Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence/Chapitre X

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 81-86).


CHAPITRE X.
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Première amourette. — premier voyage. — Mon début dans les armes.


1765. Pendant un mois environ que je passai à la campagne, dans la famille de deux frères mes meilleurs amis, et qui étaient de mes cavalcades, je ressentis pour la première fois, et à ne pouvoir en douter, le pouvoir de l’amour. Le mien avait pour objet leur belle-sœur, femme de leur frère aîné. Cette jeune dame était une petite brune, pleine de vivacité et douée d’une grâce piquante, qui faisait sur moi une très-grande impression. Les symptômes de cette passion, qui depuis m’a fait si longuement éprouver pour d’autres toutes ses vicissitudes, se manifestèrent alors chez moi de la manière suivante : une mélancolie profonde et obstinée, le besoin de chercher sans cesse l’objet aimé, et, à peine trouvé, de le fuir ; un embarras de lui parler, si par hasard je me trouvais quelques rares momens je ne dirai pas seul (ce qui jamais n’arrivait, car elle était surveillée de très-près par son beau-père et sa belle-mère), mais un peu à l’écart avec elle ; courir des jours entiers, depuis notre retour de la campagne, dans tous les coins de la ville, pour la voir passer dans telle ou telle rue, dans les promenades publiques du Valentino et de la citadelle ; n’avoir pas même la force de l’entendre nommer, loin de pouvoir jamais parler d’elle ; enfin, avec d’autres encore, tous les effets qu’a si savamment et si amoureusement décrits notre divin maître en cette passion divine, Pétrarque, effets compris par si peu de gens, et qu’éprouve un plus petit nombre encore ; mais c’est à ces rares élus qu’il a été donné de pouvoir s’élever au-dessus de la foule dans tous les arts humains. Cette première flamme, qui n’eut jamais aucun dénouement, demeura long-temps au fond de mon cœur, allumée à demi; et dans tous ces longs voyages que je fis les années suivantes, toujours sans le vouloir, et presque sans que je m’en aperçusse, j’en faisais hautement la règle cachée de toutes mes actions ; j’entendais comme une voix qui me criait dans le plus secret de mon ame : Si tu acquiers tel ou tel mérite, il se peut qu’au retour tu lui plaises davantage ; et, les circonstances n’étant plus les mêmes, tu pourras peut-être donner un corps à cette ombre.

Pendant l’automne de 1765, je fis avec mon curateur un petit voyage de dix jours à Gènes : c’était la première fois que je sortais du pays. La vue de la mer me causa un véritable ravissement, et je ne pouvais me rassasier de la contempler. La position superbe et pittoresque de cette ville ne m’échauffa pas moins l’imagination ; et si alors j’avais su une espèce de langue, et qu’il me fût tombé quelque poète sous la main, assurément j’aurais fait des vers. Mais depuis près de deux ans je n’ouvrais plus aucun livre, excepté, et encore bien rarement, quelques romans français, et deux ou trois volumes de la prose de Voltaire, qui faisaient mes délices. En allant à Gènes, je ressentis une joie suprême à revoir ma mère et ma ville natale, que j’avais quittées depuis sept ans, et à cet âge ce sont des siècles.

A mon retour de Gènes, il me semblait que je venais de faire une grande chose, et que j’avais beaucoup vu. Mais si je m’en faisais accroire sur ce voyage avec mes amis du dehors (quoique jamais il ne m’arrivât de le leur laisser voir, de peur de les humilier), en revanche, après, je me sentais furieux et rapetissé devant mes camarades de l’Académie, qui tous venaient de pays éloignés, tels que l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, la Pologne, etc. Mon voyage de Gènes n’était pour eux qu’un enfantillage , et ils avaient raison. Cela me donnait une envie effrénée de voyager, et de voir par moi-même le pays de tous ces gens-là.

1766. Cette oisiveté et cette dissipation continuelles me firent trouver courts les derniers dix-huit mois que je passai dans le premier appartement. Comme dès l’année où j’y étais entré, je m’étais fait inscrire sur la liste de ceux qui demandaient de l’emploi dans l’armée, trois ans s’étant écoulés au mois de mai 1766, je finis par être compris dans une promotion générale, dont faisaient partie avec moi environ cent cinquante jeunes gens. Depuis plus d’un an, l’ardeur de ma vocation militaire s’était singulièrement refroidie ; mais, n’ayant pas retiré ma pétition, je crus devoir accepter, et on me nomma porte-enseigne dans le régiment provincial d’Asti. D’abord j’avais demandé à entrer dans la cavalerie, par suite de ma passion naturelle pour les chevaux ; mais plus tard j’étais revenu sur ma démarche, et je m’étais contenté d’entrer dans l’un de ces régimens provinciaux, qui, en temps de paix, ne se réunissant sous les drapeaux que deux fois l’année et pour peu de jours, devaient me laisser une très-grande liberté de ne rien faire, ce qui était précisément la seule chose que je me fusse décidé à faire. Avec tout cela, ce service de peu de jours ne laissait pas de m’être fort désagréable. L’emploi que je venais d’accepter ne me permettait plus de rester à l’Académie, où je me trouvais à merveille. J’éprouvais alors, à y demeurer, autant de plaisir qu’auparavant je m’étais senti mal à l’aise et contraint dans les deux autres appartemens, et même dans celui-ci pendant les dix-huit premiers mois. Il fallut se résigner, et dans le courant de mai je quittai l’Académie, après y avoir passé près de huit ans. Au mois de septembre, je me présentai à la première revue de mon régiment à Asti, où je m’acquittai très-exactement de tous les devoirs de mon petit emploi, tout en le haïssant. Il m’était absolument impossible de me faire à cette chaîne de dépendances graduelles qu’on appelle subordination. C’est bien assurément l’ame de la discipline militaire, mais ce ne sera jamais celle d’un futur poète tragique. En sortant de l’Académie, j’avais loué, dans la maison même de ma sœur, un appartement petit, mais élégant, et je n’étais occupé qu’à dépenser le plus d’argent possible en chevaux, en superfluités de tout genre, en dîners que je donnais à mes amis et à mes anciens camarades de l’Académie. La manie de voyager n’ayant fait que s’augmenter chez moi par mes fréquens entretiens avec les étrangers, me détermina, contre ma nature, à tramer un petit complot pour surprendre à mon curateur la permission de visiter Rome et Naples, au moins pendant un an. Et comme il n’était que trop vraisemblable qu’à l’âge de dix-sept ans et demi que j’avais alors, jamais on ne me laisserait aller seul, je tournai autour d’un certain précepteur anglais catholique qui devait accompagner dans cette partie de l’Italie un Flamand et un Hollandais avec qui j’avais passé plus d’un an à l’Académie, pour voir s’il ne voudrait pas aussi se charger de moi, et faire ainsi ce voyage à nous quatre. Je fis si bien, en définitive, que j’inspirai aussi à ces jeunes gens le désir de m’avoir pour compagnon. Je me servis ensuite de mon beau-frère pour m’obtenir du roi la permission de partir sous la conduite de ce gouverneur anglais, homme plus que mûr et de fort bonne renommée, et notre départ fut fixé aux premiers jours d’octobre de cette année. Ce fut la première et l’une des rares occasions de ma vie où j’aie usé de détour et d’intrigue ; mais il fallait de la ruse et de la persévérance pour persuader le précepteur, mon beau-frère, et par dessus tout le plus avare de La chose réussit, mais j’avais honte dans l’ame, mais j’étais furieux que, pour l’emporter, il me fallût mettre en œuvre tant de prières, de feintes et de dissimulations. Le roi, qui dans notre petit pays se mêle des plus petites choses, n’avait aucun goût à laisser voyager ses nobles, et encore moins un enfant à peine sorti de sa coquille, et qui montrait déjà un certain caractère. Il fallut, en somme, plier cruellement ; mais,grâce à ma bonne étoile, cela ne m’empêcha pas de me redresser plus tard de toute ma hauteur.

Je terminerai ici cette seconde partie. Je m’aperçois trop bien que j’y ai fait entrer une foule de minuties, qui vont la rendre plus insipide encore, peut-être, que la première. Je conseille donc au lecteur de s’y arrêter aussi peu, ou plutôt de la franchir à pieds joints, puisque enfin, pour tout résumer en deux mots, ces huit années de mon adolescence ne sont que maladies, oisiveté et ignorance.