de prononcer d’une manière si tranchante, se reporter aux temps dont on vouloit tracer l’histoire, et juger au moins les croisades d’après les règles les plus communes de la politique. Avec plus de réflexion et moins de prévention, on auroit vu que ces expéditions avoient non-seulement pour objet de favoriser les pèlerinages et de secourir les Chrétiens d’Orient, mais encore de mettre l’Italie à couvert des invasions des Sarrasins, et de les affoiblir en Espagne ; double résultat qui fut entièrement obtenu. On auroit vu que les guerres particulières qu’entraînoit le régime féodal furent sinon suspendues, du moins beaucoup diminuées par ces entreprises, auxquelles les seigneurs s’empressoient de prendre part ; que les forces dont les Chrétiens se servoient pour se ■détruire eux-mêmes furent par là tournées contre leur ennemi commun ; qu’enfin la prospérité des peuples, l’affranchissement des villes et la tranquillité publique devinrent la suite nécessaire de ces grandes expéditions. D’après ces observations, on auroit sans doute conclu que la résolution de Louis ne fut ni aveugle ni fanatique.

Le nombre des Croisés s’augmentoit tous les jours ; mais l’enthousiasme étoit plus fort dans les provinces qu’à la Cour. Quelques jeunes seigneurs n’auroient pas craint de s’épargner beaucoup de fatigues, et de profiter de l’absence de leurs parens pour augmenter, sous la régence, leurs dignités et leur fortune. Louis, dont la piété n’étoit pas étrangère à une gaieté douce et décente, employa pour les engager à le suivre un moyen qui prouve combien il connoissoit le caractère français. C’étoit alors l’usage que les rois distribuassent aux seigneurs de leur cour des livrées ou des manteaux richement brodés et uniformes. La veille de Noël, Louis en fit distribuer pour la messe, qui devoit être célébrée pendant la nuit. L’obscurité empêcha ceux qui les reçurent de les examiner ; mais quel fut leur étonnement, lorsque le matin ils aperçurent qu’ils avoient tous des croix brodées sur leurs épaules. La valeur française ne leur permettoit pas de reculer. Ils tournèrent la chose en plaisanterie, quoiqu’ils la prissent au sérieux, et ils dirent en riant que le Roi étoit un habile pêcheur d’hommes.

Tout se préparoit pour la croisade, et Louis avoit fixé son départ au mois de juin 1248. Quelque temps auparavant, il tint à Paris un parlement où il fut décidé que toutes les guerres particulières seroient suspendues pendant cinq années, que les Croisés seroient pour trois ans à l’abri des poursuites de leurs créanciers, et que le clergé paieroit le dixième de ses revenus pour les frais de la guerre. En même temps, le Roi envoya par tout le royaume des Frères Prêcheurs et Mineurs, pour s’informer s’il avoit fait tort à quelques particuliers, et ses grands baillis reçurent l’ordre de concourir à cette opération. Tel étoit l’esprit du temps, et les croisades avoient cela d’avantageux pour les foibles, que les puissans, avant de s’engager dans ces entreprises périlleuses, donnoient pour gage de leur conversion sincère la réparation de tous les maux qu’ils avoient pu causer. Louis, qui n’avoit fait que du bien à ses peuples, se soumettoit lui-même à cette enquête, où sa conscience lui répondoit qu’il n’auroit à revenir que sur des erreurs involontaires.

Avant de m’occuper du départ des Croisés, nous terminerons ce qui concerne l’empereur Frédéric, qui mourut pendant que Louis étoit en Syrie. Ce prince avoit été battu près de Parme par les Guelfes, et ses affaires n’alloient pas mieux en Allemagne. Abattu par les revers, il implora de nouveau la médiation de Louis, qui fit un dernier effort auprès du Pape. Le Roi conjura le pontife de recevoir Frédéric dans sa bonté paternelle, et s’il avoit encore des griefs contre lui, d’en faire le sacrifice au bonheur du monde chrétien et au succès de la croisade. Innocent, enivré des victoires de ses partisans, ne répondit qu’en promettant au Roi de veiller sur la France pendant qu’il seroit absent, et de la protéger tant contre les entreprises de Frédéric, que contre celles du roi d’Angleterre.

L’année suivante [1249], Frédéric, toujours malheureux, fut attaqué dans la Pouille d’une maladie grave. Pierre Desvignes, en qui, depuis plusieurs années, il avoit placé toute sa confiance, fut accusé d’avoir corrompu le médecin pour servir les projets ambitieux de Mainfroy, fils naturel de Frédéric, qui vouloit s’emparer du royaume de Naples. Le médecin, convaincu d’avoir essayé d’empoisonner l’Empereur fut pendu, et Desvignes, à qui l’on brûla les yeux, fut promené dans plusieurs villes et jeté dans une prison, où il se donna la mort. Toutes les espèces d’infortunes semblèrent se réunir pour accabler Frédéric pendant cette année, qui précéda celle de sa mort. Hents, l’un de ses fils, auquel il avoit donné la Sardaigne, mourut après avoir été fait prisonnier par les Bolonais. Un autre fils, dont le nom n’est point connu, fut tué dans le royaume de Naples, et Mainfroy, le seul de ses enfans naturels qui lui restât, celui qu’il chérissoit le plus, le trahissoit. Dans son désespoir, il implora la compassion du Pape, qui rejeta ses prières.

Retiré dans la Pouille, le malheur parut avoir aigri son caractère jusqu’alors doux et modéré, dans tout ce qui ne regardoit pas les affaires de l’Église. Il accabla les peuples d’impôts, condamna aux galères ceux qui ne pouvoient les payer, et se fit détester. Livré aux sentimens les plus violens et les plus exaltés, il tomba de nouveau malade à Florenzola. On dit qu’au moment où il sembloit hors de danger, Mainfroy l’étouffa en lui mettant un oreiller sur le visage. Son corps fut conduit à Montréal où il avoit désiré d’être enterré, et la litière qui le portoit fut escortée par deux cents Sarrasins, qui formoient sa garde : circonstance qui contribua, d’après les idées du temps, à faire détester sa mémoire par les Chrétiens. Ainsi mourut, le 13 décembre 1250, à l’âge de cinquante-sept ans, ce prince doué d’une multitude de belles qualités, et qui, pour son malheur, ne sut pas en faire un bon usage. Il possédoit le grec, le latin et presque toutes les langues vivantes. Une traduction latine des Œuvres d’Aristote, faite sur des manuscrits grecs et arabes, parut sous ses auspices. Les lettres lui doivent une partie des progrès qu’elles firent dans ce temps, et les universités de Vienne et de Naples le regardent comme leur fondateur. Tant de qualités, qui le rendoient digne de régner, furent ternies par une ambition insatiable, et par une fausseté qui dégradoit son caractère. On l’a vu prodiguer les sermens, et se faire un jeu de les violer. Ce fut ce qui rendit Grégoire IX et Innocent IV implacables dans les persécutions dont il fut enfin la victime. Ne pouvant se fier à sa parole, ils ne crurent trouver leur salut que dans sa ruine. L’examen de ses démêlés avec la cour de Rome prouve qu’il eut presque toujours tort, d’après le droit public et les préjugés du siècle, ce qui ne justifie pas cependant les papes d’avoir abusé contre lui des avantages de la victoire.

En faisant ses préparatifs de départ, Louis eut soin d’appaiser parmi les seigneurs tous les différends qui pouvoient occasionner des troubles pendant son absence. Il fut l’arbitre d’une cause fort singulière, la plus importante qu’il eût à juger, et qui, malgré ses sages précautions, fit naître par la suite une guerre cruelle.

Baudouin, comte de Flandre, qui conquit l’Empire grec, en partant pour la croisade avoit laissé son fief à Jeanne, qui épousa Ferrand de Portugal, fait prisonnier à la bataille de Bouvines. Jeanne avoit une sœur cadette nommée Marguerite, fort jeune alors, et qui fut mise sous la tutèle de Bouchard d’Avesnes. Bouchard étoit dans les ordres sacrés, ce qui ne l’empêcha pas d’aimer sa pupille, d’obtenir qu’elle répondît à sa passion, et de l’épouser ; mais le remords s’empara bientôt de lui ; il se sépara de son épouse, et partit pour Rome afin d’obtenir son pardon. Le Pape consentit à le lui accorder, à condition qu’il ne verroit plus Marguerite, et qu’il feroit un pèlerinage dans la Terre sainte. Bouchard, bien décidé à se soumettre, revint en Flandre pour faire ses préparatifs, revit par hasard sa jeune épouse, et n’eut plus la force de la quitter. L’excommunication dont il fut frappé ne put vaincre une passion devenue plus forte que jamais. Il vécut long-temps avec Marguerite et en eut deux enfans. Cependant, comme il n’avoit jamais été tranquille sur sa position, le repentir prit le dessus à mesure que l’amour s’éteignit, et de concert avec son épouse, il se sépara d’elle pour se livrer aux exercices de la pénitence. Marguerite, ayant succédé à Jeanne et à Ferrand, épousa Guillaume de Dampierre, dont elle eut trois fils et deux filles. Devenue veuve de cet époux, elle ne prit aucune précaution pour fixer le sort de sa double famille. Alors les Dampierre et les d’Avesnes se disputèrent, de son vivant, la succession des comtés de Flandre et de Hainault. Louis, considérant que Marguerite avoit fait de bonne foi son premier mariage, et qu’ainsi les enfans qui en étoient sortis ne pouvoient être regardés comme illégitimes, décida que la Flandre appartiendroit à l’aîné des Dampierre, et le Hainaut à l’aîné des d’Avesnes.

Louis prit encore plusieurs précautions pour assurer la tranquillité de son royaume. La plus sage fut d’emmener avec lui le duc de Bourgogne et les comtes de Bretagne, de la Marche et de Toulouse. Ce dernier ne le suivit pas immédiatement. L’ancien comte de Bretagne, Mauclerc, entièrement revenu de ses erreurs, voulut partager les dangers de son Roi, se croisa comme simple chevalier, et fut d’une grande utilité, tant par son courage que par sa longue expérience dans la guerre. Une trêve fut conclue avec l’Angleterre pour tout le temps de la croisade.

Rien n’arrêtoit plus Louis qui, pensant au déplorable état de la Terre sainte, brûloit de commencer son expédition. Depuis la croisade de son aïeul Philippe-Auguste, où la ville d’Acre avoit été prise, les affaires des Chrétiens d’Orient avoient toujours été en déclinant. Jean de Brienne, appelé au trône de Jérusalem, avoit fait en Égypte une campagne brillante, et s’étoit emparé de Damiette ; mais n’ayant pu profiter de son succès, à cause de l’abandon d’une partie de ses troupes, il avoit été obligé de renoncer à cette conquête. L’empereur Frédéric, son gendre, n’avoit fait à Jérusalem qu’une courte apparition, et n’avoit remporté de ce voyage que la vaine gloire de s’être couronné lui-même dans l’église du Saint-Sépulcre, avec le consentement des Sarrasins. Thibaut, roi de Navarre, le dernier des princes français qui fût allé dans la Terre-sainte, avoit échoué complètement. Pour comble de désastres, un peuple barbare, venu à ce qu’on croit de la Perse, et poussé par les successeurs de Gengiskan, s’étoit précipité sur la Palestine, que n’avoit pu défendre le sultan d’Égypte. Les Corasmins s’étoient emparé de Jérusalem, avoient passé au fil de l’épée une multitude de Chrétiens et de Musulmans, et venoient d’être presque exterminés par le sultan de Damas.

Le vendredi 12 juin 1248, Louis, accompagné de ses frères Robert comte d’Artois, et Charles comte d’Anjou, se rendit à Saint-Denis. Le cardinal de Châteauroux déploya l’oriflamme, et donna au Roi le bourdon et la pannetière, attributs des pèlerins. Alphonse comte de Poitiers ne devoit partir que l’année suivante : jusque-là il étoit chargé d’aider la reine Blanche dans le gouvernement du royaume. La reine Marguerite avoit déclaré qu’elle vouloit suivre son époux. Le cortège traversa Paris, et fut conduit par les processions jusqu’à l’abbaye de Saint-Antoine, où Louis devoit se séparer de sa mère, et lui donner ses dernières instructions.

Blanche, dont le caractère étoit si ferme dans tout ce qui n’intéressoit pas son amour maternel, qui ne s’étoit jamais séparée de son fils, qui avoit préservé son enfance de tant de dangers, ne pouvoit s’habituer à l’idée de son départ. Son esprit paroissoit frappé du pressentiment qu’elle ne le reverroit plus. Pour gagner un jour, elle le suivit dans la commanderie de Saint-Jean, près de Corbeil, où il devoit s’arrêter. Là fut réuni le Parlement qui auroit dû se tenir dans l’abbaye de Saint-Antoine : la régence fut solennellement donnée à Blanche : elle eut le pouvoir de composer le conseil, de choisir les grands baillis, et de conférer les bénéfices, honneurs qui ne la flattoient plus, puisqu’elle ne devoit pas les partager avec son fils, et qu’elle n’acceptoit que pour consacrer les derniers momens de sa vie à le servir. Elle ne put encore se séparer de lui dans ce lieu. Avide de jouir des momens qui lui restoient pour rassasier ses yeux de la vue de ce fils chéri, elle voulut le suivre jusqu’à l’abbaye de Cluny, sur le territoire de laquelle l’armée devoit se rassembler. Ce fut dans ce monastère célèbre, où tout sembloit inviter au détachement des choses humaines, qu’ils se firent leurs adieux. Ils ne purent trouver de soulagement à leur douleur qu’au pied des autels du Dieu que Louis alloit servir : et, malgré la ferveur dont leurs cœurs étoient pénétrés, cette dernière séparation fut déchirante : ils ne devoient plus se revoir sur la terre.

Louis, ayant quitté sa mère, se mit à la tête de son armée : il étoit alors âgé de trente-trois ans : sa taille avantageuse le faisoit paroître avec éclat devant des troupes qu’il avoit déjà conduites à la victoire : la délicatesse de sa santé rendoit sa physionomie plus intéressante ; ses cheveux étoient blonds, et coupés courts suivant la mode du temps ; la simplicité de ses vêtemens le distinguoit des autres chefs. L’armée le reçut avec des transports de joie, et se mit en marche pour Aigues-Mortes port du Bas-Languedoc que Louis avoit fait creuser.

Je ne ferai qu’un récit succinct de cette croisade dont Joinville a donné tous les détails, et nous ne étendrons que sur quelques circonstances qu’il a omises[6].

Louis s’embarqua, le 2S août 124B, dans le port d’Aigues-Mortes. Sa flotte étoit composée de trente-huit grands vaisseaux, et d’une multitude de bâtimens de transport : deux Génois la commandoient. Des magasins considérables avoient été formés dans l’île de Chypre où régnoit Henri de Lusignan descendant des rois de Jérusalem. Ce fut vers cette île qu’on cingla, sans avoir encore des idées bien arrêtées sur le point qu’on attaqueroit. Le trajet fut heureux ; et pendant le long séjour que Louis fut obligé de faire à Nicosie, il déploya ces vertus vraiment royales qui l’avoient fait chérir en France. La discorde régnoit parmi ceux qui devoient lui servir d’auxiliaires, et sans lesquels il ne pouvoit réussir dans son entreprise : sa justice et sa bonté parvinrent à les concilier. À Chypre, les Latins et les Grecs étoient divisés, les Hospitaliers ne s’accordoient pas avec les Templiers, les Génois et les Pisans, rivaux de commerce, se faisoient une guerre continuelle : en Palestine, le roi d’Arménie prince chrétien, et le prince d’Antioche se battoient pour quelques portions de territoire, et les Sarrasins profitoient de leurs inimitiés. L’ascendant que les vertus de Louis lui donnoit sur tous ceux avec lesquels il avoit à traiter, se lit sentir à ces ennemis qui paroissoient irréconciliables : si leurs fureurs ne furent pas entièrement calmées, ils en suspendirent les effets.

Lorsque ces arrangemens eurent été faits, un grand conseil fut tenu à Nicosie pour décider de quel côté se dirigeroit l’attaque. Les uns demandoient qu’on descendît à Saint-Jean-d’Acre, et qu’on marchât aussitôt sur Jérusalem. Les Hospitaliers et les Templiers appuyoient fortement cet avis téméraire. Les autres, parmi lesquels se trouvoient le roi de Chypre, très-instruit des affaires de l’Orient, pensoient qu’il falloit, à l’exemple de Jean de Brienne, faire une invasion en Égypte. Le sultan de ce pays étant maître de Jérusalem, et pouvant porter en très-peu de temps des forces considérables sur cette ville, il étoit nécessaire de le vaincre d’abord, pour s’établir ensuite solidement dans la Palestine. Louis adopta cet avis, qui étoit en effet le plus sage.

Il partit de Nicosie au mois de mai 1249, renforcé par Guillaume de Ville-Hardouin, prince d’Achaïe, qui voulut partager l’honneur de cette grande entreprise. La flotte, battue par la tempête à la vue des rivages d’Égypte, parut enfin devant Damiette. Quelques chefs demandoient qu’on ne fît la descente que lorsque plusieurs vaisseaux écartés par les vents, auroient rejoint l’armée. Louis, en habile capitaine, ne voulut pas refroidir l’ardeur de ses soldats, et ranimer par son hésitation le courage des Sarrasins qui étoient rangés en bataille sur le rivage. Il ordonna que la descente s’opérât sur-le-champ. « Nous serons invincibles, dit-il aux chefs qui l’entetouroient, si la charité chrétienne nous rend inséparables. Abordons hardiment, quelle que soit la résistance des ennemis : ne considérez point ma personne : c’est dans l’armée bien unie que se trouvent le Roi et l’Église. Je ne suis qu’un homme dont Dieu peut d’un souffle éteindre l’existence. Tous les événemens possibles nous sont favorables. Si nous succombons, nous sommes martyrs ; si nous sommes vainqueurs, Dieu est glorifié, et la gloire de la France augmentée. Dieu qui prévoit tout, ne m’a pas envoyé ici en vain : il a sans doute quelque grand dessein. Combattons pour lui, il triomphera pour nous, non pour notre gloire, mais pour la sienne. »

D’une voix unanime on demande le combat : alors l’armée, presque toute portée sur des bateaux plats, se dirige vers une île qui n’étoit séparée de Damiette que par un bras du Nil, et qui étoit jointe à cette ville par un pont de bois, Louis étoit à la tête, précédé par l’oriflamme, et accompagné du légat, qui tenoit la croix. À quelque distance du rivage, il se jette dans la mer, et aborde des premiers. Les Sarrasins ne peuvent résister. Ils se retirent dans leurs retranchemens, y sont attaqués, vaincus, et prennent la fuite, sans même avoir eu le temps de brûler le pont. Dans cette victoire, où l’armée des Croisés ne perdit que très-peu de monde, Hugues de Lusignan, comte de la Marche, fut tué : il avoit été l’un des plus dangereux perturbateurs du royaume : sa mort expia sa vie.

Les Français n’avoient remporté une victoire si facile, que parce que Meleck-Sala, sultan d’Égypte, s’étoit trouvé dans l’impossibilité de se mettre à la tête des Sarrasins. Frappé d’une maladie mortelle, il n’avoit pu qu’exhorter ses soldats à se bien défendre ; mais l’absence de leur général les avoit découragés. Effrayés de la défaite qu’ils venoient d’éprouver, ils n’espérèrent même pas pouvoir défendre Damiette, quoique cette ville fût très-fortifiée.

Tout-à-coup les Croisés virent s’élever de cette ville une épaisse fumée et des flammes. Ignorant la cause de cet incendie, ils se tenoient sur leurs gardes, lorsque des esclaves chrétiens vinrent leur dire que l’on avoit reçu la nouvelle de la mort du Sultan, et que les Sarrasins évacuoient Damiette. Le Roi se défia de cet avis, et envoya des personnes sûres examiner ce qui se passoit dans la ville. Elles rapportèrent qu’il ne s’y trouvoit que quelques Chrétiens échappés au massacre ordonné par le chef des Musulmans avant leur départ. Ce succès inattendu ne donna point d’orgueil à Louis : il en rapporta tout l’honneur au Dieu qui le protégeoit. Il entra dans Damiette, accompagné de la reine Marguerite, tous deux pieds nus et la tête découverte. Ce fut ainsi qu’ils allèrent à la principale mosquée, dédiée autrefois par Jean de Brienne à la sainte Vierge, et que le légat venoit de rendre au culte chrétien.

Il paroît que les Croisés se trompèrent sur l’époque du débordement du Nil, et que cette erreur leur fit prendre la résolution de passer l’été à Damiette ; résolution qui causa leur perte, parce qu’un si long repos dans un pays chaud, énerva l’armée, et que les Sarrasins eurent le temps de reprendre courage. Il est probable que si Louis eût voulu marcher aussitôt sur le Caire, il s’en seroit rendu maître, et que la guerre eût été terminée. Le climat réveilla dans les soldats des passions que les fatigues eussent étouffées : ils se livrèrent à toute sorte d’excès ; le pillage éloigna les marchands qui apportoient des vivres, et des lieux de débauche furent établis, même dans le voisinage de la résidence du Roi. Il réprimoit ces désordres, mais la multitude des coupables rendoit les punitions presque impossibles.

À la fin d’octobre 1249, le comte de Poitiers, l’un des frères du Roi, vint joindre l’armée avec l’arrière-ban du royaume. Il étoit accompagné de sa femme et de la comtesse d’Artois. Raymond de Toulouse, père de la comtesse de Poitiers, n’avoit pas tenu la promesse qu’il avoit faite au Roi de partir avec son gendre : il s’étoit contenté de venir faire ses adieux à sa fille quelques momens avant qu’elle s’embarquât à Aigues-Mortes. Étant mort peu de temps après dans la ville de Milhaud, il avoit confié par son testament la régence du comté de Toulouse à Sicard d’Alaman, qui n’avoit pas la confiance de Blanche. Cette princesse cassa le testament, et fit prendre possession du fief au nom du comte de Poitiers par Hervé de Chevreuse, et par Philippe, trésorier de Saint-Hilaire.

L’arrivée du comte de Poitiers avec un renfort considérable, ranima les espérances des Croisés. La saison étant devenue favorable pour la guerre, on tint un grand conseil à Damiette. Deux questions y furent agitées : Faut-il s’emparer d’Alexandrie ? ou vaut-il mieux aller attaquer le Caire, centre de la puissance des sultans d’Égypte ? Les chefs les plus sages furent d’avis de s’assurer d’Alexandrie, retraite sûre en cas de défaite. Le comte d’Artois, bouillant et téméraire, insista vivement pour qu’on marchât sur la capitale, s’appuyant de cet axiome : Qui veut tuer le serpent écrase sa tête. Malheureusement Louis adopta ce conseil qui lui parut le plus expéditif et le plus hardi. Aussitôt tous les préparatifs furent faits pour cette expédition périlleuse. La reine Marguerite et les comtesses d’Artois et de Poitiers restèrent à Damiette, tandis que leurs époux alloient s’exposer à mille dangers.

Le sultan Meleck-Sala, sur le point de mourir, effrayé du danger que son peuple couroit, fit proposer la paix. Il offroit de rendre le royaume de Jérusalem, consentoit à ce que les Français gardassent Damiette, délivroit tous les prisonniers chrétiens, et payoit les frais de la guerre. Louis, convaincu qu’un tel traité ne seroit pas exécuté par le successeur de Meleck, rejeta ces propositions qui sembloient si avantageuses. Le Sultan mourut quelques jours après. Son fils aîné, Almoadan, étoit en Mésopotamie. On lui envoya des courriers pour le conjurer de venir défendre l’Égypte, et en l’attendant, on confia le commandement à Facardin, général expérimenté.

Cependant les Français s’avançoient sur le Caire » Le Nil les arrêta devant la ville de Masoure. Il n’étoit pas guéable dans cet endroit, et Louis perdit un temps précieux à faire construire une digue que la violence du courant, et l’armée des Sarrasins qui étoit de l’autre côté, ne permirent pas d’achever. Un Bédouin découvrit un gué moyennant cinq cents besans d’or, et le comte d’Artois conjura le Roi son frère de le laisser passer le premier avec le petit corps d’armée qu’il commandoit. Le Roi, qui connoissoit son imprudence et sa témérité n’y consentit qu’à regret, mais il exigea de lui la promesse de ne pas attaquer avant que toutes les troupes fussent réunies.

Le comte d’Artois n’eut pas plutôt passé le Nil qu’il oublia les engagemens qu’il venoit de prendre. Il arriva près du camp des Sarrasins, et le surprit au moment où Facardin, leur chef, étoit dans le bain et faisoit peindre sa barbe. Ce général monte à cheval presque nu, veut en vain mettre ses troupes en bataille ; il est tué au milieu du désordre, et le camp tombe au pouvoir des Français, [mardi gras 1250J Le comte d’Artois, enivré par ce succès, veut marcher aussitôt sur Masoure où les Sarrasins se retiroient. Le grand-maître des Templiers, Guillaume de Sonnac, lui rappelle les promesses qu’il a faites au Roi, et lui fait en vain observer que, n’ayant avec lui que deux mille hommes, il se perdra s’il s’engage plus avant. Le prince irrité lui répond : « Voilà l’esprit perfide des Templiers. On a raison de dire que tout l’Orient seroit conquis depuis long-temps, si vous n’y mettiez obstacle par vos artifices. Vous craignez de voir finir votre domination si ce pays est soumis aux Chrétiens. Vous êtes d’accord avec les Sarrasins. » Le grand-maître, outré de ce reproche injuste, ne s’oppose plus à l’impétuosité du prince. On poursuit les Sarrasins avec acharnement, on entre à leur suite dans Masoure, et le pillage commence. Les Sarrasins s’aperçoivent bientôt du petit nombre de leurs ennemis. Sous les ordres de Bondoctar, simple soldat, qui depuis devint célèbre, ils se rallient, reviennent à la charge, les habitans les secondent, les Français se trouvent coupés ; on se bat à outrance dans les rues, dans les maisons ; et le comte d’Artois est tué, après avoir fait des prodiges de valeur. Louis venoit de passer le Nil lorsqu’il fut instruit du danger de son frère. Il envoya des secours, marcha lui-même ; mais il fut repoussé par une multitude de Sarrasins, et son expérience dans la guerre lui fit voir que, s’il avançoit davantage, il seroit coupé de son ancien camp, où se trouvoit encore le duc de Bourgogne avec une partie de l’armée. Il se rapprocha du fleuve, et fut attaqué dans ce mouvement rétrograde. Sa résistance fut héroïque. Il se précipita plusieurs fois au milieu des ennemis, et il obtint tout l’avantage de ce combat.

Ce fut là qu’il apprit la mort de son frère ; ses larmes coulèrent, mais il ne vit en lui qu’un martyr, et sa douleur, adoucie par cette idée, ne le détourna pas des soins qu’il devoit à son armée. Il rétablit, par un pont jeté sur le Nil, ses communications avec le duc de Bourgogne, et attendit une nouvelle attaque de l’ennemi.

Bondoctar, élu général par les Sarrasins, répandit le bruit que le Roi avoit été tué, et fit exposer l’armure du comte d’Artois, qui servit à confirmer cette nouvelle. Ensuite il enveloppa les Français par des troupes innombrables, qui lui étoient venues de toutes les parties de l’Égypte. Malgré le feu grégeois, dont les Sarrasins se servoient et dont les Français n’avoient pas l’usage, malgré la supériorité du nombre, Bondoctar ne put entamer l’armée chrétienne. Le Roi étoit partout, et la victoire le suivoit constamment. Charles d’Anjou, son frère, se trouvant en péril pour s’être trop engagé, Louis vola à son secours, dispersa ceux qui l’entouroient, et parvint à le sauver.

On conseilloit au Roi de retourner à Damiette, et d’y attendre les secours d’Europe. Ce conseil, dicté par la prudence, lui parut peu digne du courage que l’armée avoit déployé. Il ne put supporter l’idée de paroître fuir devant l’ennemi.

Almoadan, fils du sultan Meleck, si long-temps attendu par les Sarrasins, arriva enfin avec une armée levée dans la Syrie. Il envoya sur-le-champ défier le Roi, et le sommer de fixer un jour pour une bataille décisive. « Assigner un jour, répondit Louis, ce seroit excepter tous les autres. Demain, aujourd’hui, à l’instant même. » Cette réponse frappa le jeune sultan, qui aima mieux laisser l’armée chrétienne se consumer par la disette et les maladies, que d’acheter par des flots de sang une victoire douteuse.

Il intercepta les communications de cette armée avec la ville de Damiette, d’où elle tiroit ses subsistances, et bientôt elle fut livrée aux horreurs de la famine. D’un autre côté, une multitude de corps morts, jetés dans le Nil, avoient été arrêtés par le pont qui joignoit les deux camps, et y répandirent l’infection. Le scorbut, les fièvres malignes, la dysenterie exercèrent leurs ravages. Presque tout le monde en fut atteint. Dans cette épreuve terrible, Louis se montra plus grand que jamais. Joinville raconte avec beaucoup de détail les soins qu’il eut des malades, et les consolations qu’il donnoit aux mourans. Un trait qu’il ne rapporte pas, montre jusqu’à quel point il étoit révéré et chéri de ses serviteurs. Un de ses valets de chambre, se trouvant à l’extrémité, dit à Guillaume de Chartres qui l’assistoit : « J’attends mon saint maître, je ne mourrai pas que je n’aie eu le bonheur de le voir. » Louis s’empressa d’aller près du mourant, qui expira doucement dans ses bras.

Bientôt il fut atteint lui-même de la maladie contagieuse. Les chefs de l’armée demandèrent une trêve aux Sarrasins, qui consentirent à rendre Jérusalem pourvu qu’on rendît Damiette. L’accord eût été conclu, si Almoadan n’eût exigé que le Roi lui fut donné en otage. À cette proposition, toute l’armée se souleva, et Geoffroi de Sargines, l’un des plus braves officiers attachés à la garde du Roi, fut l’organe de sa volonté unanime. Louis vouloit se sacrifier pour l’armée, et l’armée vouloit se sacrifier pour lui. Noble débat où le vœu des sujets l’emporta sur le dévouement du monarque !

Les ordres furent donnés pour s’éloigner du fleuve et pour se retirer à Damiette. Le Roi, qui se portoit mieux, fit embarquer les malades sur le Nil avec une forte escorte, et se mit à l’arrière-garde de l’armée, n’ayant à ses côtés que le fidèle Sargines. On le supplioit de s’embarquer avec le légat. « Je ne puis me résoudre, répondit-il, à quitter tant de chevaliers qui ont exposé leur vie pour le service de Dieu, et pour le mien. Je veux ou les ramener avec moi, ou mourir prisonnier avec eux. »

La retraite commença, et les Sarrasins n’en furent que plus animés à harceler les Chrétiens. Sargines, presque seul, défendoit le Roi, qui étoit toujours à l’arrière-garde, poste le plus périlleux. Louis arriva dans une petite ville appelée Casel presque mourant. Les fatigues de la journée avoient épuisé ses forces. Il n’eut pour le servir dans la maison abandonnée où il fut logé qu’une pauvre bourgeoise de Paris qui avoit suivi l’armée.

Les Sarrasins en force attaquèrent Casel. Gaucher de Châtillon, l’un des plus braves chevaliers après Sargines, défendit long-temps presque seul la rue où Louis étoit logé ; il fut tué. Philippe de Montfort, qui vint le remplacer avec les débris de l’arrière-garde, entra en accommodement avec l’émir qui commandoit les Sarrasins. Une trêve alloit être obtenue, lorsqu’un des hérauts d’armes, nommé Marcel, troublé sans doute par le danger que couroit son maître, vint dire que le Roi ordonnoit de se rendre.

Cet ordre, qui n’avoit pas été donné, rompit la négociation. Louis et ses deux frères, les comtes de Poitiers et d’Anjou, furent arrêtés et conduits à Masoure. L’oriflamme tomba au pouvoir des ennemis. Les malades qui s’étoient embarqués furent massacrés ou faits prisonniers. Le légat seul put arriver à Damiette, où il instruisit la reine Marguerite des affreux désastres que les Croisés venoient d’éprouver.

Cette princesse, enceinte et sur le point d’accoucher, ne tomba point dans le découragement. Persuadée que la conservation de Damiette pouvoit seule assurer la délivrance de son époux, elle pourvut avec beaucoup d’habileté à la défense de cette ville. Les fortifications en furent réparées par son ordre, et elle prit à sa solde plusieurs Génois et plusieurs Pisans, qui, s’étant croisés à leurs frais, vouloient s’embarquer. Mais si la Beine affectoit de la sérénité lorsqu’elle paroissoit en public, ses inquiétudes n’en étoient que plus fortes, quand elle rentroit dans la solitude de son intérieur. N’ayant pour garder sa chambre qu’un vieux chevalier de plus de quatre-vingts ans, elle exigea sa promesse qu’il la tueroit, si les Sarrasins s’emparoient de la ville, et vouloient la faire prisonnière. Ce fut dans cette circonstance qu’elle mit au monde un fils auquel elle donna le nom de Tristan, pour conserver le souvenir des malheurs qui avoient entoure son berceau.

Louis prisonnier n’avoit conservé que son bréviaire, qu’il lisoit aussi tranquillement que s’il eût été dans l’oratoire de son palais. Privé de tout, il excitoit l’admiration des Sarrasins par sa bonté, sa patience et sa douce résignation. Plusieurs chevaliers, pouvant encore disposer de sommes considérables, vouloient se racheter séparément, sans s’inquiéter du sort de leurs compagnons d’infortune. Il les en empêcha. « Laissez-moi, leur dit-il, le soin de vous délivrer tous. Je vous promets que je ne quitterai point ma prison, si je ne fais sortir tous ceux qui sont venus ici avec moi ».

Il traita de sa rançon et de celle des Chrétiens avec le Sultan ; mais au moment où l’accord étoit terminé, Almoadan, qui s’étoit aliéné les principaux officiers de son armée, fut assassiné par eux. En lui finit la race des Aioubites, ou enfans de Job, dont Saladin fut le premier prince, et qui avoit duré quatre-vingt-deux ans. Le règne des Mamelucks, chefs de la révolution, commença. C’étoit des esclaves mahométans et chrétiens que Meleck-Sala avoit formés dès leur enfance au métier de la guerre, et qu’il avoit eu l’imprudence d’élever aux premiers emplois. Un Mameluck apporta au Roi le cœur d’Almoadan. « Que me « donneras-tu, lui dit-il, pour t’avoir délivré d’un « ennemi qui t’eût fait mourir s’il eût vécu » ? Louis ne répondit pas. « Choisis, poursuivit le Musulman, de me faire chevalier ou de mourir. — Fais-toi Chrétien, lui dit Louis, et je te ferai chevalier. » Cependant les Mamelucks confirmèrent enfin le traité fait avec le malheureux Almoadan ; Sargines alla faire rendre Damiette aux Sarrasins ; la Reine et les princesses rejoignirent leurs époux, et cette armée, réduite de plus de moitié, s’embarqua pour la Syrie.

Louis voulut y aller avant de revenir en France, tant pour empêcher la ruine totale des Chrétiens de la Terre sainte, que pour négocier la délivrance de ses sujets qui étoient encore en Égypte, et qui n’auroient jamais revu leur patrie, s’il les eut abandonnés. Plusieurs seigneurs quittèrent le Roi et partirent pour la France ; l’ancien duc de Bretagne, qui avoit rendu les plus grands services, mourut en route. Louis arriva dans la ville d’Acre le 8 mai 1250.

Le sultan de Damas étoit alors en guerre avec le sultan d’Égypte, et Louis put profiter de leurs divisions ; mais, toujours fidèle à ses promesses, il refusa de se liguer avec le sultan de Damas, à moins que les Mamelucks n’exécutassent pas les conditions du traité. Après des négociations très-longues, presque tous les Français prisonniers en Égypte furent mis en liberté, grâce à leur Roi qui ne voulut jamais les abandonner. Leur délivrance n’avoit pas été l’unique motif de son voyage en Syrie ; il vouloit encore fortifier les diverses places de la Palestine que tenoient les Chrétiens, et les mettre en état de résister aux Sarrasins, jusqu’à ce qu’il pût entreprendre une nouvelle croisade. Les guerres qu’il eut à soutenir avec les Mamelucks et le sultan de Damas qui, après avoir voulu l’attacher à leur parti, se réunirent contre lui, rendirent fort difficile l’exécution de ce projet : cependant il parvint à rendre presque imprenables les villes de Césarée, de Jaffa et de Sidon. Le Vieux de la Montagne, profitant de sa foiblesse apparente, lui fit faire de nouvelles menaces ; mais les chevaliers du Temple et de l’Hôpital, ayant dit à l’ambassadeur qu’ils le jeteroient dans la mer, s’il insistoit, et cet envoyé ayant rendu compte à son maître de la réception qu’on lui avoit faite, ce prince si redoutable pour ceux qui le craignoient admira le courage du Roi, et lui envoya des présens.

Pendant son séjour en Syrie, la reine Blanche le conjura souvent de revenir. Ébranlé par ces instances d’une mère chérie, mais tenant beaucoup à terminer ce qu’il avoit entrepris, il réunit un grand conseil et mit l’affaire en délibération. Plusieurs chevaliers, fatigués d’une si longue guerre, furent d’avis de partir pour la France ; Joinville et quelques seigneurs soutinrent courageusement l’opinion contraire, qui fut adoptée par le Roi : on se contenta de renvoyer près de Blanche les comtes de Poitiers et d’Anjou.

Cependant la maladie contagieuse qui, en Égypte, avoit fait perdre tant de monde, exerça encore ses ravages en Syrie. Louis n’en fut pas atteint, quoiqu’il ne passât point de jour sans soigner lui-même les malades, et sans présider aux derniers devoirs qu’on rendoit aux morts. Quelques chevaliers montroient de la répugnance à partager ces tristes soins auxquels il consacroit les intervalles de repos que lui laissoit la guerre. « Ils ont souffert la mort, répondoit-il, en montrant les corps inanimés des victimes de la contagion nous pouvons bien souffrir quelque chose pour eux. N’ayez point de dégoût en les approchant ; ils sont martyrs, et en paradis. »

Le sultan de Damas, soit par perfidie, soit par admiration des vertus de Louis, offrit de lui laisser faire le pèlerinage de Jérusalem. C’étoit là le plus grand désir du Roi, et presque l’unique but de ses longs travaux. Il en fut détourné, non par la crainte d’une trahison, mais par l’idée qu’il ne convenoit pas à un prince de son rang d’aller, désarmé, visiter les saints lieux : il pensa que, d’après son exemple, tous les rois qui viendroient en Palestine, croiroient avoir assez fait, en allant à Jérusalem avec l’autorisation des Sarrasins, et sans les combattre. Mais s’il ne vit point Jérusalem, il visita presque tous les autres lieux célèbres par les mystères de notre religion. Il alla au Mont-Thabor, à Cana, à Nazareth. Lorsqu’il aperçut cette dernière ville, il descendit de cheval, et se mit à genoux ; ensuite, quoiqu’il fut accablé de fatigue, il se rendit à pied dans ce lieu qui fut le berceau de Jésus-Christ, et y communia de la main du légat. Jamais, dit son confesseur. Dieu n’avoit été adoré avec tant de ferveur, depuis que le mystère de l’Incarnation avoit été accompli à Nazareth.

Les sinistres pressentimens de la reine Blanche se réalisèrent à la fin de l’année 1252. Attaquée à Melun d’une maladie grave, elle expira le 1er décembre, faisant des vœux pour son fils et pour la France. Elle avoit, comme on le verra, maintenu la paix dans le royaume, et réprimé tous les troubles que l’absence du Roi avoit causés. La nouvelle de la captivité de Louis lui avoit porté le coup mortel.

Le Roi étoit à Jaffa, lorsque le légat fut instruit de cette mort : les comtes de Poitiers et d’Anjou l’avoient chargé d’y préparer leur frère. Le cardinal ayant pris avec lui l’archevêque de Tyr, et Geoffroy de Beaulieu, confesseur de Louis, alla trouver ce prince, et lui dit qu’il avoit à lui parler en particulier. Son air triste troubla le Roi, qui le conduisit de chambre en chambre jusqu’à sa chapelle. Il en ferma la porte, et s’assit devant l’autel. Le légat commença par lui rappeler les bienfaits que Dieu avoit répandus sur sa jeunesse, principalement en lui donnant une mère qui l’avoit élevé saintement, et dont la fermeté et la constance avoient sauvé le royaume de l’anarchie. Les sanglots interrompirent le légat, et Louis ne put plus douter de la mort de Blanche. Alors il se mit à genoux devant l’autel, et fondit en larmes. « Mon Dieu, dit-il, je vous rends grâce de m’avoir conservé ma mère jusqu’à ce jour, et de ce que vous l’avez rappelée dans votre sein pour la faire jouir du bonheur éternel. O mon Dieu, il est bien vrai que j’aimois ma mère plus que toutes les autres créatures ; mais que votre volonté soit faite, et que votre nom soit béni. » Le légat, après avoir fait la recommandation de l’ame, laissa Louis avec son confesseur : ils prièrent et pleurèrent ensemble. Quelques jours après, le Roi se montra aux seigneurs, et donna les ordres pour revenir en France.

La reine Marguerite partagea la douleur de son époux, quoiqu’elle fût peu attachée à Blanche, dont elle avoit eu à se plaindre ; elle gémissoit de ce que Louis étoit inconsolable, et s’inquiétoit surtout de ce que la jeune Isabelle, sa fille, étoit tombée, par la mort de la Reine mère, sous la garde des hommes. Marguerite avoit supporté les fatigues d’un si long voyage avec un courage extraordinaire. Douée d’un esprit vif et piquant, elle égayoit souvent par des saillies pleines de sel, les soucis dévorans dont Louis étoit tourmenté. Douce et familière avec les chevaliers, elle leur apprenoit, par son exemple, à supporter leurs maux avec constance.

Le Roi laissa pour défendre la Palestine le brave Geoffroy de Sargines qui, en Égypte, lui avoit donné tant de preuves de dévouement. Ce chevalier, qui étoit alors fort jeune, devint par la suite sénéchal et vice-roi de Jérusalem, et se maintint plus de trente ans contre toutes les forces des Sarrasins.

Louis partit de Syrie le 24 avril 1254. La traversée fut pénible. Près de l’île de Chypre, le vaisseau qui portoit la famille royale fut endommagé par un banc de sable. On pressoit le Roi de le quitter : il s’y refusa, quoique le danger fut réel, par la seule crainte de laisser plusieurs Français dans l’impossibilité de revenir dans leur patrie. Enfin les Croisés débarquèrent en Provence, et Louis, après tant de désastres, fut rendu à ses peuples.

Il faut revenir sur ce qui s’étoit passé dans le royaume pendant son absence.

Blanche, devenue Régente pour la seconde fois, recevoit avidement toutes les nouvelles qui arrivoient de l’armée des Croisés. Après la prise de Damiette, un des chefs écrivit à un commandeur Templier, resté en France, qu’on marchoit sur le Caire. L’évêque de Marseille, à qui la lettre fut communiquée, la répandit, et l’on crut que Louis s’étoit rendu maître de la capitale de l’Égypte. On fit des réjouissances qui furent interrompues par l’horrible nouvelle de la captivité du Roi. Le deuil succède à l’allégresse ; le Pape fait prêcher une nouvelle croisade, et la Régente désespérée ordonne des armemens en France.

Dans ce moment de désolation, un aventurier, profitant de l’émotion qui régnoit partout, voulut tenter une révolution. Job, né en Hongrie, déserteur de l’ordre de Citeaux, se montra dans quelques villes de Flandre, et prêcha une croisade d’une espèce nouvelle. Il soutenoit qu’il n’appartenoit ni aux nobles, ni aux prêtres de délivrer Jérusalem, et que cet honneur étoit réservé aux bergers. Un grand nombre de paysans se réunirent autour de lui, et prirent le nom de Pastoureaux. À la tête de trente mille hommes, Job entra dans Amiens. Animé par ses premiers succès, il y déclama avec violence contre les seigneurs, et surtout contre la Cour de Rome, qu’il appeloit la Babylone moderne. Son armée s’étant accrue d’une multitude de vagabonds et de femmes perdues, il vint à Paris, où Blanche, trompée par de faux rapports, le laissa entrer, croyant qu’il seroit possible de former de ces fanatiques une armée régulière avec laquelle on délivreroit son fils. Les Pastoureaux se livrèrent à toute sorte d’excès. Leur chef, habillé en évêque, prêchoit dans les églises, confessoit, rompoit des mariages, et portoit partout le désordre. L’Université menacée, se barricada dans ses collèges. La Régente manquant dans ce moment de troupes disponibles, ne put que laisser passer ce torrent. Les Pastoureaux, après avoir mis Paris à contribution, et y avoir fait de nombreuses recrues, se dirigèrent vers Orléans, au nombre de cent mille. Ils y commirent des crimes, et quelques prêtres furent jetés par eux dans la Loire. Ensuite ils allèrent à Bourges.

Blanche avoit eu le temps de rassembler des forces suffisantes. Elle les envoya contre eux. Ils furent aisément dissipés dans les plaines du Berry, et Job perdit la vie en fuyant. Cette troupe immense se dispersa en divers corps pour échapper plus facilement aux poursuites. Partout on les réprima. Un des chefs périt à Bordeaux, et l’on prétendit avoir trouvé sur lui un billet écrit en arabe, par lequel il s’engageoit à livrer aux Infidèles un certain nombre de Chrétiens.

Le retour en France des deux frères du Roi, et la nouvelle de sa délivrance, donnèrent quelque consolation à la Régente, et ranimèrent les espérances d’un peuple plongé dans l’abattement. Les deux princes passèrent en Angleterre et n’obtinrent de Henri III que de vaines promesses. Quelque temps après une révolte éclata en Guyenne contre ce prince : il demanda permission à Blanche de passer en France pour aller la réprimer. Les circonstances où l’on se trouvoit, la crainte que sa présence n’excitât de nouveaux troubles, la lui firent refuser.

Après la mort de la Régente, la guerre éclata dans la Flandre entre les d’Avesnes et les Dampierre, que Louis s’étoit efforcé de réconcilier. Charles d’Anjou prit parti pour les Dampierre, parce que, de concert avec leur mère Marguerite, qui s’étoit déclarée contre ses enfans du premier lit, ils avoient cédé à la France Valenciennes et le comté de Hainault. Cette guerre très-violente duroit encore au retour du Roi, qui réconcilia de nouveau cette famille divisée, et lui rendit généreusement les possessions que l’animosité lui avoit fait abandonner.

Conrad, fils aîné de Frédéric, s’étoit pressé, aussitôt après la mort de son père, de recueillir sa succession. Il avoit remporte en Italie de grands avantages sur Innocent IV, et s’étoit même emparé de Naples. Le Pape, que cette conquête effrayoit beaucoup, prit le parti d’offrir à Charles d’Anjou la couronne de Sicile : couronne que le frère de saint Louis crut alors devoir refuser, mais que nous lui verrons bientôt accepter. Au milieu de ses victoires, Conrad mourut subitement dans la ville d’Aviéto, en 1254, empoisonné, dit-on, par son frère naturel Mainfroy, qu’on accusoit déjà d’avoir fait périr Frédéric, leur père. Il ne laissoit pour héritier de ses droits en Allemagne et en Italie qu’un enfant de deux ans, nommé Conradin, qu’il avoit eu d’Elisabeth de Bavière. Cet enfant, dont le sort devoit être si malheureux, commença son règne sous les plus tristes auspices. Guillaume de Hollande, son compétiteur en Allemagne, étant mort quelque temps après, Richard, frère du roi d’Angleterre, et Alphonse, roi de Castille, furent appelés à l’Empire, et l’investiture du royaume de Sicile fut donnée à Edmond, l’un des fils de Henri III. Richard seul fit valoir ses droits en Allemagne ; Edmond, retenu par les troubles de l’Angleterre ne passa point en Italie, où le Pape soutint long-temps le fardeau de la guerre.

Berthold, marquis d’Hombrouck, avoit été chargé d’abord de la tutèle du jeune Conradin, et l’avoit mis sous la protection du saint Siège, pour fléchir le Pape. Mainfroy, dont l’ambition auroit été trompée si la paix eût été solide, accusé d’avoir fait périr le père et l’aïeul de cet enfant, s’empara de sa tutèle, feignit de se réconcilier avec Innocent, lui fît la guerre aussitôt qu’il eut trouvé l’occasion favorable, et battit ses troupes dans les environs de Nocera. On dit qu’Innocent IV ne put supporter la douleur que lui causa cette défaite. Il mourut au mois de décembre 1254. Renaud, cardinal, évêque d’Ostie, neveu de Grégoire IX, devint pape sous le nom d’Alexandre IV.

La France ne prit aucune part à ces événemens, dont quelques-uns arrivèrent depuis le retour du Roi, mais que j’ai dû placer dans le même cadre, afin de donner au récit plus de clarté.

Louis, débarqué en Provence, signala son arrivée par de nouveaux bienfaits. Il sentoit la nécessité d’entretenir une longue paix, afin de réparer les désastres de la croisade. Pendant sa route jusqu’à Paris, il écouta les réclamations de toute espèce qui lui furent faites, accorda au Languedoc et à la Provence une ordonnance qui favorisoit le commerce de ces deux provinces, et y maintint l’usage de rendre la justice d’après le droit écrit. Arrivé à Paris, il publia une autre ordonnance rapportée par Joinville, et qui a pour principal objet d’empêcher la corruption des juges.

Il nomma prévôt de cette grande ville Étienne Boileuve ou Boyleau, juge intègre et sévère, qui, sans acception de personne, fit respecter les lois, réprima les désordres, et jeta les fondemens de cette police civile, qui se perfectionna dans les siècles suivans. Ce fut alors qu’on vit le Roi réaliser une grande idée, depuis long-temps conçue, et dont le but étoit de faire jouir tous ses sujets, de quelque condition qu’ils fussent, d’une liberté véritable. Il classa tous les marchands et artisans des villes qui lui appartenoient en différens corps de communautés, sous le nom de confréries. Les premiers règlemens de ces confréries furent dressés par lui. Il y mit tant de justice et de prévoyance, que toutes les fois que, depuis cette époque, on a voulu faire des réformes dans les corps de métiers, on a été obligé de revenir aux statuts de saint Louis, de les faire revivre, ou d’y puiser les véritables principes de l’institution.

La croisade ayant ruiné beaucoup de familles illustres, il fit faire un dénombrement de la noblesse indigente, et assigna des fonds pour la secourir. Il accueilloit avec attendrissement les veuves et les orphelins de ces braves chevaliers qu’il avoit vus périr à ses côtés. Il s’informoit avec soin de leur situation ; et mettant dans ses bienfaits le discernement le plus délicat, il savoit les distribuer de manière à ne blesser ni la vertu timide qui n’ose faire valoir ses droits, ni l’avidité orgueilleuse qui ne croit jamais être assez payée. Ses sollicitudes s’étendirent aussi sur les pauvres laboureurs qui pouvoient avoir souffert, soit par l’invasion des Pastoureaux, soit par les désastres de leurs seigneurs. Des commissaires envoyés par lui dans les campagnes en dressèrent un rôle qu’il examinoit lui-même. Il donnoit à ceux qui étoient encore en état de travailler les moyens de reprendre leur culture, aux infirmes et aux impotens de quoi subsister. « Les serfs, disoit-il, appartiennent à Jésus-Christ comme nous, et, dans un royaume chrétien, nous ne devons ce pas oublier qu’ils sont nos frères. »

Vers le même temps, une horrible famine désola la Normandie. Louis secourut cette province restée fidèle, malgré les intrigues du roi d’Angleterre qui prétendoit en être injustement dépouillé. Il y fît transporter des grains à ses frais. « Il est juste, disoit-il, que j’assiste dans leur détresse, ceux qui m’assistent dans leur abondance. » On doit remarquer que toutes ces largesses ne se faisoient pas aux dépens des peuples des autres provinces. Les rois de France étoient alors propriétaires de vastes domaines qui servoient seuls à l’entretien de leur cour. Ils s’imposoient des privations lorsqu’ils vouloient être généreux, et donnoient véritablement ce qu’ils donnoient.

Jusque là, pour s’assurer que la justice étoit exactement rendue dans ses domaines, Louis s’étoit contenté, comme ses prédécesseurs, d’envoyer des commissaires chargés de surveiller les sénéchaux et les baillis. Il voulut remplir lui-même cette auguste fonction. Ce fut l’objet des voyages continuels qu’il fit depuis dans ses États. À son approche, les opprimés reprenoient courage, les foibles comptoient sur une protection puissante, et les hommes en place s’empressoient de réparer les abus d’autorité. Les dépenses de ces voyages n’étoient nullement onéreuses aux peuples des villes et des campagnes. Un prélat, (c’étoit ordinairement l’archidiacre de Paris), et un seigneur honoré de la confiance du Roi, suivoient la cour de quelques journées. Ils s’informoient dans tous les lieux où elle avoit logé, si quelques dégâts avoient été commis. Ces dégâts étoient aussitôt réparés des deniers du prince, sans que ceux, dit Mézerai, qui étoient grevés, eussent seulement la peine de demander justice, bien loin de se consumer en frais extraordinaires pour l’obtenir.

Outre les juridictions ordinaires des sénéchaux et des baillis de ses domaines, il faisoit tenir auprès de lui une cour de justice qu’on appeloit les Plaids de la porte. C’étoit là qu’il recevoit l’appel des causes de ses vassaux jugées en première instance par ses officiers. On le voyoit en été rendre ainsi lui-même la justice, soit dans le jardin de son palais, situé dans l’emplacement où se trouve aujourd’hui la place Dauphine, soit sous les arbres du bois de Vincennes : tableau touchant de nos antiques mœurs, dont la poésie et l’éloquence se sont emparé, pour en proposer l’exemple aux siècles modernes, sans réfléchir que c’étoit à titre de seigneur féodal que Louis jugeoit ses sujets, et que la constitution des monarchies actuelles, entièrement différente, rend plus ou moins, dans toute l’Europe, la justice indépendante du pouvoir suprême.

Louis ne négligea rien pour préparer ce résultat, qui constitue la véritable liberté des peuples. Suivant l’usage, ses vassaux immédiats composoient sa cour de justice. Profitant de leur inexactitude, et de leur dégoût pour les affaires, il les remplaçoit par des hommes de loi. Ces hommes, distingués par leur science et leur mérite, furent par la suite les seuls juges ; et c’est là l’origine de nos parlemens, qui sous les règnes suivans, devinrent indépendans et sédentaires.

Son amour pour la justice se montra surtout dans une affaire où Charles d’Anjou, son frère, étoit intéressé. Ce prince, dont le caractère violent se développera bientôt, à la suite d’un différend avec un simple chevalier, avoit fait mettre en prison son adversaire, qui sollicita la protection du Roi. Louis témoigna son indignation à Charles. « Croyez-vous, lui dit-il, qu’il doive y avoir plus d’un roi en France, et que vous serez au-dessus des lois parce que vous êtes mon frère. » Le chevalier fut mis en liberté, le Roi lui donna des défenseurs, et il gagna son procès.

Lorsqu’à l’occasion de ses domaines quelques différends s’élevoient entre lui et ses sujets, il développoit lui-même toutes les raisons contraires à ses intérêts, et se montroit en quelque sorte le défenseur de ses adversaires. Il agissoit ainsi pour dérober le poids que l’autorité royale pouvoit mettre dans la balance de la justice, et pour ôter à ses conseillers toute crainte de lui déplaire s’ils décidoient contre lui.

On a vu qu’avant de partir pour la croisade, il auroit voulu qu’on réparât tous les torts que, sous son règne, ou même sous ceux de ses prédécesseurs, des particuliers pouvoient avoir éprouvés. Ce travail n’ayant pu être terminé avant son départ, il s’en occupa plus ardemment lorsqu’il fut de retour, et que la crainte du danger n’eut plus aucune influence sur cette résolution généreuse. Les commissaires qui en étoient chargés ne trouvèrent que des injustices faites sous les règnes précédens, et qu’on ne put réparer, parce que les héritiers des opprimés n’existoient plus. Louis résolut de donner aux pauvres non-seulement ce qui avoit été mal acquis, mais ce qui même laissoit le plus léger doute sur la légitimité de la possession. Il consulta sur cet objet le pape Alexandre IV, qui lui répondit par ces belles paroles : « Nous nous réjouissons, et nous bénissons le Seigneur qui a rempli votre ame des lumières de la justice. De là vient votre courage dans la défense de la loi orthodoxe, votre fermeté dans la conservation des libertés ecclésiastiques ; de là cette pureté et cette délicatesse de conscience qui vous rend agréable à Dieu, et qui vous fait trouver du plaisir dans l’exercice de toutes les vertus. »

Ce fut avec les fonds affectés à ces œuvres de justice et de charité, que Louis augmenta les revenus de l’Hôtel-Dieu de Paris, et fonda successivement les Hôtels-Dieu de Pontoise, de Vernon et de Compiègne ; la maison des Quinze-Vingts, destinée à servir de retraite aux pauvres aveugles ; le couvent des Filles-Dieu, où la religion rappeloit à la vertu les femmes que leurs passions avoient égarées ; une multitude de Maladreries (il y en avoit huit cents) où les lépreux, objets de l’horreur des hommes, étoient recueillis, et recevoient tous les soins que leur malheur réclamoit.

Souvent dans ces momens de loisirs que les autres princes emploient à des distractions frivoles, il disoit à ceux qui l’entouroient : « Allons visiter les pauvres de tel village, et portons-leur des consolations et des secours. » On le suivoit dans les retraites de la misère ; et si l’aspect déchirant des infortunes humaines révoltoit quelquefois les courtisans, ils ne pouvoient s’empêcher d’admirer cette ardente charité, qui faisoit en quelque sorte de leur Roi un ange sur la terre.

Ces dépenses considérables faites pour les pauvres, ne l’empêchoient pas de conserver au trône l’éclat qu’il doit avoir. Dans les occasions importantes, il déployoit l’appareil le plus pompeux ; et ses cours plénières, comme l’observe Joinville, effaçoient celles des autres princes de l’Europe.

Tous ces bienfaits portant jusqu’à l’enthousiasme l’amour de ses peuples, leur laissoient toujours la crainte qu’il ne s’exposât une seconde fois dans un voyage d’outre-mer. Il n’avoit point quitté la croix ; et ce signe, qui frappoit leurs regards toutes les lois qu’il se montroit en public, répandoit quelque nuage sur le bonheur dont il les faisoit jouir.

Les loisirs qu’il déroboit au soin des pauvres étoient employés à des occupations dignes d’un grand roi. Il avoit entendu dire en Syrie qu’un sultan faisoit recueillir les livres nécessaires aux Musulmans, et qu’il en formoit une bibliothèque ouverte à tous les savans. Voulant imiter ce noble exemple, il fit transcrire tous les manuscrits qui se trouvoient dans les monastères, et fit ranger ces précieux exemplaires dans une salle voisine de la Sainte-Chapelle. Il alloit souvent travailler dans cette bibliothèque, au milieu des personnes que l’amour de l’étude y attiroit ; et quand il s’y trouvoit des hommes peu instruits, il leur expliquoit lui-même les plus beaux passages des Pères de l’Église. Le soin de cette bibliothèque étoit confié à Vincent de Beauvais, Frère prêcheur, lecteur du Roi, et chargé de l’éducation des enfans de Fiance.

Henri III, comme je l’ai dit, étoit venu en Guyenne pour appaiser une révolte, et n’avoit pas obtenu de la reine Blanche la permission de passer par la France pour s’y rendre. Le calme étant rétabli dans cette province, il fit la même demande au Roi, qui, ayant réparé tous les maux causés par son absence, et ne craignant plus aucune faction, déclara qu’il verroit avec plaisir le roi d’Angleterre.

Le voyage de ce prince donna lieu, sur sa route, à plusieurs fêtes brillantes : il vint à Paris et fut logé au Temple. Les fêtes recommencèrent, et la reine Marguerite la satisfaction de se voir réunie à ses sœurs, dont la première étoit l’épouse du roi d’Angleterre, la seconde de Richard, frère de ce prince, et la troisième de Charles d’Anjou. Dans un dîner, Louis voulut mettre Henri entre lui et le jeune roi de Navarre ; Henri refusa cette place d’honneur : « Vous êtes mon Seigneur, dit-il au roi de France, et le serez toujours. » Ensuite Louis, à la prière du roi d’Angleterre, eut des conférences avec lui. Il le fit venir dans son palais, et l’y retint à coucher : « Il est juste, lui dit-il, avec cette grâce qui le caractérisoit, il est juste que je sois le maître chez moi : je veux cette nuit vous avoir en mon pouvoir. » Henri profita de l’extrême bonté et de la conscience scrupuleuse de Louis pour réclamer la Normandie enlevée à Jean-Sans-Terre par Philippe-Auguste. Ses raisons frappèrent le Roi, et l’auroient peut-être déterminé à sacrifier à la justice les intérêts de son royaume, si ses ministres et les barons ne lui eussent prouvé que la confiscation faite par son aïeul sur Jean-Sans-Terre, en punition de l’assassinat du jeune Arthur, étoit conforme aux lois, et aux règles de la plus étroite équité. Henri partit pour l’Angleterre, sans abandonner l’espérance d’obtenir ce qui venoit de lui être refusé.

À la suite de ces fêtes, le Roi maria Isabelle, sa fille la plus chérie, avec le jeune Thibaut, roi de Navarre. Le père de ce prince, que nous avons vu tenir une conduite si bizarre dans le commencement de ce règne, étoit mort en 1253, une année avant la reine Blanche. Louis affectionna son gendre, le traita comme son fils, et prit soin de lui inspirer les vertus qui convenoient à son rang. Peu de temps après, il traita du mariage de Louis, son fils aîné, avec Bérengère, fille d’Alphonse X, roi de Castille. Il fut convenu que cette union seroit faite lorsque les deux jeunes fiancés auroient atteint quelques années de plus.

Ce fut alors que le saint Roi, croyant avoir établi sa famille, et assuré la tranquillité de son royaume, eut le désir de se consacrer entièrement à Dieu. L’affection particulière qu’il avoit pour les Frères Prêcheurs, le faisoit pencher pour cette règle sévère. Avant de se déterminer, il assembla sa famille, et lui communiqua ses desseins. La reine Marguerite fit les derniers efforts pour le détourner de cette résolution : elle lui fit observer que ses enfans en bas âge avoient besoin d’être dirigés par lui, que les troubles de la France se ranimeroient sous un jeune prince inexpérimenté, et qu’enfin la volonté de Dieu l’ayant placé sur le trône, son devoir étoit d’y rester. Les instances de son épouse, celles de ses frères et de Louis, son fils, lui firent abandonner ses projets de retraite. Il n’en reprit qu’avec plus d’ardeur ses devoirs de Roi.

Il se trouvoit à Paris quelques personnes qui tournoient en ridicule son excessive piété. Une femme nommée Sarette s’approcha de lui un jour qu’il tenoit ses plaids du palais : « Fi, fi, lui dit-elle, devriez-vous être roi de France ? il eût mieux valu que tout autre que vous occupât le trône : vous n’êtes le roi que des Frères Prêcheurs, des Frères Mineurs, des prêtres et des clercs. » Les gardes, révoltés de l’insolence de cette femme, vouloient la maltraiter. « Certes, « répondit le Roi en souriant, elle dit vrai : je conviens que je ne suis pas digne d’être roi : il eût mieux valu qu’un autre que moi le fût : mais puisque Dieu m’a appelé à régner, je dois obéir à ses décrets, et remplir sur la terre la mission qu’il m’a confiée. » Sarette se retira frappée de la bonté et de la modestie de saint Louis, et le repentir qu’elle éprouva la punit mieux que si le Roi eût souffert qu’on la traduisît en justice.

Depuis le commencement de son règne, Louis avoit fait tous ses efforts pour abolir les guerres particulières. À son retour de la croisade, il avoit ordonné qu’aucun seigneur offensé ne songeât à se venger avant d’avoir laissé passer quarante jours, ce qui fit donner à cette ordonnance le nom de Quarantaine du Roi. En 1257, il en rendit une autre, datée de Corbeil, par laquelle il abolit entièrement ces sortes de guerres, et charge ses sénéchaux de punir tous ceux qui voudroient se faire justice par les armes. Tel étoit le respect qu’il inspiroit, que cette ordonnance, si contraire à l’esprit du temps, fut exécutée tant qu’il vécut. L’année suivante, il fit un traité avec Jacques, roi d’Arragon, dont la famille avoit depuis long-temps des prétentions sur des villes et des territoires dépendans du comté de Toulouse : il lui céda ses droits sur les comtés de Barcelone et de Roussillon, et Jacques renonça à ses prétentions sur Carcassonne, Béziers et le Lauragais.

Une négociation bien plus importante fut terminée en 1259. Henri III réclamoit toujours la Normandie : il cherchoit, en faisant agir des ecclésiastiques, à jeter des alarmes dans la conscience du Roi, seul moyen d’obtenir de lui quelques concessions. Louis consentit, de son plein gré, à donner des dédommagemens qu’il crut justes, et, traitant le roi d’Angleterre en inférieur, il régla lui seul les conditions sur lesquelles seroit fondée une paix solide. Il céda donc à Henri, le Limosin, le Périgord, le Quercy et une partie de la Saintonge, en réservant l’hommage qui lui étoit dû comme seigneur suzerain. Henri, de son côté, s’engagea, par serment, à renoncer pour lui et ses successeurs a la Normandie, à l’Anjou, au Maine, à la Touraine et au Poitou. Ce traité, que les victoires remportées par le Roi pouvoient seules faire paroître désavantageux pour la France, fit murmurer les seigneurs. « Je sais, leur dit Louis, que le roi d’Angleterre n’a aucun droit sur ces provinces, et que son père les a légitimement perdues : mais nous sommes beaux-frères, nos enfans sont cousins germains. Je veux établir solidement la paix entre les deux royaumes, et pour cela, il ne faut pas abuser de la victoire. J’aurai d’ailleurs un roi pour vassal. Henri est mon homme : il ne l’étoit pas auparavant ».

Henri revint en France, et rendit hommage lige à Louis pour les terres qu’il possédoit dans ce royaume. Au milieu des fêtes qu’amenoit cette cérémonie, le jeune Louis, héritier présomptif de la couronne, mourut à l’âge de seize ans. Pour se distraire de leur douleur, le Roi et la Reine reconduisirent Henri jusqu’à Saint-Omer, et visitèrent à leur retour la Picardie.

Louis vit alors se terminer une contestation qui duroit depuis cinq ans entre les docteurs séculiers de l’Université de Paris, et les Frères Prêcheurs et Mineurs ; contestation qui pouvoit compromettre le progrès des études, et la tranquillité de la capitale.

On se souvient que, pendant la régence, l’Université, à la suite d’une querelle avec les bourgeois, s’étoit dissoute, et que les Franciscains et les Dominicains avoient été appelés pour remplacer les professeurs absens. Revenus à Paris, les docteurs séculiers avoient pris de l’ombrage en voyant les moines en possession d’enseigner, et s’étoient montrés jaloux du succès qu’ils obtenoient. Thomas d’Aquin, Franciscain, et Bonaventure, Dominicain, brilloient à la tête des réguliers par des talens de dialectique très-estimés dans ce siècle. Guillaume de Saint-Amour, docteur séculier, avoit autant de réputation qu’eux, mais il ne savoit pas commander à un caractère fougueux et irascible. Un livre, attribué à Jean de Parme, général des Franciscains, intitulé : Introduction à l’Évangile éternel, ouvrage rempli de rêveries mystiques et d’erreurs graves, fit éclater la querelle, quoique les réguliers l’eussent désavoué. Les docteurs séculiers prétendirent que c’étoient là les principes de leurs adversaires, et Saint-Amour composa un livre plein d’énergie, intitulé : les périls des derniers temps, dans lequel il attaquoit la vie monastique, et représentoit les réguliers comme des hypocrites, précurseurs de l’Ante-Christ, des flatteurs des rois, des fauteurs de la licence.

Le Pape condamna le livre de Saint-Amour, et prescrivit à l’Université de recevoir les réguliers dans son sein. Elle désobéit, et brava l’excommunication. Saint-Amour fut obligé de fuir, et ses partisans le regardèrent comme un martyr. Alors Thomas d’Aquin publia une apologie des réguliers, dans laquelle il réfuta victorieusement les sophismes de son adversaire. Il convient des torts de quelques religieux, mais il soutient que leur règle est utile et sainte. Il reproche à Saint-Amour d’être tombe dans l’exagération, en prétendant que les moines ne doivent tirer aucun salaire de leurs prédications. Il lui prouve que cette opinion est contraire à la parole de Dieu, qui dit que les apôtres doivent vivre de l’Évangile. Il anéantit enfin toutes les calomnies répandues par le docteur. Cette réponse, plus solide et plus suivie, comme l’observe l’abbé Fleury, que la diatribe de Saint-Amour fut suivie d’une autre apologie composée par Bonaventure, et toutes deux relevèrent les réguliers dans l’opinion. Saint-Amour se priva, par son opiniâtreté, des moyens de rendre encore ses talens utiles à la jeunesse, et les moines purent enseigner concurremment avec les séculiers. La modération de leurs deux illustres chefs, qui furent placés depuis au rang des saints, les empêcha d’abuser de la victoire ; et, par esprit de paix, ils cédèrent, dans tous les actes publics, le premier rang aux docteurs séculiers.

C’est à cette année [1260] qu’on peut fixer l’époque de la plus grande prospérité de la France sous le règne de saint Louis. Ses sages réglemens sur les corps de métier avoient eu les résultats les plus heureux. La police qu’il établit dans les jeux et les spectacles publics, rendit le séjour des villes aussi tranquille qu’agréable. Il s’occupa de tracer des grandes routes, de creuser des canaux, pour rendre le commerce plus facile. Le royaume, épuisé par de longues guerres civiles et par les croisades, se repeuploit, et les revenus des domaines de la couronne étoient doublés.

Ce fut dans ce moment de bonheur et de gloire que Louis reçut la plus grande preuve d’estime, de confiance et de respect que jamais des étrangers aient donnée à aucun Roi. L’Angleterre étoit plongée dans les désordres d’une révolution. Le parlement, irrité des folles dépenses de Henri III, et de son penchant pour les favoris, s’étoit révolté contre ce prince. Sous prétexte de procurer l’exécution de la grande charte, accordée par son père, ils lui avoient arraché à Oxford le consentement de former une commission de vingt-quatre seigneurs pour réformer le gouvernement. Le comte de Leicester qui, comme on l’a vu, avoit quitté le nom de Montfort, étoit à la tête des rebelles. Les deux partis commencèrent les hostilités ; mais n’ayant obtenu aucun avantage décisif, ils se déterminèrent, par un compromis du 16 décembre 1263, à prendre le roi de France pour arbitre. Henri étoit sûr que Louis ne profiteroit pas de sa position pour lui nuire ; les seigneurs savoient, par les sages lois qu’il avoit données à son peuple, que les principes d’une sage liberté ne lui étoient pas étrangers.

Le roi et la reine d’Angleterre vinrent en France ; les seigneurs y firent passer des députés. Les conférences se tinrent dans la ville d’Amiens, et les deux partis plaidèrent leur cause devant le roi de France. Le 28 janvier 1264, il rendit une sentence pleine de sagesse, et bien faite pour calmer les troubles, si jamais les factions pouvoient entendre le langage de la politique et de la raison. Elle portoit que les statuts d’Oxford seroient annulés comme injurieux à la dignité royale, que toutes les lettres que Henri auroit pu écrire dans cette occasion seroient supprimées, que les seigneurs rendroient les forteresses dont ils s’étoient emparés, que le Roi formeroit son conseil à sa volonté, qu’il rentreroit dans tous les droits de ses prédécesseurs, qu’amnistie pleine et entière seroit accordée pour le passé, que les privilèges, chartes, libertés et coutumes qui existoient auparavant continueroient de subsister.

Les deux partis se retirèrent satisfaits en apparence, mais Leicester interpréta la sentence en faveur de sa faction. Malgré la foible résistance de Henri III, il s’empara du ministère et exerça bientôt une autorité despotique. Édouard, fils aîné de Henri, se mit à la tête des royalistes et leva des troupes. Il gagna la bataille d’Evesham, délivra son père, et Leicester fut massacré.

En 1262, Louis maria son fils Philippe, qui depuis lui succéda, à Isabelle, fille de Jacques, roi d’Arragon. Ce mariage avoit éprouvé des difficultés qui ne peuvent s’expliquer qu’en reprenant la suite des démêlés de Mainfroy, tuteur du jeune Conradin, avec le pape Alexandre IV.

Mainfroy, doué de tous les talens de son père Frédéric II, en faisoit un usage encore plus funeste. On a vu que, dans sa jeunesse, il fut accusé de deux assassinats. Régent et maître absolu du royaume de Naples, il avoit fait depuis 1257 une guerre heureuse contre le Pape, qui, obligé de quitter Rome, s’étoit réfugié successivement dans les villes d’Agnani et de Viterbe. Alexandre IV mourut dans cette dernière ville, le 25 mai 1261, laissant à Jacques Pantaléon, patriarche de Jérusalem, né Français, qui lui succéda sous le nom d’Urbain IV, un État en proie à tous les fléaux qui suivent une longue invasion, et des prétentions aussi élevées que si le saint Siège eût été dans la situation la plus tranquille.

L’année suivante, Mainfroy, dont le pouvoir s’affermissoit, voulut se faire un allié du roi d’Arragon, en donnant sa fille Constance, à Pierre, fils de ce prince. Louis traitoit en même temps le mariage de son fils Philippe, avec Isabelle, fille du même roi, et le Pape sollicitoit vivement Charles d’Anjou d’accepter l’investiture du royaume de Naples, à laquelle le prince Edmond, l’un des fils du roi d’Angleterre, avoit renoncé. Louis ne s’étoit pas encore expliqué sur l’offre faite à son frère, lorsqu’il apprit les négociations entre le roi d’Arragon et Mainfroy ; il voulut rompre avec le premier, mais il fut trop facilement ramené à son premier projet par un acte de Jacques, dans lequel ce prince s’engageoit à ne jamais soutenir Mainfroy contre l’Église romaine. Les deux mariages se firent, et telle fut l’origine des prétentions des maisons d’Arragon et d’Anjou sur le royaume de Naples, et des guerres longues et sanglantes qui en furent le résultat.

Mainfroy, comptant sur l’alliance qu’il venoit de faire, poussa la guerre contre Urbain, qui mit en interdit le royaume de Naples. Les magistrats de cette ville envoyèrent au Régent des députés pour le supplier de faire la paix avec le Pape. « J’enverrai, leur répondit Mainfroy, trois cents Sarrasins qui feront dire la messe par force ; faites embarquer dans une galère les prêtres et les moines qui refuseront de se soumettre. « En même temps, s’étant procuré des intelligences dans la ville d’Orviette, où le Pape demeuroit, il souleva le peuple contre ce pontife, qui, attaqué d’une maladie dangereuse, fut obligé de se faire transporter à Pérouse, où il mourut le 2 octobre 1264

Gui Fulcodi, cardinal, évêque de Sabine, légat en Angleterre, fut élu pape. Il n’avoit pu passer dans ce royaume à cause de la guerre civile, et demeuroit à Boulogne-sur-Mer lorsqu’il apprit son élection. Il partit, après avoir vu Charles d’Anjou, et s’être assuré qu’il accepteroit l’investiture du royaume de Naples, aux conditions voulues par le saint Siége. Arrivé en Italie, il se déguisa en mendiant pour ne pas tomber dans les mains de Mainfroy, dont les troupes occupoient tous les passages. Tel fut l’abaissement d’un pontife qui se croyoit en droit de disposer des couronnes. Il arriva heureusement à Pérouse, où il fut couronné le 22 février 1265. Il prit le nom de Clément IV.

Charles d’Anjou, aussi brave que Louis, mais n’ayant pas ses vertus, ambitieux, violent, vindicatif, avoit depuis quelques années le titre de sénateur de Rome. C’étoit une fonction que les Romains confioient à quelque seigneur puissant, chargé de maintenir leurs privilèges. L’usage étoit qu’elle ne durât que deux ans. Mécontens des seigneurs italiens, trop peu puissans pour les protéger efficacement, ils l’avoient donnée à Charles d’Anjou pour sa vie. Ce prince ne s’étoit pas rendu à Rome, mais Jacques de Gausselin y étoit son lieutenant.

Le cardinal de Sainte-Cécile vint en France, offrir à Charles la couronne de Naples. Il leva les scrupules de Louis, en lui prouvant que Conrad avoit été déposé légitimement, et en lui faisant observer qu’Edmond, n’ayant depuis plusieurs années fait aucun effort pour occuper ce trône, avoit, par le fait, perdu tous ses droits.

On négocia, et des conditions qui ne pouvoient convenir qu’à un prince disposé à tout sacrifier pour obtenir une couronne, furent imposées à Charles d’Anjou. Il fut convenu que tout ce qui avoit été fait par Frédéric et par Mainfroy seroit révoqué, que le clergé seroit rétabli dans son indépendance, que ses causes seroient soustraites aux tribunaux laïques, que les privilèges de la noblesse et des villes seroient maintenus, et que jamais Charles et ses successeurs ne deviendroient empereurs, ni maîtres de la Lombardie et de la Toscane. Charles dut se démettre dans trois ans de la dignité de sénateur de Rome ; il s’engagea pour lui et ses successeurs à payer au Pape à son avènement huit cents onces d’or, à lui présenter tous les trois ans une haquenée blanche, et à se reconnoître son homme lige.

On dit que Béatrix, femme de Charles, la seule des princesses de Provence qui ne fût pas reine et brûlant de l’être, détermina son époux à souscrire à toutes ces conditions. Elle vendit ses bijoux pour subvenir aux frais de la guerre ; une croisade fut publiée contre Mainfroy et Conradin, des troupes d’aventuriers s’enrôlèrent sous les bannières du nouveau Roi, et l’on ne parla plus en France que de la conquête prochaine du royaume de Naples.

Louis et son épouse Marguerite ne partagèrent pas cet enthousiasme. Le Roi voyoit avec peine une entreprise qui troubloit le repos dont il avoit voulu faire jouir ses sujets ; il l’auroit empêchée, s’il ne l’avoit crue juste. La Reine n’étoit pas bien avec sa sœur Béatrix : elle étoit jalouse de ce qu’étant sa cadette, elle eut hérité du comté de Provence.

L’expédition de Naples offroit beaucoup de difficultés. La puissance de Mainfroy paroissoit affermie. Il avoit pour allié l’empereur Michel Paléologue, devenu maître de Constantinople ; un corps nombreux d’excellentes troupes mahométanes étoit à sa solde ; il étoit soutenu par plusieurs seigneurs allemands, et par tous les Gibelins d’Italie.

Charles, accompagné de son épouse, partit de Marseille, en 1265, avec une flotte de quatre-vingts voiles. Débarqué à Civita-Vecchia, il occupa bientôt Rome, où il fut reconnu comme sénateur. Le Pape étoit alors à Pérouse, et n’osoit en sortir. Mainfroy tenta, mais vainement, de surprendre Rome. Ensuite il essaya de faire empoisonner son rival ; mais ce complot fut découvert, et les coupables punis. Cependant Charles étoit vivement pressé par les troupes de Mainfroy, et ses projets auroient peut-être échoué, si une nouvelle armée levée en France, où l’on prêchoit toujours la croisade, ne fût venue augmenter ses forces. Cette armée traversa l’Italie, et se grossit d’une multitude de guelfes. Lorsqu’elle fut arrivée, le Pape délégua cinq cardinaux qui couronnèrent Charles et son épouse dans l’église de Saint-Pierre.

Quelques jours après cette cérémonie, le prince français se mit en campagne et marcha sur Naples. Le pont de Cepérane, sur le Garigliano, qui séparoit le royaume de Naples de l’État ecclésiastique, étoit un poste très-fortifié. Charles l’emporta presque sans résistance. On dit qu’il lui fut livre par Richard, comte de Caserte, à qui la défense en étoit confiée, parce que Mainfroy avoit séduit la femme de ce général, quoiqu’elle fût sa propre sœur.

Charles, profitant de ce premier succès, battit les Sarrasins près de San-Germano, s’empara du monastère du Mont-Cassin, et rétablit les moines que Mainfroy avoit chassés ; il prit ensuite Capoue, et poursuivit son ennemi jusque dans les plaines de Benevent, où fut livrée la bataille de ce nom. Charles, avant de donner le signal du combat, s’aperçut que les Français avoient des épées moins longues que celles des Allemands ; il ordonna à ses soldats de ne se servir que de la pointe : on lui obéit avec transport. Mainfroy ne peut résister à l’impétuosité française : son armée est mise en déroute : il meurt en se défendant avec courage.

Alors tout le royaume de Naples se soumit à Charles d’Anjou ; mais son caractère violent lui fit beaucoup d’ennemis. Il ne suivit pas les conseils du Pape, qui l’engageoit à pardonner aux partisans de Mainfroy : au contraire, il exerça contre eux des vengeances cruelles. Un prince qu’il avoit comblé de bienfaits, se mit bientôt à la tête des mécontens. Henri, prince de Castille, après s’être révolté contre son Roi, avoit été obligé de se réfugier à Tunis. Instruit que le trône de Naples étoit occupé par un de ses parens, il vint à cette cour et y fut accueilli. Mais joignant l’ingratitude à la perfidie, il se lia secrètement avec les partisans de la maison de Souabe ; et ce fut par ses intrigues que le jeune et malheureux Conradin fut rappelé dans un pays où il devoit trouver la mort.

Élisabeth, mère de Conradin, qui vivoit avec lui en Allemagne dans un château fortifié, chercha vainement à le détourner de cette entreprise téméraire. Il partit avec le jeune Frédéric, duc d’Autriche, son ami et son parent. À peine fut-il arrivé à Trente, qu’une armée nombreuse de Gibelins lui fut acquise : après s’être arrêté quelque temps à Vérone pour mettre de l’ordre parmi ses troupes, il marcha contre Charles, en prenant le titre de roi de Naples. Ce prince, occupé dans ses États à calmer les révoltes qui éclatoient de tous côtés, ne put aller au-devant de Conradin, qui s’empara de Rome, où il se fit couronner Empereur. Tout paroissoit favoriser le jeune prince ; mais il n’avoit pas encore vu l’ennemi qu’il avoit à combattre. Charles l’attendit près du lac Celane : il n’avoit que dix mille hommes, et l’armée de son rival étoit de trente mille. Le prince français, suppléant au nombre par le courage et la science militaire, mit en réserve toute la noblesse qu’il avoit amenée de France. Les troupes françaises se replièrent d’abord, et Conradin se crut vainqueur ; mais tandis que ses soldats pilloient le camp, Charles paroît tout-à-coup avec sa réserve, et se précipite sur une armée débandée : le combat recommence avec fureur ; on se mêle, on lutte homme contre homme, des flots de sang sont répandus, et la victoire se déclare enfin pour les Français.

Conradin s’étoit sauvé dans un château voisin de la mer, appartenant à Frangipani, seigneur romain. Au moment où il vouloit passer dans la Sicile, qui s’étoit déclarée pour lui, il fut arrêté avec Frédéric et conduit à Charles. Ce prince, qui venoit d’obtenir une victoire si glorieuse, la souilla par l’abus qu’il en fit. Il ne craignit pas de livrer à une commission de juges nommés par lui, Conradin et le duc d’Autriche, princes souverains, que toutes les lois reconnues alors rendoient indépendans de lui. Ils furent condamnés à mort comme des rebelles pris les armes à la main. L’échafaud fut dressé sur la place du marché ; le duc d’Autriche périt le premier : Conradin montra le plus grand courage ; il demanda pardon à son jeune ami d’avoir causé sa perte, ramassa sa tête sanglante, et la couvrit de baisers. Ensuite il jeta son gant au milieu du peuple, en déclarant qu’il cédoit ses droits à qui le vengeroit. Satisfait d’avoir fait ce dernier acte de pouvoir, il présenta sa tête aux bourreaux. Ainsi moulut un prince, à peine âgé de seize ans, qui donnoit les plus grandes espérances, et qui fut victime des imprudences et des excès de son père et de son aïeul. On dit que son gant fut ramassé par le chevalier Trucksez de Walbourg, qui le porta sur-le-champ à Pierre d’Arragon, époux de la fille de Mainfroy.

Les juges nommés par Charles d’Anjou firent périr plusieurs partisans de Conradin : Henri, le plus coupable, fut épargné comme proche parent du Roi : Hélène, femme de Mainfroy, et Manfredini, son fils, moururent prisonniers dans le château de l’Œuf.

Élisabeth, mère de Conradin, ayant appris la détention de son fils, avoit quitté précipitamment l’Allemagne pour venir solliciter sa grâce, et payer sa rançon : elle apprit en route sa mort affreuse. Charles lui refusa les restes de cet enfant chéri : tout ce qu’elle put obtenir, fut que son corps seroit enterré dans une église.

Clément IV blâmoit ces exécutions sanglantes ; mais ses remontrances n’avoient aucun pouvoir sur son orgueilleux vassal.

Pendant que Charles d’Anjou croyoit affermir son pouvoir par des cruautés, Louis, son frère, continuoit de faire le bonheur de la France. En 1206, il confirma les statuts du collège de Sorbonne ; dès l’année 1250, cet établissement avoit été fondé par Robert de Sorbon, dont parle souvent Joinville, et qui vivoit dans l’intimité du Roi : il étoit destiné à donner l’instruction gratuite à de pauvres étudians en théologie. La Reine, alors Régente, en l’absence de son fils, avoit, mis à la disposition de Robert une maison voisine du palais des Thermes ; les fondations s’étoient augmentées, et Louis, de retour, avoit accordé toute sa protection à cette société, qui depuis a répandu tant d’éclat sur l’Université de Paris.

Le Roi, quoique sa santé fût très-affoiblie, quoiqu’il put à peine monter à cheval et qu’il fût dans l’impossibilité de porter une armure, n’oublioit pas qu’il s’étoit dévoué au service de Dieu dans la Terre sainte, Il n’avoit jamais quitté la croix. Les événemens qui se passèrent en Palestine en 1267 réveillèrent son zèle, et il prit la résolution d’entreprendre une nouvelle croisade.

Sargines étoit toujours à Saint-Jean-d’Acre, et Plaisance, princesse d’Antioche, veuve de Henri de Lusignan, gouvernoit ce qui restoit du royaume de Jérusalem. Bondoctar, que nous avons vu parvenir au pouvoir suprême par le courage qu’il déploya en Égypte, avoit soumis tous ses rivaux, et son pouvoir s’étendoit sur l’Égypte, l’Arabie, Alep, Jérusalem et Damas. Presque toutes les places de Syrie fortifiées par Louis, étoient tombées en sa puissance. Acre restoit seule et couroit les plus grands dangers.

À ces nouvelles désastreuses, un Parlement fut convoqué à Paris. Le Roi s’y présenta portant dans ses mains la couronne d’épines, et fit le tableau le plus touchant des maux que souffroient les Chrétiens d’Orient. L’attendrissement fut général, quand on vit ce prince adoré, malgré les infirmités dont il étoit accablé, se dévouer une seconde fois à la délivrance des saints lieux ; mais l’enthousiasme fut moins vif qu’il ne l’avoit été en 1248. Les déplorables suites de cette entreprise étoient encore présentes à la mémoire de tout le monde : ceux qui en avoient fait partie étoient devenus vieux, et par conséquent moins propres à une expédition de ce genre ; l’enfance de leur fils n’avoit été entretenue que des calamités qu’on avoit éprouvées. Le légat donna la croix aux trois fils du Roi, qui étoient en état de porter les armes, et au jeune Thibaut, roi de Navarre. Charles d’Anjou, roi de Naples, le comte de Poitiers et de Toulouse, frère du Roi, le jeune comte d’Artois, fils de Robert, et Édouard, fils du roi d’Angleterre, se croisèrent aussi et attirèrent plusieurs seigneurs. Mais l’espèce de froideur qu’on mettoit à remplir un devoir pénible, montroit que le goût pour ces entreprises périlleuses commençoit à s’éteindre, et sembloit présager que si le succès le plus éclatant ne couronnoit pas celle-ci, elle seroit la dernière.

Le départ fut fixé à deux ans. On envoya des secours considérables à Sargines, et Louis employa le temps qu’il devoit encore passer en France à donner de la stabilité aux institutions dont il avoit jeté les fondemens. Tout annonçoit dans sa conduite qu’il s’attendoit à périr loin de sa patrie.

Ce fut alors, si l’on en croit plusieurs historiens, qu’il publia l’ordonnance qui porte le nom de Pragmatique sanction, et dans laquelle Bossuet trouve les vrais principes de libertés de l’Église gallicane. Les sanglans démêlés des empereurs et des papes, dont Louis avoit été témoin pendant tout le cours de sa vie, et qu’il avoit tenté vainement d’appaiser, lui inspirèrent l’idée de fixer les bornes des deux puissances, en conservant à l’une et à l’autre toute l’influence qu’elles doivent avoir pour le bonheur et le repos des peuples. La Pragmatique porte que les prélats et collateurs de bénéfices, jouiront de leurs droits, sans que la Cour de Rome puisse y porter atteinte par des réserves et des grâces expectatives, et qu’enfin les églises cathédrales et abbatiales, auront la liberté de faire les élections. La simonie est expressément défendue ; les promotions, collations, provisions et dispositions des prélatures se feront d’après les principes établis par le droit commun, par les conciles et par les Pères. Les papes ne pourront lever des taxes qu’avec la permission du Roi et du consentement de l’Église gallicane.

La mort du pape Clément IV, qui arriva la même année, la vacance du saint Siège qui dura trois ans, la puissance de Charles d’Anjou, dont le royaume touchoit à l’État ecclésiastique, et qui, quoique vassal des papes, pouvoit leur être très-redoutable, empêchèrent alors la Cour de Rome de réclamer contre cette ordonnance, qui devint la base du droit ecclésiastique de la France.

Non content d’avoir, sous ce rapport, assuré autant qu’il étoit en lui le repos de ses sujets, le Roi voulut, par un corps complet de législation civile, faire cesser l’anarchie qui régnoit depuis tant de siècles. L’ordonnance qui s’appelle les Établissemens de saint Louis, et qui paroît avoir été publiée à peu près à cette époque, contient deux cent huit articles. Elle se compose de lois romaines, de canons des conciles et d’ordonnances particulières. Louis fit un choix des ordonnances de ses prédécesseurs qui tendoient au but qu’il vouloit atteindre, et y joignit celles qu’il avoit rendues à diverses époques de son règne, en les modifiant de manière à en faire un ensemble régulier. Ce code, si utile pour le temps où il fut fait, n’est remarquable aujourd’hui que parce qu’on y découvre les nombreux abus que le prince s’efforça de réprimer. Il interdit les guerres particulières, les épreuves, les duels judiciaires ; il donne plus d’étendue aux cas royaux ; il trace les règles d’une procédure légale ; il assure le droits des diverses classes de la société ; et, sans altérer les anciennes coutumes, auxquelles les peuples tiennent plus qu’à leurs lois, il les fait tourner au bien général, en les appliquant à des institutions propres à maintenir la paix et à faire régner la justice.

Louis fit aussi, avant de partir, des dispositions pour assurer le sort de ses enfans. Philippe, son héritier présomptif, Jean Tristan, comte de Nevers, et Pierre, comte d’Alençon, dévoient le suivre. Il donna le comté de Clermont à Robert, son plus jeune fils, âge de douze ans, qui épousa par la suite Béatrix de Bourbon, et dont la branche parvint au trône trois siècles après, dans la personne de Henri IV. Il maria Blanche avec Ferdinand, fils d’Alphonse, roi de Castille. Ses deux dernières filles, Marguerite et Agnès, qui devinrent plus tard duchesses de Brabant et de Bourgogne, étoient encore dans l’enfance.

Il s’étoit occupé lui-même, comme le père le plus tendre, de l’éducation de cette nombreuse famille. On le voyoit surveiller les exercices de ses enfans, et il se faisoit accompagner par eux dans ses œuvres de charité, afin de leur inspirer de bonne heure ces sentimens de commisération et de bonté qu’il regardoit comme les plus précieuses qualités des rois. Tous les soirs, dit Nangis, il les faisoit venir auprès de lui et leur rappeloit, en les entretenant de leurs études, les actions des bons rois et empereurs : il développoit à ces jeunes cœurs tout ce qu’il y avoit de sublime dans les actes de générosité, de clémence et de justice de ces grands princes, et les engageoit à se régler sur de tels modèles.

Étant sur le point de partir, il rendit les derniers devoirs à sa sœur unique, Isabelle de France, morte à l’âge de quarante-cinq ans, abbesse du couvent de Longchamp, dont elle étoit fondatrice. Cette princesse, qui avoit été demandée en mariage par Conrad, fils de Frédéric II, aima mieux se retirer dans un cloître que de partager le trône impérial : elle y trouva le bonheur. En tout semblable à son frère, elle excita l’admiration et l’amour des religieuses confiées à ses soins, et mourut comme une sainte. Livrée à l’étude et aux exercices de piété, elle devint tellement familière avec le latin, qu’elle corrigeoit les lettres dans cette langue, que ses chapelains écrivoient en son nom. L’imagination ardente des religieuses de Longchamp, lui attribua plusieurs miracles racontés par celle à qui nous devons l’histoire de sa vie. Nous n’en citerons qu’un, qui pourra servir à montrer combien ces pieuses filles aimoient leur abbesse, et avoient la conviction qu’elle étoit une sainte. La nuit de sa mort, la religieuse dont nous avons les Mémoires, veilla constamment dans sa cellule, placée vis-à-vis du corps de bâtiment qu’occupoit la princesse ; le temps étoit serein, et la religieuse, interrompant souvent ses prières, tantôt contemploit le ciel comme le séjour futur de celle qui étoit mourante, tantôt fixoit ses regards sur les mouvemens qui se faisoient dans l’appartement d’une personne si chère : au moment où le soleil alloit paroître, tout lui sembla tranquille, et elle tomba dans une rêverie profonde ; mais tout-à-coup elle en fut tirée par une symphonie céleste qui porta dans son ame le calme le plus doux et l’attendrissement le plus délicieux. Le jour étoit venu, et c’étoit précisément le moment où la princesse avoit rendu le dernier soupir. La reine Marguerite ne devoit pas suivre son époux ; quoiqu’il eut pour elle l’estime et la tendresse dont elle étoit digne, il ne lui donna point la régence, se souvenant sans doute des murmures que le testament de son père avoit causés, et craignant que son royaume, gouverné par une femme, n’éprouvât pendant son absence, les malheurs dont les talens extraordinaires de la reine Blanche n’avoient pu le préserver. Il nomma régens Mathieu, abbé de Saint-Denis, et Simon, sire de Nesles : s’ils mouroient, ils devoient être remplacés par Philippe, évêque d’Evreux, et Jean de Nesles, comte de Ponthieu : ils prirent le titre de lieutenans du Roi, et furent chargés de l’exercice entier de la puissance royale. La nomination aux bénéfices fut confiée à un conseil de conscience.

Louis partit de Vincennes en 1270, après avoir fait ses adieux à Marguerite, qui ne sembla pas regretter le pouvoir qu’avoit eu sa belle-mère. Le rendez-vous étoit à Aigues-Mortes, où les vaisseaux génois, qui devoient transporter l’armée, se firent long-temps attendre. Là fut tenu un grand conseil ; on délibéra si l’on attaqueroit de nouveau l’Égypte, ou si l’on iroit au secours de la Syrie. Louis avoit depuis long-temps un projet qu’il ne fit connoître que dans ce moment.

Muley-Mostança, roi de Tunis, avoit entretenu des relations avec lui, et montroit du penchant pour la religion chrétienne, disant qu’il se convertiroit s’il le pouvoit sans compromettre sa sûreté. Louis espéroit qu’en allant en force à Tunis, il fourniroit à ce prince l’occasion de se déclarer. S’il n’étoit pas sincère, la conquête de ses États, que le Roi croyoit facile, favoriseroit le succès de la croisade, en enlevant au sultan d’Égypte les munitions, les recrues et les chevaux qu’il tiroit de ce pays. Cette conquête d’ailleurs seroit utile à la chrétienté, en ce qu’elle couperoit la communication des Mamelucks avec les Maures de Maroc et d’Espagne. Charles d’Anjou, qui avoit fortement appuyé ce plan, n’étoit pas aussi désintéressé que son frère. Le roi de Tunis lui devoit un tribut qu’il ne payoit pas. Ses États étoient l’asyle des mécontens de Naples, et ses flottes menaçoient la Sicile d’une invasion. Charles désiroit donc de profiter de la croisade pour humilier cette puissance.

La flotte française partit enfin d’Aigues-Mortes, et, après avoir relâché à Cagliari, arriva devant Tunis.

Cette ville, située dans le voisinage de l’ancienne Carthage, qui n’étoit plus qu’une petite place défendue par un château, offroit des fortifications formidables. La descente s’opéra près de Carthage, dont on s’empara facilement. On logea dans cette ville les princesses qui avoient courageusement suivi leurs époux. C’étoient Isabelle d’Arragon, femme de l’héritier de la couronne, Yolande de Bourgogne, comtesse de Nevers, Jeanne de Châtillon, comtesse d’Alençon, Isabelle, fille du Roi, reine de Navarre, Jeanne de Toulouse, comtesse de Poitiers, et Anicie de Courtenay, comtesse d’Artois.

Louis, après s’être assuré que le roi de Tunis l’avoit trompé, essaya d’attaquer cette ville ; mais, contre son attente, elle étoit en état de se défendre longtemps, et une population immense sembloit décidée à s’ensevelir sous ses ruines. Il prit donc la résolution d’attendre les renforts que devoit amener le roi de Naples. Mais l’armée se consuma sur un rivage aride ; l’ennui, le découragement s’emparèrent des soldats, et la chaleur devenant excessive, le défaut d’eau pure fit naître des maladies contagieuses, qui moissonnèrent en peu de jours le tiers de l’armée. Le prince Philippe et le roi de Navarre, attaqués les premiers, parvinrent à se rétablir, mais Louis eut le chagrin de voir mourir Jean Tristan, comte de Nevers, cet enfant de la douleur, né à Damiette dans des circonstances encore plus horribles.

Bientôt il tomba malade lui-même, sentit que son heure étoit venue, et ne négligea aucun soin de la royauté. Il oublioit ses maux, pour soulager ceux des autres. Philippe, son fils aîné, encore malade et tourmenté d’une fièvre-quarte, ne le quitta plus, depuis le moment où il fut obligé de garder le lit ; et ce fut alors que Louis traça, pour son successeur, cette belle instruction sur les devoirs des rois, qui se trouve dans Joinville.

Le danger devenant pressant, on lui apporta le viatique. Malgré sa foiblesse, il descendit de son lit et le reçut à genoux. Dans ce moment, on lui entendit souvent répéter ces mots : Fac nos, Domine, prospera mundi despicere, et nulla ejus adversa formidare… Esto, Domine, plebi tuæ sanctificator et custos. Il pensoit surtout aux dangers que couroit son armée : « Dieu, disoit-il, ayez pitié de ce peuple qui m’a suivi sur ce rivage, conduisez-le dans sa patrie, faites qu’il ne tombe pas entre les mains de vos ennemis, et qu’il ne soit pas contraint à renier votre saint nom. » Le jour qui précéda sa mort, ne pouvant plus parler que très-bas, il disoit à ceux qui prètoient l’oreille : « Pour Dieu, cherchons comment il seroit possible de faire prêcher la foi à Tunis ! Qui pourroit-on y envoyer ? » Dans ses courts instans de délire, il répétoit : « Jérusalem, Jérusalem ! nous irons à Jérusalem. » Enfin, lorsque le moment de sa mort approcha, il reprit toute sa connoissance. Il se fit mettre sur un petit lit de cendre : les bras croisés sur la poitrine, les yeux levés au ciel, il rendit l’esprit sur les trois heures après-midi, le lundi 25 août 1270. On remarqua avec surprise que la mort n’avoit mis aucun désordre dans ses traits ; sa bouche étoit vermeille, son teint animé : il paroissoit jouir d’un doux repos.

Le portrait de ce grand prince a été tracé dans une multitude de panégyriques. Les philosophes les plus opposés à la religion qu’il professoit lui ont accordé leur suffrage, et ont même témoigné pour lui la plus vive admiration. Nous avons cherché à le peindre par ses actions ; et nous nous bornerons à conclure que les vertus chrétiennes portées à leur plus haut degré, non-seulement n’obscurcissent pas les qualités qui conviennent aux rois, mais leur donnent une perfection à laquelle on peut à peine croire que l’humanité puisse parvenir.

Lorsque Louis rendoit les derniers soupirs, la flotte napolitaine arrivoit devant Carthage. Le trouble où l’on étoit empêcha qu’on ne répondît à ses signaux, Charles d’Anjou se jeta dans une barque, aborda sur le rivage, et apprit la mort de son frère ; il courut à la maison où Louis venoit d’expirer, et baisa sa main en fondant en larmes. Les chefs voulurent charger Geoffroy de Baulieu de porter le corps à Saint-Denis : l’armée toute entière s’y opposa. Elle ne voulut pas, dans sa détresse, être privée du précieux dépôt qui sembloit lui promettre la faveur du ciel.

Philippe-le-Hardi, devenu roi à l’âge de vingt-six ans, reçut l’hommage de ses deux oncles et du roi de Navarre. Il remporta trois victoires qui n’eurent point de résultat décisif, mais qui lui donnèrent les moyens de faire une paix honorable. Le 1er novembre 1270, à fut convenu que le port de Tunis seroit déclaré franc, que les Chrétiens arrêtés à l’approche des Croisés seroient mis en liberté, qu’ils jouiroient de l’exercice de leur religion, et qu’ils pourroient bâtir des églises. Le roi de Tunis s’engagea de nouveau à payer un tribut au roi de Naples, et fut chargé d’acquitter les frais de la guerre.

Les princes Édouard et Edmond d’Angleterre arrivèrent au moment où ce traité venoit d’être conclu, et ne voulurent pas y adhérer. On partit de Tunis, et l’on arriva heureusement à Trapani. La croisade fut rompue dans cette ville. Édouard seul partit pour Saint-Jean-d’Acre, où il n’obtint que de foibles succès. Le jeune roi de Navarre mourut à Trapani des suites de la maladie qu’il avoit eue à Carthage. Isabelle sa femme, la fille chérie de saint Louis, inconsolable de la mort de son père et de son époux, partit pour la France, et périt, à la fleur de l’âge, aux îles d’Hyères. Le roi Philippe perdit la Reine son épouse, Isabelle d’Arragon, en traversant la Calabre. Cette princesse, étant grosse, tomba de cheval au passage d’un gué, et mourut à Cosenza.

En Italie et en France, on accompagnoit en procession les restes de Louis, qu’on regardoit déjà comme un saint. En arrivant à Paris, ils furent déposés dans l’Église de Notre-Dame. Le lendemain, le roi Philippe les porta lui-même sur ses épaules jusqu’à Saint-Denis. On prétend que les sept monumens de pierre qu’on voyoit avant la révolution, sur cette route, marquoient les lieux où ce prince s’étoit reposé. La reine Marguerite, veuve de saint Louis, ne mourut qu’en 1286, dans un couvent de Cordelières, qu’elle avoit fondé au faubourg Saint-Marceau.


  1. La féodalité ou puissance indépendante des seigneurs fut affoiblie par saint Louis, attaquée vivement par Philippe-le-Bel et Louis-Hutin, presque abolie par Louis XI ; et sa ruine fut entièrement consommée par le cardinal de Richelieu. Il n’est donc pas ici question des privilèges qui lui survécurent, et que la révolution a détruits.
  2. La Bretagne étoit alors un comté ; elle ne fut ériqée en duché-pairie qu’au mois de septembre 1297, par Philippe-le-Bel. Cela n’empêche pas quelques historiens contemporains de Mauclerc, de l’appeler duc de Bretagne.
  3. Mathieu II, petit-fils de Mathieu I, que nous avons vu dans le volume précédent concourir à la prise de Constantinople. Il fut surnommé le Grand.
  4. Hume.
  5. Dans le moyen âge, dit M. Ancillon, où il n’y avoit point d’ordre social, la puissance des papes sauva peut-être l’Europe d’une entière barbarie : elle créa des rapports entre les nations les plus éloignées ; elle fut un centre commun, un point de ralliement pour les États isolés Ce fut un tribunal suprême, élevé au milieu de l’anarchie universelle, et dont les arrêts furent quelquefois aussi respectables que respectés : elle prévint et arrêta le despotisme des empereurs, remplaça le défaut d’équilibre, et diminua les inconvéniens du régime féodal. » (Introduction au Tableau des révolutions du système politique de l’Europe, depuis la fin du quinzième siècle, pages 133 et 157.)
  6. Nous joignons à ce tableau historique la traduction du récit officiel de cette croisade, rédigé en latin par saint Louis lui-même, et adressé aux prélats, barons et bourgeois de France. Il est daté d’Acre, août 1250.