Mémoires de Valentin Conrart/22

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 278-283).


SUR LE MARQUIS DE VARDES.

Environ le même temps, le marquis de Vardes s’entretenoit un soir avec le chevalier de Lorraine dans un coin de la chambre du Roi ; et comme ils parloient l’un à l’autre de leur ajustement, et particulièrement de leur belle tête, le marquis dit que pour lui il n’étoit qu’un barbon, qu’il étoit veuf, et qu’il avoit fait son temps : « Mais pour vous, dit-il au chevalier, vous êtes en un âge et en un état à tout entreprendre : vous n’avez qu’à jeter le mouchoir, et il n’y a point de dame qui ne le veuille relever. » Après qu’ils se furent quittés, le chevalier de Lorraine rencontra le marquis de Villeroy, auquel il conta l’entretien qu’il avoit eu avec Vardes. De ce même pas le marquis de Villeroy, qui est ennemi de Vardes et qui sait aussi que Madame ne l’aime pas, s’en alla chez elle, et lui dit ce que le chevalier lui venoit d’apprendre ; et il ajouta que Vardes avoit dit au chevalier qu’il avoit tort de s’amuser aux filles de Madame, et que, fait comme il étoit, il ne devoit pas s’arrêter aux suivantes, mais à la maîtresse ; et qu’il y trouveroit peut-être même plus de facilité. De quoi Madame se mit en grande colère, et en fit sa plainte à Monsieur, qui arriva un peu après ; et lui s’en alla tout droit faire la sienne au Roi, qui témoigna que si Vardes avoit parlé ainsi, il méritoit la Bastille. Vardes ayant appris cela en parla au Roi, et lui fit mille sermens qu’il n’y avoit rien de plus faux que ce qu’on lui faisoit dire ; qu’il étoit prêt de le soutenir devant Sa Majesté à quiconque auroit la hardiesse de le dire ; et lui conta la chose comme elle s’étoit passée. Le Roi lui répondit qu’il ne trouvoit pas à propos de faire cet éclaircissement, parce qu’il sembleroit à Madame que Sa Majesté ne voudroit pas la satisfaire, et qu’il valoit mieux qu’il passât quelque temps dans la Bastille ; après quoi la chose se pourroit éclaircir. Vardes ne répliqua rien, et se rendit sur-le-champ à la Bastille ; mais Bezemeaux, qui en est capitaine, ne voulut point le recevoir qu’il n’eût été apprendre la volonté du Roi, lequel le lui ordonna ; de sorte qu’il le reçut. On ne sut pas au vrai si ce fut le chevalier de Lorraine ou le marquis de Villeroy qui ajoutèrent au discours de Vardes ce qu’il prétendoit n’avoir point dit, et qui regardoit Madame ; mais on en soupçonna plus le marquis que le chevalier, et il en fut extrêmement blâmé de tout le monde. Le Roi même témoigna qu’il se lassoit des plaintes si fréquentes de Monsieur et de Madame pour de semblables bagatelles ; et l’on jugea que si elles continuoient, il s’en soucieroit moins qu’il n’avoit fait jusqu’alors. On jugeoit aussi que quand Vardes seroit hors de la Bastille, il y auroit de grands démêlés entre tous ces jeunes gens.

Madame voyant que toute la cour alloit tous les jours visiter Vardes à la Bastille, considéra cette prison pour lui plutôt comme un triomphe que comme une punition ; de sorte qu’elle fit de nouvelles instances au Roi pour l’éloigner, afin que sa disgrâce fût mieux marquée. Le Roi lui commanda de se retirer dans son gouvernement d’Aigues-Mortes, mais sans rigueur, et d’une manière qui lui faisoit plutôt espérer d’en revenir bientôt que craindre d’y être longtemps. Il y alla aussitôt : et au bout de quelque temps, comme le bruit couroit que l’on le reverroit bientôt à la cour (sur ce que le Roi ayant donné des brevets pour quarante personnes qui, à l’exception de toutes les autres, pouvoient porter des vestes de couleur de feu en broderie d’or[1], et en ayant envoyé un à Vardes), Madame fit de nouvelles batteries contre lui et contre la comtesse de Soissons, qui de son côté faisoit tous ses efforts pour obtenir le retour de Vardes : de sorte que cela devint une affaire d’importance, par la jalousie et le désir de vengeance de ces deux dames, qui sembloient tirer au bâton pour se perdre l’une l’autre, quelque différence qu’il y eût entre elles.

La comtesse de Soissons voyant les efforts que faisoit Madame contre elle, dit un jour au Roi (qui depuis la mort du cardinal Mazarin avoit toujours continué de la voir, allant même presque tous les jours chez elle, et y jouant souvent jusqu’à minuit et une heure) que Madame ne devoit point faire tant de bruit, et qu’elle savoit des choses essentielles sur son sujet, capables de la faire taire. Le Roi l’ayant pressée de s’expliquer, elle lui dit qu’elle avoit entre les mains des lettres écrites par le comte de Guiche à Madame, où Sa Majesté étoit fort maltraitée, et que c’étoit une cabale qui s’étoit formée de long-temps contre lui. Le Roi en parla à Madame, qui voyant les choses en cette extrémité, et craignant plus que tout le retour de Vardes, se résolut de découvrir tous les mystères qui jusqu’alors avoient été fort soigneusement cachés, nonobstant qu’il y allât beaucoup de son intérêt et de la ruine du comte de Guiche, qu’elle aimoit. Elle lui dit donc que, quelque temps après que le Roi eut témoigné par ses fréquentes visites à mademoiselle de La Vallière l’affection qu’il avoit pour elle, ils résolurent tous ensemble de l’en détacher s’il leur étoit possible, et de lui substituer la petite de La Mothe-Houdancourt, que Sa Majesté avoit vue de bon œil durant quelques jours, et qui étoit fort attachée à la comtesse de Soissons, et par conséquent à Vardes. Que, pour y parvenir, Vardes composa en français une lettre sous le nom du roi d’Espagne à la Reine sa fille, par laquelle il paroissoit fort en colère de ce que le Roi préféroit à elle une petite fille de nulle considération ; qu’elle s’en devoit plaindre hautement ; et que le Roi son mari étoit un fanfaron qui ne résisteroit point si on lui tenoit tête, etc. Que cette lettre avoit été mise en espagnol par le comte de Guiche, qui avoit imité le caractère du roi d’Espagne le mieux qu’il avoit pu, ayant vu de ses lettres à la Reine, à qui il écrit toujours de sa main. Que la comtesse de Soissons s’étant rencontrée chez la Reine à l’ouverture d’un paquet du Roi son père, en avoit ramassé et serré l’enveloppe, sans qu’on s’en aperçût ; qu’on avoit fait faire un cachet aux armes d’Espagne, tout semblable à celui dont les lettres du roi d’Espagne avoient accoutumé d’être cachetées ; et que cette lettre contrefaite étant enfermée dans cette enveloppe véritable, le paquet en avoit été porté, comme de la poste, à la senora Molina, première femme de chambre de la Reine, qui les reçoit ordinairement[2]. Qu’ayant appris par une lettre précédente que le roi d’Espagne étoit malade, elle appréhenda qu’il n’y eût dans celle-ci quelque mauvaise nouvelle de sa santé ; c’est pourquoi elle l’ouvrit hors de la présence de la Reine, et qu’ayant déplié la lettre, voyant le caractère un peu différent de celui des autres lettres, son soupçon en fut augmenté ; de sorte qu’elle se résolut de la lire avant que de la lui rendre. Que voyant qu’elle étoit écrite sur un sujet si délicat, et avec des termes si offensans pour le Roi, elle avoit cru la lui devoir faire voir plutôt qu’à la Reine : ce qu’elle fit. Que le Roi l’ayant lue, la jeta au feu ; et qu’encore qu’il en fût fort piqué, il trouva pourtant à propos de n’en faire point d’éclat. Il faut noter que le Roi, parlant en secret à Vardes de cette supposition pour savoir par qui il croyoit qu’elle eût été faite, Vardes, à ce qu’on dit, lui nomma madame…[3].

(Le surplus manque.)

  1. Le justaucorps à brevet étoit bleu, garni de galons et broderies d’or et d’argent. Les brevets qui autorisoient à les porter ne font point mention de la veste couleur de feu dont parle Conrart. (Voyez un de ces brevets dans les Œuvres de Louis xiv ; Paris, 1806, tome 6, page 375.)
  2. Ceci se passoit en 1662. (Voyez les Mémoires de madame de Motteville, tome 40, page 179, de cette série.)
  3. Lui nomma madame… : Vardes ayant eu l’infamie de jeter les soupçons du Roi sur la maréchale de Navailles, fut envoyé, au mois de mars 1665, dans la citadelle de Montpellier. Corbinelli, compromis dans la même affaire, partagea la disgrâce de Vardes. (Voyez notre édition des Lettres de madame de Sévigné, tome 7, page 121 ; Paris, 1818.)